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Remercions chaque contributeur, dont la passion a permis à ce volume de voir le jour. Nous tenons également à remercier tout particulièrement Jan Harlan, beau-frère de l’artiste et producteur exécutif de ses films pendant près de trente ans. En effet, ce numéro fait suite à un colloque international qui a eu lieu les 16 et 17 mai 2017 à l’Université Bordeaux Montaigne, en partenariat avec la librairie Mollat et le cinéma Utopia de Bordeaux, organisé autour de la venue de Jan, dont la générosité et la gentillesse nous ont ému. Remercions enfin Jean-François Baillon pour son implication et son dévouement lors de la co-organisation de ces deux événements, ainsi que Sandro Landi, Chantal Duthu et toute l’École Doctorale Montaigne Humanités pour leur soutien indéfectible.

  • 1 Stanley Kubrick. Propos recueillis par Joseph Gelmis, 1969 : http://www.visual-memory. co.uk/amk/do (...)
  • 2 Ibid.

1« Explaining [films] contributes nothing but a superficial “cultural” value which has no value except for critics and teachers who have to earn a living »1. Stanley Kubrick, connu pour sa franchise, ne dissimule pas sa méfiance à l’égard des exégètes de son œuvre après la sortie de 2001 : L’odyssée de l’espace. Force est de constater que nombre de critiques de cinéma, philosophes ou historiens de l’art furent irrémédiablement attirés par la force énigmatique du film, et cédèrent à la tentation d’en livrer une interprétation totale et définitive ; le mystérieux monolithe ou la renaissance de l’astronaute Bowman furent déchiffrés comme autant de paraboles historiques, sociales, philosophiques ou encore théologiques. Depuis, il est indéniable que peu de cinéastes ont tant fait couler d’encre, du côté des critiques et universitaires comme de celui des amateurs passionnés. Chaque film de l’artiste s’accompagne désormais d’une bibliographie parmi les plus denses que l’on puisse trouver dans le champ des études filmiques. Or Kubrick envisageait ses œuvres comme des expériences non verbales, s’adressant directement à un subconscient capable d’en apprécier la multiplicité et le foisonnement sémantique sans chercher à en circonscrire le sens par le langage : « a visual, nonverbal experience. It avoids intellectual verbalization and reaches the viewer’s subconscious in a way that is essentially poetic and philosophic »2.

  • 3 Michel Ciment, Kubrick, Paris: Calmann-Lévy, 2004.
  • 4 Emilio D’Alessandro et Filippo Ulivieri, Stanley Kubrick and me: thirty years at his side, New York (...)
  • 5 Stanley Kubrick, Words and Movies, in Sight & Sound, vol. 30, 1960-61, p. 14.

2Il semble ainsi légitime de questionner le bien-fondé de publier Stanley Kubrick. Nouveaux Horizons, près de 20 ans après la mort du réalisateur et ce, alors que des dizaines d’ouvrages ont déjà analysé son œuvre. Sommes-nous, enseignants, doctorants ou chercheurs amateurs, sur le point de trahir à notre tour la complexité de ces films en la circonscrivant par le langage ? Notons toutefois que Kubrick ne rejetait pas intégralement les travaux consacrés à ses films. Emilio d’Alessandro, chauffeur et ami du réalisateur, confia à Filippo Ulivieri toute l’admiration que l’artiste portait au Kubrick de Michel Ciment3, à travers une anecdote cocasse : l’artiste avait, semble-t-il, tendance à offrir une copie du livre à nombre de ses visiteurs4. C’est que loin de réduire la filmographie du cinéaste à une thèse philosophico-politique rigide, le chef-d’œuvre de Ciment en souligne les forces vives et les tensions sous-jacentes, les obsessions récurrentes et les paradoxes stimulants. Son livre n’offre pas au lecteur le même repos intellectuel qu’une interprétation se voulant exhaustive et systémique. « Ideas which are valid and truthful are so multi-faceted that they don’t yield themselves to frontal assault », écrivit le cinéaste5. Or le livre de Ciment fait honneur à la complexité et à l’obliquité recherchée par le réalisateur, et incite à se replonger dans ses films pour y goûter encore et davantage leur foisonnement esthétique, source d’une infinie stimulation intellectuelle et émotionnelle.

  • 6 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris : Galilée, 1981, p. 73-90.
  • 7 Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris : Éditions de Minuit, 1985, p. 264.
  • 8 Michel Chion, Stanley Kubrick : l’humain, ni plus ni moins, Paris : Cahiers du cinéma, 2005.
  • 9 Alexander Walker, Stanley Kubrick, Director, New York: WW Norton & Company, 2000.
  • 10 James Naremore, On Kubrick, Londres: British Film Institute, 2007.
  • 11 Thomas Allen Nelson, Kubrick: Inside A Film Artist’s Maze, 2nd ed., Bloomington: Indiana University (...)
  • 12 Robert Phillip Kolker, A cinema of loneliness: Penn, Stone, Kubrick, Scorsese, Spielberg, Altman. 3 (...)

3Stanley Kubrick. Nouveaux Horizons ambitionne de s’inscrire dans ce prestigieux sillage. Au travers d’approches variées, ses auteurs tentent de mettre à jour certains aspects encore largement inexplorés. Mais ce recueil offre aussi l’opportunité de synthétiser les nombreuses directions prises par les études kubrickiennes. En France, de nombreux philosophes intéressés par les images, de Jean Baudrillard6 à Gilles Deleuze7, ont exploité l’œuvre de Kubrick, tandis qu’outre Ciment, des universitaires émérites comme Michel Chion8 lui ont consacré des monographies, ancrant fermement la critique kubrickienne francophone dans une tradition d’analyse esthétique. Si ce fut également le cas outre-Atlantique (citons les ouvrages fondateurs d’Alexander Walker9, James Naremore10, Thomas A. Nelson11 ou encore Robert Kolker12), les travaux anglo-saxons ont depuis dix ans pris une direction radicalement autre. En 2007, les archives de Stanley Kubrick s’ouvrirent au public à Londres (University of the Arts London), grâce à la généreuse donation de l’épouse et du beau-frère de l’artiste, Christiane Kubrick et Jan Harlan. Environ 873 mètres d’étagères y accueillent l’impressionnante collection de données que le réalisateur à la méticulosité désormais légendaire accumula au fil des ans dans son manoir de la banlieue nord de Londres. Des photographies prises lors du travail de pré-production aux lettres de fans, en passant par la correspondance de l’artiste avec tous ses collaborateurs et certains collègues de renom (Ingmar Bergman, François Truffaut, Steven Spielberg entre autres), ces archives représentent une mine d’or pour les chercheurs, qui se sont empressés de l’exploiter.

  • 13 Citons l’ouvrage étendard des études empiristes. Ljujic et al. (éd.), Stanley Kubrick: new perspect (...)
  • 14 Nathan Abrams propose par exemple de réévaluer l’œuvre de Kubrick à l’aune du contexte intellectuel (...)
  • 15 Loig Le Bihan, Shining au Miroir, Aix-en-Provence: Rouge Profond, 2017.

4Cette nouvelle mouvance, portée notamment par Peter Krämer ou Nathan Abrams13, met l’accent sur les études de la réception des films, analyse le travail d’adaptation du réalisateur (rappelons que tous ses longs-métrages, à l’exception des deux premiers, Fear and Desire et Killer’s Kiss, sont la transposition d’œuvres littéraires), souligne son aspect collaboratif ou ancre l’œuvre du réalisateur, souvent considérée à l’écart de la production de son temps, dans un contexte intellectuel spécifique14. Bien qu’encore marginale en France (à notre connaissance, le récent Shining au Miroir de Loig Le Bihan est la seule publication francophone qui exploite en profondeur le matériel des archives15), où les Reception Studies et autres études empiriques restent d’ailleurs une frange peu développée des études filmiques, cette mouvance est aujourd’hui dominante dans de nombreux pays d’Europe.

  • 16 Graham Allen, The Unempty Wasps’ Nest: Kubrick’s The Shining, Adaptation, Chance, Interpretation, i (...)
  • 17 Voir notamment Peter Krämer, Complete Total Final Annihilating Artistic Control: Stanley Kubrick an (...)
  • 18 James Fenwick (éd.), Understanding Kubrick’s 2001: A Space Odyssey. Representation and Interpretati (...)

5Celle-ci a permis de corriger certains des écueils critiques parfois propagés par des analyses esthétiques plus traditionnelles. C’est notamment le cas de l’aspect collaboratif du travail de Stanley Kubrick. Graham Allen remarquait la tendance globale à assumer que le moindre détail des films du réalisateur, œuvres prototypiques d’un auteur démiurge, résulte de la volonté d’un surhomme omniscient : « the cool rational science of academic criticism [assumes] almost god-like levels of control and intention in Kubrick’s films »16. Les recherches sur la liberté créatrice allouée aux collaborateurs du cinéaste permettent ainsi de nuancer une approche radicalement auteuriste17. Néanmoins, nous partageons le constat de James Fenwick, selon qui la prédominance des études empiriques a donné naissance à une certaine orthodoxie qui rejette tout travail interprétatif non sanctionné par des preuves matérielles18. Par cette quête rigoureuse d’intentionnalité, cette pensée intransigeante cherche certai-nement à rétablir l’équilibre face à une approche esthétique péchant parfois par une glose excessive, voire un délire interprétatif prêtant au réalisateur une infinité de discours. Ironiquement, cette nouvelle orthodoxie risque cependant d’entériner une nouvelle tradition de puritanisme exégétique, où seuls les ouvrages indiquant, preuves matérielles à l’appui, ce que Kubrick a « réellement voulu dire », auraient droit de cité.

  • 19 Citons les apports (respectivement philosophiques, musicologiques et sémiotiques) de Sam Azulys, St (...)

6Stanley Kubrick . Nouveaux Horizons cherche à tracer une ligne intermédiaire. Ce recueil mêle des analyses historiques et des articles analytiques plus traditionnels, avec la conviction que ces deux mouvances s’enrichissent mutuellement. Le format bilingue de ce volume permettra, nous l’espérons, de faire valoir la fécondité d’une approche mixte où recherches de terrain et analyses esthétiques s’entrecroisent dans un dialogue permettant de saisir davantage la spécificité du réalisateur. Cette pluralité d’approches nous semble le meilleur moyen de goûter la richesse de l’œuvre d’un artiste aux passions multiples, cherchant sans cesse à repousser les limites de son art, techniquement et esthétiquement. Par conséquent, les nouveaux horizons que le recueil souhaite mettre en avant sont peut-être à chercher tant dans l’association des deux mouvances critiques que du côté de l’interdisciplinarité. Philosophie, histoire, histoire de l’art ou encore musicologie et sémiotique peuvent apporter leurs lumières aux études filmiques classiques et éclairer diverses facettes de l’œuvre d’un artiste si protéiforme19.

  • 20 Mick Broderick, Animating Kubrick – Auteurist Influences in The Simpsons, in Screening The Past, n° (...)

7C’est peut-être cette multiplicité qui permet à l’œuvre de conserver sa remarquable popularité. Stanley Kubrick fait partie de ces rares cinéastes à être, aujourd’hui encore, célébré tant par la critique que dans la culture médiatique. Ses œuvres ont engendré des formes iconiques inlassablement citées, parodiées, pastichées. On ne compte plus les références à Dr Folamour, à 2001 : L’odyssée de l’Espace, à Orange Mécanique, à Shining ou encore à Eyes Wide Shut dans Les Simpsons20 et autres séries TV, mais aussi dans les publicités. Toute référence audiovisuelle à la conquête de l’espace semble désormais devoir être accompagnée d’Also Sprach Zarathustra de Richard Strauss, tandis que les lunettes en forme de cœur de Lolita symbolisent la sexualité adolescente dans l’imaginaire collectif.

  • 21 Voir notamment la critique de The Neon Demon (2016) de Jean-Baptiste Morain, qui qualifie l’influen (...)
  • 22 Robert Kolker, Rage For Order: Kubrick’s Fearful Symmetry, in Raritan-A Quarterly Review, vol. 30, (...)

8Si Kubrick est aujourd’hui devenu une icône populaire, il est néanmoins remarquable que peu de réalisateurs contemporains peuvent se targuer d’en être les héritiers. Bien que la rigueur symétrique étouffante des plans de Nicolas Winding Refn soit souvent rapprochée de l’esthétique kubrickienne21, et que nombre de films de science-fiction ou d’horreur actuels se réfèrent à 2001 : L’odyssée de l’Espace ou à Shining, il apparaît que Stanley Kubrick n’a pas fait « école », à la façon d’un Steven Spielberg. L’essentiel des références cinématographiques au réalisateur restent de l’ordre de la citation ou de l’hommage, comme l’explique Robert Kolker : « with few exceptions the Kubrickian influence has been cultural rather than cinematic »22. Pensons notamment au plan en Steadicam de Barton Fink (1991) des frères Coen, à la prestation de R. Lee Ermey en tant que soldat de plomb dans Toy Story (1995) de John Lasseter, allusion intertextuelle explicite à son rôle du sergent instructeur Hartman dans Full Metal Jacket, ou encore à la citation humoristique dans le récent Get Out (2017) de Jordan Peele (« You’ in some Eyes Wide Shut situation. Leave, motherfucker »). Peut-être est-ce le meilleur signe de l’originalité d’un cinéaste au style inimitable mais néanmoins légendaire.

  • 23 Cf. Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris : Éditions du Seuil, 1979.

9Depuis 20 ans, la légende Kubrick n’a cessé de croître, et a trouvé un moyen d’expression privilégié sur internet. La complexité de certains de ses films a donné naissance à une myriade de forums, où les internautes débattent des différentes théories concernant les sens « cachés » de 2001 : L’odyssée de l’Espace, de Shining ou encore d’Eyes Wide Shut, frôlant parfois la théorie du complot dans une fièvre herméneutique inlassable et débridée. Outre la complexité des films, « œuvres ouvertes »23 exigeantes s’adressant néanmoins à un large public, la méticulosité du cinéaste est certainement l’un des sujets les plus discutés et justifie à lui seul la survivance de sa persona dans l’imaginaire populaire. Diverses anecdotes, comme le fait que Kubrick employa un objectif Zeiss construit pour la Nasa afin de tourner les scènes à la bougie de Barry Lyndon, ont ainsi circulé par-delà le cadre restreint des sites spécialisés. Dans la presse généraliste, dans des blogs ou sur des forums, elles semblent immanquablement accompagner chaque mention de l’artiste.

10Ainsi, la personnalité du réalisateur justifie en elle-même une grande partie de l’engouement, sans cesse renouvelé, pour interpréter chaque détail de son œuvre. Dire que Stanley Kubrick est un artiste perfectionniste relève du lieu commun. Les anecdotes quant à l’autoritarisme du réalisateur ont peu à peu façonné son image de génie misanthrope. Expatrié en Angleterre pour tourner Lolita, le réalisateur y restera finalement jusqu’à sa mort, enfermé tel un ermite dans son manoir, refusant les interviews, ne voyageant jamais et tirant les ficelles de son univers dans l’anonymat le plus total, si isolé que personne ne savait à quoi il ressemblait à la fin de sa vie. C’est du moins la réputation qui continue de façonner l’aura dont jouit le cinéaste, et ce alors même que ses proches (Christiane Kubrick, Jan Harlan), ses amis et ses collaborateurs (Steven Spielberg, Tom Cruise, Sydney Pollack), se sont évertués à nuancer le mythe en dépeignant un homme certes intransigeant, mais également timide, chaleureux et ouvert. Emblème du génie solitaire de son vivant, l’artiste est devenu une icône populaire après sa mort, que ce soit au cinéma (Call me Kubrick de Brian W. Cook, 2005, Moonwalker d’Antoine Bardou-Jacquet, 2015) ou dans la littérature de fiction (Kubrick’s Code d’Isaac Weishaupt, 2017).

  • 24 Alison Castle (éd.), Stanley Kubrick’s Napoleon: the greatest movie never made, Cologne: Taschen, 2 (...)

11Autant que la qualité de ses films, la persona de l’auteur participe à entretenir le fantasme tant populaire que critique sur ses films inachevés. Les éditions Taschen ont publié un recueil du travail préparatoire effectué par Kubrick sur son Napoléon, au sous-titre révélateur : « The greatest film never made »24. À ce titanesque projet s’ajoutent notamment Aryan Papers, projet de film évoquant les aventures de deux jeunes juifs polonais durant l’holocauste, ou encore A.I. : Intelligence Artificielle, que Steven Spielberg réalisa après la mort de Kubrick en s’inspirant le plus fidèlement possible de son travail préparatoire. Les ressources documentaires mises à disposition à L’université des Arts de Londres permettent désormais aux chercheurs de rendre compte avec justesse de ces projets non aboutis, et d’éclairer davantage le processus créatif de l’artiste et de ses collaborateurs.

  • 25 Pauline Kael. Trash, Art and the Movie, in Going Steady: Film Writings, 1968-1969, Londres: Marion (...)

12Ces divers éléments extra-filmiques constituent autant de données qui façonnent aujourd’hui l’expérience de l’œuvre de Kubrick, et que les auteurs de ce recueil intègrent dans leurs réflexions. Il apparaît ainsi que la recherche sur Kubrick, loin d’avoir épuisé ses possibles, ne cesse d’arpenter des voies nouvelles pour comprendre et apprécier la filmographie de l’un des grands artistes du XXe siècle. Les détracteurs du cinéaste, au premier rang desquels figure la célèbre critique américaine du New Yorker Pauline Kael25, contribuèrent à forger l’image de films froids, œuvres d’un homme calculateur et misanthrope, plus intéressé par la beauté des machines que par les êtres humains. Ce volume souhaite au contraire témoigner de l’extraordinaire passion que permet de susciter l’artiste 20 ans après sa mort. À l’aune de celle-ci, il s’avère cependant nécessaire de réévaluer l’œuvre du réalisateur en prenant en compte la densité du péritexte qui l’accompagne. Les divers articles recueillis ici permettent de définir et de contextualiser le « phénomène » Kubrick, mais également de réaffirmer l’importance d’un discours scientifique rigoureux visant à éclairer la richesse d’une pensée filmique, à l’heure où la multiplication des discours sur internet risque d’en effacer les contours, voire de noyer l’œuvre elle-même dans un flot de rumeurs et de théories. En associant études esthétiques et approches empiriques, Stanley Kubrick. Nouveaux Horizons souligne la liberté interprétative que confèrent les films aux spectateurs tout en redéfinissant les cadres sémantiques et esthétiques au-delà desquels tout discours risque de tomber dans la surinterprétation, les films devenant alors de simples réceptacles condamnés à accueillir tout et son contraire.

13Si ce volume se veut un lieu de rencontre et de mise en perspective des diverses mouvances qui animent la critique kubrickienne, il ambitionne également de s’inscrire pleinement dans la tradition de la revue Essais, qui, fidèle à la pensée de Michel de Montaigne, est un espace d’échanges, où la pensée demeure ouverte et rhizomatique. Nous revendiquons ainsi le caractère hétéroclite de ce volume, bien que tous les films du cinéaste n’y soient conséquemment pas traités avec la même attention. De même, les travaux d’éminents spécialistes côtoient les œuvres de jeunes doctorants et de non-universitaires éclairés ; de cette diversité naît ainsi une approche plurielle dont émerge pourtant une série d’échos et de fragments de sens partagés.

  • 26 Gilles Deleuze, op. cit., 1985, p. 264.

14Ce numéro s’ouvre avec l’article de Sam Azulys, qui analyse l’œuvre du réalisateur au prisme de la question du corps. Cela le mène à questionner la fameuse distinction deleuzienne entre cinéma du corps (Godard, Cassavetes) et cinéma du cerveau, dont Stanley Kubrick serait l’un des emblèmes26. L’auteur considère que dans les films de Kubrick, une volonté de néant irrigue un cerveau malade qui s’exprime notamment par la technique. Azulys suggère que le cinéaste, moins pessimiste que sa réputation ne le laisse croire, envisage néanmoins un potentiel dépassement de cette pulsion néfaste en dépeignant des personnages doués de mètis, forme d’intelligence s’exprimant pour et par le corps.

15Le scope philosophique et englobant de Sam Azulys est suivi par une approche historique centrée sur un film, Les Sentiers de la Gloire. Spécialiste des représentations cinématographiques de la Première Guerre mondiale, Clément Puget considère le rapport si particulier de Kubrick à la véracité historique. Alors que l’artiste ancre son film en 1916, Puget analyse diverses stratégies formelles qui évoquent plusieurs faits historiques spécifiques ayant eu lieu de 1914 à 1916. Ses rappels audiovisuels font de l’œuvre un film fidèle à l’historicité de la guerre, tout en transcendant tout ancrage précis pour devenir une représentation synthétique de la première guerre mondiale, voire de toute guerre.

  • 27 Sam Azulys. Propos recueillis par Jean-Max Méjean, 2011 : http://livres-et-cinema.blogs. nouvelobs. (...)

16Loig Le Bihan centre encore davantage son objet d’étude et propose la microanalyse d’une unique séquence de Shining. L’auteur revient sur ce détail apparemment anodin : au beau milieu du tournage, Kubrick décide de couper une scène (la découverte d’un album recensant divers faits-divers ayant eu lieu dans le terrifiant hôtel Overlook) et de la remplacer par une autre (femme et enfant se promènent dans le labyrinthe tandis que le père en observe la maquette). Se livrant à une « interprétation indiciaire », Loig Le Bihan suggère néanmoins que ce changement détermine un revirement esthétique majeur qui révèle l’ambition à l’origine de ce film mystérieux. Ces trois articles radicalement différents, aux scopes divers, s’accordent néanmoins à considérer que les images de Kubrick « pensent », sans pourtant contenir « un sens fini, clôturé »27.

17Prolifération de la pensée et multiplicité du sens sont au cœur du second article consacré à Shining. Dans celui-ci, nous revenons sur la réception de ce film si déroutant et envisageons le phénomène de surinterprétation, mis en évidence par le documentaire Room 237 (Rodney Ascher, 2013), comme symptomatique d’un film où l’herméneutique est un défi lancé aux spectateurs ; en comparant la dynamique de perception de Jack (Jack Nicholson) et de Danny (Danny Lloyd), nous suggérons que le récit filmique intègre deux rapports au monde opposés, l’un hermétique, l’autre ouvert, qui guident le spectateur vers deux stratégies interprétatives divergentes.

  • 28 Cf. notamment : Stanley Kubrick, The Directors Choose the Best Films, interview publiée dans le mag (...)
  • 29 Jan Harlan insistait déjà sur l’influence du peintre néérlandais sur le cinéaste en décrivant la sc (...)

18Les considérations sémiotiques de Shining laissent place aux évocations intertextuelles des deux articles consacrés à l’ultime film du réalisateur, Eyes Wide Shut. Les travaux d’Emmanuel Plasseraud et de Dijana Metlić explorent des chemins radicalement différents. Plasseraud envisage les influences littéraires et filmiques du cinéaste en proposant une analyse croisée d’Eyes Wide Shut, adapté de La Nouvelle Rêvée d’Arthur Schnitzler (1926), et de Le Plaisir, film de 1952 réalisé par Max Ophüls (dont on connaît l’importance pour Kubrick28) lui-même adapté de trois nouvelles de Guy De Maupassant. Cet angle permet à l’auteur de comparer deux stratégies d’adaptation et de mettre à jour des accointances et des points de divergence entre l’esthétique des deux metteurs en scène. Metlić, quant à elle, se concentre sur l’héritage pictural du film. Si Barry Lyndon tend à attirer tous les discours critiques sur l’importance de la peinture pour Stanley Kubrick, l’auteure montre son influence, plus discrète mais tout aussi centrale, dans Eyes Wide Shut, grâce à une étude croisée de l’œuvre avec Le Jardin des Délices de Jérôme Bosch29 (1494-1505). Metlić revient sur chaque panneau du triptyque, qu’elle met en lien avec les diverses orientations esthétiques du film. Le jardin d’Éden du peintre est ainsi comparable à la vision du monde initiale de Bill (Tom Cruise), tandis que le second panneau (L’humanité avant la Chute) évoque les fantasmes d’Alice (Nicole Kidman). Enfin, L’enfer offre une analogie avec l’expérience cauchemardesque que vit Bill lorsqu’il est témoin d’une orgie occulte. Les approches divergentes de Plasseraud et de Metlić poussent néanmoins les deux auteur.e.s à des conclusions similaires : les liens intertextuels tissés par Eyes Wide Shut sont au service d’une exploration de la vanité humaine.

19Les deux essais suivants s’écartent de l’analyse de films spécifiques pour proposer une réflexion sur la notion de monde fictionnel et d’un possible univers kubrickien. Pierre Beylot, spécialiste de narratologie du cinéma, avance que la notion de « film-concepts » sied davantage à l’esthétique du cinéaste que celle de « diégèse autonome », tant le réalisateur convie le spectateur à explorer les ramifications d’un univers mental. Rod Munday explore une voie opposée mais complémentaire, puisque son analyse prend davantage appui sur la réception des œuvres que sur leur structure narrative. L’auteur avance ainsi la notion de « cinematic universe », souvent employée pour définir la co-existence des diverses diégèses des films de Marvel, et ce afin de suggérer que la cohérence formelle et thématique de Kubrick lui permet de déployer des univers certes radicalement variés, mais sous-tendus par une même subjectivité unificatrice.

20Le duo d’articles suivant continue d’explorer l’un des thèmes les plus fructueux pour la critique anglo-saxonne depuis l’ouverture des Archives, à savoir l’aspect collaboratif du travail du cinéaste. Manca Perko prend appui sur divers témoignages des grands collaborateurs kubrickiens et envisage les processus de production des films du réalisateur à l’aune de concepts sociologiques ; cela lui permet de dépeindre Stanley Kubrick comme un collaborateur avisé, usant de divers procédés pour tirer le meilleur de ses partenaires tout en conservant une autorité artistique indiscutable ; cette diversité de procédés explique sans doute l’extrême variété des réactions que l’auteure analyse. Le qualificatif de complexe vient également à l’esprit après la découverte de l’article de Simone Odino, qui étudie plus en détails l’un des plus fameux partenariats artistiques du XXe siècle, soit la coopération entre Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke lors de l’élaboration du scénario de 2001 : L’odyssée de l’Espace, conjointement à l’écriture du roman éponyme. Odino explore des documents inédits découverts à Londres ainsi qu’aux archives d’Arthur C. Clarke, récemment ouvertes au musée national de l’air et de l’espace de Washington. Odino explore la dynamique de cette grande relation intellectuelle et analyse également une partie plus méconnue de leur correspondance qui se tint au début des années 1990, alors que Clarke commença à travailler à l’élaboration d’un nouveau scénario pour Kubrick (l’adaptation de Super Toys Last All Summer Long de Brian Aldiss, source de A.I. Intelligence Artificielle), avant que l’auteur ne soit remplacé par d’autres scénaristes qui ne parvinrent pas davantage à satisfaire le réalisateur. Odino envisage les raisons pour lesquelles cette seconde collaboration échoua.

21Ce numéro se clôt avec deux articles évoquant la réception et l’héritage de Stanley Kubrick. Matthew Melia explore la question de l’intermédialité et envisage les liens de l’artiste avec la télévision. Après avoir considéré la façon dont Kubrick mit lui-même en scène le média télévisuel dans ses œuvres, l’auteur suggère que c’est peut-être dans les séries télévisées actuelles que l’héritage de l’esthétique kubrickienne est le plus prégnant, alors même qu’une minisérie adaptée du scénario de Napoléon, projet que porta Kubrick pendant des années avant d’être contraint de l’abandonner, devrait prochainement voir le jour sur HBO. Filippo Ulivieri s’attache quant à lui à la réception de la persona du réalisateur lui-même. Ulivieri dépasse la dichotomie (si ancrée dans les études kubrickiennes) consistant à opposer la vision d’un Kubrick mégalomane et excentrique, toujours fermement établie, à l’affirmation contraire visant à blâmer les médias pour avoir entièrement construit cette image diffamatoire (opinion notamment soutenue par Christiane Kubrick depuis le décès de son mari). Après avoir réuni une quantité inédite d’interviews du réalisateur et d’articles de presse écrits à son sujet, l’auteur affirme que Kubrick construisit activement son image dans la première moitié de sa carrière, et voit dans le déchaînement critique des années 1990 un signe démontrant que le cinéaste vit sa persona échapper à son contrôle.

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Notes

1 Stanley Kubrick. Propos recueillis par Joseph Gelmis, 1969 : http://www.visual-memory. co.uk/amk/doc/0069.html (dernière visite le 10/11/2017).

2 Ibid.

3 Michel Ciment, Kubrick, Paris: Calmann-Lévy, 2004.

4 Emilio D’Alessandro et Filippo Ulivieri, Stanley Kubrick and me: thirty years at his side, New York: Arcade Publishing, 2016.

5 Stanley Kubrick, Words and Movies, in Sight & Sound, vol. 30, 1960-61, p. 14.

6 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris : Galilée, 1981, p. 73-90.

7 Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris : Éditions de Minuit, 1985, p. 264.

8 Michel Chion, Stanley Kubrick : l’humain, ni plus ni moins, Paris : Cahiers du cinéma, 2005.

9 Alexander Walker, Stanley Kubrick, Director, New York: WW Norton & Company, 2000.

10 James Naremore, On Kubrick, Londres: British Film Institute, 2007.

11 Thomas Allen Nelson, Kubrick: Inside A Film Artist’s Maze, 2nd ed., Bloomington: Indiana University Press, 2000.

12 Robert Phillip Kolker, A cinema of loneliness: Penn, Stone, Kubrick, Scorsese, Spielberg, Altman. 3rd ed., Oxford: Oxford University Press, 2000.

13 Citons l’ouvrage étendard des études empiristes. Ljujic et al. (éd.), Stanley Kubrick: new perspectives, London: Black Dog Publishing, 2015.

14 Nathan Abrams propose par exemple de réévaluer l’œuvre de Kubrick à l’aune du contexte intellectuel juif New Yorkais de l’après-guerre. Nathan Abrams, An Alternative New York Intellectual: Stanley Kubrick’s Cultural Critique, in Ljujic et al. (éd.), Stanley Kubrick: New Perspectives, Londres: Black Dog Publishing, 2015.

15 Loig Le Bihan, Shining au Miroir, Aix-en-Provence: Rouge Profond, 2017.

16 Graham Allen, The Unempty Wasps’ Nest: Kubrick’s The Shining, Adaptation, Chance, Interpretation, in Adaptation, vol. 8, n° 3, Oxford, 2015.

17 Voir notamment Peter Krämer, Complete Total Final Annihilating Artistic Control: Stanley Kubrick and Postwar Hollywood, in Ljujic et al. (éd.), Stanley Kubrick: New Perspectives, Londres: Black Dog Publishing, 2015.

18 James Fenwick (éd.), Understanding Kubrick’s 2001: A Space Odyssey. Representation and Interpretation, Bristol: Intellect Books, 2018.

19 Citons les apports (respectivement philosophiques, musicologiques et sémiotiques) de Sam Azulys, Stanley Kubrick : une odyssée philosophique, Paris : Les éditions de la transparence, 2011 ; Kate McQuiston, We’ll meet again : musical design in the films of Stanley Kubrick, Oxford University Press, 2013 ; Loig Le Bihan, Shining au miroir : Surinterprétations, Aix-en-Provence : Rouge Profond, 2017.

20 Mick Broderick, Animating Kubrick – Auteurist Influences in The Simpsons, in Screening The Past, n° 42, Melbourne: LeTrobe University, 2017. http://www.screeningthepast.com/2017/09/animating-kubrick-auteur-influences-in-the-simpsons/ (dernière visite le 03/12/2017).

21 Voir notamment la critique de The Neon Demon (2016) de Jean-Baptiste Morain, qui qualifie l’influence kubrickienne de « criarde » : https://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/ the-neon-demon/ (dernière visite le 04/12/17).

22 Robert Kolker, Rage For Order: Kubrick’s Fearful Symmetry, in Raritan-A Quarterly Review, vol. 30, n° 01, New Jersey: Rutgers University, 2010.

23 Cf. Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris : Éditions du Seuil, 1979.

24 Alison Castle (éd.), Stanley Kubrick’s Napoleon: the greatest movie never made, Cologne: Taschen, 2011.

25 Pauline Kael. Trash, Art and the Movie, in Going Steady: Film Writings, 1968-1969, Londres: Marion Boyars Publishers, 2001.

26 Gilles Deleuze, op. cit., 1985, p. 264.

27 Sam Azulys. Propos recueillis par Jean-Max Méjean, 2011 : http://livres-et-cinema.blogs. nouvelobs.com/tag/sam+azulys (dernière visite le 26/11/17).

28 Cf. notamment : Stanley Kubrick, The Directors Choose the Best Films, interview publiée dans le magazine Cinema, n° 01, 1963.

29 Jan Harlan insistait déjà sur l’influence du peintre néérlandais sur le cinéaste en décrivant la scène d’orgie du film comme « A Hieronymus Bosch type of hell ». Jan Harlan, in Alison Castle (éd.), The Stanley Kubrick Archives, Köln: Taschen, 2008, p. 512.

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Pour citer cet article

Référence papier

Vincent Jaunas, « Avant-propos »Essais, Hors-série 4 | 2018, 7-16.

Référence électronique

Vincent Jaunas, « Avant-propos »Essais [En ligne], Hors-série 4 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/669 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.669

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