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HomeNumeri49variaSic tene (le visage de l’art)

Abstract

From the beginning of the xx century onwards, European art has gone through a remarkable mutation since Picasso shattered and chopped forms in painting through cubism, and Duchamp contemporaneously sabotaged the very idea of art with his invention of the ready made. Starting from an extensive consideration of this mutation, we tried and questioned the impact of the duchampean gesture and other subsequent artistic practices, by means of a frame of esthetic and philosophical reflection focused on the notions of art, work of art, beauty, sublime, judgment of taste, spectator, ready made, and esthetic experience, inter alia. Also, our discussion questions the role of fiction in art, by means of an excerpt of a literary narration whose protagonists, a painter and his slave, seek, by the workings of drawing, to inscribe suffering and pardon at the heart of the creation act. We are thus led to think that whatever lies at the source of any interpretation of the [work of] art is an enigma and a conflict which cannot be seen through.

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Testo integrale

Cet article a eu le soutien de la F.C.T. (Fondation pour la Science et Technologie, Lisbonne).

«Chiez sur moi» […] Il [Artaud] a même fait, d’une certaine façon de dire “Merde”, le trait d’une adresse, une maladroite adresse du dessin, une certaine façon de bien dessiner, dans la maladresse même, et de bien adresser, le plus droit possible, le trait du dessin. […] L’acte du portrait, cette sorte d’action drawing.

Derrida, Artaud le Moma

1. À partir de l’art

  • 2  Pomar 2000.

1Júlio Pomar dans son livre Et la peinture?2, interroge le sens et la limite de l’art, de la peinture surtout, par son approche de l’œuvre de quelques artistes d’époques et de styles différents. Le titre suggestif du livre soulève tout de suite une réaction inattendue due à la façon dont il interpelle, en guise de question, l’état de la peinture et essaie de déchiffrer quelques-uns des avatars qui peuplent son histoire labyrinthique.

  • 3  Pomar 2000: 9.

2Il s’agit d’un livre qui soulève des questions sur le devenir de l’art, sur celui de la peinture et de son histoire surtout, en même temps qu’il fait des incursions très curieuses dans la poésie et la littérature. Il commence avec un texte qui nous éveille sur des questions d’ordre typographique. De cette manière on cherche à éclaircir le lecteur sur les motifs de deux colonnes de texte qui se tiennent de part et d’autre de chaque page du livre. Pomar écrit à ce sujet: «chacune des colonnes doit être lue dans sa séquence naturelle. […] Si le sujet de la première colonne n’engendre pas d’ajouts, il faut respecter le célibat et laisser vierge l’espace à côté»3. Curieux avertissement quelque peu duchampien (remarquer à ce sujet la présence dans le texte des mots célibat et vierge) qui se délaye après dans une toile de références à des tableaux, des poèmes et des personnages qui s’inscrivent tous dans un récit à deux colonnes et à deux voix.

  • 4  Le goût peut être envisagé comme faisant partie d’un ensemble de préférences collectives qui s’exe (...)

3C’est dans ce contexte que Pomar évoque l’œuvre énigmatique de Duchamp pour dire qu’un ready made peut avoir tant de légitimité esthétique et artistique, et même plus, que la contemplation d’un tableau de Cranach, de Velásquez ou de Chardin, la proposition contraire étant aussi valable. Il s’agit d’une sorte d’aporie esthétique qui met sur le même plan une peinture et un ready made, défiant de cette façon le spectateur à produire un jugement de goût4 (supposé post-kantien) qui l’amène à décider du choix entre un tableau de Picasso, par exemple, et une roue de bicyclette.

  • 5  La confrontation entre œuvre d’art et ready made peut être élargie jusqu’à une confrontation plus (...)

4Il s’agit d’une confrontation esthétique qui met face à face une œuvre d’art et un ready made. En termes historiques, cette confrontation-là peut être envisagée comme une opposition entre l’art d’avant-garde et l’art classique. Cette opposition se fonde sur l’idée soutenue par l’avant-garde que l’accomplissement d’une œuvre ne dépend plus du degré technique de son exécution, comme c’était le cas avec les œuvres d’art jusqu’au xixème siècle, mais seulement, désormais, de sa conception5.

5La dévalorisation de l’exécution de l’œuvre relativement à sa conception traduit, pour l’essentiel une position idéologique de l’avant-garde qui considère toute l’activité artistique comme un projet ideatif de nature conceptuelle. L’exécution d’une œuvre d’art est vue comme sa transformation en un produit techniquement achevé et réussi sur le plan formel. Chez les conceptualistes post-duchampiens de l’avant-garde, la rhétorique de l’exécution tente ainsi de façonner l’idée du beau. Telle aurait été, d’ailleurs, pour la plupart, le destin de tout l’art européen jusqu’à la fin du xixème siècle.

6La société a toujours essayé de régler le goût entendu comme une évaluation (d’après la proposition formulée par Kant pour qui le jugement de goût est la faculté de juger le beau) à travers des échelons axiologiques supposés universels. La principale conséquence de cet état de choses a été que l’art, en termes de jugement de goût, ne peut être qu’objet de discussion, jamais de disputation. Ce qui a empêché le jugement de goût de devenir une systématisation conceptuelle du beau, même si la critique dogmatique de l’art est arrivée après à adopter cette posture.

7Au fond, le beau est toujours apparu comme une peau scintillante et parfaite sous laquelle le système des beaux-arts s’est fait peu à peu tout un puissant ensemble de valeurs éthico-visuels que la société imposa à l’individu. De ce système-là font partie encore les valeurs institutionnelles inculquées à l’individu par la religion, la famille et l’école. C’est à travers ce système de valeurs que le modèle esthétique s’est imposé en termes à la fois subjectifs et universels. Il a permis l’étalonnage de normes et critères avec lesquels on a essayé d’institutionnaliser les idées du beau, du bien et de la vérité. S’est ainsi créée une conception de l’art selon une vision idéalisée de la nature et de l’homme interdisant toutes sortes de contradictions de pouvoir troubler d’une façon ou d’une autre l’ordre du beau et de la perfection régnant dans l’œuvre d’art.

Marcel Duchamp, Fontaine, ready made, 1917

Marcel Duchamp, Fontaine, ready made, 1917

8Le beau a toujours fait partie de la manière de penser de la métaphysique et de la façon dont elle a toujours cherché à l’intégrer dans l’art. La fusion métaphysique de l’art et de la beauté dans une totalité parfaite et achevée a amené que pendant longtemps le goût ne s’est pas vu reconnaître une existence sociale, mais seulement une manière d’être onto-esthétique de nature métaphysique. Pendant longtemps l’œuvre d’art a été vue comme une abstraction faite à partir de la réalité. La réalité à laquelle se rapportait l’œuvre d’art ne se manifestait qu’apparemment comme étant sensible. Au fond, l’œuvre d’art était conçue dans la sphère d’un monde structuré à partir de l’intelligibilité de ses étants. La dimension métaphysique de l’œuvre d’art se déploie surtout par la façon dont elle exprime l’identité de la représentation. Kant et Hegel ont essayé de façon radicalement différente de racheter l’art de la dualité métaphysique qui la détermine sans pourtant arriver à achever leur tâche.

9L’avant-garde et avant même le romantisme ont tous les deux tenté dans la mesure du possible, de dé-transcendantaliser l’art en le ramenant vers l’intérieur du monde des rapports politiques, sociaux et morales qui régissent la société industrielle moderne. Ce faisant l’avant-garde a conduit l’art à un nouveau chemin qui le séparait pour toujours de la nature, du moins de cette nature qui avait servi d’incubation à la peinture et aux formes nées de la beauté naturelle pré-industrielle. Ce chemin ouvert par l’avant-garde a été marqué surtout par la conflictualité introduite par de nouvelles formes d’expression artistique, comme l’exposition de l’Armory Show de New York ou le mouvement dadaïste berlinois. Ces deux événements ont contribué de façon paradigmatique en succès de l’art moderniste, non pas seulement dans la mesure où ils ont permis de penser la différence entre art et non art (Duchamp), mais parce qu’à partir d’eux ou en son nom s’est aussi opérée la distinction entre musique et bruit, danse et mouvement, littérature et écriture.

10À l’issue de ces aspects qui signalent la rupture de la modernité avec le passé, la rationalité dérivée des temps modernes qui émerge à l’échelle mondiale est désormais considérée non comme une méthode pour résoudre les problèmes soulevés par la technique, mais plutôt comme un support idéologique de la science du xxème siècle et qui se mettra rapidement en conflit avec la façon de penser propre de la philosophie positiviste et de la théorie idéaliste de l’art.

11Chez l’avant-garde, l’art du beau est un des produits achevés de l’idéologie bourgeoise. L’art bourgeois est désormais regardé comme un miroir magique d’où jaillit toute une série interminable d’imitations de la réalité. Ce n’est pas l’imitation critique de la réalité à travers la caricature ou du style réaliste que l’avant-garde propose mais plutôt son dépassement à travers la fétichisation.

12Il y a déjà des situations de rupture à l’intérieur de l’esthétique bourgeoise elle-même et qui pointent déjà, même si d’une façon voilée vers une fétichisation ou, plus justement, vers une perversion. C’est ce qui arrive d’une certaine manière avec le sublime qui pervertit de quelque façon l’esthétique classique du beau. L’esthétique bourgeoise voit dans le sublime la revanche pour un certain type de conscience morale de l’homme incapable de s’en prendre à la misère, à la faim, et à l’inégalité qui découlent du travail et des conditions de vie. Il y a dans l’esthétique du sublime un essai de répondre négativement par la voie de la terreur à toute une série de d’événements qui par la diversité brutale de leur nature pourtant permettent à l’art de s’en inspirer et ainsi contrarier le modèle de la beauté absolue. L’art à travers la théorie du sublime est devenu ainsi libérée de la plénitude de la beauté qu’elle avait rêvée toujours.

2. L’art et/sans valeurs: tradition et sublime

  • 6  Bürger 1996: 198-199.
  • 7Ivi: 199.
  • 8Ivi: 200.

13Il conviendra peut-être de rappeler dans ce contexte Karl Philipp Moritz qui, dans ses Fragmentos del diario de un visionario, tente d’établir un pont entre la nature terrifiante des événements historiques et son effet dans l’œuvre d’art sublime. «Si todos los hombres hubieran guardado ovejas, hubieran sido certamiente felices en sí mismos. Pero qué habría sido de nuestra historia? Cómo habríamos podido oír y leer acerca de batallas en la tierra y el mar, de ciudades conquistadas, de virtudes guerreras, valor de héroes, de alianzas y constituciones de estados? […] Verdaderamente para poder pensar en cosas tan grandes y majestuosas vale la pena ser infeliz. Todas estas grandes cosas tienen que tener un fin. Qué serían unas bombas que no destrozasen miembros ni espadas que no matasen hombres?»6. À la suite du fragment de Moritz, Peter Bürger conclut que «la Ilíada es la justificación de la guerra de Troya»7 ou encore que «nos hemos hecho un mundo de destrucción, y observamos ahora nuestra obra en historias, dramas y poemas, con agrado»8.

14L’art du sublime surgi d’une confrontation entre raison et histoire et est caractérisé par l’avènement d’une inquiétante étrangeté et s’insère dans le spectacle d’une expérience esthétique assujettie à une sorte de rationalisation (au sens freudien). Comme cela arrive avec le sublime kantien où les idées esthétiques sont envisagées en tant qu’idées de la raison devenues sensibles, la plupart des présupposés esthétiques de l’avant-garde pointent vers un chemin différent de celui de l’esthétique idéaliste kantienne. Si on pense effectivement aux implications que l’esthétique idéaliste a eu en ce qui concerne la façon de comprendre le style et le langage de l’art, surtout celui du xixème siècle, il faudra penser aussi aux retentissements qu’il a eu après concernant l’attitude d’acceptation ou pas face aux premiers courants artistiques du xxème siècle. Or, c’est surtout parce que ce point est d’une grande importance que nous lui consacrons plus de relief.

15On commence par une constatation. C’est un fait qu’il existe aujourd’hui un ensemble remarquable et très expressif de phénomènes artistiques qui ne peuvent pas être dûment étalonnés et compris dans le cadre établi par l’esthétique idéaliste. Pensons à ce sujet aux happenings d’un Vostell ou aux performances et actions d’un Beuys. Une grande partie de l’art du xxème siècle a anéanti en définitive tous les traits qui faisaient partie de l’esthétique idéaliste fondée sur la dualité sujet-objet en concernant la formation du jugement de goût. L’idée du beau surgit comme le corollaire de tout un ensemble d’explications relatives aux phénomènes naturels où s’intègre l’esthétique de la nature. Le beau est, donc, assimilé par Kant à un organisme traité téléologiquement et inséré dans une totalité.

16Le ready made peut être envisagé dans ce cas comme contrepoint à la forme idéaliste de présentation de l’idée du beau en tant que dérivée de la nature ou quand appliquée à l’œuvre d’art. La logique du ready made duchampien cherche surtout son évaluation en termes d’objet d’art. La dimension mentale et technique qu’on voit traditionnellement dans une œuvre d’art nous la trouvons tout à fait absente du ready made dans la mesure où celui-ci se présente uniquement avec les propriétés d’un objet.

Júlio Pomar, Tigre et Tortues, 1979

Júlio Pomar, Tigre et Tortues, 1979
  • 9  Pour se faire une autre perspective de la notion de spectateur (assez différente de celle utilisée (...)

17C’est pourquoi le ready made s’insère dans une dialectique de l’appropriation esthétique négative. Le ready made est offert comme un objet rendu entièrement dans une pure visibilité en refusant toute espèce d’aura particulier. En remontant un peu en arrière on peut dire que le ready made créé par Duchamp devient indécidable en tant que jugement esthétique, soit aux yeux du spectateur9 soit aux yeux de l’auteur lui-même. C’est dans ce cadre que Duchamp, de façon subtile, essaie de soumettre son objet sans aura à la discussion.

18Le spectateur est appelé en tant que témoin oculaire à évaluer artistiquement le ready made en mettant à l’intérieur du même horizon le regard du spectateur et celui de l’artiste. L’économie signifiante de Duchamp relativement à l’œuvre présentée essaie d’associer le jugement esthétique du spectateur, en tant qu’emblème communautaire de goût social, avec la façon de présenter l’œuvre en question. Être ou ne pas être une œuvre d’art, voilà le dilemme du ready made devant le tribunal de l’opinion publique.

19La notion de spectateur ajoute quelque chose de neuf par rapport au jugement esthétique où le sujet est impliqué. Voyons maintenant, de façon succincte, en quoi consiste le jugement esthétique dans le cas de l’analytique du beau de Kant. Il consiste dans l’assomption de la représentation de l’objet centrée sur le sujet individuel, prise comme une sorte d’abstraction qui fonctionne subjectivement pendant le processus d’évaluation. Voyons maintenant en quoi consiste la transformation du jugement esthétique quand il n’est exercé par l’individu, comme c’était le cas dans l’analytique du beau kantienne, et est désormais exercé par le spectateur. C’est pourquoi il est important de remarquer la différence opérée par le spectateur dans le monde de l’art contemporain, au-delà du cadre de l’expérience esthétique représenté par le sujet. De ce fait, on aimerait commencer par définir le monde de l’art, puisqu’il est en rapport avec la notion de spectateur. Le monde de l’art est représenté par l’ensemble des institutions artistiques qui incluent les artistes, les collectionneurs, les critiques et le public.

20Le spectateur prend dans ce monde une place décisive par le regard complice et réflexif qu’il établit activement avec la chaîne qui existe entre lui-même et l’œuvre.

21C’est ainsi que l’on croit pouvoir définir dans un cadre plus large la place réservée au spectateur dans le monde des institutions artistiques tout en sachant que le spectateur est devenu, ces derniers temps, une pièce-clef dans le nouvel échiquier de l’art de nos jours. La passion de Duchamp pour le jeu d’échecs est une des pièces les plus énigmatiques de ce nouveau jeu mental que l’art joue désormais avec le spectateur dans un face-à-face invisible auquel nous assistons tous, peut-être sans s’en rendre bien compte. Le spectateur, malgré le fait qu’il surgisse avec la modernité duchampienne, gagne un nouvel élan avec l’art post-moderne. Celui-ci cherche à réfléchir sur les prétentions théoriques et la dimension ludique du geste de Duchamp et de ses disciples. Le spectateur créé par la modernité réapparaît dans l’ère post-moderne investi, cette fois-ci, d’un sens psychologique et anthropologique. Or ce sens vise à réinterpréter et réactualiser les motifs par lesquels on admet – à tout moment et non pas à un moment particulier et pas dans un autre – qu’un objet esthétique puisse être pris dans un sens proche de celui que l’on utilise pour définir ce qu’une oeuvre d’art doit être, ou simplement suggérer quelque chose que lui ressemble.

22On peut dire, grosso modo, que la notion de sujet correspond au modèle esthétique de la mimesis qui s’applique à l’œuvre d’art et à la nature. Le sujet dont on tente ici d’ébaucher le profil s’intègre dans le modèle de la représentation de la mimesis. Ce modèle s’insère dans la conception idéaliste classique kantienne et hegelienne de l’art, pour ne citer que deux des plus importantes conceptions philosophiques de l’art. Le modèle kantien est ancré dans une esthétique du sujet tandis que le modèle hegelien est centré sur une esthétique de l’objet. Il se trouve cependant que les prémisses des conceptions esthétiques de Kant et de Hegel contiennent dès le départ le processus qui conduit à la décision finale relative au mode d’énoncer le jugement de goût (Kant) et à la manifestation sensible du concept du beau (Hegel) qui devrait être attribué à l’œuvre d’art ou à la nature.

23Le spectateur vient remplacer, pour ainsi dire, l’ère de l’autonomie esthétique des objets qui sont l’art et la nature, centrés sur la conscience subjective du sujet par un espace de souveraineté. Pour tout cela on peut dire que la différence est à présent provoquée par la disparition de la main de l’artiste. Cela veut dire que pour Duchamp, par exemple, et après pour l’avant-garde, l’objet manufacturé est venu renverser la place laissée par l’œuvre d’art. C’est à travers cette disparition que l’objet esthétique a transféré la décision esthétique au public. Le dépistage de l’art est inséré dans une stratégie de simulation dans laquelle l’artiste cherche à créer une expectative autour d’une chose qu’il veut donner à voir aux gens, sans que lui-même sache pourtant ce que cette chose-là puisse être vraiment. Ce que l’artiste sait, au minimum, c’est qu’il s’agit d’un objet que lui-même a choisi et qui probablement déclenchera certains courants d’opinion, favorables ou pas à sa présentation. Il s’agit d’un jeu plus ou moins visuel centré sur des objets insignifiants mais qui semblent exiger de nous un dernier geste de pitié et de compréhension. On devient ainsi, et sans savoir trop comment ni pourquoi, des dieux et des juges, toujours prêts à absoudre avec une totale indifférence ce qu’autour de nous on croit avoir vu et compris.

24Reprenons à présent l’idée laissée par Pomar dans son livre: celle de mettre la peinture et le ready made dans un face-à-face où l’on cherche à savoir jusqu’où le nom donné à un objet est suffisant pour valider, dans des termes artistiques, un choix comme celle celui de Duchamp quand il a décidé de baptiser en tant qu’art un urinoir en l’exposant en public. L’idée essentielle de Duchamp n’a pas été uniquement celle de circonscrire son choix, dans des termes physiques, sur un urinoir. En tout premier lieu, il s’agissait d’un geste mais aussi d’un dilemme qui peut être ainsi énoncé: le ready made peut être considéré en tant qu’œuvre d’art; le ready made ne peut pas être considéré en tant qu’œuvre d’art. Dès lors, Duchamp a cherché à entourer le ready made d’une indifférence visuelle écartant ainsi toute prétention à demander à la peinture un asile artistique en ce qui concerne son urinoir. Il a tout simplement cherché à souligner par son geste la rupture avec la modernité en radicalisant les critères de l’argumentation esthétique proposés par lui-même sur le concept de l’art et de non art.

  • 10  Pomar 2000: 18.
  • 11  Rougemont 1968.
  • 12  On utilise l’expression souveraineté dans un sens proche de celui de Georges Bataille. Nous penson (...)

25La problématique du non art qui traverse toute l’œuvre de Duchamp comme de beaucoup de ses disciples peut être considérée par analogie comme un grain de sable mis exprès par Duchamp dans l’engrenage moderniste. Il cherchait ainsi à bloquer le sens de continuité de certaines propositions liées à quelques-uns des mouvements qui intégraient l’art moderne. C’est ainsi que l’on peut comprendre le vocabulaire théorique inventé par Duchamp à la suite de sa stratégie initiée avec la création du ready made. C’est au cœur du même contexte déconstructionniste de la modernité que Duchamp crée une autre notion tout aussi importante et qu’il nomme infra-mince. Cette notion s’inscrit dans le territoire de la modernité comme une tâche de non art qui évoque une sensation d’étrangeté mêlée à un sens de l’humour très duchampien qui arrive même à être déceptif. Une fois de plus la lucidité presque clinique du geste de Duchamp lui permet en ce qui concerne le infra-mince d’ouvrir de nouvelles lignes de rupture sur le terrain de la modernité alors émergente. Pomar lui aussi s’est intéressé à cette notion excentrique duchampienne et l’a ainsi décrite: «Duchamp a inventé la notion d’infra-mince qui consisterait dans la différence entre deux objets absolument identiques, sortis du même moule. Borges qui probablement ne connaissait pas ce concept de Duchamp l’a utilisé de façon géniale, en littérature, quand il a créé le personnage de Pierre Ménard, lequel décide réécrire le Dom Quixote tel comme Cervantes l’avait lui-même écrit, en re-imaginant mot à mot un texte identique à celui de Cervantes»10. L’existence de deux objets tout à fait identiques construits à partir du même prototype serait l’exemple même d’un jugement esthétique infra-mince. Paradoxalement, on pourrait essayer de mettre en parallèle le portrait et l’infra-mince bien qu’une telle comparaison soit trop éloignée des exemples et de la définition donnée par Duchamp à ce propos: «Quand la fumée du tabac sent aussi de la bouche de celui qui l’exhale, les deux odeurs s’unissent par infra-mince… la chaleur d’un siège (qui vient d’être abandonné) est infra-mince. Des pantalons de velours – le frottement produit pendant la marche est une séparation infra-mince signalée par le son. La séparation infra-mince entre le bruit de la détonation d’un fusil (très proche) et le surgissement de la marque du projectile sur la cible»11. Il est certain que toutes ces perceptions imperceptibles et insignifiantes introduites par Duchamp pour la première fois dans l’art du xxème siècle doivent être pensées comme un exemple même de la souveraineté extrême de l’artiste. La souveraineté de l’artiste ne doit pas être perçue comme une forme de domination mais plutôt comme un acte d’abandon de l’artiste non seulement par rapport à soi-même mais aussi par rapport au passé et à la tradition sur laquelle repose l’œuvre d’art12.

  • 13  D’autre part et pour rendre explicite le rapport ou l’absence de rapport entre l’art et la théorie (...)

26C’était surtout Duchamp qui, pour la première fois – comme Cézanne et Picasso (comme plus tard les fauves, les dadaïstes et les expressionnistes) – a cessé de considérer l’œuvre d’art comme quelque chose de sacré et subordonné aux valeurs imposées par la tradition. Si Picasso a exploré de façon inaugurale la composante tribale de l’art, en l’assimilant plus tard à l’expérience cubiste, Duchamp a mis l’accent sur l’objet lui-même en le déterritorialisant et en lui enlevant tout son aura artistique. Si Cézanne et les cubistes ont contribué de façon décisive à tracer un nouvel alphabet pour la peinture, Duchamp, au contraire, a cherché à instaurer librement un nouveau mode de regarder et de lire la composante visuelle d’un objet. Le but principal de Duchamp a été de rendre possible la transition entre ce qui reste de l’art de son temps et le ready made en tant que présence indifférente à l’art de son temps13.

27C’était Duchamp (cité par Pomar) qui disait de la peinture, qu’elle est un “jeu de miroirs” ou encore un “divertissement de miroir”. Au fond, Pomar adhère aussi au jeu et au divertissement des miroirs en voyant en eux une sorte de “mise en scène secrète” spéculative de la peinture avec soi-même. C’est dans ce contexte que Pomar entrevoit une analogie entre Las Meninas de Velásquez et le Grand Verre duchampien. Si pendant très longtemps Duchamp n’a plus peint sans pourtant laisser de réfléchir sur l’art et la signification de la peinture, la même chose ne s’est pas produite avec Velásquez. Las Meninas sont le moment triomphal de la peinture, la mise-en-scène absolue de la représentation conçue et dans le sens de l’art et dans le sens du Pouvoir, en tant que mode de représentation du politique. Les deux formes de représentation entraînent le stigmate du pouvoir de la vision et impliquent par conséquent une totale adhésion à la peinture et nous emmènent à découvrir la main et l’esprit du peintre en tant que créateur visuel suprême.

28Le peintre – comme c’est le cas de Velázquez – devient, désormais, aux yeux du public et même de la cour royale quelqu’un doté de génie dont l’art est à tel point beau et puissant qu’il nous mène à adhérer aux effets visuels et aux jeux spéculaires de sa peinture. À l’opposé on a une adhésion totale et volontaire de l’abandon de la peinture mené par Duchamp. L’invention du ready made doit être vue comme l’autre côté, quasi paradoxal, de l’abandon de la peinture. Si l’on veut, une forme spontanée de désengagement par rapport à l’ascension triomphal du cubisme qui venait d’émerger à Paris, et qui a atteint rapidement prestige et consolidation aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis.

  • 14  Duve 1984: 32.

29La manière dont Thierry de Duve voit le surgissement du ready made semble correcte dans le contexte de ce que l’on vient de dire: «L’“invention” du ready made est l’autre face de l’abandon de la peinture […] le ready made est un produit de l’“abandon”de la peinture qui s’affranchit d’elle, rompt un lien filial mais qui, paradoxalement, recueille son héritage»14. Probablement le geste de Duchamp n’a pas réussi à engager la peinture sur le point de l’acculer ou du moins de la pincer, bien que quelques-uns se disent que son geste s’inscrit justement dans une stratégie nihiliste qui refuse les valeurs de la modernité, surtout celles qui s’attachent d’une façon particulière à la peinture. Ceci est devenu une question centrale à la suite du geste de Duchamp et qui s’est révélée décisive pour la modernité.

30De nos jours encore, on la voit ressurgir avec une certaine pertinence dans les débats théoriques. La question centrée autour des valeurs de la peinture et de la fonction qu’elles représentent éventuellement dans l’art contemporain est directement liée à une autre question – celle des motivations, des intentions et des compétences qui permettent aussi bien de légitimer l’œuvre d’un artiste que de reconnaître la qualité professionnelle de son métier de peintre. Aucune des valeurs de la peinture déjà énoncées résulte d’une lecture institutionnelle soutenue par le système de l’art et par la loi fondamentale du processus régulateur qui régit l’expérience esthétique, dont la réflexion fait émerger le plaisir et le goût, utilisés, après, comme des valeurs normatives. Même la valeur artistique à être attribuée à une oeuvre, normalement subsumée selon des motifs conventionnels, peut dépendre de critères de goût et de plaisir immédiats. Comme dit Adorno, le plaisir esthétique (et aussi le jugement esthétique qui lui est associé), contrairement au plaisir sensible, surgit toujours d’un processus négatif. La négativité est, d’après Adorno, le mode inhérent à une expérience esthétique authentique. La négativité tente essentiellement l’authenticité de l’expérience esthétique évitant que celle-ci se réduise à l’expérience immédiate d’un objet et de ses attributs. C’est dans ce sens que Adorno interprète l’expérience esthétique comme faisant partie d’un processus médiat qui doit être accompli et non pas comme un simple plaisir sensible, éphémère. L’art moderne se sert de beaucoup d’objets et d’attitudes extra esthétiques pour définir de cette façon la qualité spécifique de l’expérience esthétique qu’il cherche à atteindre. Ainsi beaucoup de ce qu’il y a de mieux dans la création de l’art moderne a eu recours à la transfiguration esthétique (pour utiliser l’expression de Arthur Danto) et à son potentiel négatif pour invalider d’une façon non esthétique une expérience esthétique.

3. Visages, masques, effacements

31De façon à mieux comprendre la quasi-différance interminable provoquée, d’un côté, par la peinture de Picasso, et d’un autre côté par le geste singulier provocateur de Duchamp, on peut tout d’abord prendre comme exemple à la suite du geste duchampien l’œuvre de deux artistes contemporains, Piero Manzoni et Robert Rauschenberg. L’œuvre des artistes en question exploite, en le prolongeant par le biais de quelque chose, le geste duchampien. Ces oeuvres tentent toutes les deux le sens de la décision (scission) esthétique en même temps que recherchent, à travers lui, saisir la différence entre ready made et art. Dans leurs travaux, ces artistes visent tous les deux à délégitimer l’authenticité et l’intentionnalité artistiques propres à l’acte de la création artistique. Dans le souci de montrer la limite de la légitimité de l’artiste vis-à vis de sa propre création ou bien à celle d’un autre artiste y impliqué, Manzoni a décidé de faire une Charte d’authenticité où l’artiste lui-même octroie valeur d’authenticité artistique à n’importe quelle oeuvre à condition qu’elle ait une date et une signature légalisée.

Antonin Artaud, Autoportrait , 1946

Antonin Artaud, Autoportrait , 1946

32L’artiste américain Rauschenberg a tenté à partir de la même lignée d’authenticité de celle de Manzoni, mais, lui, dans un autre registre négatif, d’effacer la signature d’un dessin offert par son ami le peintre américain renommé De Kooning. Le dessin que Rauschenberg a effacé et puis signé de son propre nom s’appelle curieusement Erased De Kooning Drawing (1953). Rauschenberg a tenté ainsi, avec son geste, de montrer deux choses: la première a été celle de questionner la valeur de l’œuvre d’art représentée par le dessin de Kooning, en tant que forme d’art indestructible, donc ineffaçable; la deuxième a été de profiter de l’effet de ce geste presque arbitraire d’effacer un dessin, en tentant, d’autre part, de détruire le mythe basé dans l’identité entre l’œuvre et l’artiste. L’exemplarité iconoclaste d’effacer une œuvre avec un geste ironique supposé artistique peut avoir un effet analogue à celui de Schwitters pour qui «tout ce qu’un artiste crache c’est de l’art».

33Cracher, aussi bien que respirer, boire, manger, bâiller ou se promener, peuvent être considérées, à la limite, comme des expériences performatives autonomes. C’est dans le cadre d’une expérience performative vitaliste que tout ce qu’un artiste crache pourra être considéré ou pas comme de l’art. D’une certaine façon, ça dépend du degré d’intentionnalité performative dont cet acte ait été réalisé.

34Tout ce qu’un artiste fait ou décide de faire – et n’importe quoi dans ce cas, même si littéralement ça ne corresponde à rien – peut étant données certaines circonstances être vu comme un simple acte produit pour avoir un effet indéterminé ou même négatif. L’artiste tente de cette façon de renoncer à la présence effective de l’œuvre, quand il essaie d’inscrire son geste dans une rhétorique de l’art. Cette rhétorique artistique a une particularité à elle en faisant que l’œuvre disparaisse derrière un simple geste spéculatif pareil à celui de Duchamp. On peut prendre ce geste d’artiste comme une œuvre théorique qui vise à dématérialiser le procès de la création artistique. Le type d’intervention de Rauschenberg s’inscrit dans un double procès de dématérialisation et de délégitimation de l’œuvre d’art. L’effacement du dessin fait par Rauschenberg équivaut, en termes symboliques, à une pulsion en même temps destructrice et créative par rapport à l’autre de l’œuvre.

35Effacer le trait laissé par l’autre et le rallumer dans l’espace de cécité où le dessin devient possible pour qu’il vienne après à disparaître/apparaître sous une invisibilité dissolvant est encore au fond un geste insignifiant, minimum, presque inconséquent, à travers lequel l’artiste essaie de restituer et de destituer en même temps l’empreinte impossible de cette singulière altérité éphémère à laquelle toute œuvre est inconditionnellement destinée. La possibilité d’une œuvre d’art ou même d’un événement artistique éphémère à elle attachée de pouvoir dans l’avenir être effacés, réinventés, réécrits ou tout simplement détruits, c’est une condition qui tend à modifier et à éloigner l’art d’aujourd’hui de plus en plus de celui du passé. Ce que nous voulons dire par-là, c’est que l’art d’aujourd’hui devant une telle circonstance a été amenée à se dessaisir des allégories et des images que l’ont transformé autrefois dans un puissant système allégorique subordonné à des valeurs et à des formes traditionnelles.

36Le geste instaurateur duchampien a fini par rompre avec le système traditionnel de l’art, la peinture passant à être regardée comme une activité obsolète, motif, d’ailleurs, par lequel Duchamp lui a conféré un statut anti-rétinien, c’est-à-dire, de renoncement à n’importe quel effet esthétique.

  • 15  Margat 2002.

37L’art aujourd’hui, quoique prochain de la voie tracée par Duchamp, a su se révéler à partir de propositions radicales et autonomes. Beaucoup de ses propositions-là se fondent sur des expériences qui visent à s’emparer du corps humain et en particulier du corps de l’artiste en le transformant dans un dispositif d’opérations transgressives. Jean Luc-Nancy essaie d’interroger le sens et le devenir de quelques-unes des pratiques artistiques contemporaines. En ce sens il commente la vision d’Artaud sur le théâtre, alors que véhicule de sacrifice et cruauté, en écrivant à ce sujet: «Artaud disait à peu près qu’au lieu de jouer sur le théâtre, nous devrions nous tordre comme des suppliciés sur un bûcher. Il a raison – mais ni le bûcher ni le supplice ne se présentent forcément comme tels. Ce n’est pas forcément en faisant couler son sang ou brûler sa chair qu’on fait œuvre d’art. […] Il y a en ce moment des exemples privilégiés, en particulier dans les discussions que soulèvent certaines pratiques de body-art où jouent la mutilation, la blessure, la cruauté au sens propre (cruor: le sang versé), et en général ce qui touche à l’abjection, à la déjection […] tout se passe comme si un art qui, pendant si longtemps, avait formé, conformé des corps de beauté, de désir et de vérité (nudité du vrai) devrait maintenant s’en prendre au corps et le fouiller pour y chercher, et de nouveau en arracher le secret d’un beau, d’un vrai, d’un désirable encore à naître»15.

38La complexité des rapports entre l’art, le corps et le sacrifice est bien patente dans les mots de J.-L Nancy quand il déclare clairement, en questionnant le sens de l’art contemporain, que la beauté est aujourd’hui quelque chose qui n’existe plus et qu’elle est passée à être envisagée par les artistes comme une étrange expérience abyssale. Il tient que l’expérience de l’art est associée aujourd’hui à des sentiments comme la douleur, la répulsion ou la souffrance, cette expérience-là pouvant même dans certains cas extrêmes devenir létal, à cause du type de traitement physique que l’artiste inflige à soi-même. Au fond l’homme attend qu’avec la disparition de la beauté qui autrefois aura été une alliée naturelle de l’art, quelque chose puisse renaître à nouveau comme une promesse en venant ou pas de l’art. Le chemin sinueux à travers lequel l’art crée et anéantit sa propre existence ainsi que son identité qui subit des altérations permanentes, est un chemin long et difficile qui bifurque et se perd dans d’autres chemins. L’art, on pourrat dire aujourd’hui, demeure dans un état spectral, comme une ombre qui plane sur les ruines d’un monde qui chemine à la dérive.

  • 16  Adami 1989: 18.
  • 17  La confrontation entre Adami et Artaud mériterait certainement une longue réflexion qui ne peut pa (...)
  • 18  Adami 1989: 200.

39Le peintre Valerio Adami croit que la vérité en/de la peinture (le mensonge au-delà de l’art et au-deçà de l’art) séjourne dans son rapport avec le réel ou dans la possibilité qu’elle a de retour à lui. Le rapport du réel avec la vie (moderne) a profondément changé. Nous vivons aujourd’hui dans un monde intense de connexions et de singularités qui nous arrivent par la voie du réel/virtuel. Dans ce sens le réel c’est le moyen inachevé et exubérant que l’imaginaire et le symbolique ont de s’adresser à lui. Adami dans un très beau livre de mémoires, tissu de souvenirs et d’images suggestives qu’évoquent les voyages et les impressions que le peintre a recueilli au fil du temps prenant notes précises sur les noms des lieux visités, à un certain moment il parle de sinopia, un nom rare mais rigoureux dont il se sert pour désigner ce territoire à la fois familier et inquiétant qui est en effet le monde de la peinture et celui de la vie du peintre. C’est également le sens des mots d’Adami: «J’appelle sinopia ce substrat d’associations, d’intentions, de présent et de passé, de souvenirs, etc. qui a tant d’importance dans la genèse des formes d’un tableau. Ce processus met la pensée en mouvement. Elle-même, à son tour, mettra la main en mouvement»16. La sinopia est de cette façon le chemin mental dont parle Adami quand le peintre affronte le réel au moment où il peint, dessine ou écrit17. L’histoire de l’art est pleine d’exemples, de moments qui prônent ou qui rabaissent l’homme dans ses actions naturelles ou dans ses attitudes morales. Le dessin plus qu’une technique de perfectionnement et de virtuosité est une écriture, un visage ouvert qui nous regarde de l’autre côté du blanc, des traits et de la couleur. Écoutons une fois de plus le mot dessiné d’Adami: «Je voudrais pouvoir utiliser les termes “prose” et “poésie” et définir mon travail comme une peinture en prose. Le point narratif de départ est essentiel, etc. […] Pour bien dessiner, il faut des gestes amples, quelque chose comme le style d’un joueur de tennis…»18.

4. Pardon

Le pardon pur et inconditionnel, pour avoir son sens propre, doit n’avoir aucun “sens”, aucune finalité, aucune intelligibilité même. C’est une folie de l’impossible.

Derrida, Le siècle et le pardon

Valerio Adami, Jacques Derrida portrait allégorique, crayon sur papier, 2004

Valerio Adami, Jacques Derrida portrait allégorique, crayon sur papier, 2004

40Pomar soutient (et la citation qu’il fait ressemble à un texte dessiné qui marche à la façon d’une auto-citation simulée) un remarquable passage du livre de Pascal Quignard Le Sexe et l’Effroi à propos d’un évènement singulier qu’il a transcrit à partir de l’histoire de la peinture. Il s’agit d’un de ces évènements exemplaires qui transforment une simple image en fable artistique sublime. Il s’agit d’un récit dont les personnages sont un peintre et un esclave qui jouent si l’on veut, chacun à sa manière, le système des valeurs de l’art et de l’esclavage. Ce récit raconte une curieuse histoire qui s’est passée avec le célèbre peintre grec athénien Parrhasius d’Éphèse. On y raconte que le dit peintre avait acheté un vieil esclave et l’a fait torturer à fin de le peindre comme un Prométhée supplicié.

41Toujours est-il que le vieil esclave commença à mourir. La voix faible de l’ancien d’Olynthe dit au peintre:

  • 19  Pomar 2000: 36.

Parrhasi morior [Parrhasius, je meurs]
Sic tene [Reste comme ça]19.

42L’instant de la mort est une promesse rachetée par le dessin vers la vie. Pulsion exorcisme, folie. Une émotion en même temps austère et violemment douce comme un dessin d’Artaud qui fixe le visage carbonisé à la cicatrice du regard. La mort sans image devient un moment électrique et blasphème comme c’est le cas du dessin d’Artaud La maladresse sexuelle de dieu. Cet instant devient décisif. C’est à travers lui qu’on s’aperçoit du vertige angoissé que le dessin dissémine autour de lui. Dessiner cette scène-là c’est accéder à l’inaccessible, au presque invisible de sa vision, où co-habitent la vie et la mort, le pardon et la torture, la folie et la Loi, le silence et la souffrance. Dans son visage une voix suspendue se lève pour nous révéler la vérité impossible de l’art.

43Sic tene est une demande, un ordre, un signal divin, une foudre démoniaque, une imploration quasi-éloquente – reste comme ça – dans cette position de moribond en haillon, plié dans une attitude de quelqu’un qui conjure la mort, cette mort qui comme l’amour retient, s’arrête et abandonne l’être à soi-même. Sic tene interpelle, l’instant d’une quasi-représentation sanctifiée faite à peine avec un geste et un gémissement cruels. Sans savoir pourquoi ni comment, une voix humaine coule dans cet instant peut-être pour témoigner infiniment le sens dernier de la douleur qui à travers elle se révèle. Donc, pardon.

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Bibliografia

Adami, V.

– 1989, Les règles du montage, tr. française par Françoise Gaillard, Paris, Plon

Bataille, G.

– 1983, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard

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– 1978, La Vérité en Peinture, Paris, Flammarion, 1978

– 1990, Mémoires d’aveugle: l’autoportrait et autres ruines, Paris, Réunion des Musées Nationaux

– 1999, Le Siècle et le pardon, entretien avec Jacques Derrida, “Le Monde des Débats”, decembre

– 2002, Artaud le Moma: interjections d’appel, Paris, Galilée

Duve, T. De

– 1984, Nominalisme Pictural, Paris, Minuit

Fried, M.

– 1980, Absorption and Theatricality: Painting and Beholder in the Age of Diderot, Berkeley, University of California Press

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– 2002, Y a-t-il encore un monde?, entretien avec Jean-Luc Nancy, “Artpress”, 281: 54-59

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– 2000, El la peinture?, Paris, Éditions de la Différence

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– 1994, Le Sexe et l’Effroi, Paris, Gallimard

Rougemont, D.

– 1968, Marcel Duchamp, mine de rien, entretien avec Marcel Duchamp, “Preuves”, 204: 11-12

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Note

2  Pomar 2000.

3  Pomar 2000: 9.

4  Le goût peut être envisagé comme faisant partie d’un ensemble de préférences collectives qui s’exerce en plusieurs domaines de la sphère humaine comme l’habillement, la gastronomie, la rhétorique, l’art, le jardinage, le design, l’éducation en général, etc. Pourtant le goût tient un rapport privilégié avec l’expérience esthétique. Si je dis “la mer est belle” ou “la tempête est sublime”, j’attribue un prédicat à une réalité, en lui rendant certaines qualités. Dire par exemple que “la mer est belle” n’est pas la même chose qu’examiner la composition chimique de l’eau de la mer. La beauté n’est pas une qualité de l’eau au même sens que l’est, par exemple, la salinité de l’eau. Il convient dès lors de comprendre que la qualité de l’eau ne doit pas être presque comme l’équivalent des qualités observées dans la connaissance scientifique en général. Donc, si je dis que l’eau est composée d’hydrogène et d’oxygène, ce que je dis ce n’est pas représenter l’eau, mais l’analyser. De la même façon si j’utilise l’eau pour arroser des plantes ou pour boire quand j’ai soif, je ne la représente non plus, je l’utilise plutôt de façon pratique pour satisfaire un besoin. Bref, on peut dire que généralement la représentation a trait avec le goût dans la mesure où j’attribue des qualités à un objet même si je juge selon des paramètres authentiques subjectifs. C’est dans ce sens que nous devons comprendre la définition du goût rendue par Kant comme étant la faculté de représenter le beau. L’expérience esthétique (du beau) s’exerce toujours à la limite de la représentation, quoique cette expérience-là se rapporte à la nature ou à l’art.

5  La confrontation entre œuvre d’art et ready made peut être élargie jusqu’à une confrontation plus vaste, entre art et technique, cette dernière confrontation étant historiquement conditionnée par des motifs déterminés. La transformation culturelle opérée par la Renaissance introduit une différence théorique entre les beaux-arts (peinture, sculpture, architecture, dessin, théâtre, musique) d’un côté, et l’artisanat, les arts pratiques, les arts décoratifs et le tissage, de l’autre. Pendant longtemps les artisans ont été vus comme des artistes. L’habilité et l’adresse manuels se donnaient eux-mêmes comme signe emblématique des métiers; toutefois les artistes représentaient quelque chose de plus. La question consiste surtout à savoir de quelle façon l’art peut être jugé pour pouvoir être envisagé comme une activité différente en substance de celle des artisans. La réponse à cette question est dans la capacité créatrice et imaginative en tant qu’attribut de reconnaissance de l’œuvre d’art de pair avec l’originalité et l’inspiration qui définissent le génie inimitable de l’artiste. L’artisanat consiste plutôt dans la transmission entre des générations d’une tradition basée sur l’habilité de l’exécution à savoir dans une manualité technique acquise au fil du temps.

6  Bürger 1996: 198-199.

7Ivi: 199.

8Ivi: 200.

9  Pour se faire une autre perspective de la notion de spectateur (assez différente de celle utilisée ici) et du rôle qu’elle a joué dans la peinture française du xviiième siècle, qu’on lise l’excellent essai de Michael Fried (1980). Consulter surtout le chapitre iii de ce livre, consacré au rapport tableau/spectateur.

10  Pomar 2000: 18.

11  Rougemont 1968.

12  On utilise l’expression souveraineté dans un sens proche de celui de Georges Bataille. Nous pensons qu’il est possible d’établir une analogie entre l’expérience intérieure décrite par Bataille autour de l’ipsëité et du moi et le geste fondateur introduit par Duchamp à partir de l’expérience extérieure disjonctive du ready made. Ce qui fait qu’un être soit lui-même et pas un autre se doit nécessairement au caractère de son existence singulière concrète, étant celle-ci la condition même de son ipsëité. Si l’ipsëité de Bataille se rapporte à l’expérience intérieure sur le plan ontologique de l’être, le geste de Duchamp quand il introduit le ready made, et même si cela semble très différent de l’expérience intérieure de Bataille, finit par infliger une humiliation esthétique presque sauvage à la nature universelle de l’œuvre d’art prise dans le sens kantien ou dans le sens classique de l’art. Ce qui peut-être suscite le plus d’appréhension dans cette analogie entre la souveraineté de Bataille et celle de Duchamp se doit au fait que l’extase et l’ipsëité qui font partie de l’expérience intérieure formulée par Bataille n’ont au départ rien d’hédoniste. Bataille considère même que l’extase se concrétise dans la souveraineté, une opération qui n’est subordonnée à rien et ne subordonne rien. L’être est souverain dans la mesure où il n’est plus subordonné à la connaissance et au savoir se présentant comme indéfinissable et qui résiste à être numéroté ou classifié.

Si la souveraineté définie par Bataille ne vise pas le domaine du divin, le dépouillant au contraire de ses attributs essentiels, la Fontaine de Duchamp est un objet souverain puisqu’elle fait appel à la souveraineté de l’artiste quand elle prétend déconstruire la discursivité associée à l’art et à son système métaphysique de valeurs. C’est précisément sous ce point que la souveraineté des deux finit par s’approcher.

D’autre part Duchamp radicalise presque de façon ironique le moi du jugement de goût à travers la décomposition de l’idée de l’art appliquée à l’œuvre d’art. Le beau en tant qu’objet universellement acceptable par la subjectivité du sujet perd ainsi son potentiel d’autonomie et devient un événement souverain. Autrement dit, la souveraineté artistique créée par l’art moderne met en cause la prédominance de la raison, surtout de la raison extra esthétique. On considère que Duchamp conçoit la question de l’art en dehors de tout interdit qu’il soit lié à la tradition de l’histoire de l’art où à la morale qui domine le goût. Le ready made transgresse le modèle métaphysique imposé par l’esthétique à l’art. On sait que la métaphysique a imposée de façon presque servile l’esthétique à l’art, en cherchant ainsi à subordonner le sens de l’art à l’expérience esthétique. Le ready made peut être considéré comme un objet sauvage éloigné du goût universel du moi engagé avec le sentiment du beau. Curieusement, Bataille écrit: «Le “je” incarne en moi la chiennerie docile, non dans la mesure où il est l’ipse, absurde, inconnaissable, mais une équivoque entre la particularité de cet ipse et l’universalité de la raison. Le “je” est en fait l’expression de l’universel, il perd la sauvagerie de l’ipse pour donner à l’universel une figure domestiquée» (Bataille 1983: 134). L’art moderne a ouvert des fissures permanentes dans le fonctionnement de nos discours. Derrida voit lui aussi dans l’art une possibilité de décomposition de la raison et non pas un mode d’expérience où la nature esthétique de la raison (la raison esthétique) se manifeste seulement de façon critique sur le plan esthétique. Bataille, Artaud et Nietzsche renforcent la position de Derrida sur ce point dans différents moments de leurs oeuvres. La critique textuelle développée par Derrida peut être envisagée souverainement dans la mesure où elle part du processus qui amène à la souveraineté. L’effet de souveraineté produit par la critique textuelle de Derrida consiste dans la déconstruction de l’interaction entre les différents plans de la raison ou, plus concrètement, dans la différence instituée par la Raison entre les plans esthétique et extra esthétique.

13  D’autre part et pour rendre explicite le rapport ou l’absence de rapport entre l’art et la théorie on peut extrapoler la limite de l’art à d’autres domaines comme celui de l’expérience amoureuse et suivre à ce propos la thèse curieuse de Thierry de Duve. L’auteur affirme que ce qui soutient notre jugement de goût par rapport à une oeuvre d’art est si inexprimable comme le sentiment qui nous fait tomber amoureux d’une femme. Au fond, selon lui, on n’a pas besoin d’une théorie de l’art pour aimer une oeuvre d’art de même qu’on n’a pas besoin d’une théorie sur l’amour pour aimer une femme (Duve 1984: 31-34).

14  Duve 1984: 32.

15  Margat 2002.

16  Adami 1989: 18.

17  La confrontation entre Adami et Artaud mériterait certainement une longue réflexion qui ne peut pas y avoir lieu ici. Cependant, on aimerait laisser en ouvert à ce propos une question concernant la double ligne de tremblement et d’apaisement qui traverse les dessins de tous les deux. En premier, les dessins d’Adami correspondent fondamentalement à un mode de voir hypnotique, qui nous aveugle par l’excès d’ascétisme représentationnel que l’image chez eux suggère. Il y a chez eux une splendeur phénoménologique, une unité liquide (Blanchot) disséminée à travers la ligne noire fermée. L’œuvre d’Adami nous confronte avec une puissante scénographie de corps, de visages et d’évènements qui à son tour questionnent l’authenticité de ce que chaque dessin dissimule, cache ou déplace. L’œuvre d’Adami relève d’un imagocentrisme hypnotique où le dessin joue un rôle déconstructeur à travers la perspective théologique du regard. La dimension imagocentrique de l’œuvre d’Adami fonctionne comme une caisse magique, qui absorbe avec rigueur toute cette linéarité horizontale provenant de l’art classique grecque et de celle de la Renaissance italienne, en même temps qu’elle se laisse contaminer par l’iconographie de la Pop art que l’artiste revisite d’après un style visuel qui ne peut être confondu par la façon comme il mélange quelques-uns des icônes paradigmatiques de la high et de la low culture.

D’un autre côté, les traits que délimitent les portraits d’Adami poursuivent un type d’expérience visuelle apollinienne qui bascule entre le regard et l’inconscient. Il s’agit d’une expérience analogue à celle de l’hypnose confessionnelle qui en registre des impressions, des faits et des sensations sans qu’il y ait pourtant la complicité du moi à la recherche de la vérité ou de l’image de soi-même. Adami questionne aussi le sens de l’être du monde historique où l’homme et ses mythologies vivent ensemble. Ses dessins sont par la suite un monde intime, secret et obscure où se projettent les marques, les visages et les masques d’une mémoire collective et individuelle hantée par l’histoire, l’art et la pensée.

À l’intérieur de ce cadre on peut dire que le dessin chez Adami marche comme une double ligne d’apaisement et de tremblement. Adami démarre d’un dispositif linéaire qui dissémine tout un monde d’images issues d’une spectralité quoique celle-ci à la limite puisse être vue comme énigmatique ou baignée par une atmosphère tragique et héroïque, qui nous apparaît toujours dans un horizon d’apaisement et de beauté.

Derrida jette un regard lucide sur un dessin d’Adami, Ritratto di Walter Benjamin, en écrivant: «C’est encore une fois l’interprétation active de fragments radiographiés, la sténographie épique d’un inconscient européen, le télescopage monumental d’une énorme séquence. […] Une textualité sans bords déstructure et réinscrit le motif métaphysique du référent absolu, de la chose même en sa dernière instance» (Derrida 1978: 200). Une fois encore à propos du même portrait Derrida soutient: «Hiéroglyphe d’une photographie, de la théorie, de la politique, allégorie du “sujet” […] fresque narrative en projection accélérée jusqu’à la limite de l’instantané, synopse d’un film où tous les fragments métonymiques, représentations de mots ou de choses tiennent comme en suspens une force de frayage interrompu, le gestus d’un coup saisi par la mort» (Derrida 1978: 206).

Avant de finir, juste un bref mot, à propos d’Artaud. Ses dessins et, en particulier les autoportraits, nous donnent à voir pas seulement la façon onto-esthétique de restituer et de destituer le regard hanté qui plane sur chacun d’eux, mais surtout, ils expriment le sentir soudain d’un tremblement qui s’empare de nous, lorsqu’au moment de les regarder nous soupçonnons aussi qu’ils nous regardent. Chaque autoportrait découle d’une expérience singulière. Ils peuvent être envisagés comme une ligne crue, mais pas cruel, une ligne de tremblement venant du fond de l’âme et que se retire après dans le monde. Le dessin d’Artaud représente la conversion de l’image sensible de la pensée à travers une ligne de tremblement. Il s’agit d’une ligne noire et animique du visage, une ligne interminable, tremblante, maigre, pleine de fragilité physique et qui sans cesse parcourt le corps sans organes où «chaque autoportrait» comme soutient Derrida «est régénérescence de soi-même» ou alors comme on peut lire dans un poème d’Artaud: «Moi/Antonin Artaud,/ Je suis mon fils, mon père, ma mère et moi» (Derrida 2002: 43 sq.). Tous les autoportraits d’Artaud, même ceux dont le poème fait référence, sont envisagés «comme processus d’autoengendrement» (Derrida).

18  Adami 1989: 200.

19  Pomar 2000: 36.

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Indice delle illustrazioni

Titolo Marcel Duchamp, Fontaine, ready made, 1917
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/estetica/docannexe/image/1723/img-1.jpg
File image/jpeg, 680k
Titolo Júlio Pomar, Tigre et Tortues, 1979
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/estetica/docannexe/image/1723/img-2.jpg
File image/jpeg, 1,2M
Titolo Antonin Artaud, Autoportrait , 1946
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/estetica/docannexe/image/1723/img-3.jpg
File image/jpeg, 328k
Titolo Valerio Adami, Jacques Derrida portrait allégorique, crayon sur papier, 2004
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/estetica/docannexe/image/1723/img-4.jpg
File image/jpeg, 1,2M
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Per citare questo articolo

Notizia bibliografica

Carlos França, «Sic tene (le visage de l’art)»Rivista di estetica, 49 | 2012, 313-332.

Notizia bibliografica digitale

Carlos França, «Sic tene (le visage de l’art)»Rivista di estetica [Online], 49 | 2012, online dal 30 novembre 2015, consultato il 22 avril 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/estetica/1723; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/estetica.1723

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