Avant-propos
Texte intégral
« Rien n’est plus naturel à l’homme que de dédaigner ce qu’on lui permet et de courir après ce qu’on lui défend. »
Gédéon Flournois, Les entretiens des voyageurs sur la mer, La Haye, 1740, p. 4
1La mise au point et le développement de l’imprimerie au milieu du XVe siècle bouleversent les modalités de transmission du savoir et les relations entre les élites dirigeantes et ceux qui leur sont subordonnés. Certes, l’imprimerie assure de manière prioritaire le développement du livre, vecteur du savoir savant, mais également celui de réalisations plus modestes sur le plan technique mais promises à une diffusion beaucoup plus large, quelques feuilles destinées à transmettre un savoir plus immédiat à un plus grand nombre de lecteurs. Les débuts de la presse, puisque de presse il s’agit, sont donc fragiles, marqués par le caractère irrégulier, éphémère et ponctuel des premières publications. Mais, dans un monde pourtant caractérisé par l’émiettement politique et un analphabétisme important, le besoin de s’informer ne cesse de progresser.
- 1 Albert Pierre, Histoire de la presse, Paris, 2010, p. 9.
- 2 Chupin Ivan, Hubé Nicolas, Kaciaf Nicolas, Histoire politique et économique des médias en France, P (...)
2Si libelles, feuilles volantes, nouvelles à la main ou avvisi, accasionnels et canards apparaissent un peu partout en Europe occidentale, peu à peu, le paysage de la presse naissante se stabilise. Pour un lectorat qui reste limité à une élite disposant du savoir, de l’aisance et des loisirs, une plus grande périodicité renforce le lien entre les publications et l’actualité. C’est d’abord le rôle des hebdomadaires qui inondent le monde germanique mais aussi l’Italie, l’Espagne, la France et l’Angleterre. Les titres se multiplient, à Strasbourg en 1605, à Wolfenbüttel en 1609, à Bâle en 1610, à Francfort en 1615, à Berlin en 1617, à Hambourg en 1618, à Stuttgart et à Prague en 1619, à Cologne et à Amsterdam en 1620, à Londres en 1622, à Paris en 1631, à Florence en 1636, à Rome en 1640, à Stockholm en 1644, à Madrid en 16611. Certains d’entre eux parvinrent par la suite à adopter un rythme bi-hebdomadaire. À côté de ces périodiques, qui apportent des informations générales, se développe un peu plus tardivement une presse intellectuelle destinée au milieu savant européen, à la « république des lettres ». C’est le cas du Journal des savants fondé en France en 1665 par Denis de Sallo, des Philosophical Transactions éditées à Londres à partir de 1666, du Mercure galant, des éphémères Nouvelles de la République des Lettres, des Bulletins savants de Saint-Pétersbourg (1777)2 et de bien d’autres. L’étape suivante, décisive, est l’apparition des quotidiens : le premier est publié à Leipzig en 1650 sous le nom d’Einkommende Zeitung mais il fut éphémère. En Angleterre, le premier quotidien est le Daily Currant en 1702, en France, Le Journal de Paris en 1777.
- 3 Jeanneney Jean-Noël, Une histoire des médias des origines à nos jours, Paris, 2000, p. 29 ; Dury Ma (...)
- 4 Bertaud Jean-Paul, La presse et le pouvoir de Louis XIII à Napoléon Ier, Paris, 2000, p. 19-20 ; Ne (...)
3Cette multiplication des titres, relative il faut bien le noter, ne peut laisser indifférent les élites dirigeantes européennes, qu’elles soient laïques ou religieuses. Ces élites éprouvent des sentiments ambivalents vis-à-vis de cette presse naissante, à la fois admiration et répulsion, intérêt et crainte. La crainte va se traduire très rapidement par la mise en place d’une censure, d’un contrôle avec un arsenal législatif répressif de plus en plus élaboré mais, beaucoup plus difficile à mettre en œuvre pour ses publications légères que pour les ouvrages classiques. Les périodes de crise sont naturellement propices à cette surveillance et il n’est pas étonnant que dans l’Europe du XVIe siècle, le développement de la réforme protestante soit concomitant de celui de la censure. Les situations sont bien sûres différentes d’un pays à l’autre, le renforcement du pouvoir royal en France permet un contrôle beaucoup plus strict qu’il n’a pu l’être en Angleterre où les grands débats politiques des XVIIe et XVIIIe siècles eurent toujours un lien étroit avec le développement de la presse. C’est le grand philosophe anglais John Milton qui dès 1644 rédige Speech for the liberty of unlicensed Printing, vigoureux plaidoyer pour la liberté » de la presse, dont les idées furent notamment reprises à la veille de la Révolution française par Mirabeau dans sa brochure Sur la liberté de la presse3. Si les intellectuels et les journalistes se battent pour obtenir peu à peu une plus grande liberté vis-à-vis des autorités, un autre danger menace cette presse naissante, celui de la manipulation ou de l’instrumentalisation. Les élites dirigeantes se sont rendues compte de l’importance de cette presse même balbutiante et peu diffusée au point que certains pensèrent très tôt s’en servir dans le cadre de l’action politique. Il s’agissait ici d’orienter une opinion publique naissante, même limitée aux élites du pays voire à celle des autres pays européens. Les exemples abondent, du cardinal de Richelieu utilisant la Gazette de Théophraste Renaudot pour défendre les orientations de sa politique étrangère vis-à-vis de l’Espagne dans les années 1630 au comte de Vergennes finançant le Mercure de France et la Gazette pour qu’ils préparent l’opinion publique française à la guerre aux côtés des insurgents américains4. En Angleterre également, le célèbre Times fondé en 1785 par John Walter eut très tôt des liens ambigus avec le gouvernement. Cet intérêt des élites dirigeantes peut se traduire par la rédaction d’articles sous des noms d’emprunt, par des pressions plus ou moins amicales sur les dirigeants du journal, voire par le versement de pots-de-vin. Le premier ministre Horace Walpole aurait ainsi dépensé plus de 50 000 £ entre 1732 et 1742 pour s’assurer des articles favorables dans la presse britannique.
- 5 Barbier Frédéric, Bertho-Lavenir Catherine, Histoire des médias de Diderot à Internet, Paris, 2009, (...)
4Après l’intermède révolutionnaire, le XIXe siècle connaît des évolutions profondes, notamment sur le plan technologique. Grâce aux progrès des transports, aux chemins de fer, au télégraphe, aux progrès des techniques d’impression, le prix des journaux baisse ce qui contribue à élargir le lectorat. Le Penny Magazine de Charles Knight au Royaume-Uni, le Pfennig Magazin de Martin Bossange en Allemagne, La Presse d’Emile de Girardin en France, témoignent de cette mutation5. La démocratisation de la presse européenne renforce l’intérêt des élites pour ce que le philosophe anglais Burke a appelé dès la fin du XVIIIe siècle le quatrième pouvoir. La question qui est alors posée aux élites est de savoir s’il vaut mieux gouverner un peuple éclairé ou ignorant. Les réponses varient d’un point à l’autre du continent mais peu à peu la liberté progresse et finit par triompher, au Royaume-Uni en 1869, dans l’empire allemand en 1874, en France en 1881.
- 6 Thérenty Marie-Ève, Vaillant Alain (dir.), Presse, nations et mondialisation au XIXe siècle, Paris, (...)
5Cependant, les rapports que la presse entretient avec les élites sont profondément reconfigurés avant même son émancipation officielle. Au fur et à mesure de leur développement, les médias, en tant qu’éléments constitutifs de la vie publique et du débat démocratique, sont utilisés par des publicistes de plus en plus nombreux pour critiquer et remettre en cause les élites, mais aussi par les élites elles-mêmes afin de relayer leurs projets ou justifier leurs décisions. Un ouvrage collectif publié en 2010 a notamment exposé la manière dont les élites des nations ayant obtenu leur indépendance au cours du XIXe siècle se sont servies de la presse pour participer à la constitution d’une culture nationale et diffuser un discours modernisateur6. Les auteurs insistent également sur le fait que la presse, qu’elle soit européenne, nord-américaine ou latino-américaine, s’est aussi affirmée en s’opposant aux élites par la satire et la contestation politique.
- 7 Voir, notamment, Darnton Robert, Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au XV (...)
- 8 Pradié Christian, La presse, le capitalisme et le lecteur. Contribution à l’histoire économique d’u (...)
6À partir du moment où un espace public est constitué ou en voie de constitution, les médias deviennent l’objet d’un tiraillement permanent entre les différentes forces sociales et politiques d’un pays. Le contrôle des élites politiques sur les médias n’a jamais été absolu, comme le montre le développement des images satiriques et autres écrits séditieux et pamphlétaires dès le XVIe siècle en France par exemple7. Cependant, il semble que le rapport que les élites politiques entretiennent avec les médias ait été profondément transformé par la marchandisation de la presse qui accompagne la Révolution industrielle au cours du XIXe siècle8. Ce processus a deux conséquences majeures : d’une part il marginalise la presse politique et satirique au profit d’une presse dite « d’information », d’autre part il permet aux élites économiques de concurrencer les élites politiques sur le terrain médiatique.
- 9 Bellanger Claude, Godechot Jacques, Guiral Pierre et Terrou Fernand (dir.), Histoire générale de la (...)
7Le cas français est à cet égard emblématique : la loi de 1881 émancipe la presse du pouvoir étatique, mais laisse les journaux aux mains des milieux d’affaires9. Alors que, dans les pays industrialisés, les médias ont été pendant longtemps avant tout l’objet d’un rapport de force entre élites politiques et publicistes, ils deviennent à partir de la seconde moitié du XIXe siècle l’enjeu d’une compétition de pouvoir entre élites politiques et économiques (la chronologie de cette évolution variant bien évidemment en fonction des situations nationales).
- 10 Voir, notamment, Charle Christophe, Le Siècle de la Presse (1830-1939), Paris, Seuil, 2004 ; Garrig (...)
- 11 Bourdieu Pierre, « L’emprise du journalisme », Actes de la recherches en sciences sociales, 101, 19 (...)
8La presse constitue ainsi un domaine privilégié pour étudier les rapports qu’entretiennent les élites avec le peuple, mais aussi les rivalités qui opposent les élites entre elles. De manière plus concrète, l’étude des médias à l’époque contemporaine révèle l’importance que ces derniers ont aux yeux des hommes politiques, députés, ministres et chefs d’Etat, mais aussi aux yeux des hommes d’affaires. De nombreux travaux ont déjà souligné l’importance de l’instrumentalisation de la presse sous la IIIe République à des fins de propagande, de chantage ou encore d’enrichissement personnel10. La sociologie, par ailleurs, a conceptualisé cette problématique en termes de relations entre champ médiatique, champ politique et champ économique11.
- 12 Habermas Jürgen, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la so (...)
9Cependant, distinguer « les élites » et « la presse » pour étudier leurs rapports est réducteur, dans la mesure où l’essor des médias s’accompagne de l’affirmation de nouvelles élites qui y sont étroitement liées. En effet, Un type particulier d’élites se développe parallèlement à la constitution d’un « espace public » en Europe à partir du XVIIIe siècle. Jürgen Habermas, en s’appuyant notamment sur le cas français, a insisté sur l’importance de l’autonomisation de l’« esprit et [de] l’intelligentsia » par rapport à l’aristocratie dans le développement d’une sphère d’argumentation rationnelle au sein de laquelle s’épanouissent la critique du pouvoir et les discussions politiques publiques12. Le développement d’une sphère sociale dans laquelle la parole publique se libère peu à peu de la tutelle étatique et dans laquelle les débats fleurissent confère à ceux qui maîtrisent la rhétorique et le langage symbolique (y compris sous sa forme artistique) un nouveau pouvoir ou, du moins, un nouveau rôle social. Même si la rupture n’est pas franche et totale, le XVIIIe siècle, et particulièrement les Lumières, semblent être le point de départ d’une reconfiguration du champ élitaire, qui accorde aux élites culturelles (artistes, philosophes, écrivains, homme de lettres, publicistes…) une nouvelle importance.
- 13 Sirinelli Jean-François, « Les élites culturelles », dans Rioux Jean-Pierre et Sirinelli Jean-Franç (...)
- 14 Delporte Christian, Les journalistes en France, 1880-1950. Naissance et construction d’une professi (...)
10Cette dynamique ne s’essouffle pas à l’époque contemporaine. Bien au contraire, Jean-François Sirinelli identifie au XIXe siècle une « montée en puissance » des élites culturelles, particulièrement sous la forme de l’« intellectuel » à partir, pour le cas Français, de l’Affaire Dreyfus13. Plus largement, certaines évolutions sociales majeures, comme les progrès de l’éducation et de l’alphabétisation, font grossir les rangs des catégories sociales disposant d’un capital culturel élevé et dont la profession nécessite d’importantes compétences intellectuelles. Les journalistes font partie de ceux dont l’activité s’institutionnalise et se professionnalise à partir de la fin du XIXe siècle, et n’échappent pas aux clivages né de l’engagement politique qui caractérisent les élites culturelles tout au long du XXe siècle14. Parmi eux, une élite professionnelle se distingue (patrons de presse, journalistes influents, reporters à succès, éditorialistes populaires…), et se trouve au cœur des jeux d’influence entre le monde politique, les milieux d’affaires et les médias. D’où une question centrale : la presse est-elle devenue le « quatrième pouvoir » qu’elle était censée être ? Agit-elle toujours comme un contre-pouvoir ou est-elle parfois contrainte de jouer le rôle d’auxiliaire du pouvoir ?
Notes
1 Albert Pierre, Histoire de la presse, Paris, 2010, p. 9.
2 Chupin Ivan, Hubé Nicolas, Kaciaf Nicolas, Histoire politique et économique des médias en France, Paris, 2012, p. 14.
3 Jeanneney Jean-Noël, Une histoire des médias des origines à nos jours, Paris, 2000, p. 29 ; Dury Maxime, La censure. La prédication du silence, Paris, 1995, p. 42.
4 Bertaud Jean-Paul, La presse et le pouvoir de Louis XIII à Napoléon Ier, Paris, 2000, p. 19-20 ; Netz Robert, Histoire de la censure dans l’édition, Paris, 1997, p. 31.
5 Barbier Frédéric, Bertho-Lavenir Catherine, Histoire des médias de Diderot à Internet, Paris, 2009, p. 93
6 Thérenty Marie-Ève, Vaillant Alain (dir.), Presse, nations et mondialisation au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2010, 512 p.
7 Voir, notamment, Darnton Robert, Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1991 ; De Baecque Antoine, Les Eclats de rire. La culture des rieurs au XVIIIe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 2000.
8 Pradié Christian, La presse, le capitalisme et le lecteur. Contribution à l’histoire économique d’une industrie culturelle, 2 vol., Thèse en sciences de l’information et de la communication, sous la direction de Bernard Miège, Grenoble 3, 1994, 814 p.
9 Bellanger Claude, Godechot Jacques, Guiral Pierre et Terrou Fernand (dir.), Histoire générale de la presse française, t. 3 : de 1871 à 1940, Paris, PUF, 1972.
10 Voir, notamment, Charle Christophe, Le Siècle de la Presse (1830-1939), Paris, Seuil, 2004 ; Garrigues Jean, La République des hommes d’affaires (1870-1900), Paris, Aubier, 1997 ; Jeanneney Jean-Noël, L’argent caché. Milieux d’affaires et pouvoirs politiques dans la France du XXe siècle, Paris, Fayard, 1984.
11 Bourdieu Pierre, « L’emprise du journalisme », Actes de la recherches en sciences sociales, 101, 1994, p. 3-9 ; Champagne Patrick, « La double dépendance. Quelques remarques sur les rapports entre les champs politique, économique et journalistique », Hermès, 17-18, 1995, p. 215-229.
12 Habermas Jürgen, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978 (1962).
13 Sirinelli Jean-François, « Les élites culturelles », dans Rioux Jean-Pierre et Sirinelli Jean-François (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, 455 p.
14 Delporte Christian, Les journalistes en France, 1880-1950. Naissance et construction d’une profession, Paris, Seuil, 1999, 450 p.
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Référence papier
Laurent Coste et Dominique Pinsolle, « Avant-propos », Essais, 5 | 2014, 8-12.
Référence électronique
Laurent Coste et Dominique Pinsolle, « Avant-propos », Essais [En ligne], 5 | 2014, mis en ligne le 13 avril 2021, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/8012 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.8012
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