Technosciences et enjeux environnementaux
Résumés
Les technosciences conçues sous les aspects d’un triptyque Sciences-Technique-Technologie représentent un potentiel de savoir et d’action incommensurable pour les sociétés contemporaines. Elles sont devenues un enjeu, un moyen d’existence, et un instrument de maîtrise de l’action pour l’accès à une connaissance rationnelle de la nature. Il est temps de les orienter vers une coproduction circulaire en recadrant l’agir humain
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Introduction
1La majorité des sociétés humaines actuelles reconnaissent aujourd’hui le caractère hégémonique de la Science en leur sein. C’est ainsi que la technique et les technologies nouvelles qui en sont corollaires s’imposent de plus en plus comme les outils et/ou les moyens les plus sûrs d’accession au développement, voire de transformation de toutes les formes de vie. Tout ce rapport existentiel aux écosystèmes résume, dans une certaine mesure, la relation Homme-Science-Technique-Technologie (HSTT).
2L’omnipotence des technosciences impose ainsi une cohabitation certaine, entre elles-mêmes et la plupart des autres aspects des sociétés. Il importe donc de s’en accommoder et de les repenser, c’est-à-dire de les encadrer sur le plan légal et sur des bases éthiques. Cet encadrement devient un impératif catégorique au sens où Kant le pose comme devoir inconditionnel. Les maîtriser et les encadrer juridiquement est un mal nécessaire si l’on veut juguler certains maux qui leur sont inhérents, aussi bien dans leurs fonctionnements respectifs que dans leurs usages par l’homme. C’est l’une des possibilités qu’offre la conscience humaine : celle de construire une civilisation nouvelle, à la fois humaine et technoscientifique mais garantissant des relations a priori viables avec les autres formes de vie. Une telle civilisation devra nécessairement être en phase avec des exigences écoenvironnementales concernant tant les sociétés humaines que les espèces animales et végétales. Ce qui engagera l’homme en tant que premier responsable et impliquera une rectitude de son action sur la nature et tous les écosystèmes constitutifs.
3Toutefois, comment intégrer durablement les technosciences dans la société et, en même temps, parvenir à les valoriser aussi d’un point de vue éthique ? Comment réinventer l’activité technoscientifique sans précariser les civilisations humaines ni impacter l’environnement dans lequel elles vivent et se développent ?
Technosciences et valorisation d’une civilisation environnementale
4Terme fédérateur des différents éléments composant le triptyque Sciences-Technique-Technologie, les technosciences sont devenues la clé de voûte du développement économique et industriel. Ayant réussi à étendre leur suprématie dans le domaine de la prise en charge des différentes formes de vie, elles impactent la qualité de vie du règne animal et végétal. Devenues une réalité de plus en plus prégnante au sein des sociétés contemporaines, elles interviennent dans la quasi-totalité des secteurs de la vie humaine, animale et végétale.
5Dans La société du risque, Ulrich Beck parle d’« une paupérisation civilisatrice », bien que le sociologue prenne soin de laisser une interrogation à la fin du titre de ce premier point du Chapitre 2 de son ouvrage sur l’« Épistémologie politique de la société du risque », où il a écrit :
- 1 Ulrich Beck, La société du risque, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2007, p. 91-92.
Dans un cas comme dans l’autre, le processus social d’industrialisation et de modernisation a des conséquences que la majorité des gens ressentent comme désastreuses. Dans les deux cas, il s’agit d’atteintes drastiques et menaçantes aux conditions d’existence des hommes. Ces atteintes sont liées à certaines phases de l’évolution des forces productives, des vicissitudes du marché, de la répartition du patrimoine et des rapports de force. La nature même des conséquences peut différer – autrefois paupérisation matérielle, pénurie, famine, promiscuité, aujourd’hui menace et destruction des fondements naturels de la vie humaine ; il n’en reste pas moins de similitudes : l’intensité du danger et le caractère systématique de la modernisation qui l’engendre et l’augmente. C’est là la dynamique propre à ce processus : pas d’intention maligne, mais le marché, la concurrence, la division du travail – le tout considérablement amplifié de nos jours1.
6Grâce à leur implantation et à leur reconnaissance universelle au sein des sociétés humaines, les technosciences illustrent l’un de leurs piliers fondateurs, la Science, qui se présente comme une discipline véhiculant un discours axé sur la recherche de la Vérité. De son côté, se positionnant comme le support actif de la Science, la technique est le principal outil de son accomplissement. Quant à la technologie, elle peut se comprendre comme le moyen d’arriver à une fin. En un mot, la science recherche la Vérité, la technique est son moyen d’y parvenir et la technologie assure la recherche de l’efficacité pour l’accomplissement de l’action. Le triptyque Sciences-technique-technologie ne représente donc pas une fin en soi, mais constitue plutôt l’expression de diverses théorisations humaines, aussi bien spécifiques qu’associées et complémentaires. C’est pourquoi les technosciences se présentent tour à tour comme outils pratiques et comme moyens tantôt de la recherche d’une fin efficace, tantôt de la réalisation et de l’accomplissement de l’action.
- 2 Michel Puech, Homo sapiens technologique. Philosophie de la technologie contemporaine, philosophie (...)
- 3 Sur la question des techniques du corps, Michel Puech renvoie à Marcel Mauss, Techniques, technolog (...)
- 4 Michel Puech, Homo sapiens technologique, Philosophie de la technologie contemporaine, philosophie (...)
7Dans son ouvrage intitulé Homo sapiens technologicus, Philosophie de la technologie contemporaine, philosophie de la sagesse contemporaine, Michel Puech2 fait effectivement une distinction entre technique et technologie. Il dira que la technique est de l’ordre du corporel, tandis que la technologie désignerait l’objet et tout ce qui y est lié. Voici ce qu’il écrit à ce sujet : « ‘Technique’ désignerait des actions directement corporelles3, de l’ordre du geste, et ‘technologie’ désignerait directement ou non des objets et donc, par extension, tout ce qui est lié à leur usage, leur production, leur présence dans le monde. » Il affirme aussi que « c’est le geste qui est technique, c’est l’objet qui est technologique4 ».
8Qu’à cela ne tienne, nous nommerons technosciences la relation fusionnelle entre sciences, technique et technologie dans leurs rapports au monde. C’est un mariage opérationnel de notions complémentaires, même si les termes restent malgré tout distincts les uns des autres dans leurs rôles et leurs fonctions respectives. Comprises ainsi, les technosciences auraient pour fonction essentielle la mise en valeur de la dimension d’investigation et de transformation de la nature par la science, la technique et la technologie.
- 5 En l’orthographiant Techno-sciences, c’est-à-dire en deux mots, la paternité du terme technoscience (...)
9Dans le Signe et la technique, Gilbert Hottois5 admet que la technoscience est le mariage opérationnel entre la science et la technique. Cependant, pour lui les deux restent distincts par leur statut respectif. L’un porte sur le discours scientifique et l’autre sur l’action relative à celui-ci. Il ya de toute évidence une relation d’interdépendance entre elles, mais leurs fins respectives ont, malgré tout, des trajectoires distinctes.
- 6 Comment se passer aujourd’hui des technologies 3D pour soigner les malades du cancer par exemple ? (...)
10Toutefois, compte tenu de leur implantation presque fusionnelle avec le mode de vie du vivant, il est néanmoins judicieux de réfléchir sur des solutions alternatives en vue de leur maîtrise et, surtout de leur encadrement juridique fondé sur des bases éthiques. C’est, à ce qui nous semble, l’une des alternatives possibles et souhaitables afin d’habiter sur le mode technoscientifique, notre civilisation en mal d’éthique environnementale. Construire une civilisation environnementale, ce serait mettre en place des règles universelles fondées sur les valeurs adaptées à notre temps qui, vraisemblablement, ne saurait se passer d’innovations6 toujours renouvelées. En collaborant avec les technosciences comme moyens et comme outils de développement et d’amélioration de la qualité de vie du vivant, l’on refuserait l’archaïsme et l’obscurantisme, notamment en termes de progrès sociétaux. Adopter avec une éthique appropriée les sciences, les techniques et les technologies qui y sont rattachées, serait une nécessité pour nos sociétés, surtout si l’on pense aussi à valoriser en même temps un droit environnemental universel, adaptable aux spécificités de chacune des espèces vivantes, y compris non humaines.
- 7 Aujourd’hui, l’omnipotence des sciences, de la technique et des différentes technologies se constat (...)
11Nous l’avons souligné, construire une civilisation environnementale, c’est accepter de cohabiter avec les technosciences en les domptant sur le plan éthique, puisque les technosciences sont devenues un mode de vie, un destin pour l’humanité et les vies qu’elle comporte. Il serait peut-être vain aujourd’hui de les combattre puisqu’elles sont déjà profondément ancrées en l’homme. Du fait qu’elles sont devenues un mode de vie, elles ont suffisamment pu s’intégrer dans nos consciences sociales et sont ainsi devenues un processus toujours inachevé, au même titre que le progrès lui-même. Sans doute, les technosciences sont-elles acceptées par l’homme en tant que partie prenante d’un mode de gouvernance sociétale, c’est-à-dire qu’elles permettent un processus et un engrenage solidaire des gouvernants à travers certains secteurs d’activités productives7. Aussi, plutôt que de s’en émanciper en voulant les combattre à tout va, il conviendrait donc d’y intégrer quelques valeurs.
- 8 Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique, préface de Michel Callon, Québec, Lux/H (...)
- 9 Nishida Kitaro est un philosophe japonais du XXe siècle. Il développa l’idée selon laquelle le Japo (...)
- 10 Kiyoshi Miki fut l’un des plus brillants disciples de Nishida Kitaro. Il est peu connu du monde occ (...)
- 11 Andrew Feenberg, op. cit., p. 243.
12Andrew Feenberg8 aborde la question en faisant un parallèle avec la modernisation du Japon, à travers Nishida Kitaro9 et Kiyoshi Miki10, deux japonais qui ont réfléchi sur la philosophie japonaise de la technique. Citant Nishida à propos de cette dernière, Andrew Feenberg souligne le fait que l’action historique humaine est intimement liée à la création technique. Nishida aurait compris que « l’action historique était inextricablement reliée à la création technique11 », cela du fait qu’il est impossible de dissocier la culture humaine de la technique.
- 12 Ibid.
- 13 Bernadette Bensaude-Vincent, Les vertiges de la tehchnoscience. Façonner le monde atome par atome, (...)
- 14 Ibid., p. 196.
13Cela dit, les technosciences sont définitivement devenues un processus inexorable pour nos sociétés actuelles à travers la technique telle que décrite par Andrew Feenberg. Elles ne peuvent donc pas se dissocier de l’existence humaine. Andrew Feenberg admettra même que « la technique est l’expression de l’esprit d’un peuple quand il interagit avec l’environnement, et cette interaction le forme12 ». Dans ce cas, il est besoin de l’encadrer sur le plan juridique et, surtout, sur le plan des pratiques morales. C’est, justement, en parlant de ce processus enclenché par les technosciences que Bernadette Bensaude-Vincent considère que « la technoscience est moins un moment historique qu’un processus qui noue ensemble plusieurs histoires13 ». Elle reconnaît aussi qu’elles sont effectivement « un processus d’engrenage qui solidarise des secteurs d’activités – comme la science, l’industrie, l’agriculture, l’économie, la politique, au mépris de leurs revendications d’autonomie14 ».
14Ces contemporains sont donc dans une logique développementiste et progressiste allant dans le sens de la pensée de Kant, qui décrivait déjà en son temps la civilisation humaine comme étant hyper urbanisée et socialement aboutie, mais dépourvue malgré tout de moralité, c’est-à-dire de valeurs éthiques. Il le formulait en ces termes :
- 15 Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique [1784], trad. Jean-Mi (...)
Nous sommes civilisés, au point d’en être accablés, pour ce qui est de l’urbanité et des bienséances sociales de tout ordre. Mais quant à nous considérer comme déjà moralisés, il s’en faut encore de beaucoup. Car l’idée de la moralité appartient encore à la culture ; par contre, l’application de cette idée, qui aboutit seulement à une apparence de moralité dans l’honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation15.
Les incivilités humaines comme racines du mal environnemental
15Très souvent, l’être humain agit en fonction de ses intérêts. Ceux-ci correspondent à une logique en rapport avec son milieu, sa culture et ses pratiques, soient-elles scientifiques, animistes, païennes ou agnostiques. Aujourd’hui, les technosciences font entièrement partie des modes de vie humains et peuvent contribuer, selon les cas, à subvenir à des besoins de l’homme, mais aussi à la préservation du vivant dans son ensemble.
16Cela revient à dire que, quel que soit le milieu géographique dans lequel on se trouve, l’attitude humaine diverge d’un groupe à un autre et d’un individu à un autre. Telle est la nature de l’homme agissant selon son libre arbitre, d’où le fait d’ailleurs que certaines attitudes et certains actes méritent un regard critique. La variabilité de l’attitude humaine face à diverses situations relève des réalités contextuelles. Ce sont parfois les facteurs géo-climatiques qui expliquent, pour une part au moins, la complexité comportementale de l’homme. À cela peuvent s’ajouter les cultures ou les us et coutumes propres à chaque peuple. C’est donc une question indéniablement liée à la nature même de l’être, à son essence, à son milieu et à son mode de vie. Mais au-delà, il y a une catégorie d’individus qui, sciemment ou non, se caractérise par des attitudes peu conformes à un certain nombre de valeurs morales en relation avec le cadre de vie. On peut alors parler d’incivisme inhérent à l’égard de l’environnement.
17À travers sa liberté d’agir et de penser, l’homme se réalise selon sa bonne volonté et selon ses propres intérêts. Certains des versants libéraux et individualistes qui lui sont caractéristiques sont aussi liés à des modes de vie nouveaux, tels ceux caractérisant l’homme contemporain, selon ce que propose sa société.
18C’est ainsi que se pose la problématique de la transformation globale de l’environnement par les civilisations humaines modernes et contemporaines, en raison notamment de l’altération de l’air par les émissions des gaz à effet de serre, notamment le CO2.
19De plus, en termes d’enjeux technologiques, la civilisation humaine moderne se caractérise aussi par le phénomène de l’urbanisation. Les villes offrent des infrastructures de toutes sortes, routières, sanitaires et autres, qui attirent nécessairement les populations vers les métropoles les plus peuplées et les plus développées, accroissant ainsi les flux migratoires.
- 16 Pékin en Chine, Mexico au Mexique et Lagos au Nigéria sont quelques exemples de grandes agglomérati (...)
20L’augmentation des populations urbaines génère très souvent plusieurs formes d’incivilités, qui sont aussi par ailleurs la conséquence de la croissance économique entretenue par l’activité humaine. La plupart des grandes villes16 deviennent ainsi des agglomérations exiguës, polluantes et surpeuplées.
21Ceci fournit indirectement une explication sur le rôle des technosciences comme causes des incivilités humaines et de leurs conséquences certaines sur l’environnement. Elles sont inévitablement en rapport avec l’activité humaine et la propension à produire et à consommer toujours davantage. Les enjeux économiques et sociaux contemporains sont ainsi à l’origine de bien des maux environnementaux. Ils en viennent à poser le problème de l’épuisement des ressources naturelles de la planète et révèlent par conséquent des risques directs et indirects de fragilisation de ses équilibres, telle en l’occurrence la question du réchauffement climatique.
22Les sociétés modernes, postmodernes ou contemporaines, seraient en quelque sorte victimes de leur surabondance. Celle-ci impacte indubitablement l’homme, son mode de vie, ainsi que le milieu dans lequel il vit.
23C’est ce contexte qui semble avoir conduit la civilisation occidentale dans un abîme environnemental sur le plan des responsabilités inhérentes à l’émission de gaz polluants. Le terme « Civilisé », que l’Occident oppose aux peuples qualifiés de sauvages et de barbares provient de notions propres à la culture latine : civilisatio, civis, civitas... Aux époques moderne et contemporaine, la notion de civilisation est devenue de plus en plus synonyme de progrès et de développement, faisant parfois office d’indicateur quant au niveau de connaissance, de culture et d’humanité. Mais cette conception des choses se conjugue de plus en plus dans les sociétés actuelles, jadis appelées civilisées, avec les préoccupations écologiques et environnementales. En raison notamment de leurs avancées techniques, les civilisations occidentales, européennes en particulier, se sont longtemps considérées comme supérieures, exportant ainsi leurs cultures et leurs civilisations vers d’autres horizons pour imposer une colonisation des peuples dits barbares.
- 17 Catherine Larrère, « La Terre est-elle fragile ? », Raisons publiques, 09.11.2013, URL : http://www (...)
24Ainsi que l’atteste Catherine Larrère dans un contexte de multiculturalisme17, on est aujourd’hui en droit de penser que tout cela relève en réalité d’un mode de vie et, surtout, d’un ensemble de croyances et de savoirs culturels et intellectuels issus d’une époque et d’une « civilisation » qui déjà pratiquaient, bien qu’à des échelles moins préoccupantes, ce que nous qualifions aujourd’hui d’incivisme environnemental. On entend par là les effets cumulés des actes du quotidien, de la cellule familiale aux responsabilités de l’État et du groupe.
- 18 Cf. Catherine Roche, L’essentiel du droit de l’environnement, Paris, Gualino, 2006.
- 19 Cf. Catherine Larrère, Les philosophies de l’environnement, Paris, PUF, 1997.
25Se pose ainsi désormais le problème du Droit en général, et celui de l’environnement18 en particulier, dans le sens d’une prise en compte des droits et devoirs de protection19 d’autres espèces vivantes que l’espèce humaine.
- 20 Hans Jonas, Le principe Responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, traduit de (...)
26C’est de ce point de vue que s’est développée dans plusieurs des ouvrages de Hans Jonas l’idée d’une « éthique de la responsabilité ». En exigeant la reconnaissance d’une responsabilité humaine dans son agir, il tentait d’établir un principe cardinal de régulation des comportements humains face à la nature. Et c’est dans Le principe responsabilité20 qu’une telle éthique se conceptualise réellement et trouve un écho favorable sur le plan scientifique, ainsi que social et politique.
L’agir humain et le principe de responsabilité
- 21 Ibid., p. 16. Par le terme de « vide », Hans Jonas désigne « l’actuel relativisme des valeurs » qui (...)
- 22 Ibid., p. 30.
27C’est en critiquant le caractère irresponsable de l’humain en termes de son agir sur la nature que Hans Jonas introduit le principe responsabilité, dans un ouvrage qui porte le même titre. Sur le plan éthique, il critique ainsi les sociétés humaines du XXe siècle et conclut qu’elles traversent un « vide éthique21 », du fait que « le cadre de l’éthique antérieure ne peut plus les contenir22 », car il n’a pas su prendre en compte les effets de la technique sur la nature qu’elles ne connaissaient pas encore. Or, il semble que les sociétés dans lesquelles nous vivons aujourd’hui ne diffèrent pas beaucoup de celles du siècle dernier par leur caractère aussi envahissant que dépourvu de valeurs éthiques. De fait, la nature et ses écosystèmes sont vulnérables et se trouvent ainsi menacés.
28Le savoir technoscientifique impose nécessairement l’application de méthodes rigoureuses et spécifiques quant à l’obtention des résultats fiables et applicables à tous. Cependant, nonobstant le fait que la Science elle-même est fondamentalement attachée à la réalité de l’expérimentation, les technosciences qui, dans leur globalité, ne sont en fait qu’un moyen pour la réalisation de certains buts dont celui de connaissance, tendent parfois à se poser comme une fin en soi. De ce fait, seul le recours à la Raison dont peut découler un principe de responsabilité, et qui reste le seul référent distinguant l’homme des autres espèces vivantes et inertes, peut s’avérer crucial. Seuls le logos et ses ressources pour l’analyse rationnelle sont en mesure de susciter et interpeller la conscience morale et de l’appeler à la responsabilité dans ses rapports au monde.
29Ainsi, il est juste de concilier le progrès technoscientifique inhérent aux technosciences avec la raison et la morale. Une telle démarche consisterait, non à rejeter les technosciences, mais plutôt à les humaniser et à les moraliser, dans la mesure où la raison suppose conscience et responsabilité. Faire évoluer la pensée humaine suppose une grande capacité d’analyse et de lucidité face aux actions à mener, qui très souvent relèvent des tâches que l’homme se propose en fonction de sa place dans le monde. Sa capacité à entreprendre et sa liberté de création font de lui un être particulier par rapport aux autres espèces, mais il devra néanmoins continuer à intégrer en lui certaines valeurs caractéristiques de son espèce, à savoir la conscience morale, le respect et la responsabilité. De ces valeurs découle naturellement le souci éthique qui, lui-même, impose à l’être humain la culture de l’utile, mais aussi la prudence, voire dans certains cas la valorisation du principe de précaution.
30À l’ère de la relative omniprésence des technosciences, une nouvelle éthique pour la civilisation technique et scientifique devra nécessairement servir de boussole à l’humanité. Hans Jonas, dans Le principe responsabilité, suggérait une nécessaire transformation de l’agir humain, pensant que l’omnipotence des sciences et techniques n’était pas sans danger pour le vécu quotidien de l’homme. En référence aux sociétés anciennes, il notait également que les interventions de la technique étaient moins incisives autrefois, c’est-à-dire sans les mêmes dangers véritables qu’aujourd’hui. Il a bien souligné que la technique est si puissante aujourd’hui qu’elle a fini par bouleverser l’équilibre de la nature, et que c’était la grande différence entre l’antiquité grecque et nos sociétés actuelles, d’où son appel à la responsabilité et à l’exigence éthique.
31On sort ainsi du schéma classique qui ne responsabilisait l’homme que par son action passée ou présente, Hans Jonas faisant aussi état d’une responsabilité du futur par nos actes présents.
- 23 Ibid., p. 47.
La prévoyance de l’homme politique consiste donc dans la sagesse et dans la mesure qu’il consacre au présent. Ce présent n’est pas là en vue d’un avenir différent mais dans le cas le plus favorable, il fait ses preuves dans un avenir semblable au présent et il doit déjà comporter en lui-même sa propre justification, tout comme le présent lui-même23.
- 24 La responsabilité prospective se distingue de la responsabilité classique ou traditionnelle, qui di (...)
32En outre, cet appel à la responsabilité des humains dans son rapport à la nature pose plus ou moins explicitement le problème de la protection d’autres espèces comme sujet de droit, c’est-à-dire comme des êtres vivants qui nécessitent une protection juridique du même ordre, toutes proportions gardées, que celle des humains. Il a ainsi été visionnaire, car il soulignait déjà l’impact de l’action humaine et ses conséquences pour l’avenir. S’inscrivant dans cette logique, il a dénoncé en fait l’incessante capacité humaine à produire, à consommer, à polluer et à détruire sans conscience, et il a appelé à modifier l’agir humain par une domestication éthique de la technique. Hans Jonas a fait aussi état d’une responsabilité prospective, c’est-à-dire portée sur des générations non encore existantes mais pas essentiellement celles de l’espèce humaine24. Il évoque ainsi les conséquences de la somme des actions humaines, surtout celles qui pourraient générer des incivilités environnementales préjudiciables à toutes les autres formes de vie, dont les plus exposées sont les vies animales et végétales.
- 25 Clive Hamilton, Les Apprentis sorciers du climat, Raisons et déraisons de la géo-ingénierie, tradui (...)
33En somme, l’essor de la Science en tant que Savoir conjugué à la technique comme outil, et à la technologie comme moyen de mise en œuvre doit, vraisemblablement, contribuer à améliorer la qualité de vie de l’homme et des écosystèmes. Cependant, comme le suggère par exemple un des ouvrages de Clive Hamilton25, l’introduction de la géo-ingénierie fait débat et semble reposer à un autre niveau les mêmes questions que les effets négatifs de l’activité technoscientifique qu’elle prétend résoudre.
Conclusion
34Les technosciences sont une nécessité pour le progrès de l’humanité, y compris pour l’ensemble des écosystèmes dont l’homme est un maillon indispensable. Les débats qu’elles suscitent sont aussi fondés qu’ils peuvent être parfois paranoïaques. Plus que leurs démarches, c’est surtout leur caractère scientiste qui engendre parfois des controverses et des critiques à leur égard. Cette situation peut non seulement susciter des inquiétudes, mais aussi alimenter des craintes et créer parfois des psychoses auprès des populations qui en sont les principales consommatrices. Pour autant, il est normal de débattre sur de tels sujets, car ils touchent directement la vie sous toutes ses formes. C’est ainsi que les technosciences sont devenues une problématique préoccupante qui se pose, très souvent, au plus haut niveau des structures sociétales, c’est-à-dire qu’elles touchent les milieux politiques et économiques. Ce qui a une incidence directe sur les domaines écologiques et environnementaux. D’où la nécessité d’inventer ou plutôt de réinventer un ou d’autres modèles de civilisation. C’est tout l’intérêt même d’établir l’acte de naissance d’une civilisation environnementale adaptée à nos sociétés technoscientifiques contemporaines, devenues de plus en plus inventives, mais aussi imprévisibles et insouciantes en termes de valeurs et d’éthique.
35De ce fait, l’intérêt majeur de l’homme serait de réfléchir aux possibles incidences des technosciences sur le vivant et de rechercher les solutions à leur maîtrise. À la culture de l’utile devra impérativement s’adjoindre un souci éthique profondément renouvelé afin d’atténuer les inconvénients de la toute-puissance humaine, réelle ou fantasmée, sur la nature.
Notes
1 Ulrich Beck, La société du risque, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2007, p. 91-92.
2 Michel Puech, Homo sapiens technologique. Philosophie de la technologie contemporaine, philosophie de la sagesse contemporaine, Paris, Le Pommier, 2008, p. 23.
3 Sur la question des techniques du corps, Michel Puech renvoie à Marcel Mauss, Techniques, technologie et civilisation [1936], Paris, PUF, « Quadrige », 2012.
4 Michel Puech, Homo sapiens technologique, Philosophie de la technologie contemporaine, philosophie de la sagesse contemporaine, op. cit., p. 23.
5 En l’orthographiant Techno-sciences, c’est-à-dire en deux mots, la paternité du terme technosciences revient ainsi à Gilbert Hottois, qui fut le premier à faire usage de ce terme dans Le Signe et la technique, la Philosophie à l’épreuve de la technique, Préface de J. Ellul, Paris, Aubier, 1984.
6 Comment se passer aujourd’hui des technologies 3D pour soigner les malades du cancer par exemple ? Il n’est plus possible de vivre sans ordinateur ou sans téléphone, car ils sont devenus des outils de travail incontournables : un mode de vie.
7 Aujourd’hui, l’omnipotence des sciences, de la technique et des différentes technologies se constate dans l’économie même de tous les pays. C’est ainsi qu’elles ont pu envahir notre civilisation industrielle, agricole, scolaire et sanitaire, etc.
8 Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique, préface de Michel Callon, Québec, Lux/Humanités, 2014.
9 Nishida Kitaro est un philosophe japonais du XXe siècle. Il développa l’idée selon laquelle le Japon, au sommet même de sa gloire industrielle et économique, pouvait jouer les premiers rôles sur le plan du développement. Il était même convaincu que son pays avait les capacités de supplanter l’Occident en termes de prééminence culturelle et développementiste.
10 Kiyoshi Miki fut l’un des plus brillants disciples de Nishida Kitaro. Il est peu connu du monde occidental, mais ses travaux sur la philosophie de la technique comptent parmi les plus importants de son temps. Il a écrit plusieurs ouvrages, dont l’un des plus illustres fut La logique de l’imagination, publié en 1939.
11 Andrew Feenberg, op. cit., p. 243.
12 Ibid.
13 Bernadette Bensaude-Vincent, Les vertiges de la tehchnoscience. Façonner le monde atome par atome, Paris, La Découverte, 2009, p. 195-196.
14 Ibid., p. 196.
15 Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique [1784], trad. Jean-Michel Muglioni, septième proposition, Paris, Bordas, Coll. « Philo Français », 1998, p. 21.
16 Pékin en Chine, Mexico au Mexique et Lagos au Nigéria sont quelques exemples de grandes agglomérations qui ont du mal à contenir les surpopulations de leur ville respectives. Ces surpopulations génèrent des incivilités telles que le rejet des déchets lourds dans les eaux, le manque de logements suffisants et adéquats, la construction des unités de production non légales et polluantes. Tous ces phénomènes génèrent les problèmes d’insalubrité publique dus aux déchets industriels et ménagers.
17 Catherine Larrère, « La Terre est-elle fragile ? », Raisons publiques, 09.11.2013, URL : http://www.raison-publique.fr/article657.html, consulté le 15.12.2017.
18 Cf. Catherine Roche, L’essentiel du droit de l’environnement, Paris, Gualino, 2006.
19 Cf. Catherine Larrère, Les philosophies de l’environnement, Paris, PUF, 1997.
20 Hans Jonas, Le principe Responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, traduit de l’allemand par Jean Greisch [1993], Paris, Flammarion, Coll. « Champs essais », 2013.
21 Ibid., p. 16. Par le terme de « vide », Hans Jonas désigne « l’actuel relativisme des valeurs » qui caractérise les sociétés technologiques humaines de notre temps.
22 Ibid., p. 30.
23 Ibid., p. 47.
24 La responsabilité prospective se distingue de la responsabilité classique ou traditionnelle, qui dit que l’homme est responsable de ses actions passées et présentes. Alors que la responsabilité prospective dont parle Hans Jonas dit que l’homme est désormais responsable de ses actions futures. Dans ce sens, cette acception de la responsabilité est éthiquement intéressante parce qu’elle réfléchit sur l’avenir et vise des sujets encore inexistants. Cette acception de la responsabilité réfléchit d’avance sur les conséquences des actions présentes à l’égard des générations futures.
25 Clive Hamilton, Les Apprentis sorciers du climat, Raisons et déraisons de la géo-ingénierie, traduit par Cyril Le Roy, Paris, Éditions du Seuil, 2013.
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Référence papier
Blanchard Makanga, « Technosciences et enjeux environnementaux », Essais, 13 | 2018, 121-131.
Référence électronique
Blanchard Makanga, « Technosciences et enjeux environnementaux », Essais [En ligne], 13 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/526 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.526
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