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Normes communiquées, normes communicantes

Le feuilleton sentimental comme lieu de négociation des normes du féminin. Le cas de Janique Aimée (1963)

Taline Karamanoukian
p. 14-29

Résumés

Cet article s’intéresse à la construction du féminin dans le premier feuilleton sentimental de la télévision française, Janique Aimée (1963). Ce feuilleton se caractérise par son rapport très ambivalent aux codes du genre sentimental. Nous nous proposons d’étudier le sens et les enjeux narratifs et idéologiques de ces ambivalences dans le contexte de production et de réception du feuilleton, et ce que cela implique en termes de reconfiguration des normes du féminin.

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Texte intégral

  • 1 Il s’agit d’adaptations littéraires et théâtrales. Voir Gilles Delavaud, L’art de la télévision. Hi (...)
  • 2 Le feuilleton sera d’ailleurs cité en exemple au moment de la création de l’ORTF, en 1964, par son (...)

1En 1963, la Radiodiffusion-Télévision Française (RTF) diffuse son premier feuilleton télévisé sentimental, Janique Aimée, dans un contexte où la production nationale de fiction est encore largement dominée par les dramatiques1, porteuses des ambitions culturelles des dirigeants de la télévision. La diffusion d’une fiction inspirée de productions culturelles populaires socialement destinées aux femmes marque donc un tournant dans la télévision française de l’époque. Écrit par Paul Vandor, l’éditeur du magazine de la presse du cœur Confidences, ce feuilleton témoigne de la volonté de s’adresser au public majoritairement féminin qui consomme cette presse, en pleine expansion depuis la fin des années 1940. Il annonce l’entrée de la télévision française dans la culture de masse2. Suivi par dix millions de téléspectateurs à une époque où trois millions de foyers sont équipés (soit un taux d’équipement de 27 %), le feuilleton a suscité un engouement extraordinaire et sa fin dut être modifiée suite aux très nombreuses lettres, en majorité de téléspectatrices, réclamant que Janique n’épouse pas Bernard, son fiancé.

  • 3 Voir Geneviève Sellier, « Cultural studies, gender studies et études filmiques. Introduction », Iri (...)
  • 4 Voir Françoise Giroud, La Nouvelle Vague. Portraits de la jeunesse, Paris, Gallimard, 1958. Anne-Ma (...)
  • 5 Éric Macé, Les imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias, Paris, Éd. Amsterda (...)

2Les travaux pionniers menés dans le champ des cultural studies et des gender studies par des chercheuses féministes comme Tania Modleski, Ien Ang ou Janice Radway ont permis de mettre en évidence les enjeux et les significations sociales des fictions populaires féminines par rapport au public auquel elles s’adressent et qui les consomme. Prenant à revers les clichés dénonçant une culture de masse aliénante pour les femmes, celles-ci mettent en évidence les dimensions complexes et polysémiques de ces productions culturelles, qui à la fois confortent et contestent les valeurs traditionnelles et patriarcales. Le plaisir des lectrices des romans d’amour ou des téléspectatrices des soap operas repose sur le fait qu’elles y trouvent un écho à leurs préoccupations, à leurs aspirations et aux contradictions qu’elles vivent. Dans la perspective des cultural studies et des gender studies, il s’agit ainsi d’envisager les productions culturelles de masse comme des textes structurés par l’idéologie dominante mais sémantiquement ouverts, car s’adressant à un large public, et comme un lieu de construction des normes et des identités sexuées3. En nous inscrivant dans ces approches, nous proposons d’étudier la manière dont le feuilleton Janique Aimée reconfigure les normes du féminin dans une période d’émancipation pour les jeunes femmes, qui accèdent massivement aux études et au marché du travail4. Destiné à un public large et familial, il est produit par une télévision d’État encadrée dans un sens conservateur, investie d’une mission de service public et d’un rôle de régulation sociale. Mais en même temps, il s’adresse prioritairement aux femmes, dont il doit par conséquent tenir compte des attentes. Partant de ce constat, on tentera de saisir quelles étaient les représentations du féminin jugées légitimes et acceptables par le plus grand nombre du point de vue de l’institution télévisuelle au début des années 1960, et ce qu’elles révèlent de la société qui les produit et les consomme. À la suite d’Éric Macé, nous considérons en effet que « ce qui commande la programmation de la télévision, c’est ce qui apparaît comme étant commun, légitime et recevable pour la plupart à un moment donné » ; elle est d’un « conformisme provisoire », qui « se traduit [dans les programmes de fiction et de divertissement] par la recherche constante d’accompagnement des nouvelles tendances et préoccupations telles qu’elles peuvent être perçues » par les professionnels de la télévision5.

  • 6 François Jost, Introduction à l’analyse de la télévision, Paris, Ellipses, 2004.
  • 7 Margrit Tröhler et Henry M.Taylor, « De quelques facettes du personnage humain dans le film de fict (...)

3Après une présentation de la genèse du feuilleton, nous étudierons dans un premier temps les discours promotionnels, qui formulent une « promesse » au public6, afin d’appréhender comment le feuilleton a été communiqué et son héroïne présentée par l’institution télévisuelle d’une part, et par la presse de programme d’autre part. Dans une deuxième partie, on analysera les ambivalences du scénario à l’égard des codes du genre sentimental, à partir d’une approche sémantico-syntaxique et en prenant en compte les articles de l’époque témoignant des choix de réécriture du scénario. Il s’agira ainsi de saisir les enjeux narratifs et idéologiques du feuilleton. Enfin, la dernière partie sera consacrée à l’étude sémio-narratologique du personnage et à l’évolution de son rôle au cours du récit. Pour cela, on s’appuiera sur la définition proposée par Margrit Tröhler et Henry Taylor du personnage comme « lieu multiple et souvent contradictoire où se manifestent des désirs et des angoisses : un lieu de pouvoir, certes, mais aussi un lieu de résistance. [Le personnage] engage des processus de va-et-vient constant, des “négociations” […] entre les normes et leurs critiques, entre l’idéologie dominante et ses transgressions possibles à une certaine époque »7.

Une « jeune fille moderne exemplaire »

4Janique Aimée a été diffusé entre le 4 février et le 12 avril 1963, tous les soirs de la semaine à 19h40, avant le journal télévisé. Il s’agit du deuxième feuilleton quotidien de la télévision française après Le Temps des Copains. Coproduit par la RTF et la société de production privée Telfrance, il est composé de 52 épisodes de 13 minutes. Il a été réalisé par Jean-Pierre Desagnat ; le critique de cinéma et de télévision Jacques Siclier a adapté et dialogué l’histoire écrite par Paul Vandor. Janine Vila, une jeune comédienne alors inconnue, interprète le rôle de Janique Gauthier, une jeune infirmière dont le fiancé disparaît le soir de ses fiançailles et qui part à sa recherche.

  • 8 Cité par Évelyne Sullerot, dans La presse féminine, Paris, Armand Colin, 1963, p. 281.
  • 9 Ibid., p. 281.
  • 10 Ibid., p. 285.

5Si ce feuilleton s’inscrit dans la tradition du roman d’amour et de la presse du cœur et qu’il cible leur lecteurs-trices, il s’en distingue cependant par son registre de production : celui d’une télévision d’État, soucieuse de distraire, mais aussi d’édifier le public et dont les dirigeants défendent l’action émancipatrice. Or depuis les années 1950, la presse du cœur est la cible de violentes attaques de tous bords, tant de la part de l’Église et des milieux moralistes que de la part des communistes. Les représentants de la culture légitime l’accusent d’aliéner ses lecteurs-trices et de les détourner du réel. Ainsi, Marcelle Auclair, fondatrice de Marie-Claire et présidente de l’Association pour la dignité de la presse féminine, créée en 1951, veut combattre une presse qu’elle juge « immorale et abêtissante », et donne une conférence intitulée « La presse du cœur, défi à la raison »8. En 1953, la directrice de l’École Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses déclare que la presse du cœur « fausse la pensée...fausse la sensibilité, donne le dégoût du réel, fait vivre dans la superstition, dans l’attente du miracle » ; qu’elle favorise la « démission de l’esprit critique et du jugement, [la] fuite devant les responsabilités » ; qu’elle développe « chez une foule de lecteurs et de lectrices...le bovarysme de la mansarde, de l’atelier, du bureau, de la ferme »9. En 1960, le président du Syndicat national de la presse périodique de province déclare que « cette presse est extrêmement dangereuse » et que ces publications « offrent une vue fausse de la réalité, bercent de contes roses et d’illusions une jeunesse crédule »10.

6On imagine aisément que ces avis devaient être en grande partie partagés par les dirigeants de la télévision, d’autant plus que le bulletin de presse de la RTF prend bien soin de souligner la différence entre Janique Aimée et les feuilletons de la presse du cœur :

C’est sur un canevas de Paul Vandor que Jacques Siclier a bâti cette histoire solidement charpentée qui sera davantage une étude de caractères qu’une suite d’anecdotes. Dans un ton général réaliste qui ne permet aucune invraisemblance, aucune négligence de détail, l’histoire prend une tournure policière jusqu’au dixième épisode. Janique, si séduisante soit-elle, n’est pas une « pin-up ». C’est, pour ses créateurs, une jeune fille moderne exemplaire, « de celles qu’on aimerait avoir pour mère, femme ou sœur » dit Jacques Siclier. Cependant, elle se meut dans l’univers de notre temps et son aventure sentimentale n’a rien d’un feuilleton à l’eau de rose […].

  • 11 Ces romans d’amour sont apparus à la fin du XIXͤ siècle pour prôner les valeurs catholiques et étai (...)
  • 12 Télérama n° 681, 03.02.1963.

7Le bulletin de presse présente le personnage de Janique comme la version moderne des héroïnes des romans d’amour édifiants11, en mettant en avant ses qualités morales et son caractère exemplaire, et prend soin de souligner la dimension réaliste du feuilleton, sa « vraisemblance » ainsi que sa construction dramatique rigoureuse… autant d’éléments qui feraient défaut, selon ses détracteurs, à la presse du cœur. Ces éléments de présentation sont repris par Jacques Siclier dans un article qu’il publie dans Télérama12 au début de la diffusion du feuilleton. Janique Aimée est « l’histoire d’une jeune fille moderne », vivant « en province dans une famille petite-bourgeoise », qui « perd l’homme qu’elle aime le soir de ses fiançailles, se met à sa recherche et le retrouve pour le reperdre à nouveau ». Janique, qu’il qualifie de « personnage exemplaire », « fiancée idéale, et sans doute épouse idéale, fille idéale, sœur idéale, nièce idéale, amie idéale », n’est pas « forcément heureuse, mais elle domine les événements et, tout en poursuivant sa recherche obstinée du bonheur, elle refuse de l’obtenir à n’importe quel prix ». Il insiste également sur le fait que l’histoire se déroule dans un « univers supposé réaliste », avec des personnages « quotidiens », « vraisemblables », qu’il a voulus rendre « proches du téléspectateur », et il ajoute :

  • 13 Contrairement à ce qu’écrit Siclier, Évelyne Sullerot a remarqué que le travail constitue un thème (...)

Janique a un métier ; elle est infirmière dans un hôpital. Si son fiancé disparaît, elle a, bien entendu, envie de savoir pourquoi. Dans une bande dessinée ou un roman-photo, elle aurait mené son enquête sans se soucier de son travail. À la Télévision, au contraire, nous la verrons souvent contrainte par les horaires et son activité professionnelle, et ce détail réaliste fournit, plusieurs fois, un élément de suspens. Les gestes et les actes de la vie quotidienne sont toujours à l’arrière-plan13.

8En mettant l’accent à la fois sur la modernité et l’exemplarité de l’héroïne, les discours promotionnels des concepteurs du feuilleton construisent une figure féminine rassurante, qui conforte les valeurs familiales et les normes traditionnelles du féminin, mais qui tient compte aussi des préoccupations des jeunes femmes de l’époque, tels que l’exercice d’un métier ou la maîtrise de son destin. Ces « promesses » témoignent des représentations de la « jeune fille moderne » que l’institution télévisuelle juge légitimes et acceptables pour le public familial auquel elle s’adresse. Elles expriment aussi le souci de ses responsables de protéger les téléspectateurs-trices des « illusions » que les histoires « à l’eau de rose » sont accusées de véhiculer. Si, selon eux, la presse du cœur aliène le public et le détourne du réel, la télévision doit avoir pour mission de « désaliéner » celui-ci, en proposant un feuilleton sentimental « réaliste » avec une héroïne « moderne ».

  • 14 « Voici tout ce que vous devez savoir sur les personnages de votre nouveau feuilleton : Janique Aim (...)

9La présentation du feuilleton par Télé 7 Jours14, dont le lectorat populaire et familial est peu ou prou celui qui consomme la presse du cœur, s’inscrit dans un tout autre registre. Les personnages sont décrits comme des personnages typiques de la littérature populaire sentimentale, et ni la dimension réaliste et quotidienne du feuilleton ni la modernité de l’héroïne ne sont évoquées. Voici par exemple ce que dit l’article à son sujet :

C’est le surnom de l’héroïne, l’aimable, la jolie Janique, fille d’Henri Gauthier, l’héritier gérant d’un confortable cabinet d’assurances, et de Madame, qui vit comme un poisson dans l’eau parmi les ragots de la « bonne société » de Chimot, un gros bourg cossu de Normandie […]. Tout le monde l’adore. Et les hommes soupirent sur son passage. En vain. Elle est heureuse, amoureuse, fiancée. Rien ne la passionne tant que d’installer, pour elle et son futur mari, une petite maison léguée par sa grand-mère. Mais le cœur a ses mystères, l’amour ses traquenards, et le bonheur est une île qu’il est plus facile d’atteindre en rêve que de voir surgir à l’improviste sur l’horizon d’un océan réel.

10Si cette mise en avant de l’identité amoureuse de l’héroïne dans la presse de programme est conforme aux codes du récit sentimental, elle contraste fortement avec les discours des concepteurs du feuilleton qui tiennent à marquer leurs distances par rapport à un genre dénué de toute légitimité culturelle. Comment cela se traduit-il au niveau du récit ? Dans quelle mesure ce positionnement questionne-t-il les normes traditionnelles du féminin véhiculées par les récits sentimentaux et construites autour de la valorisation du mariage comme lieu d’accomplissement féminin ?

Les résistances du scénario aux conventions du genre sentimental

  • 15 Ellen Constans, « Roman sentimental, roman d’amour : amour… toujours… », dans Le roman sentimental, (...)

11À plusieurs égards, Janique Aimée s’éloigne du schéma traditionnel du récit sentimental, présenté par Ellen Constans comme « une histoire d’amour à deux personnages principaux », construite autour de « trois motifs stables qui sont des invariants : rencontre, disjonction du couple, conjonction finale », cette dernière étape constituant le happy end, c’est-à-dire un mariage ou une promesse de mariage15. Or ce feuilleton ne raconte pas tant une histoire d’amour que la désillusion sentimentale d’une jeune femme ; il n’est pas centré sur le couple, mais sur le personnage de la fiancée abandonnée ; enfin, il ne commence pas par la rencontre des deux « élus », mais par leur séparation, puisque dès le premier épisode, le fiancé de Janique s’éclipse mystérieusement pendant la fête de leurs fiançailles.

12La suite de l’histoire se déroule de la manière suivante : Janique, croyant Bernard en danger, enquête pour le retrouver. Lorsqu’il réapparaît (15e épisode), il refuse d’expliquer les raisons de sa disparition. La jeune femme finit par découvrir qu’il l’a abandonnée pour Alice Molivant, une de ses amies, qu’il s’apprête à épouser. Cependant, Bernard, visiblement toujours épris de Janique, lui propose de ne pas mettre un terme à leur relation. Elle refuse et perd toute estime pour lui. L’histoire prend un nouveau tournant lorsqu’Alice meurt à la suite d’une chute à cheval (37e épisode). Bernard va alors peu à peu se racheter aux yeux de Janique en l’aidant à défendre les intérêts de sa famille, attaquée par le clan des Molivant. Janique lui avoue qu’elle n’a pas réussi à l’oublier malgré les avances répétées de son patron, le Dr Laurent et d’un jeune journaliste, Jacques Rond. Mais la famille de Janique n’est pas prête à excuser la conduite de Bernard, qui décide de partir un an en Uruguay et qui reviendra peut-être, s’il se sent à nouveau « digne » d’elle.

13D’une certaine manière, le feuilleton inverse le schéma narratif traditionnel du récit sentimental : il commence par la promesse de mariage, avec la célébration des fiançailles, pour aboutir à la séparation définitive du couple. Certes, si le public n’était pas intervenu pour réclamer que Janique n’épouse pas Bernard, il y aurait eu un happy end. Mais Jacques Siclier, dans deux articles parus dans Télérama au moment de la diffusion, révèle que dans la toute première mouture du scénario, il n’était pas prévu que l’histoire s’achève sur le mariage de l’héroïne. Il écrit ainsi :

  • 16 Télérama n° 681, 03.02.1963.

Primitivement, en effet, l’histoire commencée à Chimot et Lanson s’arrêtait au 39e épisode. Ensuite, Janique partait en vacances au Pays basque et connaissait, pendant treize autres épisodes, une nouvelle aventure. Mais il fallut renoncer à cette suite – qui avait été écrite – pour diverses raisons. Le tournage était déjà très avancé lorsque j’ai dû reprendre la plume, refaire le 39e épisode et réécrire les treize suivants en en prolongeant la première histoire16.

Dans le second article, il précise :

  • 17 Télérama n° 691, 14.04.1963.

Le scénario de Paul Vandor prévoyait, après la mort d’Alice Molivant, le départ de Bernard, pris de remords. Le Docteur Laurent déclarait alors son amour à Janique et l’emmenait avec lui à un congrès médical au Portugal. Ensuite, Laurent revenant du Portugal, s’arrêtait à Bayonne avec Janique et l’amenait au Pays Basque pour la présenter à sa mère. Il retrouvait du même coup la veuve de son frère, Marguerite, qu’il avait aimée autrefois et, dans son milieu familial, se rendait compte qu’il préférait cette Marguerite à Janique. Jacques Rond, venu faire un reportage sur les contrebandiers basques, ramenait alors Janique, déçue une fois de plus, à Chimot et lui proposait de devenir la secrétaire de son patron, directeur d’un grand quotidien parisien. Janique acceptait au cinquante-deuxième épisode. La série était achevée et la porte restait ouverte à de nouvelles aventures de la jolie mal-aimée17.

  • 18 Voir Françoise Giroud, La Nouvelle Vague. Portraits de la jeunesse, op. cit. ; Anne-Marie Sohn, âge (...)

14Le témoignage de Siclier révèle que le scénario d’origine se détachait davantage des codes du récit sentimental et se rapprochait du récit d’apprentissage, en mettant plus l’accent sur la transformation de l’héroïne qui, confrontée à deux échecs amoureux, finissait par redéfinir ses priorités. Alors qu’au début de l’histoire, elle se projette dans le mariage et compte démissionner de son travail pour se consacrer au rôle d’épouse et de femme au foyer (1er épisode), à la fin, il était prévu qu’elle quitte son environnement familial pour partir travailler à Paris. Elle passait aussi d’un métier féminin traditionnel à un métier féminin plus moderne, celui de secrétaire dans un journal. La question de l’amour et du mariage se trouvait finalement évacuée et l’histoire s’achevait sur la perspective d’une émancipation réelle, puisque la jeune femme allait se réaliser en dehors de la sphère privée et familiale. Le scénario d’origine évoquait ainsi davantage le statut changeant des jeunes filles de la génération de la « Nouvelle Vague » et du baby-boom qui s’émancipent et jouissent d’une liberté économique nouvelle18. Il remettait ainsi explicitement en cause les normes traditionnelles du féminin véhiculées par les récits sentimentaux.

  • 19 Télé 7 Jours n° 125, 11.08.1962.
  • 20 Télé 7 Jours n° 126, 18.08.1962.
  • 21 Ibid.
  • 22 Télé 7 Jours n° 125, 11.08.1962.
  • 23 Télé 7 Jours n° 152, 16.02.1963.

15Deux articles parus dans Télé 7 Jours six mois avant la diffusion du feuilleton, soit avant les modifications apportées à la première version du scénario, confirment ces hypothèses. Le personnage de Janique y est présenté comme « la jeune fille moderne, saine, simple, sportive, sans complexe, très séduisante, intelligente et naturellement distinguée »19 ou encore comme une « jeune fille indépendante, véritable “garçon manqué” qui passe la moitié de sa vie sur un vélomoteur »20. On peut également lire que « comme Janique, Janine (Vila) est une fille très indépendante, soucieuse de sa liberté, qui voit rouge quand on veut l’entraver, une jeune fille très réussie, qui a une âme de garçon manqué »21. Promettant à Janine Vila le même succès qu’à Henri Tisot, l’interprète très populaire de Gonfaron, l’un des personnages du Temps des Copains, Télé 7 Jours la présente comme un « Tisot en jupons », manière de renforcer l’aspect « garçon manqué » de son personnage. Le magazine annonce que « si le feuilleton plaît, nous verrons peut-être ensuite les aventures de Janique à Paris, dans le monde du journalisme »22. Six mois plus tard, au moment de la diffusion du feuilleton, le discours de Télé 7 Jours a radicalement changé et l’expression de « jeune fille moderne » n’est pas reprise : « Janique Aimée est une jeune fille timide et réservée, d’éducation bourgeoise et provinciale, fière de travailler comme infirmière aux côtés d’un grand “patron”. Ça, c’est le feuilleton ; dans la vie, son interprète, Janine Vila, est le contraire [...]. Elle adore le bruit, le mouvement, le sport [...] ». Alors que le magazine présente Janine Vila dans les mêmes termes que six mois auparavant, l’héroïne, elle, est désormais présentée comme une « prude infirmière au cœur tendre »23, dans la plus pure tradition des héroïnes de la littérature sentimentale.

  • 24 Ellen Constans, Parlez-moi d’amour. Le roman sentimental : des romans grecs aux collections de l’an (...)

16Après les modifications apportées au scénario, l’histoire prend dans sa dernière partie une tournure plus conventionnelle ; alors que jusqu’à la mort d’Alice, le récit dévie du schéma narratif classique du récit sentimental, il opère dans son dénouement un revirement et finit par s’en rapprocher. Les derniers épisodes exploitent ainsi un thème très présent dans les romans d’amour : la transformation morale du héros et sa rédemption24. Janique, quant à elle, aurait dû connaître le même destin que leurs héroïnes, à savoir le mariage, si le public n’était pas intervenu. La nouvelle version tente ainsi d’évacuer les contradictions creusées par le récit jusqu’au 39e épisode, telles que la représentation critique des rapports amoureux, la remise en cause de l’accomplissement féminin dans le mariage, la perte des illusions sentimentales comme facteur d’émancipation féminine. Au vu des différences considérables entre les deux versions du dénouement, on peut se demander si seules des raisons matérielles de tournage sont à l’origine des changements scénaristiques. On peut en effet faire l’hypothèse que les responsables de la télévision aient craint, au dernier moment, de dérouter le public en proposant une fin peu consensuelle, certes plus en phase avec les contradictions vécues par les jeunes femmes, mais moins conforme aux codes du genre sentimental ; l’absence de happy end signifiait que le destin de l’héroïne n’était pas fixé, et celle-ci en devenait dès lors moins rassurante.

  • 25 Télé 7 Jours n° 156, 16.03.1963.
  • 26 Télé 7 Jours n° 161, 20.04.1963.

17L’ampleur des réactions du public, et en particulier de téléspectatrices, indique que les dernières modifications apportées au scénario ont été largement perçues comme invraisemblables : en effet, jusqu’au 38e épisode, les personnages, l’évolution de leurs rapports et les situations, ont été conçus en fonction du dénouement prévu à l’origine. Bernard en particulier, était construit depuis le début, comme un personnage faible et égoïste, « indigne » de Janique. On peut ainsi lire dans Télé 7 Jours, au moment de la diffusion du feuilleton, que « son caractère veule […] fait dire à toutes les femmes que nous avons interrogées : “si mon fiancé m’avait fait le quart de ce que Bernard a fait à Janique, je l’aurais renvoyé à ses chères études” »25. Sa soudaine rédemption et le revirement du scénario ne pouvaient qu’apparaître peu crédibles aux yeux du public et c’est ce qui explique les nombreuses réactions de téléspectatrices réclamant que Janique n’épouse pas Bernard. Les auteurs furent ainsi amenés à modifier la chute au dernier moment en choisissant de ne retenir aucune des deux fins qu’ils avaient envisagées (le départ pour Paris dans la première version, le mariage dans la seconde), et de proposer une fin ouverte. Pour autant, ce nouveau dénouement n’a pas satisfait le public ; beaucoup de téléspectateurs et téléspectatrices exprimèrent leur déception, leur surprise, voire leur indignation, et auraient préféré une fin plus heureuse, moins « ambiguë », comme le note Télé 7 Jours : « La France peut enfin respirer. La France est délivrée d’une hantise. La France sait, enfin, qui “Janique Aimée” ne va pas épouser. Mais n’a-t-elle pas été un peu déçue par cette fin ambiguë [...] “Janique Aimée” était une histoire d’amour. Or, l’amour exige une conclusion »26.

18Il nous semble que les réactions contradictoires du public, avant et après la fin du feuilleton – entre le refus du mariage de Janique avec Bernard, et la déception quasi-unanime d’avoir été privé d’une fin heureuse – sont étroitement liées aux ambiguïtés fondamentales du scénario à l’égard du genre sentimental et des normes du féminin qu’il véhicule. Ces ambiguïtés sont le signe à la fois du rapport extrêmement ambivalent de l’institution télévisuelle à l’égard d’un genre certes très populaire, mais manquant de toute légitimité, et de la tentative de la part des concepteurs du feuilleton de prendre en compte le processus d’émancipation des jeunes femmes et les mutations des normes du féminin. Il s’agit de voir à présent comment cette ambivalence se manifeste au niveau de la construction de la figure de « jeune fille moderne » mise en avant par les producteurs.

Le parcours de l’héroïne : entre autonomisation et respect des valeurs familiales

  • 27 Pierre Beylot, Le récit audiovisuel, Paris, Armand Colin, 2005, p. 135.
  • 28 Sylvette Giet, « Vingt ans d’amour en couverture ». Actes de la recherche en sciences sociales, vol (...)
  • 29 Anne-Marie Sohn, op. cit,. p. 68-69.
  • 30 Ce magazine bi-mensuel de Françoise Dumayet et Jean-Pierre Chartier, diffusé entre 1960 et 1968, qu (...)
  • 31 Marie-Françoise Lévy, « Les représentations sociales de la jeunesse à la télévision française. Les (...)
  • 32 Marie-Françoise Lévy, « Ordre moral, ordre familial et télévision. La levée des silences, 1950-1974 (...)

19Nous commencerons par étudier la manière dont l’héroïne est présentée par le générique, les ouvertures de séries ou de films étant, comme le souligne Pierre Beylot, « des lieux d’inscription privilégiés du statut générique de la fiction […] où se construit l’horizon d’attente du spectateur »27. Ici, la référence au genre sentimental, déjà présente dans le titre du feuilleton avec l’adjectif « aimée », est soulignée par la typographie utilisée, qui rappelle celle des titres de la presse du cœur. Cependant le générique, composé d’un plan-séquence d’une vingtaine de secondes où l’on voit Janique dévalant une route de campagne ensoleillée sur son solex, ne met pas en avant la thématique amoureuse comme le font les couvertures de la presse du cœur28. Alors que celles-ci représentent le plus souvent un couple, le générique montre une jeune fille « dans le vent », comme le suggère à la fois le mouvement du foulard recouvrant les cheveux de Janique et le fait qu’elle se déplace en solex. Ce moyen de locomotion, très populaire depuis les années 1950, inscrit le personnage du côté de la vitesse et de la mobilité, traditionnellement associées aux garçons. En effet, comme l’écrit Anne-Marie Sohn au sujet de l’usage des deux roues chez les jeunes dans les années 1960, « ces moyens de locomotion […] restent fortement sexués en raison de leur connotation technique » et « renforcent la mobilité traditionnellement plus forte des garçons »29. Le générique présente ainsi une jeune fille qui jouit de la même liberté de mouvement que les garçons, au moment où, dans la réalité sociale, les comportements des filles tendent à s’aligner sur ceux des garçons. Cette image d’une jeune fille inscrite dans une dynamique de mouvement et souriant à l’avenir ensoleillé renvoie aussi aux représentations de la jeunesse que construit le premier magazine télévisé destiné aux quinze-vingt ans, L’avenir est à vous30. Comme le remarque Marie-Françoise Lévy, avec ces émissions, la télévision construit un « idéal positif », une « image valeureuse de la jeunesse »31 et esquisse, « en toute conformité avec l’ordre familial, une dynamique de changement en présentant [les] jeunes filles comme actrices raisonnables de leur existence »32. Le générique s’inscrit dans le même registre de représentation. Janique, au volant de son solex, incarne une jeunesse saine, équilibrée, dynamique : le plein air, la campagne, le soleil ainsi que la musique joyeuse du générique, participent de cette construction.

  • 33 Ellen Constans, Parlez-moi d’amour. Le roman sentimental, op. cit., p. 236.

20Voyons comment évolue le rôle de l’héroïne au cours du feuilleton. Le premier épisode commence par inscrire le personnage dans un registre féminin traditionnel en la situant dans la lignée des héroïnes de Delly, ces romans d’inspiration catholique qui dominent le marché du roman d’amour depuis les années 1910. Elle est définie comme une jeune fille « modèle », de bonne famille, sage et serviable, et comme une fiancée heureuse et amoureuse. Au cours de ses fiançailles, Janique dit ainsi à Bernard : « Ce qui importe pour nous, ce n’est pas aujourd’hui […]. J’ai hâte d’être ta femme. Je t’aime ». Le premier épisode commence là où s’achève la plupart des fictions sentimentales : l’union des deux fiancés, la déclaration d’amour et la promesse de mariage. Mais le « bonheur » de l’héroïne est de courte durée et l’image de la fiancée heureuse du début cède la place à celle de la fiancée abandonnée à la fin de l’épisode. Alors qu’elle s’apprête à se conformer au destin féminin traditionnel et à passer du foyer familial au foyer conjugal, la disparition de Bernard va faire dévier sa trajectoire initiale et l’amener à se redéfinir. Le récit s’éloigne dès lors du programme narratif et idéologique des romans de Delly, présentés par Ellen Constans comme « des récits de formation, de préparation au mariage, [qui] parlent aux adolescentes du Prince Charmant, mais aussi et surtout des devoirs qui les attendent avec le bonheur »33. Alors que les fictions sentimentales placent l’amour et le mariage au cœur de la construction de l’identité féminine, le feuilleton présente une héroïne qui se détache peu à peu de ce modèle et passe du rôle de fiancée abandonnée à celui de jeune femme autonome.

  • 34 Après la mort d’Alice, Mr Molivant et la gouvernante séquestrent Bernard au château.
  • 35 Ellen Constans, Parlez-moi d’amour. Le roman sentimental, op. cit., p. 226-228.

21Cela est notamment mis en évidence à travers le personnage d’Alice Molivant, figure stéréotypée de la « méchante », qui sert de faire-valoir au personnage de Janique et à son image de jeune fille moderne. Riche et oisive, elle ne rêve que de mariage, ne travaille pas et vit dans un château à l’écart de la ville, entourée de son père qui exécute tous ses caprices et de sa gouvernante, véritable mère de substitution pour elle. Alice et son entourage sont associés à un univers typique des romans de Delly, qui reprennent des motifs du roman gothique (vieux manoirs isolés, seigneurs cruels, enlèvements, séquestrations34…) et mettent en scène des personnages issus de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie, évoluant à l’écart d’un espace-temps contemporain35. Inversement, Janique et les personnages qui gravitent autour d’elle sont tous ancrés dans la société de leur époque et rattachés à un univers réaliste, que ce soit par leur milieu social (la petite bourgeoisie de province), leur profession (infirmière, journaliste, ingénieur, patron d’un cabinet d’assurances, etc.), ou encore les lieux qu’ils fréquentent (l’hôpital où travaille Janique, le laboratoire d’études sur les matières plastiques de son oncle, le café du village, etc.).

  • 36 5e épisode.
  • 37 36e épisode.

22Contrairement à Alice, Janique désinvestit progressivement la sphère sentimentale. L’amour et le mariage cessent d’être sa priorité et elle éconduit sans hésiter tous ses soupirants : Bernard, Jacques Rond et son patron, à qui elle reproche l’intérêt qu’il porte à sa vie privée, façon aussi pour elle de dénoncer son attitude protectrice et paternaliste. Le feuilleton dresse ainsi le portrait d’une jeune femme qui, après une déception sentimentale, revendique son autonomie. Quelques passages sont particulièrement représentatifs de la mutation et de l’autonomisation du personnage. Ainsi, aussitôt après avoir annoncé officiellement à sa famille et à son patron que ses fiançailles étaient rompues et son mariage annulé, elle décide de ne pas retirer sa démission de l’hôpital (3e épisode). Par la suite, Janique refusera systématiquement de prendre des congés malgré l’insistance de son patron parce que, dit-elle, elle a « besoin de travailler en ce moment pour ne pas penser »36 et qu’« il ne [lui] reste plus que ça »37. Son métier lui permet de reprendre son destin en main et de ne plus subir les événements. Dans le quatrième épisode, une séquence est également significative de la redéfinition du rôle du l’héroïne et de la prise de distance du feuilleton vis-à-vis des conventions du genre sentimental. On y voit Janique assise sur son lit, le soir, tourmentée par la disparition de Bernard et s’adressant à lui dans une lettre. Nous accédons à ses pensées par sa voix intérieure. Commence alors une scène qui nous fait partager ses rêveries. Elle est constituée de deux parties bien distinctes, tant du point de vue de la mise en scène que de la bande-son. Une musique aux consonances romantiques accompagne la première partie de la rêverie, composée d’un plan montrant Janique dans une clairière rejointe par Bernard, qui court vers elle puis l’enlace. En voix off, Janique dit :

Dans les romans d’amour, les fiancés séparés ont toujours convenu d’avance d’un lieu où ils se retrouveraient, si quelque chose ou quelqu’un venait contrarier leur union. Nous ne nous sommes jamais dit que si un jour le malheur venait à nous frapper, nous irions nous réfugier dans quelque chapelle abandonnée ou dans quelque cabane au fond des bois. Nous étions sûrs que rien jamais ne pourrait nous atteindre. Moi tout au moins j’en étais sûre. Et je n’ai pas tellement de goût pour les romans. Pourtant je regrette aujourd’hui de ne pouvoir pas même suivre cette piste.

23Dans la deuxième partie de la rêverie, le ton change : la musique prend une tonalité dramatique, avec des accents dissonants, va crescendo et finit par envahir la bande-son ; les plans, qui montrent Janique errer dans les rues de Chimot, sont sombres et décadrés et les mouvements de caméra semblent aléatoires. En voix off, Janique dit :

C’est comme si brusquement, tu t’étais dissout dans l’air. Les rues de Chimot et de Lanson sont les mêmes, la maison n’a pas changé et dans ces décors où nous avons été heureux il manque soudain quelque chose d’essentiel : toi. Je ne reconnais plus rien. C’est un peu comme si j’étais devenue aveugle. Il me semble que je vais me mettre à tâtonner le long des murs pour te chercher.

  • 38 Anne-Marie Sohn, op. cit., p. 264.

24Cette scène, qui se distingue par son esthétique « moderne », exprime l’angoisse que génère chez Janique l’ébranlement de ses certitudes, de ses repères, et annonce la perte de ses illusions sentimentales. La séquence dénonce et déconstruit la vision idéalisée de l’amour que véhiculent les romans d’amour, évoqués par la voix off de Janique, et constitue la première étape du processus d’autonomisation de l’héroïne. Le milieu du feuilleton (28e épisode) marque un autre tournant dans l’évolution de Janique. Ayant fait le deuil de sa relation sentimentale, elle se rend sans y être invitée aux fiançailles d’Alice et de Bernard pour rendre à ce dernier sa bague de fiançailles, devant tous les convives et les journalistes invités. Par son geste, Janique rompt définitivement et publiquement le lien qui la rattachait encore à son fiancé. Cette scène n’est pas sans évoquer les exigences nouvelles des filles du baby-boom qui, comme l’écrit Anne-Marie Sohn, refusent « de se laisser aliéner par l’amour » et « aspirent à des relations égalitaires entre les sexes, fondées sur le respect, la tendresse et la confiance »38. Une dernière scène (32e épisode) illustre le renversement des motifs des romans d’amour et la remise en cause de l’assignation de leurs héroïnes au rôle de future épouse. Janique se rend dans la maison ayant appartenu à sa grand-mère, où il était prévu qu’elle s’installe avec Bernard après leur mariage. En flashback, elle se souvient non sans nostalgie des paroles de son aïeule leur disant : « un jour cette maison sera à vous mes enfants ». Cette maison, où les travaux de rénovation ont été laissés en plan, symbolise l’échec de la constitution du foyer conjugal, vers laquelle tendent les récits sentimentaux. Elle ne sera pas le lieu du « bonheur conjugal » pour Janique, mais lui servira à neutraliser un maître-chanteur, façon là encore de souligner la distance qui sépare le personnage du destin des héroïnes des romans d’amour.

  • 39 Françoise Giroud, op. cit., p. 202.

25La trajectoire de Janique au cours du récit entre en résonance étroite avec l’émancipation des jeunes femmes. À la fin des années 1950, Françoise Giroud écrivait ainsi que « les femmes [célibataires de moins de 25 ans] seront plus nombreuses qui connaîtront ce temps de l’âge où l’on se sent riche de toutes les virtualités, libre de toutes les chaînes, engagé tout entier dans chaque aventure, dans chaque désespoir, et cependant disponible pour toutes les formes qu’empruntera l’avenir »39. Cette phase de la vie des femmes, avant le mariage, devient synonyme de liberté. Dans ce contexte, on peut interpréter les choix narratifs du feuilleton comme une tentative de questionner les destins féminins traditionnels décrits dans les romans d’amour. Ils témoignent d’une prise en compte des mutations des normes du féminin et des aspirations des jeunes femmes de l’époque, qui contestent de plus en plus l’idéal de la femme au foyer et veulent avoir un métier.

26Le feuilleton pose cependant des limites à l’émancipation de l’héroïne, dont les intérêts sont étroitement liés à ceux de sa famille. Ses principes et sa conduite ne vont jamais à l’encontre de la morale de ses aînés ni des valeurs familiales, contrairement aux personnages négatifs de l’histoire qui ne cessent de les menacer. En s’opposant à eux et en les neutralisant, Janique apparaît comme une figure protectrice de l’institution familiale et de son modèle traditionnel. En effet, tous ces personnages ont une situation familiale non conforme au modèle de la famille patriarcale. Ainsi, Bernard a été élevé seul par sa mère et le récit attribue sa lâcheté et son caractère irresponsable à l’absence de père. Quant à Alice, elle a perdu sa mère quand elle était petite et a trouvé en sa gouvernante, une femme tyrannique et manipulatrice, une mère de substitution. Ensemble, elles imposent leurs décisions au père Molivant. En opposant la famille « matriarcale » des Molivant à la famille de Janique, où la mère est assignée au rôle de ménagère et de maîtresse de maison et les hommes aux affaires « sérieuses », le feuilleton conforte le modèle familial patriarcal.

  • 40 Anne-Marie Sohn, op. cit., p. 283.

27Janique fonctionne ainsi comme une figure rassurante pour le public familial, à une époque où la jeunesse suscite des inquiétudes chez les adultes, qui craignent notamment de voir les valeurs traditionnelles menacées par elle : « sous couvert de jeunesse, ce sont en fait la survie de la famille traditionnelle et le respect des rôles sexués qui sont la cible des inquiets »40 écrit ainsi Anne-Marie Sohn. De plus, le feuilleton ne remet pas en cause l’assignation du féminin à la sphère privée. En effet, les aventures de Janique relèvent soit de la sphère familiale, soit de la sphère sentimentale, et à l’hôpital où elle travaille, nous la voyons surtout occupée à résoudre ses problèmes ou ceux de ses proches. Pour autant, à l’inverse de sa mère, elle n’est pas assignée à la sphère domestique et jouit d’une grande autonomie au sein du foyer familial. Elle passe plus de temps à l’extérieur qu’à l’intérieur de la maison, ne rend pas compte de ses allers et venues à ses parents ; elle arrive fréquemment en retard aux repas, ce que lui reproche sa mère ; elle ne participe pas aux tâches ménagères, à la vie domestique, et n’est jamais présentée comme une future femme d’intérieur. Elle tient également à régler seule ses problèmes, et refuse l’aide ou les conseils de ses parents. De même, face à sa famille, elle revendique la liberté d’agir comme elle l’entend et affirme son point de vue. Par exemple, lors d’un conseil de famille, auquel ne participent que les hommes de la famille (son père, son frère, ses oncles) réunis pour évoquer l’affaire du maître-chanteur, elle fait irruption dans la pièce et leur reproche de ne pas lui demander son avis. À son oncle Antoine, un homme très conservateur qui lui dit que c’est « l’honneur de la famille » qui est en jeu, elle répond : « cette histoire ne regarde que moi pour le moment et il est regrettable que vous vous en soyez tous mêlés ». Cette scène est représentative du point de vue du feuilleton sur la question du conflit des générations, qui devient médiatique à l’époque. À travers Antoine, dont la vision réactionnaire n’est partagée par aucun autre personnage, le feuilleton dénonce un ordre patriarcal archaïque et prône des rapports intergénérationnels plus modernes, c’est-à-dire plus égalitaires, comme cela est suggéré à travers la relation de confiance entre Janique et son plus jeune oncle, François, son principal allié et confident.

Conclusion

  • 41 Éric Macé, « Qu’est-ce qu’une sociologie de la télévision ? (2) Esquisse d’une théorie des rapports (...)
  • 42 Seule à Paris (1965), Comment ne pas épouser un milliardaire (1966), Prune (1970), Noëlle aux quatr (...)

28Janique Aimée utilise les codes du genre sentimental pour à la fois contester et conforter les normes du féminin, opérant un « compromis entre les “rentes” du conservatisme des représentations et les “risques” de représentations plus transgressives, progressives, innovantes »41. Il problématise et questionne ce qui constitue l’un des enjeux majeurs du genre, à savoir l’amour comme seul lieu d’accomplissement féminin, au moment où de plus en plus, les jeunes femmes accèdent à une existence et une identité autonomes par les études et/ou l’exercice d’un métier, qui leur permettent de se définir autrement que par l’amour et le mariage. L’identité féminine reste cependant étroitement associée aux valeurs de la famille, comme dans les romans d’amour catholiques. S’adressant à un public aux goûts et aux attentes diverses et contradictoires qu’il s’agit de fédérer, le feuilleton construit ainsi une figure de « jeune femme moderne » sur un mode profondément ambivalent, qui répond autant aux aspirations d’émancipation des femmes qu’aux craintes d’un bouleversement de l’ordre socio-sexué. Janique Aimée ouvre la voie à toute une série de feuilletons sentimentaux quotidiens produits et diffusés pendant la décennie de l’ORTF42. Plus proches du schéma narratif du récit sentimental et s’achevant tous sur la formation du couple, ils réaffirment la primauté de l’amour dans la construction de l’identité féminine adulte, mais explorent aussi davantage la question de l’émancipation féminine par le travail (par exemple Seule à Paris, Prune, Madame êtes-vous libre ?) et/ou la construction de relations amoureuses plus égalitaires, dans une perpétuelle reconfiguration des normes de genre.

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Notes

1 Il s’agit d’adaptations littéraires et théâtrales. Voir Gilles Delavaud, L’art de la télévision. Histoire et esthétique de la dramatique télévisée, 1950-1965, Bruxelles, De Boeck, 2005.

2 Le feuilleton sera d’ailleurs cité en exemple au moment de la création de l’ORTF, en 1964, par son directeur Claude Contamine qui déclare : « Il faut passer à l’ère industrielle : la télévision française, ça a été très bien ; mais l’artisanat, c’est terminé […]. Je suis là pour faire du Janique Aimée ». Cité par Marcel Bluwal dans Un aller, Paris, Stock, 1974, p. 241.

3 Voir Geneviève Sellier, « Cultural studies, gender studies et études filmiques. Introduction », Iris, n° 26, automne 1998, p. 13-21 ainsi que Noël Burch et Geneviève Sellier, Le cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris, Vrin, 2009.

4 Voir Françoise Giroud, La Nouvelle Vague. Portraits de la jeunesse, Paris, Gallimard, 1958. Anne-Marie Sohn, âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années soixante, Paris, Hachette Littératures, 2001.

5 Éric Macé, Les imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias, Paris, Éd. Amsterdam, 2006, p. 83-84.

6 François Jost, Introduction à l’analyse de la télévision, Paris, Ellipses, 2004.

7 Margrit Tröhler et Henry M.Taylor, « De quelques facettes du personnage humain dans le film de fiction », Iris, 1997, n° 24, p. 35.

8 Cité par Évelyne Sullerot, dans La presse féminine, Paris, Armand Colin, 1963, p. 281.

9 Ibid., p. 281.

10 Ibid., p. 285.

11 Ces romans d’amour sont apparus à la fin du XIXͤ siècle pour prôner les valeurs catholiques et étaient destinés à l’éducation morale des jeunes filles. Voir Ellen Constans, Parlez-moi d’amour. Le roman sentimental, des romans grecs aux collections de l’an 2000, Limoges, PULIM, 1999.

12 Télérama n° 681, 03.02.1963.

13 Contrairement à ce qu’écrit Siclier, Évelyne Sullerot a remarqué que le travail constitue un thème important du récit dans les romans-photos. D’après elle, près de 50 % des héroïnes travaillent et sont présentées dans leur cadre professionnel. op. cit., p. 116.

14 « Voici tout ce que vous devez savoir sur les personnages de votre nouveau feuilleton : Janique Aimée », Télé 7 Jours n° 150, 02.02.1963.

15 Ellen Constans, « Roman sentimental, roman d’amour : amour… toujours… », dans Le roman sentimental, tome 2, Limoges, PULIM, 1991, p. 29.

16 Télérama n° 681, 03.02.1963.

17 Télérama n° 691, 14.04.1963.

18 Voir Françoise Giroud, La Nouvelle Vague. Portraits de la jeunesse, op. cit. ; Anne-Marie Sohn, âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années soixante, op. cit.

19 Télé 7 Jours n° 125, 11.08.1962.

20 Télé 7 Jours n° 126, 18.08.1962.

21 Ibid.

22 Télé 7 Jours n° 125, 11.08.1962.

23 Télé 7 Jours n° 152, 16.02.1963.

24 Ellen Constans, Parlez-moi d’amour. Le roman sentimental : des romans grecs aux collections de l’an 2000, op. cit. p. 232.

25 Télé 7 Jours n° 156, 16.03.1963.

26 Télé 7 Jours n° 161, 20.04.1963.

27 Pierre Beylot, Le récit audiovisuel, Paris, Armand Colin, 2005, p. 135.

28 Sylvette Giet, « Vingt ans d’amour en couverture ». Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 60, n° 1, 1985, p. 17-22.

29 Anne-Marie Sohn, op. cit,. p. 68-69.

30 Ce magazine bi-mensuel de Françoise Dumayet et Jean-Pierre Chartier, diffusé entre 1960 et 1968, qui donne la parole aux jeunes et s’adresse à eux, traite des études, de l’entrée des jeunes dans la vie professionnelle, sentimentale et conjugale, de leurs conditions de vie, etc.

31 Marie-Françoise Lévy, « Les représentations sociales de la jeunesse à la télévision française. Les années soixante », Hermès, 1994, n° 13-14, p. 209.

32 Marie-Françoise Lévy, « Ordre moral, ordre familial et télévision. La levée des silences, 1950-1974 », in La grande aventure du petit écran. La télévision française, 1935-1975, Jérôme Bourdon et al. (dir.), Paris, Bibliothèque de documentation contemporaine, 1997, p. 247.

33 Ellen Constans, Parlez-moi d’amour. Le roman sentimental, op. cit., p. 236.

34 Après la mort d’Alice, Mr Molivant et la gouvernante séquestrent Bernard au château.

35 Ellen Constans, Parlez-moi d’amour. Le roman sentimental, op. cit., p. 226-228.

36 5e épisode.

37 36e épisode.

38 Anne-Marie Sohn, op. cit., p. 264.

39 Françoise Giroud, op. cit., p. 202.

40 Anne-Marie Sohn, op. cit., p. 283.

41 Éric Macé, « Qu’est-ce qu’une sociologie de la télévision ? (2) Esquisse d’une théorie des rapports sociaux médiatisés, les trois moments de la configuration médiatique de la réalité : production, usages, représentations », Réseaux, n° 105, 2001/1, p. 207.

42 Seule à Paris (1965), Comment ne pas épouser un milliardaire (1966), Prune (1970), Noëlle aux quatre vents (1970-1971), Madame êtes-vous libre ?, Christa (1971), Mon seul amour (1971), La demoiselle d’Avignon (1972).

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Pour citer cet article

Référence papier

Taline Karamanoukian, « Le feuilleton sentimental comme lieu de négociation des normes du féminin. Le cas de Janique Aimée (1963) »Essais, 7 | 2015, 14-29.

Référence électronique

Taline Karamanoukian, « Le feuilleton sentimental comme lieu de négociation des normes du féminin. Le cas de Janique Aimée (1963) »Essais [En ligne], 7 | 2015, mis en ligne le 26 février 2021, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/6125 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.6125

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Auteur

Taline Karamanoukian

EA 4426 MICA, Université Bordeaux Montaigne
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