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Dossier – Usages critiques de Montaigne

Avant-Propos

Philippe Desan et Véronique Ferrer
p. 8-15

Texte intégral

  • 1 Marie de Gournay, « Préface sur les Essais de Michel seigneur de Montaigne, par sa fille d’alliance (...)

1Déjà en 1595, Marie de Gournay mettait le lecteur des Essais en garde contre les difficultés inhérentes à ce « livre d’un air nouveau1 ». Elle défendait une manière d’écrire résolument moderne qui nécessitait un effort particulier :

  • 2 Ibid., f. e4r.

[t] tous autres [auteurs], et les anciens encore, ont l’exercice de l’esprit pour fin ; du jugement, par accident : il a pour dessein au rebours l’escrime du jugement ; et par rencontre, de l’esprit, fleau perpetuel des erreurs communes. Les autres enseignent la sapience, il desenseigne la sottise2.

  • 3 Ibid., f. a2r.
  • 4 Sur la première réception de Montaigne, voir Olivier Millet, La Première réception des Essais de Mo (...)
  • 5 Etienne Pasquier, « Lettre à Monsieur de Pelgé », in Lettres, XVIII, reproduite dans l’édition Vill (...)
  • 6 Montaigne, Essais, édition Villey-Saulnier, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, III, 9, (...)
  • 7 Pascal, Pensées, éd. P. Sellier, n° 644.
  • 8 Malebranche, Œuvres, éd. J. Simon, Paris, Charpentier, 1842, t. II, p. 204.
  • 9 Jean-Louis Guez de Balzac, Les Entretiens [1654], Paris, M. Didier, 1972, Entretien 18, p. 293.

2Malgré ses éloges dithyrambiques, Gournay reconnaissait pourtant le « froid recueil, que nos hommes ont fait aux Essais3 ». La première réception de Montaigne fut en effet loin de correspondre aux attentes de sa fille d’alliance4. Étienne Pasquier condamne par exemple les gasconnismes de Montaigne et lui reproche ses coq-à-l’âne et sa « licence extraordinaire5 ». Philosophes et littérateurs du XVIIe siècle critiquèrent ce livre écrit « à peu d’hommes et à peu d’années6 », pour reprendre l’expression de Montaigne. Pascal parle ainsi du « sot projet qu’il [Montaigne] a de se peindre7 », Malebranche fait de l’auteur des Essais « un pédant à la cavalière8 » et Descartes ne mentionne pas une seule fois le nom de Montaigne. Quant à Guez de Balzac, il rapporte une anecdote qui fait du maire de Bordeaux un mauvais gestionnaire : « […] je ne sçaurois m’imaginer qu’un homme qui a sçeu gouverner toute la terre, ne valut pour le moins autant qu’un homme qui ne sceut pas gouverner Bordeaux9 ». Comme on le voit, le bilan est peu flatteur et bientôt le langage des Essais repoussera encore plus les lecteurs désormais convertis à l’épuration linguistique amorcée par Malherbe.

3Le XVIIIe siècle considéra Montaigne comme un auteur singulier qui fut moins lu qu’évoqué par les philosophes qui voyaient en lui un esprit fort et un pourfendeur de systèmes. Il resta néanmoins un écrivain provincial et donc à la périphérie des salons parisiens, bien que son esprit rêveur et son sensualisme furent tour à tour valorisés par Rousseau, Diderot et Condillac. L’âge de raison eut du mal à reconnaître ce penseur qui accordait tant d’importance à l’imagination et qui présentait ses idées à « sauts et à gambades ». On lui reprocha une fois de plus son manque d’organisation et les digressions qui encombraient ses jugements. Les contradictions si fréquentes à l’intérieur d’un même chapitre déroutèrent ceux qui aimaient assez le scepticisme et le relativisme de Montaigne. Il faut pourtant reconnaître que Pierre Coste, le grand éditeur des Œuvres de Montaigne au XVIIIe siècle, sera le premier à présenter les Essais dans leur contexte historique et politique, publiant par exemple, pour la première fois, le Discours de la servitude volontaire de La Boétie dans une édition des œuvres de Montaigne. Pour lui, Montaigne était certes un auteur plaisant, mais certainement pas un philosophe. On s’ingénia par exemple à chercher et à répertorier les « pensées » de Montaigne sans pour autant s’intéresser à la façon dont ces idées étaient articulées. La forme ouverte de l’essai déroutait le lecteur habitué aux arguments raisonnés. À la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire à la veille de la Révolution française, les Essais furent en quelque sorte écrasés par le poids de la raison. La découverte de l’Exemplaire de Bordeaux en 1772, pratiquement en même temps que le manuscrit du Journal de voyage, donna cependant un nouvel élan aux études montaignistes. Les « manuscrits de Montaigne », comme on appelait alors l’Exemplaire de Bordeaux et le Journal, transformèrent Montaigne en littérateur et permirent son intégration dans le canon de la littérature française.

  • 10 Guillaume Guizot, Montaigne. Études et fragments, Paris, Hachette, 1899, p. 189.
  • 11 Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce qu’un intellectuel ? », in Situations, Paris, Gallimard, 1972, t. VII (...)

4Dans l’ensemble, on peut dire que le XIXe siècle reçut favorablement la « singularité » des Essais et l’imagination montaignienne fut bientôt considérée comme le complément indispensable de la raison cartésienne. Montaigne devint alors un auteur digne d’être enseigné dans les écoles publiques. Les éditions des Essais se succédèrent à un rythme effréné durant la première moitié du XIXe siècle et le public se passionna pour ce penseur au génie indéniable. À la fin du XIXe siècle, Guillaume Guizot disait de Montaigne que c’était « un des enfants gâtés de l’opinion publique » et un de nos écrivains qui a eu le moins de juges sévères10. Difficile en effet de prendre position contre un auteur qui faisait désormais figure de peintre de la condition humaine. On appréciait ses dissertations sur tout et sur rien. Commentateur mais non expert, il avait su descendre au plus profond des êtres. À la fois philosophe, écrivain et anthropologue, il avait inventé un regard critique. En fait, il correspondait parfaitement à l’image de l’intellectuel – typiquement français – dont Jean-Paul Sartre donnera une définition au XXe siècle : « l’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas et qui prétend contester l’ensemble des vérités reçues et des conduites qui s’en inspirent au nom d’une conception globale de l’homme et de la société11 ». L’esprit de contestation si cher à Montaigne s’était érigé en « esprit français ».

  • 12 Voir Philippe Desan, « Petite histoire des réinventions et des récupérations de Montaigne au cours (...)
  • 13 Guillaume Guizot, Montaigne. Études et fragments, op. cit., p. 264.

5Historiquement, Montaigne a été l’enjeu de multiples récupérations12, non pas tant pour le contenu des Essais, mais plutôt pour sa façon de voir le monde et d’en parler. Très tôt s’est posée la question de la lecture des Essais. Le découpage critique des disciplines a renforcé des prises de position méthodologique vis-à-vis d’un texte au premier abord désorganisé, contradictoire et souvent sans conclusion. Mais en littérature ces « manquements » philosophiques sont loin d’être rédhibitoires, ils permirent au contraire de faire de Montaigne un écrivain. De plus, pour beaucoup de critiques du début du XXe siècle, Montaigne aurait même réussi à transcender le XVIe siècle, car ses réflexions, de type universel, s’appliqueraient à tous les siècles. Tous s’accordèrent pourtant à faire de Montaigne un homme unique et idiosyncrasique, car, comme le remarque Guizot, « mille Montaignes, je veux croire qu’on y pourrait survivre13 ». On retrouve ici l’expression du culte du moi qui fait désormais partie intégrante d’une conscience française.

6Rétive aux classifications rigides, l’œuvre de Montaigne a suscité depuis le début du XXe siècle des approches critiques pluridisciplinaires (histoire, philologie, rhétorique, histoire et théorie de la littérature, philosophie morale et politique), diversement représentées suivant les périodes. Si les études littéraires, cultivant volontiers l’interdisciplinarité, ont longtemps dominé la recherche sur le corpus montaignien, les philosophes et les historiens multiplient, depuis quelques années, les travaux et les initiatives concernant l’écrivain bordelais.

7Aujourd’hui, la critique a transformé Montaigne en penseur d’un monde globalisé, retrouvant ainsi une forme d’universalité à sa pensée qui est pourtant loin d’être évidente à première lecture. C’est la condition universelle qui est généralement avancée, comme si l’auteur des Essais avait fini par mener à bien cette quête du Graal que représente l’« humaine condition ». Une telle essentialisation de sa pensée a permis aux philosophes de voir en lui un précurseur de Descartes et implicitement de la modernité. Montaigne sert ainsi de garant aux outils conceptuels élaborés après lui ; il en est en quelque sorte l’inventeur.

8L’approche philosophique possède néanmoins l’avantage d’établir une continuité entre les systèmes de pensée, et surtout de permettre la comparaison de concepts à travers les siècles. Il devient dès lors possible de faire de Montaigne un précurseur de la modernité, voire de la postmodernité : un penseur qui, grâce à son scepticisme inconditionné, réussit à s’émanciper des dogmes afin d’exprimer ses plus intimes convictions. Pour certains, Montaigne offre un des meilleurs exemples d’une liberté absolue qui est inhérente à tous les hommes. Les Essais peuvent même être considérés comme une victoire du jugement individuel privé sur les écoles de pensée. La naissance de la philosophie moderne coïnciderait alors peut-être avec la forme ouverte de l’essai qui a pour but d’exprimer l’hyper-subjectivité d’un individu dans le cadre des contraintes imposées par les lieux communs annoncés dans les titres des chapitres des Essais. On pourrait même arguer que la pensée libérale moderne voit en Montaigne un auteur libre précisément parce qu’il fait preuve de pragmatisme et rejette presque toujours les actions collectives et autres mouvements irrationnels de la « foule ». Le danger demeure néanmoins d’universaliser à outrance la pensée toujours singulière de Montaigne au détriment d’un Montaigne politique – souvent passé sous silence – dont l’écriture s’inscrit pourtant dans son époque et demande ainsi à être lue dans son contexte historique immédiat. L’écueil consiste aussi à situer l’auteur des Essais dans une logique de coupure épistémologique. Le piège de l’anachronisme pointe à l’horizon : Montaigne était historiquement destiné à devenir Montaigne !

9Pourtant, on pourrait arguer que Montaigne prend la mesure des hommes – et non de l’homme – dans ce qu’ils ont de divers et de varié. Son terrain est aussi celui de l’anthropologue qui décrit les coutumes dans ce qu’elles ont de dissemblable sans pour autant tenter de dégager un modèle qui s’appliquerait à la condition humaine. Face à ce que l’on pourrait appeler l’utopie d’un Montaigne père de la pensée universelle, les historiens et sociologues cherchent à contrebalancer les dangers d’une approche strictement philosophique – qui correspond au mythe du sujet universel – en faisant resurgir une autre dimension souvent oubliée quand on commente Montaigne, à savoir son existence politique, son engagement ou son désengagement dans la société de son temps et la conception des Essais dans des stratégies de carrière. Car le politique précède le philosophique, au même titre que l’existence précède l’essence. La conscience individuelle se nourrit inévitablement de contraintes externes qu’elle incorpore et exorcise suivant des modalités différentes. L’approche socio-historique reconsidère précisément la pensée du sujet à l’aune de son rapport intrinsèque au collectif et à l’institutionnel. Elle met tout particulièrement en avant l’existence de Montaigne et ses rôles comme agent et acteur social. Son propos est de situer la production littéraire ou philosophique de Montaigne dans un cadre historique, c’est-à-dire social, politique et religieux. Ce « hors-texte » préexiste à l’acte de création artistique et à la pensée. La matérialité du monde s’impose à la fois comme idéologie et contrainte. Une telle approche pragmatique et contextuelle, indispensable à la compréhension des motivations de l’écriture et des pratiques de sociabilité dont elles dépendent, propose un éclairage externe aux Essais : elle s’intéresse moins à la fabrique interne du texte, à sa construction intellectuelle et à son laboratoire verbal qu’à l’objet livre, à sa production comme à sa réception.

  • 14 Nous employons le terme avec toute la prudence qu’il requiert : voir à ce sujet Jean Balsamo, « Mon (...)

10Sans toujours négliger ni ignorer la matérialité contextuelle des Essais, à travers notamment l’histoire du livre, l’approche littéraire s’attache, pour sa part, à la présence du texte : ses énoncés, la forme de l’essai, sa dynamique rhétorique, son idiosyncrasie stylistique, selon le principe que la célèbre consubstantialité théorisée par l’auteur doit être prise au sens pratique du terme : puisque l’homme a disparu, ainsi que son époque, il reste le texte qui se suffit nécessairement à lui-même. Ou presque. Le texte est, en effet, systématiquement confronté à des « pré-textes » à travers le travail sans cesse renouvelé des sources et des modèles, auquel convie la libre réécriture des Essais. C’est l’écrivain qui est ici privilégié14, moins dans sa relation externe avec l’objet livre que dans son rapport consubstantiel au langage – tout particulièrement à la langue française en voie de constitution –, à l’imaginaire – aussi bien individuel que collectif –, et à l’histoire de la littérature au sens large du terme. Toutefois, si elle ne veut pas verser dans un anachronisme herméneutique fâcheux, l’approche littéraire doit se soumettre à son tour à l’épreuve de la contextualisation : étudier le style de Montaigne exige un détour par l’histoire de la langue et de la rhétorique à la Renaissance, un détour par celle des idées et des représentations aussi. Montaigne hérite des Anciens dont les écrits traversent littéralement son œuvre. Les Essais s’inscrivent dans une histoire au long cours ; ils incorporent et réfléchissent les questions linguistiques, intellectuelles, voire esthétiques, qui agitent la société contemporaine. La critique littéraire ne saurait donc faire l’économie d’un regard historique.

  • 15 L’Écriture du scepticisme chez Montaigne, éd. Marie-Luce Demonet et Alain Legros, Genève, Droz, 200 (...)

11Les trois approches, décrites ci-dessus, recourent à des arguments convaincants pour légitimer des pratiques critiques propres. Ce sont précisément ces différents usages de Montaigne et de son œuvre, déterminés par la spécificité des traditions disciplinaires, que nous nous proposons d’aborder dans ce volume. Chaque auteur offre une lecture à partir des concepts et des méthodes propres aux trois approches : littéraire, philosophique et historique. Souvent, ces usages se définissent en opposition à d’autres usages, d’autres méthodes de lectures, d’autres champs du savoir, sans cesser de leur être redevables. Cette interrogation interdisciplinaire trouve, nous semble-t-il, toute sa pertinence pour une œuvre comme les Essais, qui relève à la fois du domaine littéraire et philosophique, des sphères privée et publique. L’hybridité du texte et la polyvalence de l’auteur – écrivain, philosophe, homme public – contaminent la critique elle-même, obligée en quelque sorte de décloisonner son approche et d’entrer en dialogue, « en conférence » avec les autres disciplines. « Que sais-je sur Montaigne ? » se demandaient Alain Legros et Marie-Luce Demonet à l’ouverture de leur livre collectif sur L’Écriture du scepticisme, invitant « les littéraires à s’intéresser de plus près à la question du sens » et les philosophes « à scruter plus avant la façon dont les textes font sens15 ». Encore faudrait-il suggérer aux uns et aux autres de ne pas omettre d’historiciser le questionnement du sens et de la forme.

12Ce numéro de la revue Essais entend prolonger ce dialogue critique en mettant en regard les méthodes de chaque discipline, en dégageant leur spécificité et en interrogeant leur complémentarité. Quels sont les objets d’étude qu’elles privilégient ? Qu’apportent-elles à notre compréhension de l’œuvre et de son temps ? Comment se situent-elles les unes par rapport aux autres ? Quels sont les enjeux des diverses positions critiques ? Comment réinventent-elles l’œuvre et son auteur, poursuivant ainsi sans fin ce mouvement de lecture et d’écriture qui est au fondement même des Essais ?

13La réflexion progressera au rythme des trois usages critiques envisagés : littéraire d’abord, puis philosophique, et enfin socio-historique. Les contributions de Jean Balsamo, de Déborah Knop, de John O’Brien et d’Olivier Guerrier s’intéressent aux approches littéraires des Essais dans toute leur variété. Jean Balsamo présente d’abord les apports de la philologie et de l’histoire du livre pour mieux cerner la difficulté de l’œuvre de Montaigne. Après avoir retracé la tumultueuse histoire éditoriale des Essais en rappelant le débat qui agite les spécialistes autour de la publication posthume et de l’Exemplaire de Bordeaux, il pose les principes fondamentaux de l’édition d’un grand texte littéraire, de son établissement et de son annotation. Parce que les choix éditoriaux engagent une interprétation et programment une lecture, la philologie ne constitue pas une approche critique parmi d’autres ; elle est, avec l’ecdotique, au fondement de tout processus herméneutique. En complément de la méthode philologique, Déborah Knop démontre la pertinence d’une lecture rhétorique des Essais pour démasquer les intentions cachées d’un auteur qui maîtrise parfaitement les règles de l’éloquence sans cesser de les critiquer. L’un des apports de la critique rhétorique, et non des moindres, est de poser autrement la question de la sincérité et de réinterpréter le discours sur soi. Du texte à l’intertexte, il n’y a qu’un pas que John O’Brien franchit pour interroger la dynamique plurielle des Essais. Il reprend à nouveaux frais le concept d’intertextualité en le ré-historicisant, c’est-à-dire en réintégrant le rôle fondamental de l’auteur dans la réécriture des sources et en l’inscrivant dans une actualité brûlante, celle des guerres de religion. Au lieu de donner le premier rôle au lecteur et au texte, il redéfinit la pratique intertextuelle comme une relation triangulaire dynamique entre le scripteur, le récepteur et l’œuvre. Enfin, s’ouvrant à d’autres champs du savoir, Olivier Guerrier illustre une démarche philosophico-littéraire autorisée en quelque sorte par la bivalence de l’œuvre, et peut-être aussi par la conception interactive d’une philosophie poétique et d’une poésie philosophique. Par leur étrangeté et leurs brouillages, les Essais découragent les approches trop cloisonnées et obligent en somme le lecteur à abandonner ses réflexes, à reconsidérer ses outils, bref ils nous invitent à une expérimentation de l’interdisciplinarité et de la liberté critique.

14C’est bien ce que confirme la contribution de Thomas Mollier qui ouvre la section consacrée aux usages philosophiques de Montaigne. Les Essais apparaissent comme un lieu de crise pour la philosophie et un lieu d’apprentissage du décentrement pour le philosophe. Ils obligent en quelque sorte à « coordonner le philosophique et le non-philosophique pour pouvoir accéder à la philosophie de Montaigne ». Ce « non-philosophique », autrement appelé « impensé de la philosophie », « c’est le travail localisé de la configuration textuelle ». Le lecteur philosophe doit s’ouvrir à la littérarité du texte, à sa dynamique stylistique et discursive, rhétorique et poétique, où se construit sur le vif la pensée originale de Montaigne. On retrouve, dans une formulation différente, l’idée d’une poïesis philosophique, d’une pensée indissociablement liée à la création poétique. Renversant en quelque sorte la perspective, de la production littéraire de « philosophèmes » à l’usage éthique et cognitif de la littérature, Emiliano Ferrari interroge d’une autre manière le rapport fécond qui unit les deux disciplines à partir des pratiques de lecture de Montaigne lui-même. À l’instar de ce dernier, le critique puise dans l’œuvre littéraire la matière d’une réflexion et d’un discours philosophique sur l’homme. Pour sa part, Telma de Souza Birchal revendique pleinement une lecture philosophique de Montaigne, apte à considérer un objet aussi instable que les Essais, avec les outils qui lui sont propres. En prenant comme exemple sa lecture critique des Essais, orientée vers la subjectivité et la morale sceptique, elle montre comment une approche philosophique doit utiliser les concepts que met à sa disposition l’histoire de la philosophie. Cette méthode n’évite pas toujours l’anachronisme que Telma de Souza Birchal accepte et défend comme un principe herméneutique, susceptible d’éclairer une pensée déprise de ses attaches historiques. Si la liberté critique est encouragée par Montaigne lui-même et par une œuvre qui défie les règles, elle peut conduire à certaines appropriations étonnantes ou lectures déformantes. C’est ce que montre Bernard Sève à travers l’exemple, tiré du champ de l’esthétique contemporaine, du concept d’« artialisation » théorisé par Alain Roger, qui rend compte d’un usage libre, à « rebrousse-sens », d’un néologisme montaignien.

15Pour contrer les dérives possibles d’une herméneutique décontextualisée des Essais, les historiens insistent sur l’ancrage socio-politique de l’œuvre. Parce que « toute réflexion philosophique ou littéraire extraite des Essais ne peut être dissociée d’un rapport à la collectivité », Philippe Desan plaide en faveur d’une approche sociologique capable d’éclairer la production et la réception de l’œuvre à travers les normes des pratiques sociales de l’époque. Se fondant sur les concepts durkheimiens de « faits sociaux », « institutions » et « habitudes collectives », il montre tout ce que la singularité montaignienne doit à la société dans laquelle elle s’inscrit. Pourtant, force est de constater que les Essais embarrassent l’historien par l’absence cruelle de références à l’actualité. Il faut alors reconstituer les silences et les non-dits à l’appui des autres livres de Montaigne et des documents historiques – les correspondances notamment – pour apprécier à sa juste valeur le statut politique et social de Montaigne. C’est à ce hors-texte que s’intéresse Anne-Marie Cocula pour élucider les mystères qui entourent l’engagement de l’homme public comme parlementaire et maire de Bordeaux et pour comprendre son rôle dans la période tumultueuse des guerres de religion. Si les Essais constituent un véritable « gibier » pour l’historien, ils se révèlent être aussi « une source de choix pour l’historien moderniste qui se penche sur les représentations », comme l’affirme Marie-Clarté Lagrée. Se fondant sur les apports de l’histoire culturelle, elle réinterprète la représentation de soi comme un phénomène socio-culturel lié à un contexte de crise.

16Avec sa spécificité propre, chaque discipline enrichit le sens des Essais sans le contredire ni l’épuiser au fil du temps. La complexité de la pensée de Montaigne favorise l’effervescence des esprits et la confrontation des idées. Nul doute que cette première réflexion sur les usages critiques de Montaigne ne trouve un prolongement futur, enrichi de nouvelles approches qui s’élaborent au rythme actif des reconfigurations disciplinaires.

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Notes

1 Marie de Gournay, « Préface sur les Essais de Michel seigneur de Montaigne, par sa fille d’alliance », in Les Essais, Paris, Abel L’Angelier, 1595, f. a2r.

2 Ibid., f. e4r.

3 Ibid., f. a2r.

4 Sur la première réception de Montaigne, voir Olivier Millet, La Première réception des Essais de Montaigne (1580-1640), Paris, H. Champion, 1995.

5 Etienne Pasquier, « Lettre à Monsieur de Pelgé », in Lettres, XVIII, reproduite dans l’édition Villey-Saulnier des Essais, p. 1206-1210.

6 Montaigne, Essais, édition Villey-Saulnier, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, III, 9, 982.

7 Pascal, Pensées, éd. P. Sellier, n° 644.

8 Malebranche, Œuvres, éd. J. Simon, Paris, Charpentier, 1842, t. II, p. 204.

9 Jean-Louis Guez de Balzac, Les Entretiens [1654], Paris, M. Didier, 1972, Entretien 18, p. 293.

10 Guillaume Guizot, Montaigne. Études et fragments, Paris, Hachette, 1899, p. 189.

11 Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce qu’un intellectuel ? », in Situations, Paris, Gallimard, 1972, t. VIII, p. 377.

12 Voir Philippe Desan, « Petite histoire des réinventions et des récupérations de Montaigne au cours des siècles », Australian Journal of French Studies, vol. 52, n° 3, 2015, p. 229-242.

13 Guillaume Guizot, Montaigne. Études et fragments, op. cit., p. 264.

14 Nous employons le terme avec toute la prudence qu’il requiert : voir à ce sujet Jean Balsamo, « Montaigne écrivain », Montaigne Studies, vol. XXVI, 2014, p. 3-9.

15 L’Écriture du scepticisme chez Montaigne, éd. Marie-Luce Demonet et Alain Legros, Genève, Droz, 2004, p. 7-8.

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Desan et Véronique Ferrer, « Avant-Propos »Essais, Hors-série 3 | 2016, 8-15.

Référence électronique

Philippe Desan et Véronique Ferrer, « Avant-Propos »Essais [En ligne], Hors-série 3 | 2016, mis en ligne le 26 février 2021, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/6615 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.6615

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Auteurs

Philippe Desan

University of Chicago

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Véronique Ferrer

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