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Inégalités en tous genres

Entretien avec Fabienne Brugère
Laurent Coste
p. 82-87

Notes de l’auteur

Fabienne Brugère est professeure de philosophie à l’Université Bordeaux Montaigne, vice-présidente aux Relations internationales, directrice de collection aux Presses universitaires de France et aux Éditions du bord de l’eau. Ses travaux portent sur la philosophie anglo-américaine, le libéralisme et le féminisme.

Texte intégral

Laurent Coste : Depuis la fin des années 1980, dans le contexte de fin des Trente Glorieuses et de la chute de l’Union soviétique, on assiste à l’émergence et au triomphe d’une idéologie libérale globalisante. Certains économistes, sociologues ou philosophes insistent sur l’accroissement des inégalités. N’est-ce pas le cadre dans lequel s’inscrit votre réflexion ?

  • 1 Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, Paris, Prairies ordinaires, 2007, p. 50, po (...)

Le diagnostic du présent dans lequel j’enracine ma réflexion sur les inégalités est celui de l’extension mondiale d’un système politique et économique, le néolibéralisme. Je m’interroge sur le sens à donner aux inégalités dans une société néolibérale qui met en crise les aspirations démocratiques et repose sur un sens des concurrences et conflits qui démultiplient des inégalités dont certaines passent pour justes et d’autres pour injustes. D’un côté, il y a le déploiement d’une économie marchande jusqu’à son dernier souffle, englobante et totalisante ; de l’autre, une rationalité politique qui en arrive à pénétrer toutes les sphères du réel par « la dissémination des valeurs du marché à la politique sociale et à toutes les institutions »1. Même l’intimité est concernée. La raison entrepreneuriale pénètre des sujets perméables qui ont du mal à construire leur scène psychique intérieure. Elle fait du monde social le lieu de toutes les mises en concurrence au nom de la performance individuelle et de la responsabilité de chacun à déployer un pouvoir d’agir, de dire et faire orienté par la réussite financière.

  • 2 Ulrich Beck, La société du risque, Paris, Flammarion, « champs essais », 2001, p. 37, pour la tradu (...)

Cette pensée dominante, qui nous assure que ce qui circule entre les humains se définit essentiellement par l’échange marchand et le capital humain, fabrique des partages de plus en plus importants entre le centre et la périphérie des relations de pouvoir, entre les riches et les pauvres, entre les nationaux et les migrants, entre les hommes et les femmes. Elle a également pour décor depuis les années 1980 une crise de l’État-providence, un retrait systématique de tout État social et un accroissement de la précarité au travail et de l’exclusion. Bref, nos sociétés contemporaines sont en butte avec toutes sortes de vulnérabilités : sociales certes, mais également vitales (une maladie comme le Sida est symptomatique) et environnementales (à la fois naturelles et technologiques – depuis l’accident nucléaire de Tchernobyl –, et renforcées avec le drame japonais dernièrement). Ce qui se développe, c’est le sentiment de la fragilité des vies réelles que le « maniement politique et scientifique »2 des risques ne fait qu’accroître.

L.C. : Face à ces inégalités, certains, en référence notamment aux politiques de Welfare State développées par les pays anglo-saxons au milieu du XXe siècle ont mis en avant la notion du « care », du « prendre soin ». Pourquoi ?

  • 3 Sur l’homo oeconomicus, individu calculateur et mesuré, voir Albert Hirschman, Les passions et les (...)

Parce que la question du « prendre soin » est une manière de repenser un État social. Il s’agit de mettre en avant des méthodes adaptées à notre temps pour lutter contre ce régime des inégalités qui passe par un creusement des différences injustes en fonction de la plus ou moins grande exposition à la vulnérabilité. Mettre en avant un « prendre soin » de la vulnérabilité, que ce soit sous la forme d’une attitude bienveillante, d’une raison humanitaire, d’activités de soin, de réseaux sociaux ou de politiques publiques, revient à déployer un traitement des inégalités à l’intérieur de relations fortement asymétriques et en considérant le déploiement d’un lien social qui déborde largement l’idée d’un homo oeconomicus et la perspective d’une action structurée par l’intérêt3.

  • 4 Joan Tronto, Un monde vulnérable, Paris, La découverte, 2009, p. 182, pour la traduction française.

Comme l’écrit Joan Tronto dans Un monde vulnérable, le « prendre soin » désigne « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde” de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible »4. Les vies concernées par le soin ou le souci des autres peuvent être rendues viables ; elles n’en sont pas moins vulnérabilisées. « Prendre soin » suppose une attention à toutes les vies par un certain nombre d’attitudes, une capacité à prendre des responsabilités, à soigner les corps ou encore à répondre à des besoins.

L.C. : Quelle est la place du « prendre soin » dans une société qui valorise la performance et la concurrence à outrance ?

  • 5 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949, introduction.

La société valorise des tâches considérées comme hautement productives car complètement intégrées dans les circuits financiers et industriels mondialisés. Elle rend invisible les activités faites au nom du soin des autres. Toutefois, le domaine du « prendre soin » est complexe. En particulier, comment le « prendre soin » peut-il valoir de manière homogène comme une lutte contre les inégalités alors qu’il concerne des pratiques inégalitaires à commencer par les inégalités de genre ? D’une certaine manière, il participe totalement d’une société de la production financiarisée. Il est la condition invisible du marché du travail. L’entrée dans la compétition économique des uns n’est possible que parce que d’autres assurent tout ce qui relève du soin dans une société : éducation des enfants, soins corporels des malades, des personnes âgées, travail et bénévolat social. Une fracture tend alors à se constituer entre le monde valorisé des sujets hautement performants et le monde marginalisé des donneurs et des receveurs de soin (où, derrière la catégorie de la vulnérabilité, les frontières de genre se conjuguent avec les frontières sociales). Il existe, dans le monde néolibéral, deux circuits du « prendre soin » : un circuit « informel » dans lequel le soin est traité en interne comme moyen privé de persévérer dans la vie sociale, le plus souvent au détriment des femmes ; un circuit « externe » dans lequel le soin est externalisé ou opéré par des professionnels extérieurs souvent mal rémunérés. Dans les deux cas, ce soin est majoritairement exercé par des femmes mais ce ne sont pas les mêmes femmes. Il y a d’abord les femmes de la double cité domestique et économique. Il y a également les femmes professionnelles du soin. Il y a enfin les femmes qui ont la capacité de déléguer les tâches de soin aux autres femmes. Ce sont donc autant d’inégalités qui se dessinent entre les femmes à l’intérieur d’un même monde peu valorisé, celui du soin accolé à des représentations féminines révélant une nouvelle fois que la Femme une et indivisible, pour reprendre une expression de Simone de Beauvoir, n’existe pas5. Il est difficile de faire reconnaître le domaine du soin alors même qu’il est frappé par une absence de reconnaissance et un grand morcellement de ses activités.

L.C. : Les inégalités entre hommes et femmes, très répandues dans le monde depuis des siècles, ont-elles été confortées, renforcées, dans ce monde néolibéral, et selon vous, de quelle façon ?

  • 6 Carol Gilligan, Une voix différente, Paris, Champs essais, 1986 et 2008 pour la traduction français (...)

Il est intéressant ici de faire appel au livre de Gilligan, Une voix différente6, pour son évocation du thème du « prendre soin » et de la voix étouffée des femmes. Selon Gilligan, le questionnement sur la morale s’enracine dans un constat sur les inégalités de genre : les femmes n’abordent pas les problèmes moraux de la même manière que les hommes mais leur voix est vulnérabilisée au nom de la défense d’une morale rationnelle qui se considère comme dénuée de tout partage alors même qu’elle exclut du domaine de l’agir moral tout ce qui relève d’une forme d’empathie à l’égard d’autrui ou plus encore d’une responsabilité à l’égard de la vulnérabilité ou des besoins des autres. La voix rendue indistincte des femmes n’est pas différente par nature de celle des hommes, mais elle a été assignée aux femmes et rendue inaudible à cause d’une correspondance créée par la domination masculine entre sentiments moraux, espace privé ou familial et une supposée nature féminine (particulièrement au XVIIIe siècle, moment où se noue une conception de l’espace public liée au contrat qui exclut tous les individus dépendants, en première ligne les femmes mais également les esclaves, les domestiques, les travailleurs pauvres). Gilligan en appelle à une revalorisation de cette voix au nom d’une égalité à faire valoir entre une morale portée par un sujet de droit, capable de distanciation apparente dans toutes ses actions – ce qu’elle nomme une éthique de la justice portée par l’idéal d’un espace public neutre – et une morale élaborée autour de la référence à un sujet de besoin dont il faut « prendre soin » – ce qui implique un sujet impliqué dans ses actions en faveur des autres et une éthique de la responsabilité. Certes, cette éthique de la responsabilité ou du « prendre soin » doit faire valoir les expériences oubliées des femmes, mal évaluées par des psychologies morales masculines (comme celle de Kohlberg citée par Gilligan), mais surtout elle doit transformer les rapports de genre et supprimer des inégalités qui entraînent des positionnements sociaux des hommes et des femmes qui se font au détriment des actions tournées vers le souci des autres que portent ces dernières. Bref, démocratiser la société, promouvoir une égalité des voix qui déplace les frontières trop rapidement construites (au nom d’une identité rationnelle des individus normalisatrice) entre raison et sentiment, sphère publique et privée, morale et politique suppose une éthique féministe. Cette éthique doit faire prendre conscience aux femmes de la nécessité de quitter une bonté conventionnelle imposée, celle d’un « prendre soin » pratiqué comme sacrifice de soi au nom d’une morale relationnelle qui combine souci de soi et souci des autres dans le cadre, bien sûr, d’une conscience des situations de vulnérabilité, des chaînes de vulnérabilité (entre soignants et soignés, femmes, pauvres et migrants, etc.)

L.C. : Comment restaurer l’égalité dans le domaine du soin ?

  • 7 Seyla Benhabib, « The Generalized and the Concrete Other », in Feminism as Critique, Benhabib et Co (...)

Cela revient à considérer la vulnérabilité dans le cadre d’une éthique qui n’exprime plus la faiblesse morale des femmes mais une maturité relationnelle, un sens de la responsabilité collectif (à l’égard de toutes les formes de besoin) qui, ayant déconstruit les inégalités de genre, pourrait valoir pour le genre humain, et permettre d’assumer un rapport aux autres non sur le mode de l’autre général mais par rapport à un autre concret7. Il s’agit bien de faire reconnaître un tournant particulariste de la morale contre une morale universaliste ou encore d’en appeler à une universalité « interactive » par laquelle la pluralité des modes de vie des êtres humains est reconnue.

  • 8 Joan Tronto, Un monde vulnérable, trad. H. Mauzy, Paris, La découverte, 2009, p. 181.

La question difficile concernant le thème du « prendre soin » est de savoir jusqu’où des êtres vulnérables sont marqués par les actions des autres et comment ils peuvent y répondre (favorablement ou défavorablement). Joan Tronto insiste quant à elle sur ce qui prend la forme d’un devoir de « protection des vulnérables » mais se montre critique quant à la manière dont sont vraiment dispensés les soins aux plus vulnérables tant ceux qui les protégent sont présentés comme des défenseurs ; le risque tient dans l’abus de pouvoir des fournisseurs de soin, « qui peuvent en arriver à s’arroger le droit de définir leurs besoins [ceux des vulnérables] »8. La vulnérabilité rend toujours possible des abus de pouvoir dans la mesure où la capacité de réponse ne tient pas dans une réciprocité entre égaux. Finalement, savoir se rapporter de manière morale à la vulnérabilité revient à considérer la position de l’autre tel que lui-même l’exprime et non en supposant que l’autre est exactement identique à soi. Quand la vulnérabilité nécessite une protection, une prise en charge ou une attention, c’est qu’elle fait surgir une altérité, une situation qui n’est pas interchangeable et mérite une réponse appropriée.

L.C. : Mais la vulnérabilité n’est-elle pas liée de manière intrinsèque à la vie humaine, que l’on pense à la vulnérabilité sur le plan physique, sur le plan médical ou sur le plan économique ?

  • 9 Joan Tronto, op. cit., p. 182.
  • 10 Judith Butler, Vie précaire, Paris, Amsterdam, 2005, pour la traduction française.

Nous sommes toutes et tous vulnérables. Comme l’écrit Joan Tronto : « Au cours de notre vie, chacun de nous passe par des degrés variables de dépendance et d’indépendance, d’autonomie et de vulnérabilité »9. Cependant, selon les positions que nous occupons, riche ou pauvre, au centre ou à la périphérie des relations de pouvoir, nous avons plus ou moins la possibilité d’oublier la vulnérabilité des autres et de croire en notre propre puissance ou invulnérabilité10. Nous oublions que certaines vies font plus que d’autres l’expérience de la vulnérabilité et nous laissons à d’autres, moins puissants, moins reconnus le soin de répondre à leurs besoins, créant ainsi dans la société des chaînes de vulnérabilité qui sont également des chaînes de précarité sociale. Les inégalités que tracent les pratiques de soin se font non seulement selon le genre, mais également selon la race et la classe.

L.C. : Beaucoup associent assistance et assistanat. Quel est votre sentiment ?

Je dirai que le « prendre soin » de la vulnérabilité vaut comme un accompagnement interpersonnel et à développer par ailleurs dans des politiques sociales à destination des êtres non autonomes. Cependant, il ne saurait se concevoir sans la possibilité de respecter une forme de capacité d’agir, d’être ou de dire. Le traitement de la vulnérabilité ne perd pas de vue la performativité de la personne soignée, ce qui veut bien dire que l’on ne saurait confondre assistance et assistanat. Enfin, la question du soin, dans le domaine des inégalités de genre, manifeste bien le passage d’un capitalisme industriel à un capitalisme post-industriel, du libéralisme classique au néolibéralisme. On peut dire qu’au mouvement de naturalisation qui a lié le devenir des femmes aux sentiments et à la sollicitude dans l’espace familial s’est substituée la nécessité pour un certain nombre de femmes de considérer le soin comme un gagne-pain, un travail mal rémunéré et invisibilisé qui déplace la dépendance des femmes (si décriée par Simone de Beauvoir) du côté de l’exploitation dans un travail précaire. Comment des vulnérables se rapportent-ils eux-mêmes à des plus vulnérables dans un redoublement des inégalités et une grande distance aux centres de pouvoir ?

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Notes

1 Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, Paris, Prairies ordinaires, 2007, p. 50, pour la traduction française.

2 Ulrich Beck, La société du risque, Paris, Flammarion, « champs essais », 2001, p. 37, pour la traduction française.

3 Sur l’homo oeconomicus, individu calculateur et mesuré, voir Albert Hirschman, Les passions et les intérêts, Paris, PUF, 2001, pour la traduction française.

4 Joan Tronto, Un monde vulnérable, Paris, La découverte, 2009, p. 182, pour la traduction française.

5 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949, introduction.

6 Carol Gilligan, Une voix différente, Paris, Champs essais, 1986 et 2008 pour la traduction française.

7 Seyla Benhabib, « The Generalized and the Concrete Other », in Feminism as Critique, Benhabib et Cornell éd., Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986, p. 77-95.

8 Joan Tronto, Un monde vulnérable, trad. H. Mauzy, Paris, La découverte, 2009, p. 181.

9 Joan Tronto, op. cit., p. 182.

10 Judith Butler, Vie précaire, Paris, Amsterdam, 2005, pour la traduction française.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Coste, « Inégalités en tous genres »Essais, 5 | 2014, 82-87.

Référence électronique

Laurent Coste, « Inégalités en tous genres »Essais [En ligne], 5 | 2014, mis en ligne le 13 avril 2021, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/8248 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.8248

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Auteur

Laurent Coste

EA 2958 CEMMC - Université Bordeaux Montaigne
Laurent.Coste@u-bordeaux-montaigne.fr

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