Publicistes et élites en Allemagne au XVIIIe siècle : les cas d’August Ludwig von Schlözer et de Friedrich Nicolai
Résumés
À partir des cas de deux publicistes particulièrement influents dans l’espace germanophone, il s’agit d’examiner le degré d’autonomie de la sphère publique au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle. Cela implique de montrer comment les journalistes s’inscrivent dans le champ des élites intellectuelles et le font évoluer et comment ils envisagent leurs rapports avec les élites politiques : à la fois partenaire et possible adversaire, l’État est obligé de s’adapter aux nouvelles exigences et au contrôle de la presse, sans que les publicistes ne se détournent fondamentalement de lui. C’est pourquoi il convient de relativiser la thèse de l’homogénéité et de l’autonomie de la sphère publique défendue par Jürgen Habermas.
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- 1 Habermas Jürgen, L’espace public. Archéologie de la Publicité comme dimension constitutive de la so (...)
- 2 Voir à propos de ces problématiques l’article de La Vopa Anthony J., « Conceiving a Public : Ideas (...)
1La reconfiguration du champ des élites est un processus engagé au cours du XVIIIe siècle. J. Habermas a entrepris, au début des années 1960, de rendre compte pour les pays européens, notamment l’Angleterre et la France, des mutations de l’espace public en insistant sur la modernisation des réseaux de communication et d’information et sur la séparation originelle entre l’État et la sphère dite « bourgeoise »1. C’est au sein de cette sphère que, selon Habermas, de nouveaux acteurs, détenteurs d’un capital économique et culturel de plus en plus significatifs, prennent position sur des questions d’intérêt public et soumettent à un examen critique les décisions du souverain et de son administration. La circulation des informations et la transmission de ce point de vue critique sur les décisions de l’État sont assurées par une presse qui se diversifie et qui s’empare des questions politiques à la fin du XVIIIe siècle2.
- 3 Pour une approche critique du modèle élaboré par Habermas, voir l’article de Gestrich Andreas, « Th (...)
2Par l’élaboration de son modèle théorique, Habermas a contribué à mettre en évidence l’émergence d’une élite intellectuelle : les publicistes auxquels il attribue la fonction de porte-parole du jugement public : c’est à la presse et aux journalistes d’assurer le contrôle du public sur les décisions de l’État, de l’église et de l’administration. De ce point de vue, Habermas postule l’idée d’une concurrence voire d’une confrontation entre ces élites émergentes et les élites sociales traditionnelles. Le fait que la fonction attribuée à la presse est au cœur de l’idéal normatif d’un espace public fondé sur la rationalité nous incite à nous interroger sur l’identité de cette élite intellectuelle et sur la perception que les contemporains ont pu se faire de son rôle et de sa légitimité. Si Habermas a tenté de proposer un modèle théorique général, il a aussi laissé ouvertes de nombreuses questions dans son traitement des rapports entre élites et pouvoirs au sein de l’espace public3.
- 4 Pour ne citer que les travaux les plus importants : Calhoun Craig (éd.), Habermas and the Public Sp (...)
- 5 Baker Keith Michael, « Defining the Public Sphere in Eighteenth Century France: Variations on a The (...)
3Les thèses avancées par Jürgen Habermas sur l’espace public ont connu un regain d’intérêt à partir de la publication en 1989 de la traduction anglaise de son ouvrage. Qu’ils soient spécialistes en sciences sociales, en philosophie politique, en sociologie des médias ou en histoire, nombreux sont les chercheurs qui ont une nouvelle fois soumis le modèle théorique de Jürgen Habermas à un examen fructueux. Si beaucoup de travaux, notamment ceux qui sont issus de l’aire anglophone4, sont des contributions à la réflexion sur la démocratie contemporaine, les historiens de l’époque moderne consacrent eux aussi des études aux thèses habermasiennes5. S’il fallait retenir deux arguments souvent avancés pour critiquer le modèle proposé par Habermas, on pourrait évoquer d’une part l’appartenance sociale des groupes qui déterminent l’espace public au XVIIIe siècle. Alors que Habermas la juge « bourgeoise », des recherches récentes montrent que, dans de nombreux pays européens, cette appartenance est très diversifiée et que l’origine sociale des acteurs peut être variée. D’autre part, les critiques portent sur l’institutionnalisation de l’espace public. Si Habermas considère que ce dernier s’instaure puis s’impose en marge de l’État et même en opposition avec lui, la plupart des historiens estime au contraire que l’État joue un rôle important dans cette institutionnalisation.
- 6 Voir à ce propos Peters Martin, Altes Reich und Europa. Der Historiker, Statistiker und Publizist A (...)
- 7 Pour une présentation de Nicolai comme homme des Lumières, voir Möller Horst, Aufklärung in Preußen (...)
4Ces questions, qui sont au cœur du débat sur l’espace public, sont essentielles pour mieux comprendre les enjeux liés à sa formation au XVIIIe siècle. Pour apporter une contribution à la discussion sur la pertinence du modèle habermasien, je me pencherai sur le cas des territoires de langue allemande à la fin du XVIIIe siècle et plus précisément sur deux personnalités centrales, plus particulièrement représentatives de cette élite, August Ludwig von Schlözer (1735-1809)6 et Friedrich Nicolai (1733-1811)7. Il convient de présenter, dans un premier temps, les spécificités propres à l’espace public allemand ou plutôt aux espaces publics dans le dernier quart du XVIIIe siècle, tant l’hétérogénéité spatiale, politique et confessionnelle est importante dans le Saint Empire romain germanique. Dans un deuxième temps, il s’agit de préciser quelles positions ces deux personnalités occupent dans les réseaux journalistiques et dans quelle mesure elles peuvent incarner une élite intellectuelle, notamment par rapport à leurs adversaires et aux nombreux jeunes écrivains qui tentent leur chance dans l’univers de la presse à cette époque. Par ailleurs, il faudra se poser la question des relations qu’ils entretiennent avec les autres élites (le monde de l’édition, le monde universitaire et le monde politique) et revoir à nouveaux frais la problématique de l’autonomie de la sphère publique telle qu’elle a pu être définie par J. Habermas.
Les multiples facettes du monde de la presse dans l’espace germanophone
- 8 Au sujet de la situation à Mayence, voir en particulier mon analyse du milieu de la presse dans cet (...)
5Le phénomène de la presse en Allemagne au XVIIIe siècle est unique en Europe en raison de son extension, de sa diversité et de sa densité. Si l’Angleterre comme la France jouent un rôle de précurseurs, c’est bien dans l’espace germanique qu’émerge, au cours du siècle, une culture médiatique fondée sur une communication multiforme, reliant différents centres entre eux. Entre les principaux centres de la presse, Leipzig, Munich, Francfort, Hambourg ou encore Berlin se tisse un dense réseau de correspondance, dont l’efficacité repose sur l’amélioration des conditions de transmission du courrier et sur la mobilité des publicistes. Ainsi certains périodiques importants peuvent-ils avoir été publiés dans des centres à première vue secondaires comme Nuremberg ou encore Mayence8, parce qu’ils bénéficient des réseaux tissés autour des grands centres.
- 9 Kirchner J, Die Grundlagen des deutschen Zeitschriftenwesens, t. 2, Leipzig, Hiersemann, 1931, p. 3 (...)
- 10 Fischer Ernst, Haefs Wilhelm et Mix York-Gothard (éd.), Von Almanach bis Zeitung. Ein Handbuch der (...)
- 11 La diffusion des Stats-Anzeigen de Schlözer s’élève à 4400 exemplaires. Voir Böning Holger, « Aufkl (...)
- 12 Dann Otto (éd.), Lesegesellschaften und bürgerliche Emanzipation, München, Beck, 1981.
6Le monde de la presse s’impose comme un espace d’expression et d’échange qui gagne en autonomie. Le premier aspect important de cette évolution réside dans l’accueil très favorable de l’imprimé à cette époque. S’il faut bien sûr replacer cette « frénésie de lecture » (Lesewut) dans le contexte et donc ne la pas surévaluer, ce facteur a eu une influence fondamentale sur le nombre de revues nouvellement créées et sur leur tirage. Pour l’ensemble du XVIIIe siècle, on dénombre environ 3 500 nouveaux périodiques. La décennie 1780-1790 a vu la création de plus de 1 200 revues9. Si la durée moyenne de parution pour la plupart des périodiques est relativement courte et se situe entre six mois et deux à quatre ans10, il n’en demeure pas moins que beaucoup de publications se révèlent être des placements lucratifs pour les responsables et pour les libraires-éditeurs. La recherche a établi que la moyenne nécessaire pour rentabiliser l’investissement doit s’élever à un tirage compris entre 900 et 1200, que les revues de langue allemande les plus célèbres atteignent facilement11. Les deux principales revues de Nicolai et Schlözer que je vais présenter ont un tirage situé entre 4 000 et 5 000 exemplaires. Pour juger de l’influence des périodiques, on ne saurait se contenter de ces seuls tirages. Les revues passent en effet de main en main au sein des sociétés de lecture, ce qui en décuple la diffusion12.
7Le morcellement politique et la dualité confessionnelle du Saint Empire romain germanique sont aussi des facteurs importants pour expliquer les spécificités de l’univers de la presse au XVIIIe siècle. Les autorités centrales de l’Empire sont dotées d’institutions chargées de la censure, mais sont incapables de faire appliquer principes, décisions et sanctions sur l’ensemble des territoires. C’est pourquoi les principautés et États qui composent le Saint Empire élaborent leurs propres mesures et instaurent leur propre système de censure. Cette particularité a deux conséquences importantes. D’une part, de nombreux publicistes parviennent à contourner les instances de censure d’un État en publiant des contributions susceptibles d’être condamnées depuis un autre territoire. D’autre part, cela entraîne une forte disparité entre les territoires, généralement catholiques, où la censure est particulièrement vigilante et ceux, souvent protestants, où le degré de tolérance est plus élevé : dans les années 1780, Munich est ainsi un centre de presse où les élites intellectuelles se heurtent régulièrement aux autorités politiques et religieuses. En revanche, Friedrich Nicolai à Berlin bénéficie d’une relative tolérance sous Frédéric II et donc jusqu’en 1786 ; nous verrons que les rapports avec les autorités seront plus délicats à partir de 1788 sous Frédéric Guillaume II. August Ludwig von Schlözer publie, pour sa part, sa revue Stats-Anzeigen à Göttingen, qui appartient à l’Électorat de Brunswick-Lüneburg, où règne depuis 1760 le roi d’Angleterre George III. Cela assure à Schlözer une liberté de presse qui n’est pas sans rappeler les conditions de publication de l’autre côté de la Manche, même si en 1794 sa revue est censurée. On constate par conséquent que Nicolai tout comme Schlözer bénéficient d’un contexte propice au développement de la presse et du soutien relatif – nous serons amenés à nuancer par la suite – du pouvoir.
Friedrich Nicolai –August Ludwig von Schlözer : leur rôle dans le champ élitaire des publicistes
- 13 Voir la définition de Jean-François Sirinelli, « Les élites culturelles », in Rioux Jean-Pierre et (...)
8Le choix de ces deux publicistes est motivé par le fait que leurs profils respectifs, qui ont incontestablement des traits communs mais aussi des singularités, correspondent à des catégories, notamment celles de l’influence et de la reconnaissance13 qu’on peut mobiliser pour circonscrire, ne serait-ce que de manière imparfaite, l’identité de ceux qui revendiquent leur appartenance aux élites intellectuelles. Tous deux, issus de la même génération, sont en effet des figures qui font autorité dans le monde la presse du dernier quart du siècle parce qu’ils sont reconnus par leurs pairs comme des acteurs essentiels de la presse des Lumières. C’est en particulier le rôle pionnier de Nicolai et de Schlözer dans le combat des Lumières et dans la constitution des réseaux de collaborateurs qui est mis en exergue lorsqu’il s’agit de les définir comme des journalistes reconnus. Tant dans la lutte contre le rôle prédominant des Églises que dans la dénonciation de la censure, l’un et l’autre ont été érigé en modèles à suivre parce qu’ils sont à l’origine de périodiques dont les autorités, aussi bien séculières que religieuses, ont dû tenir compte. August Ludwig Schlözer a ainsi développé une conception du journalisme critique qui, parce qu’elle insiste sur le rôle constitutionnel de la presse comme contre-pouvoir, devient une référence qui s’affirme au-delà même des frontières du Saint Empire et dont l’autorité s’exerce encore au XIXe siècle.
- 14 Cf. Knopper Françoise, « L’éditeur Friedrich Nicolai (1733-1811) face à l’autorité politique : les (...)
- 15 Voir à ce propos Schneider Ute, Friedrich Nicolais Allgemeine Deutsche Bibliothek als Integrationsm (...)
9En termes d’influence, il convient de mettre l’accent sur leur capacité respective à fédérer et à mobiliser la République des Lettres, alors même que leurs projets éditoriaux sont différents. Publiée quasiment sans interruption par Friedrich Nicolai entre 1765 et 1806 avec l’aide de plus de 430 collaborateurs, la Bibliothèque générale allemande (Allgemeine Deutsche Bibliothek) a pour fonction de proposer des comptes rendus approfondis des parutions récentes en langue allemande14. Il s’agit en particulier de réhabiliter la littérature de langue allemande et de renforcer les liens entre écrivains et lecteurs issus de la communauté intellectuelle germanophone. C’est donc un organe de presse qui met en relation les élites intellectuelles entre elles et leur fournit un corpus d’œuvres faisant référence dans le champ élitaire15.
- 16 Lettre de Christoph Martin Wieland à Johann Wilhelm von Archenholz, 8/11/1783, in Wielands Briefwec (...)
- 17 Voir Peters, op. cit., 2003, p. 216-231.
10Les Annonces d’État (Stats-Anzeigen) ont été publiées, pour leur part, entre 1782 et 1793 par Schlözer ; dès 1783, Christoph Martin Wieland, l’un des écrivains et publicistes les plus reconnus depuis les années 1770, qualifie cette revue de « baromètre et thermomètre » des Lumières et de la civilisation dans le Saint Empire romain germanique16. Par le regard critique qu’il porte sur l’état de la société et de la politique dans le dernier quart du XVIIIe siècle, ce périodique donne aux élites des Lumières un forum de discussion nourri par les échanges épistolaires, mais également par des rencontres et des comptes rendus de discussions présentés comme authentiques. La vocation de cet organe de presse est par conséquent de fédérer des contributeurs venus d’horizons confessionnels, géographiques et sociaux fort diversifiés17. Si l’on se fie au profil des contributeurs clairement identifiés, on constate que ce sont aussi bien des catholiques que des protestants, qu’ils peuvent être de profession différente. Contrairement au périodique de Nicolai qui mobilise avant tout des créateurs d’idées et des élites intellectuelles d’origine protestante, il y a chez Schlözer l’ambition de dépasser les cercles traditionnels du champ élitaire.
- 18 Sur la réflexion théologique de Nicolai et des contributeurs à la Bibbliothèque générale allemande, (...)
11Un autre critère, qui relève à la fois de l’influence et de la reconnaissance, est le comportement de ceux qui s’affichent comme leurs adversaires. En effet, l’image publique de Nicolai et Schlözer et leurs engagements sont à l’origine d’une césure, d’une véritable ligne de front au cœur même du champ élitaire. Ils apparaissent comme les figures les plus exposées d’un changement radical d’époque dont ils deviennent, aux yeux de leurs adversaires, les symboles. De ce point de vue, ils s’opposent non seulement à certaines catégories des élites traditionnelles mais également à d’autres représentants des élites culturelles. C’est ainsi que Schlözer comme Nicolai deviennent la cible des attaques de membres de l’Église catholique et de représentants de certains petits territoires du Saint Empire romain germanique à qui Nicolai et Schlözer reprochent leur manière d’exercer le pouvoir. Par ailleurs, les hommes de lettres catholiques perçoivent la Bibliothèque générale allemande comme l’instrument d’une Aufklärung exclusivement protestante18 et estiment que les comptes rendus sont particulièrement critiques à l’égard des ouvrages, majoritairement catholiques, édités dans le sud de l’Allemagne.
Les rapports avec les autres catégories d’élites
Le monde de l’édition
- 19 Knopper, art. cit., 2003, p. 251.
- 20 Voir à ce propos l’article de Schneider Ute, « Friedrich Nicolais verlegerisches Handeln auf dem Bu (...)
12C’est une différence essentielle entre Nicolai et Schlözer : alors que ce dernier est avant tout un universitaire, juriste et historien reconnu, dont l’activité de publiciste prolonge son travail académique, Nicolai peut être qualifié d’entrepreneur qui concilie les tâches d’éditeur et de publiciste. Proche d’une certaine élite économique, il fait valoir, notamment lorsque Frédéric Guillaume II décrète un édit sur la censure en 1788, l’impact négatif qu’un contrôle plus sévère de ses publications aurait sur le réseau des libraires en Prusse19. Il y a par conséquent chez lui une prise en compte du facteur économique dans le contexte d’un marché du livre et de la presse en profonde mutation20. Contrairement à d’autres grands éditeurs de la même époque comme Philipp Erasmus Reich ou encore Georg Joachim Göschen, Nicolai a ainsi su concilier l’ambition économique et le souci intellectuel d’une promotion des Lumières et, dans une certaine mesure, œuvrer au rapprochement des élites commerciales et des élites intellectuelles. Alors que la ville ne représentait pas un centre économique ou intellectuel important pendant une majeure partie du XVIIIe siècle, Nicolai a contribué à faire de Berlin un pôle dont la signification va prendre toute sa mesure au cours du XIXe siècle.
Le monde universitaire
- 21 Voir Beck Philippe et Thouard Denis (éd.), Popularité de la philosophie, Fontenay-aux-Roses, éditio (...)
13Si de nombreux universitaires participent aux revues de Nicolai et de Schlözer, il y a néanmoins une nette différence dans leur attitude à l’égard de l’élite universitaire. Alors que Friedrich Nicolai revendique son parcours d’autodidacte et l’héritage de ce qu’on a pu qualifier de « Popularphilosophie »21. Bien qu’inspiré par le philosophe Christian Wolff, ce courant, fondamental pour l’histoire des idées du XVIIIe siècle, prend ses distances à l’égard des cercles académiques et prône une sagesse appliquée à la vie. Schlözer, au contraire, fonde toute sa légitimité sur une carrière universitaire d’historien et de professeur de droit constitutionnel. Ses réseaux intellectuels permettent d’associer aux publications périodiques de nombreux universitaires, sans toutefois se limiter à cette catégorie. De ce point de vue, le rôle de Schlözer dans le champ élitaire consiste à faire le lien entre des élites traditionnelles, issues du milieu strictement académique, et des élites qui s’emploient à mettre à profit leur capital culturel et le nouveau paysage médiatique pour participer à la transformation de la société. À cet égard, Göttingen, l’université où Schlözer détient sa chaire, devient un lieu référence pour le passage de relais entre les élites universitaires et celles qui s’engagent dans la voie de la presse.
Le monde politique
- 22 Voir Habersaat Sigrid, Verteidigung der Aufklärung. Friedrich Nicolai in religiösen und politischen (...)
14Pour Schlözer comme pour Nicolai, les rapports avec les élites politiques sont ambigus. D’une part, il y a une volonté clairement affirmée de mettre l’accent sur l’autonomie du publiciste. Chez Nicolai, elle se manifeste par la volonté de ne pas prendre position sur des sujets visant le pouvoir exécutif. Dans son périodique, les comptes rendus consacrés à la théologie et à la littérature sont majoritaires. Une stratégie d’évitement et de partenariat avec les institutions de la censure devient le socle du travail de Nicolai à partir de 178022.
- 23 Voir Peters, op. cit., 2003, p. 394-399.
15Schlözer, d’autre part, défend une conception résolument politique de la presse. C’est pourquoi sa conception de la publicité qui implique que les abus de pouvoir soient dénoncés se heurte aux souverains et aux administrations des États à qui il reproche de telles décisions arbitraires. L’Électorat de Bavière est ainsi son principal adversaire dans les années 1780, mais l’Électeur de Brunswick lui accorde son soutien jusqu’en 1794. Tout comme Nicolai, Schlözer procède par conséquent à une véritable sélection des appuis politiques en fonction de ses convictions mais également en fonction de ses propres intérêts : l’Électeur du Brunswick représente à ses yeux un allié précieux dans son entreprise journalistique. Pourtant, ce soutien n’est pas sans faille. Dans une controverse qui oppose Schlözer au service des postes, les autorités jugent que Schlözer a détourné la liberté de la presse au profit d’une vengeance personnelle et censurent la publication des Annonces d’État en 179423.
16Quelles conclusions peut-on tirer de ces remarques pour les rapports entre élites, médias et pouvoirs dans l’espace germanophone à la fin du XVIIIe siècle ? La question centrale, également posée par Jürgen Habermas, est bien celle du degré d’autonomie dont disposent les publicistes. Cette catégorie revendique son appartenance aux élites intellectuelles et affirme sa singularité. Les publicistes constituent des réseaux qui leur sont spécifiques et qui renouvellent partiellement la hiérarchie des élites intellectuelles. On a pu constater notamment que les universitaires n’ont plus le monopole de questions aussi diverses que l’histoire, les affaires publiques ou encore le droit constitutionnel. À travers l’attention qu’attirent leurs publications, ils prennent en outre conscience de l’ampleur qu’ils peuvent donner à leur propre pouvoir.
- 24 Voir aussi à ce propos mon article « “Öffentlichkeit” et ruptures historiques (1789, 1806, 1813). L (...)
17Les publicistes ne sont pas en rupture avec les élites traditionnelles. Le monde universitaire reste bel et bien présent, mais est incité à évoluer en s’attachant davantage au suivi de l’actualité. C’est néanmoins la sphère politique qui a un statut particulièrement ambivalent dans ses relations avec les élites intellectuelles : à la fois partenaire et possible adversaire, il est obligé de s’adapter aux nouvelles exigences et au contrôle de la presse, sans que les publicistes ne se détournent fondamentalement de lui. En cela, il convient de relativiser la thèse de l’homogénéité et de l’autonomie de la sphère publique que Habermas a développée dans une grande partie de son œuvre24.
- 25 Voir à ce propos Guilhaumou Jacques, « Habermas, l’espace public et la Révolution française : de l’ (...)
- 26 Eley Geoff, « Nations, Publics, and Political Cultures: Placing Habermas in the Nineteenth Century (...)
- 27 L’ouvrage de référence d’Axel Honneth a été publié en français sous le titre : Honneth Axel, La lut (...)
18Par sa réflexion sur les possibilités d’un idéal-type de l’espace public au XVIIIe siècle, Jürgen Habermas a eu le mérite de mettre en évidence ce que Jacques Guilhaumou appelle la « valeur historique de la structure argumentative de la discussion publique »25. Dans cette perspective, il a cependant eu tendance à réduire l’évolution de l’espace public au rôle joué par une élite bourgeoise dont la presse serait le porte-parole spécifique et qui se serait fortement démarquée des autres couches de la société et des instances étatiques. Les débats menés depuis 1989 ont fait apparaître la nécessité d’une redéfinition de l’espace public au XVIIIe siècle. Celle que propose Geoff Eley permet de mettre l’accent sur les rapports de concurrence entre les différents acteurs et sur les processus d’exclusion qui peuvent concerner certaines catégories de la société26. Ce sont là des phénomènes qui touchent la France et l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, mais également l’espace germanophone de cette époque. Afin d’approfondir la perspective introduite par Jürgen Habermas et de saisir les enjeux de cette mise en concurrence des acteurs de l’espace public, il peut être pertinent d’explorer les potentialités qu’offre à la recherche historique le concept de lutte pour la reconnaissance, élaboré par Axel Honneth27. Cette théorie pourrait permettre d’affiner l’analyse des attentes normatives qui motivent les journalistes dans le champ élitaire et de clarifier davantage encore les conflits d’intérêts qui les opposent aux autres acteurs ou, au contraire, les connivences qui se créent entre eux.
Notes
1 Habermas Jürgen, L’espace public. Archéologie de la Publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de Marc B. de Launay, Payot, Paris, 1978.
2 Voir à propos de ces problématiques l’article de La Vopa Anthony J., « Conceiving a Public : Ideas and Society in Eighteenth-Century Europe », The Journal of Modern History, vol.64, n° 1, mars 1992, p. 79-116.
3 Pour une approche critique du modèle élaboré par Habermas, voir l’article de Gestrich Andreas, « The Public Sphere and the Habermas Debate », German History, vol. 24, n° 3, 2006, p. 413-430.
4 Pour ne citer que les travaux les plus importants : Calhoun Craig (éd.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge Mass. & London, MIT Press, 1992 ; Guilhaumou Jacques, « Espace public et Révolution française. Autour d’Habermas », in Cottereau Alain et Ladrière Paul (éd.), Pouvoir et légitimité. Figures de l’espace public, Paris, EHESS, 1992, p. 275-290 ; Crossley Nick et Roberts John Michael (éd.), After Habermas: New Perspectives on the Public Sphere, Oxford, Wiley-Blackwell, 2004 ; Pinter Andrej, « Public Sphere and History: Historians’ Response to Habermas on the “Worth” of the Past », Journal of Communication Inquiry, 28, 3 (2004), p. 217-232.
5 Baker Keith Michael, « Defining the Public Sphere in Eighteenth Century France: Variations on a Theme by Habermas », in Calhoun Craig (éd.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge Mass. & London, MIT Press, 1992, p. 181-211 ; Sösemann Bernd (éd.), Kommunikation und Medien in Preußen vom 16. bis zum 19. Jahrhundert, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2002.
6 Voir à ce propos Peters Martin, Altes Reich und Europa. Der Historiker, Statistiker und Publizist August Ludwig (v.) Schlözer (1735-1809), Münster, Lit Verlag, 2003.
7 Pour une présentation de Nicolai comme homme des Lumières, voir Möller Horst, Aufklärung in Preußen. Der Verleger, Publizist und Geschichtsschreiber Friedrich Nicolai, Berlin, Colloquium-Verlag, 1974. Pour une analyse détaillée de ses activités de publiciste et d’éditeur, voir Selwyn Pamela, Everyday Life in the German Book Trade. Friedrich Nicolai as Bookseller and Publisher in the Age of Enlightenment 1750–1810, University Park, Pennsylvania University Press, 2000.
8 Au sujet de la situation à Mayence, voir en particulier mon analyse du milieu de la presse dans cet Archevêché-Électorat : Coignard Tristan, L’apologie du débat public, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2010, p. 71-75.
9 Kirchner J, Die Grundlagen des deutschen Zeitschriftenwesens, t. 2, Leipzig, Hiersemann, 1931, p. 323 : pour la décennie en question, il fait précisément état de 1 225 nouveaux journaux.
10 Fischer Ernst, Haefs Wilhelm et Mix York-Gothard (éd.), Von Almanach bis Zeitung. Ein Handbuch der Medien in Deutschland 1700-1800, München, Beck, 1999 (préface rédigée par les trois directeurs de publication, p. 19).
11 La diffusion des Stats-Anzeigen de Schlözer s’élève à 4400 exemplaires. Voir Böning Holger, « Aufklärung und Presse im 18. Jahrhundert », in Jäger Hans-Wolf (éd.), Öffentlichkeit im 18. Jahrhundert, Göttingen, Wallstein, 1997, p. 157. Pour le niveau à partir duquel la revue est rentable, la fourchette proposée correspond à l’estimation de J. Kirchner. Sans citer leurs sources, Ernst Fischer, Wilhelm Haefs et York-Gothard Mix affirment que des tirages de 500 à 700 exemplaires sont déjà susceptibles de couvrir les frais et de permettre aux éditeurs de faire des profits. Voir Fischer Ernst, Haefs Wilhelm et Mix York-Gothard (éd.), op. cit., p. 19.
12 Dann Otto (éd.), Lesegesellschaften und bürgerliche Emanzipation, München, Beck, 1981.
13 Voir la définition de Jean-François Sirinelli, « Les élites culturelles », in Rioux Jean-Pierre et Sirinelli Jean-François (éd.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997.
14 Cf. Knopper Françoise, « L’éditeur Friedrich Nicolai (1733-1811) face à l’autorité politique : les tactiques de la Allgemeine deutsche Bibliothek », in Volz Gunter (éd.), Individu et autorité dans la presse des Lumières, Nantes, Presses de l’université, 2003, p. 245 et suivantes.
15 Voir à ce propos Schneider Ute, Friedrich Nicolais Allgemeine Deutsche Bibliothek als Integrationsmedium der Gelehrtenrepublik, Wiesbaden, Otto Harrassowitz Verlag, 1995.
16 Lettre de Christoph Martin Wieland à Johann Wilhelm von Archenholz, 8/11/1783, in Wielands Briefwechsel, Scheibe Siegfried (éd.), vol. 8, partie 1, Berlin, Akademie-Verlag, 1992, n° 138, p. 150.
17 Voir Peters, op. cit., 2003, p. 216-231.
18 Sur la réflexion théologique de Nicolai et des contributeurs à la Bibbliothèque générale allemande, voir Nottmeier Christian, « Aufgeklärter Protestantismus. Friedrich Nicolai, die Neologie und das theologische Profil der Allgemeinen Deutschen Bibliothek », in Rainer Falk et Alexander Košenina (éd.), Friedrich Nicolai und die Berliner Aufklärung, Hannover, Wehrhahn Verlag, 2008, p. 227-250.
19 Knopper, art. cit., 2003, p. 251.
20 Voir à ce propos l’article de Schneider Ute, « Friedrich Nicolais verlegerisches Handeln auf dem Buchmarkt im Wandel », in Rainer Falk et Alexander Košenina (éd.), op. cit., 2008, p. 121-138.
21 Voir Beck Philippe et Thouard Denis (éd.), Popularité de la philosophie, Fontenay-aux-Roses, éditions de l’ENS, 1995.
22 Voir Habersaat Sigrid, Verteidigung der Aufklärung. Friedrich Nicolai in religiösen und politischen Debatten, 2 volumes, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2001.
23 Voir Peters, op. cit., 2003, p. 394-399.
24 Voir aussi à ce propos mon article « “Öffentlichkeit” et ruptures historiques (1789, 1806, 1813). Les mutations du concept d’opinion publique dans l’espace germanophone », in Binoche Bertrand et Lemaitre Alain (éd.), L’opinion publique dans l’Europe des Lumières. Stratégies et concepts, Paris, Armand Colin, 2013.
25 Voir à ce propos Guilhaumou Jacques, « Habermas, l’espace public et la Révolution française : de l’opinion publique à la lutte pour la reconnaissance », Révolution Française.net, Études, mis en ligne le 13 novembre 2005, http://revolution-francaise.net/2005/11/13/6-habermas-lespace-public-et-la-revolution-francaise-de-lopinion-publique-a-la-lutte-pour-la-reconnaissance.
26 Eley Geoff, « Nations, Publics, and Political Cultures: Placing Habermas in the Nineteenth Century », in Calhoun Craig (éd.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge Mass. & London, MIT Press, 1992, p. 325-326 : « an arena of contest meanings, in which different and opposing publics manoeuvred for space and from which certain “public” (women, subordinate nationalities, popular classes like the urban poor, the working class, and the peasantry) may have been excluded altogether. »
27 L’ouvrage de référence d’Axel Honneth a été publié en français sous le titre : Honneth Axel, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Le Cerf, 2000. Jacques Guilhaumou a amorcé la réflexion sur les potentialités de la lutte pour la reconnaissance dans les recherches sur la Révolution Française : « Habermas, l’espace public et la Révolution française : de l’opinion publique à la lutte pour la reconnaissance », art. cit.
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Référence papier
Tristan Coignard, « Publicistes et élites en Allemagne au XVIIIe siècle : les cas d’August Ludwig von Schlözer et de Friedrich Nicolai », Essais, 5 | 2014, 30-40.
Référence électronique
Tristan Coignard, « Publicistes et élites en Allemagne au XVIIIe siècle : les cas d’August Ludwig von Schlözer et de Friedrich Nicolai », Essais [En ligne], 5 | 2014, mis en ligne le 13 avril 2021, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/8079 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.8079
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