« D’un dessein farouche et extravagant » : Montaigne et la philorature
Résumés
Philorature entend désigner l’espace où s’installe Montaigne dès 1571, qui subvertit les partages modernes entre « philosophie » et « littérature », comme certains alors déjà en vigueur. Les Essais enregistrent la faillite des pensées officielles, tout en se construisant à partir de leurs linéaments. Dans un même mouvement, ils dérèglent les ordres discursifs en usage, par l’intention qui les régit et le sujet qui les habite. Ils constituent ainsi un type particulier de « parole philosophique », assumant son originalité, mais qui n’en reste pas moins révélatrice de l’esprit et de l’épistémè de la Renaissance.
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- 1 Voir notamment sur ce point le livre de François Roussel, au titre significatif à lui seul Montaign (...)
1Le monstre lexical ci-dessus n’est ni le fruit d’une « fantasie » débridée, ni une quelconque notion de type post-derridien. Il entend renvoyer à l’espace singulier, de pensée et de parole, dans lequel s’installe Montaigne ; « espace votif », selon le mot de Jean Starobinski, consacré par l’auteur dès 1571 lors de son entrée en écriture, évidemment informé de topiques antérieures, mais en même temps significatif d’un territoire qui alors commence à prendre son essor, celui si l’on veut de l’« écrivain », lequel se manifeste par le retrait – ici, explicitement, par « lassitude des servitudes du Parlement » –, et la distance critique par rapport aux discours d’autorité1.
- 2 En réalité, dans le titre du premier chapitre de son ouvrage de 1998 Occhiacci di legno. Nove rifle (...)
2Pour le délimiter, il est nécessaire de pratiquer l’« estrangement » revendiqué par Carlo Ginzburg2, sur les partages disciplinaires entre « philosophie » et « littérature » déjà en vigueur à la Renaissance, et a fortiori sur ceux dont nous sommes tributaires – et qu’envisage ce volume. Nous verrons ainsi comment l’essai montaignien, dans ses différentes modalités, empêche la saisie totalement satisfaisante de l’œuvre par chacun des deux domaines convoqués dans leurs formes les plus classiques, l’un continuant de « hanter » l’autre en quelque sorte ; ce qui conduira à tenter de donner quelque consistance à la chimère que propose le titre de la présente communication.
Philo…
- 3 Voir en particulier les travaux de Violaine Giacomotto-Charra sur la question.
3Au temps de Montaigne, la « philosophie », c’est d’abord la philosophie naturelle, telle qu’elle est définie à l’université, soit une physique ou philosophie de la nature (connaissance des corps naturels sujets au mouvement, dont la compréhension repose sur le commentaire des traités naturels d’Aristote)3. On en trouve la preuve dans ce passage célèbre de l’« Apologie de Raimond Sebond » :
- 4 Toutes nos références, incorporées au texte, renvoient à l’édition des Essais par André Tournon, Pa (...)
[A] Tout ainsi que les femmes emploient des dents d’ivoire où les leurs naturelles leur manquent, et au lieu de leur vrai teint en forgent un de quelque matière étrangère : comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l’embonpoint de coton, et au vu et su d’un chacun s’embellissent d’une beauté fausse et empruntée : ainsi fait la science [B] (et notre droit même a, dit-on, des fictions légitimes, sur lesquelles il fonde la vérité de sa justice) [A] elle nous donne en paiement et en présupposition les choses qu’elle-même nous apprend être inventées : car ces épicycles, excentriques, concentriques, dequoi l’Astrologie s’aide à conduire le branle de ses étoiles, elles nous les donne pour le mieux qu’elle ait su inventer en ce sujet : comme aussi au reste la philosophie nous présente non pas ce qui est, ou ce qu’elle croit, mais ce qu’elle forge ayant plus d’apparence et de gentillesse. (II, 12, 328 [537])4
- 5 Pour plus de précisions sur ces mouvements et ces figures, voir la note correspondant à la page 567 (...)
- 6 Sur la question voir notre Quand « les poètes feignent » : « fantasie » et fiction dans les Essais (...)
4Le premier comparé est la « science » – « la philosophie » jusqu’en 1588 –, et elle serait comme femme puisqu’elle nous présente des leurres, fabriquant des fondements donnés pour factices, tels les « épicycles » par lesquels la cosmologie ptolémaïque expliquait le mouvement des planètes5. Ces figures deviennent l’emblème des fantasmagories les plus éthérées, présentées comme les moins mauvais des pis-aller, fausse monnaie (« paiement ») qui se désigne elle-même. Une addition de 1588 vient enrôler le droit dans la liste, par parenthèse et par ouï-dire, insistant sur le rapport qu’entretiennent discours de vérité et imaginaire. Les fictions légales des juristes, fictiones legis issues du droit romain, constituent en effet à la fois une assise et un palliatif lorsque le réel vient à résister6. De curieux savoirs, gouvernés par une logique de la mimèsis – dont une des traductions latines, rappelons-le, fut fictio, ce qui peut expliquer la présence du verbe « forge » et de l’expression « plus d’apparence et de gentillesse » (avec pour sujet cette fois la « philosophie » du reste) –, constituant ceux-ci en inventions agréables. Finalement, Montaigne reproche à la « science », non de passer par le vraisemblable, mais de garder ses prétentions à la certitude et la vérité malgré des fondements imaginaires.
5Bien que sous le registre de la charge, nous voici d’emblée au cœur de notre sujet et de nos croisements. Juste avant cet extrait de l’« Apologie », mais dans une addition autographe, la philosophie est vue comme une « poésie sophistiquée » :
Et certes la philosophie n’est qu’une poésie sophistiquée. D’où tirent ses auteurs anciens toutes leurs autorités, que des poètes ? et les premiers furent poètes eux-mêmes et la traitèrent en leur art. Platon n’est qu’un poète décousu. Timon l’appelle par injure grand forgeur de miracles. (II, 12, 328 C [537])
- 7 Et très exactement l’expression l’« Homère des philosophes », mot de Panétius dans les Tusculanes, (...)
6À l’origine des doctrines, la poésie, au commencement de l’histoire de la philosophie, des philosophes-poètes comme Platon, qui traitèrent à leur façon la matière poétique, en exploitant ses mystères au risque d’une vaine complexité. C’est du moins l’opinion de Timon prise chez Diogène Laërce au milieu d’une série de sarcasmes adressés à l’auteur du Banquet. D’ailleurs, on rencontre dans le chapitre « Des plus excellents hommes » des Essais le rapprochement de Platon et d’Homère7, lieu commun des traités de rhétorique, que l’on trouve notamment dans l’Orator de Cicéron (XIX, 62), l’Institution oratoire de Quintilien (X, 1, 81) et le traité Du sublime du pseudo-Longin (XIII, 3-4).
7En raison de la souplesse de leur perspective, les Essais en viennent ainsi à célébrer l’auteur du Phèdre, non sans suggérer les liens de parenté qu’ils entretiennent avec les dialogues de celui-ci. On songe à la digression sur l’« allure poétique » du chapitre « De la vanité » (où l’autre modèle convoqué est le traité sur le « Démon de Socrate » de Plutarque), mais également à ce nouveau passage de l’« Apologie » :
[A] […] Au demeurant, les uns ont estimé Platon dogmatiste, les autres dubitateur, les autres en certaines choses l’un, et en certaines choses l’autre. [C] Le conducteur de ses dialogismes, Socrate, va toujours demandant et émouvant la dispute : jamais l’arrêtant, jamais satisfaisant, et dit n’avoir autre science que la science de s’opposer. (II, 12, 282 [509])
- 8 Tristan Dagron, « Montaigne et l’expérience. Aspects de la doctrine platonicienne de la tempérance (...)
8Le point a autorisé un spécialiste comme Tristan Dagron, dans un article paru dans le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne en 20068, à montrer combien les Essais étaient redevables à la philosophie néo-platonicienne qui innerve la pensée de la Renaissance. Lecture intéressante, en ce qu’elle rompt avec une tradition constituée selon une historiographie rétrospective, qui fait de Montaigne un « précurseur » de la modernité. Mais lecture qui œuvre, comme d’autres, par prélèvements de données éparses dans le texte. Car, dans le passage ci-dessus, Montaigne enregistre les interprétations diverses dont Platon est l’objet, « tintamarre de tant de cervelles philosophiques » parmi d’autres, ceci étant sans doute à rapporter à la réception contrastée du corpus platonicien dans l’humanisme, dont il est tributaire. Mais on retiendra surtout qu’il valorise la « manière » qu’a Socrate de conduire ses « dialogismes », en des lignes qui ne sont pas sans rappeler l’« art de conférer » décrit dans le chapitre III, 8, dont les Essais peuvent apparaître comme un équivalent textuel et, si l’on veut, « monologique ».
9Pour clore ce premier volet, un mot sur d’autres versants de la « philosophie », en particulier l’éthique. La thèse évolutionniste de Pierre Villey est depuis longtemps battue en brèche et, à dire vrai, elle était comme vouée d’avance à sa perte, en raison d’une part des intersections existant dès l’origine entre les doctrines hellénistiques (Portique et Jardin), d’autre part, là encore, en raison de la réception émiettée dans l’humanisme de ces doctrines – lesquelles ne forment plus vraiment alors « doctrines ». Mais plutôt que de s’en désoler, Montaigne accuse encore leur morcellement, par son mode de lecture en sa « librairie » : « Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues » (III, 3, 79B [828]). Ce qui se résout par la convocation de morceaux disparates, « échantillons dépris de leur pièce » (I, 50, 475C [302]), selon la logique du nouveau terrain où ils viennent se greffer.
- 9 Voir Alain Legros, Essais sur poutres. Inscriptions et peintures de la tour de Montaigne, berceau d (...)
10On comprend que cela ne vaille pas souvent acte d’allégeance à l’égard d’une sagesse antique spécifique. « Qui suit un autre, il ne suit rien. Il ne trouve rien, voire il ne cherche rien » : l’attitude requise pour l’élève dans la vigoureuse déclaration d’autonomie du chapitre « De l’institution des enfants » (I, 26) est mise en pratique sur le plan du texte. Les Essais ne sont pas ainsi l’œuvre d’un moraliste qui répéterait servilement les bons mots de la tradition. Certes, sur les poutres et les solives du plafond de la « librairie » où elles sont inscrites, les sentences brillent dans leur vérité immuable et universelle9. Mais, introduites dans le livre, elles tendent à s’y soustraire, et se trouvent problématisées. Par exemple, en ouverture de « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons » (I, 14), la « sentence grecque ancienne » (d’Epictète en fait) selon laquelle les hommes sont tourmentés par les opinions qu’ils ont des choses, non par les choses mêmes, est de suite relativisée par la remarque « Il y aurait un grand point gagné pour le soulagement de notre misérable condition humaine, qui pourrait établir cette proposition vraie tout partout » (I, 14, 108A [50]).
11Du coup, Montaigne évoque ses affinités avec des œuvres non systématiques, soit celles de Sénèque et Plutarque. Un chapitre est consacré à leur « défense » (II, 32), et on lit par ailleurs les concernant dans le chapitre « Des livres » les phrases suivantes, où se trouve la seconde occurrence de l’expression « à pièces décousues » des Essais :
Ils ont tous deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j’y cherche y est traitée à pièces décousues, qui ne demandent pas l’obligation d’un long travail, dequoi je suis incapable, comme sont les Opuscules de Plutarque et les Epîtres de Sénèque, qui est la plus belle partie de ses écrits et la plus profitable. Il ne faut pas grande entreprise pour m’y mettre, et les quitte où il me plaît. Car elles n’ont point de suite des unes aux autres. (II, 10, 132 A [413])
12Discours, lettres, devis, apophtegmes, qui permettent la vulgarisation de la paideia et de la philosophia moralis, mais de façon en effet fragmentaire, sans nécessairement que le récepteur ait à partager le stoïcisme de l’un ou le platonisme de l’autre.
13Les Essais marquent en réalité la fin du rêve humaniste encyclopédique, rêve de reconstitution et de synthèse du patrimoine antérieur, habités qu’ils sont par une sorte de rhapsode moderne, qui accuse les disparates et revendique son inscription dans sa temporalité intime. Temporalité placée sous le signe de Kairos plus que de Chronos, et qui fait de Montaigne ce « philosophe imprémédité et fortuit » dont parle une nouvelle fois l’« Apologie » :
[C] Mes meurs sont naturelles : je n’ay point appelé à les bâtir le secours d’aucune discipline. Mais toutes imbéciles qu’elles sont, quand l’envie m’a pris de les réciter et que pour les faire sortir en public un peu plus décemment je me suis mis en devoir de les assister et de discours et d’exemples : ce a été merveille à moi-même de les rencontrer par cas d’aventure conformes à tant d’exemples et discours philosophiques. De quel régiment était ma vie, je ne l’ay appris qu’après qu’elle est exploitée et employée. Nouvelle figure : Un philosophe imprémédité et fortuit. (II, 12, 343 [546]).
14La « nouvelle figure » déplore souvent le caractère inadéquat des matériaux de la sagesse à son expérience propre, quand elle ne constate pas tout bonnement que la science n’est faite que de songes. Mais elle produit une œuvre faite des résidus de cette philosophie, œuvre qui assume pleinement, quant à elle, sa part de contingence et de l’imaginaire.
…rature
15Un objet aussi plastique, où sont si fortement revendiquées la forme et la subjectivité du propos, serait-il alors plus aisément saisissable par la « littérature » et ses codes ? Pas vraiment, on va tenter de le montrer.
16Dans une perspective essentialiste, la « littérature », alors, c’est d’abord la Poétique, celle héritée d’Horace et véhiculée notamment en France par la Pléiade. Ou encore, et un peu plus tard, celle d’Aristote, mise à la mode par les Poetices libri septem (1561) de Scaliger. Or, si Montaigne se dit grand amateur de poésie, il confesse son insuffisance en matière de création :
J’ay la vue assez claire et réglée, mais à l’ouvrer elle se trouble : Comme j’essaye plus évidemment en la poésie. Je l’aime infiniment : je me connais assez aux ouvrages d’autrui : mais je fais à la vérité l’enfant quand j’y veux mettre la main : je ne me puis souffrir. On peut faire le sot par tout ailleurs, mais non en la Poésie […]. (II, 17, 486 A [635])
17La poésie figurera dans les Essais sous forme de citations, lesquelles sont soumises à une interprétation, et plus largement à des réfractions propres à l’opération d’essai, qui replie l’objet sur le sujet pensant et écrivant. On se situe donc beaucoup plus dans l’ordre du commentaire qu’autre chose, ce que montre à lui seul le titre du chapitre III, 5, « Sur des vers de Virgile ». Et c’est également dans ce sens qu’il faut comprendre la formule de l’addition autographe qui achève le chapitre « De la force de l’imagination » : « Il y a des auteurs desquels la fin c’est dire les évènements. La mienne, si j’y savais advenir serait dire sur ce qui peut advenir » (I, 21, 193 C [106]). Montaigne se démarque ici de la distinction aristotélicienne, en opposant à l’historien, qui dit ce qui a eu lieu, sa propre fonction de commentateur du possible. Si bien que les lectures, attachées par exemple, via une poétique des passions, à mettre en évidence la « prose poétique » de Montaigne, restent trop formalistes, manquant les suggestions multiples que les fictions poétiques produisent, bref leur rôle dans la « chasse de connaissance ».
- 10 Voir nos articles « “Sortir des arbres par des moyens d’arbres” – La tradition du “discours naturel (...)
18Avec la rhétorique, les choses sont plus complexes. Car, d’abord, il n’est pas discutable que bien des chapitres des Essais adoptent les modèles et canons de l’éloquence. Et, plus largement, Montaigne, comme tout humaniste, ne saurait parler « tout fin seul » selon l’expression que l’on lit dans ce même « Sur des vers de Virgile ». Autrement dit, la rhétorique est pour lui une des principales syntaxes disponibles, et ce jusque lorsqu’il en fait le procès, ou encore lorsqu’il prétend, célébrant sa parole « négligente » ou naturelle, s’en affranchir. Les normes du discours sont en effet habiles, et ont très tôt codifié tout ce qui pouvait sortir de leur orbe (voir le sermo fortuitus, pedestris…). Seulement – et pour condenser des arguments qu’on trouvera développés dans des textes antérieurs10 –, si l’on peut donc identifier dans les Essais de très nombreux procédés qui relèvent de l’« empire rhétorique » et qui les apparentent aux ouvrages des « faiseurs de livres », tout change dès lors qu’on les rapporte, selon une visée franchement herméneutique, à l’intention qui commande le projet, et aux spécificités de ce dernier.
- 11 Marc Fumaroli, « Les Essais de Montaigne : l’éloquence du for intérieur », in La Diplomatie de l’es (...)
19Et d’abord, au type de logique discursive que postule l’essai, qui a dérouté tant de lecteurs. Car là où en général le discours adopte un mouvement programmé, avec des étapes qui s’enchaînent linéairement et progressent téléologiquement vers une fin, l’essai tend en permanence à se replier sur lui-même, mieux, à « se rouler en lui-même » selon ce que dit Montaigne de son propre regard dans la longue addition autographe qui conclut le chapitre « De l’exercitation » (II, 6). Ce qui veut dire que chaque étape est susceptible de recevoir une suite, par retour de la pensée sur ses premières traces, qui les prolonge, les déchiffre, menaçant sans cesse de dévier de ce qu’on pouvait attendre, ou combinant, pour le mieux dire encore, « lignes droites » et « lignes courbes ». Le phénomène conduit à conférer à certains chapitres (du Livre III tout particulièrement) un tour méditatif, que l’on peut bien qualifier d’« éloquence du for intérieur » selon le mot de Marc Fumaroli11, mais à condition de ne pas négliger l’« exercice spirituel » nouvelle manière qui y est en jeu.
20De plus, et André Tournon l’a montré, ledit phénomène n’est pas réductible aux jeux des additions d’une édition à une autre, ces dernières n’étant que la partie « émergée » d’un travail que les « repentirs » – ou « ratures »… – de l’Exemplaire de Bordeaux révèlent de façon remarquable. En fait, cet enregistrement du « passage » semble caractériser les Essais dès leur origine et donc leur première version. Dès lors, le « progrès » est à concevoir selon son sens étymologique :
[A] Ce fagotage de tant de diverses pièces se fait en cette condition, que je n’y mets la main que lors qu’une trop lâche oisiveté me presse : et non ailleurs que chez moi. Ainsi il s’est bâti à diverses pauses et intervalles, comme les occasions me détiennent ailleurs parfois plusieurs mois. Au demeurant je ne corrige point mes premières imaginations par les secondes [C] : oui à l’aventure quelque mot : mais pour diversifier, non pour ôter. [A] Je veux représenter le progrès de mes humeurs, et qu’on voie chaque pièce en sa naissance. (II, 37, 671 [758])
21Il s’agit ainsi de représenter la pensée, qu’elle soit saillie primitive ou retour sur celle-ci, en son état continuellement naissant : une suite d’instantanés en quelque sorte, qui peuvent être liés logiquement entre eux, mais sans qu’on doive oublier l’écart séparant des « images » de soi distinctes, chaque fois assumées. Moyennant quoi, si les normes discursives disponibles sont mobilisées, elles sont subordonnées à un « plan d’immanence », qui répond de nouveau à l’« occasion », soit à un temps fondamentalement événementiel. Les Essais sont ce livre unique en son genre, qui inclut charnellement, viscéralement, la durée dans l’espace de la page. Ils postulent par là une conception du sujet plurielle, qui ne saurait s’hypostasier en un « moi », substantivé et substantialisé. Ce qui les distingue de nouveau des ordres discursifs habituels (rhétorique, dialectique), dont l’instance rectrice se doit malgré tout d’être plus homogène.
22Une telle vision sentirait-elle par trop sa modernité, voire son post-modernisme ? Que non pas. Car, par-là, Montaigne ne fait que pousser une nouvelle fois à son point limite la conception du sujet propre à l’humanisme, sujet « pragmatique » si l’on peut dire, se réalisant dans des actes inclus dans le perpetuum mobile du monde. « Homines non nascuntur sed finguntur » lit-on dès Pic de La Mirandole. La leçon a été retenue, et Montaigne la conforme à son « dessein » insolite : il se livrera à un « façonnement de soi », toujours à reprendre, d’« heure en heure, de minute en minute ».
23On le voit, c’est en tenant compte de la présence forte du sujet pensant dans son message qu’on comprend la tabula rasa qui s’effectue sur les matériaux de la sagesse disponibles, comme sur les normes discursives accréditées. La prise de distance est féconde, et c’est par elle que l’œuvre nouvelle voit le jour. Pour donner une positivité à ce territoire hybride, un dépaysement quasi archéologique est nécessaire, dépaysement par rapport à nos partages bon an mal an hérités de la révolution de l’Âge classique. Car, à la scission malgré tout promue par Descartes entre l’« imagination » et la « raison » – et donc le « littéraire » et le « philosophique », pour aller vite –, on pourra opposer ce que Giordano Bruno, le penseur de la fin de la Renaissance et qui souvent fait la synthèse de coordonnées et d’expériences antérieures, écrit dans l’Explicatio triginta sigillorum (1583) :
- 12 Giordano Bruno : « […] philosophi sunt quodammodo pictores atque poëtae, poëtae pictores et philoso (...)
Les philosophes sont, d’une certaine manière, des peintres et des poètes, les poètes, des peintres et des philosophes, et les peintres, des philosophes et des poètes […] ; il n’est en effet de philosophe qui ne forge des fictions ni ne peigne, d’où il suit qu’il ne faut pas craindre de dire ceci : « intelliger, c’est réfléchir sur des images, et l’intellect est ou la phantasia ou n’est pas sans elle » .12
24Cette « fantasie », activité de figuration où l’intellection passe par des images, et qui permet la réunion du poète, du peintre et du philosophe, Montaigne l’installe également au centre de son projet, comme en témoignent des textes réflexifs et auto-exégétiques, aux deux extrémités temporelles de l’œuvre, tels que le chapitre « De l’oisiveté » ou encore cet extrait du chapitre « Du démentir », qui trouble lui aussi les distributions modernes :
Combien de fois m’a cette besogne diverti de cogitations ennuyeuses — et doivent être contées pour ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a étrennés d’une large faculté à nous entretenir à part : et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous. Aux fins de ranger ma fantaisie à rêver même par quelque ordre et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n’est que de donner corps, et mettre en registre tant de menues pensées qui se présentent à elle. J’écoute à mes rêveries parce que j’ay à les enrôler. (II, 18, 533 C [665])
- 13 Voir, dans Philosophie et littérature – Approches et enjeux d’une question (Paris, Presses Universi (...)
25Le « philosophique », ici, prend corps dans des dispositifs et des agencements spécifiques, tandis que l’écrit se leste d’un poids intellectuel et spéculatif qu’il a rarement ailleurs. Cette « parole philosophique », si l’on veut, ne subordonne aucun champ à un autre, inventant de la sorte sa propre productivité13, réfractaire à toute mise en cases. Le « littéraire » (comme le « philosophe », sans doute) peut y trouver matière à un nouveau regard sur ses habitudes et ses outils ; à une activité critique et revigorante, en somme, qui est l’apanage de la pensée libre.
Notes
1 Voir notamment sur ce point le livre de François Roussel, au titre significatif à lui seul Montaigne : le magistrat sans juridiction, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 2006. Il n’est pas question pour nous de construire un quelconque « mythe Montaigne », homme explorant un « Absolu littéraire » avant l’heure, et du coup en rupture totale avec son « ménage » et « sa carrière » – tout montrant de toute façon le contraire. Il s’agit de prendre acte de ce que tous « nous sommes faits de lopins », ce qui se traduit, pour Montaigne et d’autres, par l’investissement d’attitudes, de positions, de champs d’interventions et de lieux discursifs multiples alors disponibles. Mais, dans l’espace qu’il consacre à la « culture de son âme », à la réflexion critique et à la chose lettrée, on ose croire que Montaigne n’a pas seulement en tête sa projection dans l’univers social – et ce même si ce dernier pèse alors beaucoup sur l’ensemble des pratiques.
2 En réalité, dans le titre du premier chapitre de son ouvrage de 1998 Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza (Milan, Feltrinelli, 1988), Carlo Ginzburg emploie le terme italien « straniamento » (« Straniamento. Preistoria di un procedimento letterario », p. 15-39). C’est P.-A. Fabre, traducteur français de l’ouvrage (A distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001), qui rend celui-ci par « estrangement », sur lequel on trouvera une bonne mise au point par Sandro Landi dans l’introduction d’un numéro de la présente revue Essais qui lui est consacré, à partir de l’œuvre de l’historien : « L’estrangement. Retour sur un thème de Carlo Ginzburg », Essais, Hors-série, 2013, École doctorale Montaigne Humanités, p. 10.
3 Voir en particulier les travaux de Violaine Giacomotto-Charra sur la question.
4 Toutes nos références, incorporées au texte, renvoient à l’édition des Essais par André Tournon, Paris, Imprimerie Nationale, 1998, p. 328. Entre crochets carrés, nous notons la page correspondante dans l’édition de Pierre Villey et V.-L. Saulnier, Paris, Presses Universitaires de France, 1965. Le point en haut utilisé par l’éditeur sera remplacé ici par les deux points classiques.
5 Pour plus de précisions sur ces mouvements et ces figures, voir la note correspondant à la page 567 de l’édition de la Pléiade des Essais (Paris, Gallimard, 2007) : « Tycho Brahé avant démontré que cette conception reposait sur des observations erronées, confirmant l’intuition sceptique de Montaigne » (p. 1602).
6 Sur la question voir notre Quand « les poètes feignent » : « fantasie » et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, H. Champion, 2002.
7 Et très exactement l’expression l’« Homère des philosophes », mot de Panétius dans les Tusculanes, I, 32, 79 (II, 36, 663 C [753]).
8 Tristan Dagron, « Montaigne et l’expérience. Aspects de la doctrine platonicienne de la tempérance dans les Essais », Bulletin de la Société des amis de Montaigne, VIIIe série, n° 41-42, 2006, p. 79-101.
9 Voir Alain Legros, Essais sur poutres. Inscriptions et peintures de la tour de Montaigne, berceau des Essais, Paris, Klincksieck, 2001.
10 Voir nos articles « “Sortir des arbres par des moyens d’arbres” – La tradition du “discours naturel” (Antiquité-XVIe siècle) », in Naturel et naturel : autour du Discours de la servitude volontaire, Cahiers La Boétie n° 4, éd. Laurent Gerbier et Olivier Guerrier, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 249-261 ; « Le “discours naturel” dans l’espace littéraire – Quelques jalons de l’Antiquité à aujourd’hui », in Nature ou culture, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2014, p. 117-128 ; « “Dans la plupart des auteurs, je vois l’homme qui écrit ; dans Montaigne, l’homme qui pense” », Montaigne Studies, vol. XXVII, 2015, p. 89-98.
11 Marc Fumaroli, « Les Essais de Montaigne : l’éloquence du for intérieur », in La Diplomatie de l’esprit, Paris, Hermann, 1994, p. 125-161.
12 Giordano Bruno : « […] philosophi sunt quodammodo pictores atque poëtae, poëtae pictores et philosophi, pictores philosophi et poëtae […] non est enim philosophus, nisi qui fingit et pingit, unde non temere illud : “intelligere est phantasmata speculari, et intellectus est vel phantasia vel non sine ipsa” », Explicatio Triginta Sigillorum (1583), in Iordani Bruni Nolani opera latine conscripta, vol. II, pars II, Florence, Le Monnier, 1890, p. 133.
13 Voir, dans Philosophie et littérature – Approches et enjeux d’une question (Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Philosophies », 2002, p. 80 sq), les développements de Philippe Sabot, inspirés de ceux d’Alain Badiou dans le Petit manuel d’inesthétique, sur le « schème productif ».
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Référence papier
Olivier Guerrier, « « D’un dessein farouche et extravagant » : Montaigne et la philorature », Essais, Hors-série 3 | 2016, 58-67.
Référence électronique
Olivier Guerrier, « « D’un dessein farouche et extravagant » : Montaigne et la philorature », Essais [En ligne], Hors-série 3 | 2016, mis en ligne le 26 février 2021, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/6785 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.6785
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