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AccueilNuméros13Écologie et HumanitésL’écologie contre l’Humanisme

Écologie et Humanités

L’écologie contre l’Humanisme

Sur l’insistance d’un faux problème
Baptiste Morizot
p. 105-120

Résumés

La pensée écologique formule depuis son origine une critique de l’anthropocentrisme. Or celui-ci est pris dans un amalgame avec l’idée d’humanisme, qui pousse certains à critiquer l’écologie comme anti-humaniste. Et si cet amalgame était infondé ? On voudrait ici tenter de désincarcérer l’humanisme de l’anthropocentrisme, et montrer que, dans une ontologie des relations, le concept d’humanisme nécessite une formulation écologique

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Texte intégral

1Les Modernes ont construit une part de leur mythe fondateur sur l’humanisme de la Renaissance, comme émancipation anthropocentrique depuis un monde théocentrique. C’était effectivement une émancipation, et l’humanisme fut un accomplissement moral de ce point de vue. C’est pourquoi les critiques écologistes les plus virulentes à l’égard de l’anthropocentrisme, qui semble aller de pair avec cet humanisme, sont souvent stigmatisées comme antihumanistes. Cette opposition cède à un amalgame conceptuel entre humanisme et anthropocentrisme, dans un univers des idées où les nuances ne président pas simplement à des querelles de détail, mais font toute la différence entre les implications métaphysiques et géopolitiques globales d’une idée. Dans les problèmes théoriques simples, il y a une proportion entre cause et effet, de sorte qu’une différence de détail dans la métaphysique implique une différence de détail dans les implications historiques et géopolitiques. Dans les situations complexes, il y a une hypersensibilité aux conditions théoriques initiales, de telle sorte qu’un minuscule amalgame dans la métaphysique induit des répercussions colossales sur la civilisation qui s’en revendique. Les nuances deviennent le lieu discret où se joue la conception du monde ; et les pratiques qui s’en inspirent et s’y justifient.

2En attaquant l’humanisme fondationnel de la Modernité, les critiques de l’anthropocentrisme (les penseurs de l’écologie profonde comme Arne Naess, ou de l’écologie radicale comme Dave Foreman) ont vu monter une levée de boucliers des défenseurs de l’humanisme, érigé par les conservateurs comme Luc Ferry en dernière barrière morale face à un « effondrement des valeurs » relativiste. L’argument de l’humanisme conservateur consiste à répondre à ces critiques que militer pour les non humains, alors que les crises humanitaires sont omniprésentes, est antihumaniste. Cela au sens où cette attitude récuse la priorisation des souffrances humaines sur les autres causes. Or il y a toujours une crise humanitaire quelque part, dans nos rues ou à l’autre bout du monde, de sorte qu’il devient toujours indécent de sembler prioriser des vivants non humains au détriment d’humains en détresse. Or l’antihumanisme encapsule pêle-mêle, pour ces humanistes conservateurs, toute morale qui dénie la valeur absolue de la personne humaine, incluant des obscurantismes théocentriques qui justifient le terrorisme ; en conséquence les mouvements écologistes engagés deviennent par cette rhétorique du glissement, des écoterrorismes.

  • 1 Voir Juan Martinez Alier et Ramachandra Guha, Varieties of Environmentalism. Essays North and South(...)

3D’un autre côté, prêcher un biocentrisme (où toute vie a abstraitement autant de valeur que les autres), comme le fait Paul Watson dans son combat contre le massacre des cétacés, est salubre pour faire converger des énergies dans des luttes écologiques urgentes, mais trouve constamment sa limite dans les problèmes écologiques de justice environnementale, comme l’ont montré Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier : défendre l’égale valeur de la vie humaine et de la vie animale est paradoxalement une position ethnocentrique, issue de la culpabilité des occidentaux à l’égard de leur héritage de destruction1. Dans la question des relations entre les tigres et les paysans du Brahmapoutre analysée par Guha, lorsque des mesures de protection animale mettent en danger la vie humaine, dans des régions frappées de misère, comment défendre en toute bonne conscience un biocentrisme pratique ?

4Les humanistes traditionnels trouvent là une brèche facile pour montrer l’antihumanisme misanthrope de ceux qui préfèrent défendre les tigres au détriment des populations autochtones, assimilées aux déshérités de ce monde, qui devraient appeler selon eux une conscience humanitaire. Et il est vrai que le topos misanthrope est omniprésent dans la littérature écologiste biocentrique, au nom d’une certaine monstruosité humaine dont les autres vivants, érigés en derniers innocents de ce monde, seraient bien incapables. L’opposition entre engagement écologique et engagement humanitaire, montre les limites de l’infrastructure de la formulation du problème, c’est-à-dire de l’opposition entre anthropocentrisme humaniste et biocentrisme antihumaniste.

5En fait cette opposition même est vouée à l’aporie, parce qu’elle repose sur une plateforme ontologique problématique, une ontologie des substances où ce sont les choses encapsulées en elles-mêmes qui possèdent un monopole ontologique, comme des ensembles clos et mutuellement exclusifs. Par exemple : les humains comme Humanité, bien séparés des vivants comme Biodiversité (ou Nature). Cette métaphysique considère le monde comme constitué par des êtres atomiques et purement distincts, et dotés d’intérêts propres et souvent exclusifs, et non comme constitué par des relations qui font émerger des êtres transitoires et enchevêtrés.

6C’est un problème de cartographie ontologique : la manière dont nous nous orientons dans l’existence, à l’aide de schèmes d’intelligibilité qui constituent des représentations intériorisées des frontières et des ponts qui nous articulent aux autres êtres rencontrés dans l’expérience (animaux, végétaux, étoiles, climats, énergies fossiles…). Or cette plateforme ontologique substantialiste, cette carte fondamentale du monde occidental à l’échelle 1 :1, a subi au XXe siècle une série de critiques qui ont conjointement démontré ses errances, et proposé des alternatives : des visions du monde où émerge la conscience que ce ne sont pas les choses séparées qui existent, mais les relations constitutives entre les êtres. Si on les prend au sérieux pour s’orienter, elles défont sans trop d’effort l’opposition entre humanisme et écologisme, qui apparait comme l’archétype d’un faux problème – et dessinent un nouvel espace de problèmes dont l’enjeu devient de composer des relations (et cet espace ne connaît pas de solution définitive a priori, mais des problèmes complexes qui appellent l’intelligence collective).

7Selon ces approches, nous, les humains, en tant qu’êtres à chaque fois locaux, sommes un nœud de relations écologiques avec le reste du vivant et les conditions abiotiques, et en particulier avec les espèces prises dans les faciès écologiques qui nous ont originés et accompagnés jusqu’à aujourd’hui ; comme avec celles qui constituent les communautés biotiques dans lesquelles nous vivons à chaque instant. Cela aboutit à ce qu’on appelle un réalisme des relations. Ce dernier stipule que ce qui est le plus réel dans le réel, ce ne sont pas les termes qu’on isole par la perception et la pensée (les individus), mais les relations dynamiques qui constituent ces termes dans un processus d’individuation. Les relata sont secondaires et dérivés à l’égard des relations.

Quand les relations existent plus que les termes

  • 2 Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientifique [1934], Paris, Vrin, 2013.

8Bachelard prend appui sur les découvertes de la théorie de la relativité en physique pour questionner notre rapport perceptif et cognitif aux entités du monde codées comme « choses ». Qu’est-ce qu’une chose, ou un individu dans l’expérience ? Un cheval, un arbre, un roc. Une chose se caractérise par quatre attributs : matérialité, solidité, séparabilité, constance. Pour Bachelard, ce sont les révolutions de la microphysique qui permettent de mettre à l’épreuve, et de dépasser, la métaphysique chosiste suivant laquelle les êtres du monde sont par essence des choses. « La chose peut bien être un objet inerte pour une sorte d’empirisme oisif et massif, pour une expérience non réalisée » mais en microphysique « on ne peut décrire que dans une action : qu’est-ce qu’un photon immobile2 ? » Seul le chosiste voudrait détacher le photon de son rayon, pour en disposer à sa guise, le manier comme toujours disponible.

  • 3 Ibid.

9Dans la mécanique quantique, l’objet n’est plus caractérisé comme inerte, immobile, matériel, comme une entité stable, solide et géométrisable de la perception. « Le photon est de toute évidence un type de chose-mouvement, un complexe d’espace–temps, qui est l’essence du phénomène… C’est par l’intermédiaire de l’énergie qu’on peut voir comment un mouvement devient une chose3. » Bachelard formule les implications de cette révolution ontologique dans le cadre de la théorie de la relativité.

  • 4 Gaston Bachelard, La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929, p. 98.

La Relativité s’est […] constituée comme un franc système de la relation. Faisant violence à des habitudes – peut-être à des lois – de la pensée, on s’est appliqué à saisir la relation indépendamment des termes reliés, à postuler des liaisons plutôt que des objets, à ne donner une signification aux membres d’une équation qu’en vertu de cette équation, prenant ainsi les objets pour d’étranges fonctions de la fonction qui les met en rapport4.

10Il s’agit d’appliquer ce geste philosophique aux entités écologiques (population, communautés, individus). Celles-ci sont des relata inintelligibles si on les coupe de leurs relations : les êtres vivants sont d’étranges effets de la relation qui les met en rapport. La spécificité néanmoins de l’approche relationnelle à l’égard des entités écologiques est qu’elle ajoute une dimension temporelle qui a l’allure de l’histoire : les relations sont prises dans un processus historicisé qu’est l’éco-évolution.

11Or cette formule caractérise parfaitement l’individuation théorisée par Gilbert Simondon, qui fournit des concepts puissants pour penser les relations processuelles au fondement des êtres.

  • 5 Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information [1964], Grenob (...)

Individuation et relation sont inséparables ; la capacité de relation fait partie de l’être, et entre dans sa définition et dans la détermination de ses limites : il n’y a pas de limite entre l’individu et son activité de relation ; la relation est contemporaine de l’être5.

12Il opère un premier décalage conceptuel en refusant la séparation logique entre terme et relation : classiquement, l’être doit être une substance séparée et définie, qui dans un second temps est prise dans des relations. Dans son approche, la capacité de relation entre dans la définition originelle de l’être et la relation n’est pas secondaire, mais contemporaine de l’être. C’est sur ce vecteur conceptuel que Simondon aboutit aux formulations les plus énigmatiques de son ontologie de la relation :

  • 6 Ibid., p. 63.

L’individu n’est pas à proprement parler en relation avec lui-même ni avec d’autres réalités ; il est l’être de la relation, et non pas être en relation, car la relation est opération intense, centre actif6.

13Aucun être n’est en relation avec d’autres êtres, car cela impliquerait qu’il préexiste comme terme, secondairement mis en relation, ou à tout le moins que l’on puisse l’isoler de sa relation pour le considérer séparé : c’est une opération mentale chosiste qui manque le fonctionnement intime de la réalité. Simondon soumet ici la pensée à une gymnastique particulièrement difficile : le chosisme est peut-être une loi de la pensée humaine, et sinon, au moins une habitude profondément ancrée. L’ascèse intellectuelle et sensible à laquelle nous convie Simondon revient à apprendre, par une série d’exercices mentaux, à penser chaque être non comme en relation avec les autres, mais comme être de la relation. Pour le dire autrement : « La méthode consiste […] à considérer toute véritable relation comme ayant rang d’être ». L’origine de l’erreur chosiste provient pour Simondon de l’aube de la pensée occidentale : dans le substantialisme, qui encapsule ici toute ontologie qui pense le réel d’abord en termes de substances séparées.

  • 7 Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-chimique [1964], Grenoble, Millon, 1995, p. 30.

C’est parce que les termes sont conçus comme substances que la relation est rapport de termes, et l’être est séparé en termes parce que l’être est, primitivement, antérieurement à tout examen de l’individuation, conçu comme substance7.

  • 8 Ibid., p. 233.

14L’invention vertigineuse de Simondon consiste à se rendre capable d’inverser la norme et la marge : ce qui était le plus réel devient un cas particulier marginal - en fait, la substance n’est qu’« un cas extrême de la relation, celui de l’inconsistance de la relation8 ».

  • 9 Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’informationop. cit., p.  (...)

15Nous aurions fait du cas marginal, le plus pauvre, le modèle de l’être ; nous aurions occulté à la marge la réalité la plus omniprésente, qui est relationnelle. Conséquemment, « l’individu au lieu d’être conçu comme une substance ou un être précaire aspirant à la substantialité, doit être saisi comme le point singulier d’une infinité ouverte de relations9 ».

16Il y a une extraordinaire difficulté cognitive à décoder l’expérience en termes relationnels, et à désapprendre ou minimiser les réflexes chosistes. La valorisation de la relation devient aisément un mot d’ordre gratuit, qui cache l’enjeu réel : accéder dans les opérations de pensée vivante à une logique de la relation. Reste qu’il est possible d’utiliser une ontologie des relations par provision. Ses principes directeurs sont de cet ordre : ce qui constitue l’essence d’un être (ce sans quoi une chose ne serait pas cette chose), c’est le processus historique de ses relations : si les relations se transforment, il se transforme ; si elles disparaissent, il disparaît ou se transforme.

Quand les relations existent avant les termes : l’ontologie des relations écologiques

  • 10 Ernst Haeckel, Generelle Morphologien der Organismen, Berlin, G. Reimer, 1866.

17L’ontologie de la relation possède une dimension strictement philosophique, mais elle s’avère surtout extraordinairement éclairante dès lors qu’on l’applique à des champs de pensée spécifiques. L’écologie est un de ces champs. D’un point de vue historique, l’écologie est toujours déjà relationnelle. L’inventeur de son nom, Haeckel, définit ainsi cette science naissante : « Par écologie nous entendons la totalité de la science des relations de l’organisme avec l’environnement, comprenant, au sens large, toutes les conditions d’existence10 »

  • 11 Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p.  (...)
  • 12 Paul Shepard, Nous n’avons qu’une seule terre, Paris, José Corti, 2013.

18On a vu que Simondon opère conceptuellement sa sortie du substantialisme en postulant une simultanéité de la relation aux termes : « La relation est une modalité de l’être ; elle est simultanée par rapport aux termes dont elle assure l’existence11 ». La relation, déjà, assure l’existence, mais elle ne la précède ni ne la constitue. La philosophie de l’écologie de P. Shepard, dotée de l’extraordinaire attention à l’historicité conférée par la pensée évolutionniste, va en un sens plus loin dans la radicalité d’une ontologie de la relation appliquée à l’écologie en postulant, paradoxe logique en apparence, que la relation est antérieure aux termes12. Dans la logique substantialiste, il faut bien que quelque chose existe, pour ensuite être mis en relation. Mais cette logique est grevée d’une croyance essentialiste qui occulte le processus par lequel les êtres viennent à l’existence. C’est l’approche darwinienne de l’espèce comme population en transformation graduelle qui permet de résoudre ce paradoxe, avec la même efficacité que celui de l’œuf et de la poule.

19Si l’on prend au sérieux la logique du devenir en éco-évolution, la relation n’est plus simultanée aux termes, elle leur est antérieure logiquement, et chronologiquement :

  • 13 Callicott, Éthique de la terre, Marseille, Wildproject, 2010, p. 99.

Les relations entre les choses sont non seulement aussi réelles que les choses mais les relations sont plus réelles que les choses – c’est-à-dire que les choses ne sont que le centre d’un complexe de relations, aussi abstrait cela puisse-t-il paraître. Dans la perspective de la biologie contemporaine, les espèces s’adaptent à une niche dans un écosystème. Leurs relations aux autres organismes (aux prédateurs, aux proies et aux parasites) et aux conditions physico-chimiques façonnent littéralement leurs formes extérieures, leurs processus métaboliques, et même leurs capacités psychologiques et mentales. Un spécimen est, en réalité, la somme des relations adaptatives, à travers l’histoire, que son espèce a eues avec le monde. Ce constat a conduit Shepard à affirmer que ‘les relations entre les choses sont aussi réelles que les choses’. Un spécimen est en effet la concrétion de toute l’histoire des relations adaptatives de son espèce à l’environnement. Dans une perspective écologique, les relations précèdent les choses reliées et les ensembles systématiques tissés par ces relations précèdent les parties qui les composent13.

  • 14 Arne Naess, « Le mouvement d’écologie profonde de longue portée. Une présentation », in Inquiry, n° (...)

20On trouve un positionnement théorique analogue chez un autre philosophe de l’écologie, sous la formule des relations internes, ou intrinsèques. Probablement hérité de l’idéalisme de Fichte et Bradley, dans la pensée d’Arne Naess, le premier point de la deep ecology implique « l’image relationnelle de champ de vue total. Les organismes sont des nœuds au sein du réseau ou du champ de la biosphère, ou chaque être soutient avec l’autre des relations intrinsèques14. » La fragilité de la position de Naess est néanmoins double : elle néglige la dimension historique de ces relations, et surévalue leur dimension holistique, comme on le verra plus loin.

  • 15 Il ne s’agit pas de réactiver par là un culte de « l’équilibre » de la nature (certaines espèces so (...)

21Cette trajectoire conceptuelle aboutit à une ontologie des relations écologiques constitutives (les relations constituent l’identité des êtres), dotées d’une historicité éco-évolutive (ces relations se transforment en transformant les formes de vie, elles sont relativement stables à des échelles de temps courtes, mais constitutives de l’identité profonde des espèces aux échelles de temps long), adossée à un réalisme des relations (les êtres ne sont pas en relation, mais l’être de la relation)15.

Réinterpréter l’éthique écocentrique à la lumière d’une ontologie des relations

22L’ontologie relationnelle nous amène à interroger de plus près ce qu’on appelle aujourd’hui l’éthique écocentrique.

23Dans son sens traditionnel, schématisé dans le débat d’éthique de la nature en philosophie anglo-saxonne, l’écocentrisme est bien un « centrisme » : une approche morale qui se centre sur quelque chose. Ce qu’il cherche, c’est le « patient moral », c’est-à-dire l’entité, qui, bien qu’elle ne soit pas un sujet moral au sens où elle n’a pas les aptitudes pour agir moralement, exige une considérabilité morale, par exemple parce qu’elle serait douée d’une valeur intrinsèque, comme les humains le sont dans la tradition morale des Modernes. Le problème étant de chercher ce qui dans la nature est un patient moral, tout l’enjeu revient à isoler des ensembles, c’est-à-dire des termes. Les anthropocentriques ne donnent de valeur intrinsèque qu’aux humains (définis par leur appartenance à une espèce ou la possession d’une compétence cognitive) ; les pathocentriques à l’ensemble de ceux capables de souffrir et de se réjouir d’un bienfait. Les écocentriques, eux, accorderaient une considérabilité morale à des ensembles biotiques-abiotiques pensés comme des totalités (écosystèmes, géosystèmes, biosphère). Il y a des fécondités à penser ainsi, mais les cécités induites sont massives dans les prémisses des déductions : elles reposent toutes sur une plateforme métaphysique qui postule une ontologie des termes, c’est-à-dire des ensembles substantiels séparés, au détriment d’une ontologie des relations constitutives.

24Le malentendu sur l’écocentrisme est visible dans l’excellent manuel de G. Hess concernant les éthiques de la nature. L’erreur de Hess dans sa présentation de l’écocentrisme revient à ce qu’il en fait une approche morale qui repose sur les mêmes prémisses que les autres : recherche d’un patient moral dans le cadre d’une ontologie substantialiste. Le propre de l’écocentrisme devient simplement dans cette analyse que le patient moral n’est pas un individu substantiel, mais un tout substantiel, une totalité.

  • 16 Bruno Latour, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, 2015.

25Cette compréhension de l’écocentrisme comme postulant une nature totalisante (à l’échelle de la biosphère ou de l’écosystème) qui déterminerait un bien collectif transcendant les intérêts individuels, et au nom duquel les individus peuvent être dédaignés, est à l’origine de critiques acerbes contre l’écocentrisme comme un nouveau totalitarisme, où la Nature serait une instance totalisante, dont l’intérêt serait clair et unifié, et s’imposerait à tous. C’est ce qui amène par exemple Bruno Latour à être très critique à l’égard de l’éthique environnementale écocentrique, et à mettre l’accent dans la suite de son travail sur l’importance fondamentale de ne pas postuler une Nature ou une Terre (Gaïa) qui serait une instance globale et transcendante, capable de nous dicter notre conduite à tous, sous la forme d’un État de la nature mondial16.

  • 17 Andy Fisher, Radical Ecopsychology, New York, New York State University Press, 2012.

26C’est pourquoi il est important de comprendre l’écocentrisme, non pas comme un nouveau produit d’une métaphysique des termes où le patient moral serait une totalité, mais comme une ontologie relationnelle au sens simondonien plus que naessien. En effet, il faut distinguer en philosophie de l’écologie les ontologies de la relation qui postulent a priori que toute chose est reliée à toutes les autres par des liens indissociables et de proximité tels que chacun peut s’identifier à la Totalité (ce sont les approches de type mystique que l’on trouve chez Naess et dans les taos de l’écologie), et de l’autre côté, une ontologie des relations évo-écologiques dans lesquelles « je » ne suis pas la Totalité, ni Gaïa, ni même la forêt amazonienne, mais le produit de mes relations constitutives et évolutionnaires : ce sont d’abord les interactions écologiques réelles (mutualisme, facilitation, prédation, commensalisme...) qui sont les relations constitutives, et elles n’existent qu’entre ceux qu’elles tissent effectivement ensemble. De même du point de vue évolutionnaire, elles ne constituent pas des états de référence, ni des nécessités absolues qui pourraient nous dicter leur loi. Dans Radical Ecopsychology, Andy Fisher montre bien la différence fondamentale entre ces deux ontologies de la relation en philosophie de l’écologie : d’un côté, des relations qui nous assimilent à un tout holistique de la Nature et qui sont de l’ordre du sentiment océanique fusionnel ; de l’autre, des relations senties et documentables avec les êtres autour de nous qui nous fondent et nous constituent (et qu’il attribue plus nettement à l’écoféminisme)17. C’est plutôt à cette seconde branche qu’il faut rattacher l’ontologie des relations écologiques que l’on tire de Simondon et Shepard, et l’éthique des relations qui s’en inspire.

27La question n’est plus de prendre le tout comme patient moral. Il s’agit de prendre certaines relations, dont la mutilation mutile les termes, comme objets de l’éthique, comme lieu d’une éthique attachée à vivifier les relations pour vivifier les termes. Les éthiques écocentriques en ce sens ne se meuvent pas sur le même plan ontologique que les éthiques anthropo-, bio- ou patho-centriques, car ces dernières reposent sur une carte ontologique des Termes, des ensembles exclusifs à prioriser. L’écocentrisme bien compris ne se centre pas sur les ensembles holistiques que sont les entités écologiques, mais sur les relations constitutives à chaque fois précises entre les humains, les biocénoses et les biotopes, la Terre et le Cosmos, dans un tissu de relations que vise le préfixe « éco ».

28L’effort consiste maintenant à centrer la focale sur cette essence discrète du monde, le plus réel du réel, l’invisible et pourtant l’« étantement étant » (suivant l’étrange formule de Platon qui invente l’ontologie en pointant qu’il y a dans le réel des pans plus réels que les autres) : c’est-à-dire les relations entre les humains et les autres vivants comme les non vivants.

Vers une éthique des relations

  • 18 À l’opposé, l’hospitalité des cultures nomades n’est pas un commandement moral, mais une volonté ét (...)

29La morale dans son sens classique peut être conçue comme une entreprise de détermination des règles de priorité légitimes entre des entités différentes dans des relations où elles sont prises secondairement, et où se manifeste un conflit d’intérêts. Dans les relations où mon bien est divergent et exclusif par rapport au bien d’un autre, quelles sont les règles de conduite qui définissent le bien et le mal : comment prioriser entre moi et l’autre ? Souvent ces règles ont pour fonction de contrebalancer ce qui est interprété comme un égoïsme originel : elles se font au détriment de l’ego : la règle de priorisation qui fonde le Bien revient alors par exemple à traiter mon prochain comme moi-même. Et conséquemment le problème revient toujours à prioriser entre des termes (celui du samaritain ou du miséreux, celui des tigres ou des habitants des Sundarbans). Ainsi il faut postuler une séparation chosiste radicale entre les êtres en présence pour fonder la morale comme dialectique du moi et de l’autre18. Il faut que l’autre soit intrinsèquement autre pour que la demande d’aimer mon prochain comme moi-même soit un commandement, et pas une évidence. La morale traditionnelle (en contexte d’ontologie chosiste) était donc priorisation entre les termes isolés à intérêts contradictoires.

30Mais imaginons un instant que le moi n’existe que comme un tissage avec le monde, comme effet qui émerge au centre d’un nœud de relations avec, pas toutes, mais beaucoup des entités du monde naturel, évolutionnairement et écologiquement, socialement et techniquement - alors que se passe-t-il ? Ce changement du fonds de carte de la réalité, transforme de bout en bout la question classique, car elle réforme et le concept d’humanité et celui de morale. Imaginons qu’il n’y ait pas de soi hors de mes relations constitutives à l’autre, à beaucoup, à la plupart des autres. Dans ces conditions, que devient la morale ? Elle devient une éthique des relations.

  • 19 Émilie Hache (Ce à quoi nous tenons, Paris, La Découverte, 2011, p. 205) évoque par la bande une id (...)
  • 20 Peut-on la préciser en postulant que ce qui est mauvais pour la relation est mauvais pour les terme (...)

31Les moralisateurs humanistes, porteurs d’une ontologie des substances séparées et autonomes, ont toujours la même objection à l’égard des défenseurs de l’autre qu’humain : vous favorisez les animaux plutôt que les humains, les loups plutôt que les bergers, les baleines plutôt que les pêcheurs japonais sous-payés ; ce faisant vous êtes antihumanistes. C’est ce qu’on peut appeler le sophisme des priorités humanistes. Sa faille discrète repose sur le fait qu’il se fonde sur une définition substantialiste de l’humanité qui est intrinsèquement distinctive et séparatiste : une définition qui manque que l’essence même de l’humanité est diffractée dans ces relations constitutives, écologiques et évolutives, avec le reste du vivant qui la fonde et qu’elle côtoie. Ainsi l’humanisme des substances formule mal le problème : le porteur d’une éthique des relations constitutives vit en secret dans un autre monde, sur une autre carte du monde. Il demande candide : si l’on favorise la relation entre les termes, et pas un terme au détriment de l’autre, que se passe-t-il ? Si l’on travaille pour la relation constitutive, pour son bien, que se passe-t-il ? On peut imaginer un credo d’une éthique de la relation se formulant ainsi : ce qui est bon pour la relation constitutive est bon pour les termes. Pour chacun des termes. Sa version forte dirait même : le meilleur pour chacun des termes est nécessairement ce qui est bon pour la relation19. Si vous favorisez l’un au détriment de l’autre, vous créez du conflit, une inégalité, donc un stress infrastructurel chez tous. Et ce même si la suprématie de l’un est absolue. Rien de ce qui n’est bon que pour l’un comme substance séparée, et pas pour ses relations constitutives aux autres, n’est vraiment bon pour lui20.

32On peut faire l’hypothèse que l’obstacle à penser une éthique des relations réside dans une conception substantialiste de l’humanité comme ensemble moral, qui se fonde fantasmatiquement dans la croyance d’une auto-extraction de l’humain occidental à l’égard de ses communautés biotiques, négligeant ainsi les relations constitutives que chaque population humaine a mises en place avec chaque communauté biotique. Ce substantialisme est porté par un grand récit qui s’appelle l’humanisme. Tout le problème revient à désincarcérer l’humanisme de l’anthropocentrisme, à défaire l’équation qui les noue ensemble alors qu’ils ont peu en commun. L’anthropocentrisme n’est que la forme dévoyée de l’humanisme lorsqu’il est construit sur une ontologie des substances, où l’humain serait un règne séparé du reste du vivant et des conditions abiotiques. Mais si l’on conçoit l’humanité en termes relationnels, comme ses relations-mêmes avec les autres, alors l’humanisme prend un autre visage : un humanisme relationnel.

33Faisons ici l’hypothèse baroque que notre métaphysique se trompe. L’art de la métaphysique coïncide en certains points avec celui du jeu d’échec : certaines ouvertures sont spectaculaires (l’Humanisme anthropocentrique), laissent présager des effets pratiques, politiques, moraux, émancipateurs, un Progrès indéfini ; et pourtant, il aurait fallu un métaphysicien visionnaire, un grand maître de l’anticipation, pour se rendre compte dès l’abord que cette ouverture, qui semble offrir la victoire, est vouée à l’échec vingt coups à l’avance, à cinq siècles de là – qu’elle nous projette dans des directions qui sont toxiques et autodestructrices.

L’humain sans relations : la carte ontologique toxique de l’humanisme

34L’erreur de l’humanisme historique n’est pas d’avoir décentré la focale métaphysique depuis le lien de l’humain à Dieu, vers l’humain dans sa finitude à la surface du monde. C’est d’avoir défini cet humain par soustraction, auto-extraction et distinction à l’égard du reste du vivant et du monde, comme un Terme ontologique, substantiel et séparé, induisant le huis clos anthroponarcissique qu’on appelle la Modernité. De ce point de vue, la métaphysique pré-Renaissante, considérée comme obscurantiste, était étrangement plus lucide : elle maintenait une ontologie relationnelle, dans laquelle les termes ne préexistent pas et ne fondent pas les relations Humanité - Nature ; mais dans laquelle les relations sont premières ontologiquement et chronologiquement aux termes (c’est l’analogisme), qui n’en sont que des résidus, et des états métastables transitoires maintenus dans la relation. La métaphysique pré-Renaissante reposait sur une ontologie des relations, mais les pôles étaient faux. Les monothéismes ont aspiré vers le haut et monopolisé toutes les relations de l’humain à son milieu vivant individuant. Ils ont coupé tout lien horizontal avec les esprits des lieux, les populations animales, les montagnes, les rivières, les nymphes, les dryades. Ils ont tranché tous les vecteurs énergétiques immanents, symboliques et informationnels, ou plutôt, ils les ont verticalisés depuis l’humain, vers un Dieu tout puissant là-haut. Ce dernier faisait alors le lien avec les créatures non humaines par le biais de la Création (ponctuelle et continuée), infléchissant les lignes de relation qui étaient montées de l’humain vers le Ciel pour les prolonger en parabole redescendante vers les autres créatures. Mais plus aucun lien immanent, ou horizontal, ne subsistait : c’est à Dieu là-haut qu’Abel fait des offrandes pour remercier de la santé de son troupeau, et pas à la montagne sous ses yeux qui nourrit ses brebis.

35Avec la Renaissance, on assiste aux prémices de l’affaiblissement de ce lien vertical : la focale se centre sur les affaires humaines. Cet affaiblissement du lien avec le Créateur est probablement une émancipation, mais elle ne sut pas recréer ce qu’il avait tranché : les liens horizontaux. Et c’est comme socius fermé exclusif que l’humain est devenu le centre. Cet humanisme est destructeur et toxique jusque pour les humains parce qu’il repose sur une plateforme métaphysique non pertinente : une ontologie substantielle où les termes séparés fondent les relations, fantasmées désormais comme objet de choix libres. Comme si nos relations à l’air et l’eau pouvaient être l’objet de choix volontaires. La destruction du milieu individuant, donc des relations, détruit l’individuation, donc les individus. Seul le « résidu individué », l’humain qui se croit séparé, qui croit exister ex nihilo, peut détruire le tissu de relations subtiles et délicates qui constitue son milieu individuant.

36Au regard des résistances profondes à l’écologisme considéré comme antihumaniste, par un humanisme substantialiste qui a pour lui des siècles de sanctification, il n’est peut-être pas pertinent pragmatiquement de s’opposer frontalement à la Modernité : ceux qui s’y sont essayés ont été décrédibilisés en terroristes de l’écologie. Il faut opposer à cet humanisme substantialiste et qui croit à son auto-extraction, un humanisme relationnel où l’identité et le salut de l’humain sont constitués par ses relations intrinsèques avec les abeilles, les forêts anciennes et modernes, les bassins versants, les loups et la couche d’ozone : par ses relations les plus tenues, les plus subtiles, les plus intriquées, avec chaque biocénose et chaque biotope qui nous maintient co-vivants, chaque communauté biotique qui nous a accueillis et sculptés comme espèce, individués comme cultures.

37L’humanisme séparatiste substantialiste a en un sens singulièrement échoué. Nous avons certes plus de droits, plus de ressources, plus de matières, mais nous sommes étrangement malheureux et toxiques pour le monde. Notre hyper attention envers l’humain semble nous rendre toxiques pour la terre et les humains futurs. Il ne faut pas aimer moins l’humain, mais mieux : pour ce qu’il est ; c’est-à-dire un nœud de relations avec le vivant.

Vers un humanisme relationnel : l’homme comme nexus de relations avec le bios et ses conditions abiotiques

38Il semble que les anthropologies philosophiques des deux derniers millénaires se définissent par cette stratégie spéculative invariante mais discrète, qui consiste à définir l’humain par différence d’avec un vivant, qui acquiert pourtant de plus en plus des anciennes supposées prérogatives de l’humain. Mais l’anthropologie philosophique du XXIe siècle mériterait de prendre une autre voie : elle pourrait essayer de définir non par différenciation, mais par affiliation et relation constitutive. L’acte de définir en distinguant semble presque une nécessité logique : c’est en fait un acte politique. On peut tout autant définir la spécificité d’un être par la manière singulière dont se nouent en lui les relations avec les autres. Dans une ontologie relationnelle, vos relations vous fondent et vous êtes second à leur égard. Ce qui constitue l’humain, ce sont alors ses relations constitutives avec le non humain, ses affiliations et ses relations. Vouloir le définir par différence et distinction obère son essence relationnelle. Penser un humanisme prioritaire aux questions écologiques, c’est manquer et détruire l’humain, car il n’existe pas en dehors de ses relations avec le non humain qu’il appelle son environnement, alors qu’il est son fondement. Notre erreur métaphysique est d’avoir pensé comme environnement, autour d’un centre qui est nous, ce qui est notre essence : le tissu de relations dont nous sommes un nexus tardif, et un produit émergent à chaque instant (diachronie et synchronie des relations constitutives).

  • 21 Voir sur ce point Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille (...)

39C’est ce que j’appelle ailleurs le paradigme diplomatique21. La diplomatie est le nom de l’éthique des relations opposée à l’éthique des termes : le diplomate écocentré focalise ontologiquement son attention sur les relations entre les êtres, il dépasse la cécité attentionnelle des Modernes à l’égard de tout ce qui n’est pas des termes bien découpés. Il prend soin d’abord des relations. Le passage à une ontologie des relations qui configure une éthique des relations est le nom technique de la diplomatie biotique. Le problème est de conscientiser que nous sommes faits du tissu dont sont faites les relations, et de chercher à valoriser les relations mutuellement bénéfiques, comme à en inventer de nouvelles. C’est-à-dire à prioriser activement les liens qui libèrent, contre ceux qui sont insoutenables. Le mutualisme apparaît comme la solution chaque fois que la cohabitation est nécessaire et peut être vivifiante. Tout un champ de recherche pourrait se dessiner, une allélopathie généralisée comme diplomatie relationnelle : chercher les relations qui vivifient leurs membres dans une communauté biotique donnée, et si elles n’existent pas, minimiser les dommages mutuels. Quelles relations nous fondent vraiment, lesquelles voulons-nous maintenir, infléchir, porter plus loin ? Ce sont les questions démocratiques, et ouvertes à l’enquête collective, qu’ouvre cette approche.

Le pari civilisationnel d’une écotopie

40Dans le contexte théorique actuel, on peut s’interroger sur le sens de la montée de l’usage du terme « écologie » pour penser des projets politiques et sociaux aussi divers que l’écosocialisme, l’économie écologique des métabolismes sociaux, la political ecology, le militantisme écologique, l’écologisme populaire de Alier et la justice environnementale, le mouvement de la transition, la décroissance, le buen vivir ou le sumak amana.

41On ne peut s’empêcher de remarquer que derrière l’unité du mot, il existe une hétérogénéité profonde, qui peut confiner à la contradiction. Cela signifie-t-il pour autant que l’unité est absolument inexistante, et ne tient que négativement, dans la critique que tous ces mouvements font du monde tel qu’il est ? S’il n’y pas d’unité à la pensée écologiste ou à l’écologie politique (sans parler de ses avatars dévoyés comme le développement durable), mais des paradigmes contradictoires, sommes-nous condamnés à un fractionnement masqué par la mode autour d’un même mot ?

42De l’analyse précédente, on peut tirer une hypothèse. Il y aurait une plateforme qui unifierait ces approches, non sous la forme d’axiomes, de principes, ou d’une anthropologie fondamentale, mais sous la forme d’un pari sur nos formes de vie, qui est une réponse directe à l’idéologie du Progrès constitutive de la Modernité.

43Le pari fondateur de l’idéologie du Progrès est qu’il faut dominer et exploiter plus efficacement la « Nature » (c’est le nom qu’on donne aux autres qu’humains assimilés à un réservoir de ressources à disposition) pour être plus humanistes, c’est-à-dire améliorer les conditions de vie de l’humanité : abondance, équité, et à terme justice entre tous. L’humanisme reposerait sur un vecteur d’appropriation plus efficace des non-humains. Le mythème du « progrès de la civilisation », qui nous fonde, peut être encapsulé dans ce mouvement : il prône l’avancée des victoires sur le front du rapport de force envers les autres qu’humains, justifiée absolument pour maximiser les rapports de justice entre les humains et leurs conditions de vie. Son erreur a été de croire que les humains étaient un règne séparé, indépendant des vivants, alors que notre bien n’est pas dissociable de celui des communautés biotiques qui nous fondent.

44Le pari minimal, que j’appelle pari civilisationnel d’une écotopie, et qui pourrait constituer une plateforme minimale de toute écologie politique contemporaine, est assez simplement l’inverse : il s’agit d’un pari parce que si toute une série de faisceaux de données le corroborent, il ne constitue pas un savoir pour autant. Ce pari repose sur l’idée que pour être mieux humains, c’est-à-dire aboutir à de meilleures relations entre les humains et de meilleures conditions d’existence enrichie pour les humains, il faut mettre en place de meilleures relations avec les autres qu’humains, considérés comme des cohabitants qui entretiennent avec nous des relations qui nous fondent. C’est-à-dire leur faire de la place dans nos ontologies politiques. Cette nouvelle alliance défend qu’il faut cohabiter mieux avec la nature (envisagée en termes de communautés biotiques) pour améliorer conjointement les conditions d’existence des humains et des autres, qui sont indissociables. Car notre vitalité dépend de la leur.

45Ce n’est pas démontré. Ni infirmé. C’est un pari sur la nature de nos relations au monde que certains tentent de rendre vrai. Le soin aux uns ne se fait pas au détriment des autres, car humains et vivants étant tissés dans une relation d’interdépendance constitutive, diminuer le vivant revient, en définitive, à diminuer les humains. Autrement dit, être mieux humaniste exige d’être plus écologiste.

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Notes

1 Voir Juan Martinez Alier et Ramachandra Guha, Varieties of Environmentalism. Essays North and South, Earthscan LTD, 1998.

2 Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit Scientifique [1934], Paris, Vrin, 2013.

3 Ibid.

4 Gaston Bachelard, La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929, p. 98.

5 Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information [1964], Grenoble, Millon, 2005, p. 143.

6 Ibid., p. 63.

7 Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-chimique [1964], Grenoble, Millon, 1995, p. 30.

8 Ibid., p. 233.

9 Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’informationop. cit., p. 506.

10 Ernst Haeckel, Generelle Morphologien der Organismen, Berlin, G. Reimer, 1866.

11 Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p. 32.

12 Paul Shepard, Nous n’avons qu’une seule terre, Paris, José Corti, 2013.

13 Callicott, Éthique de la terre, Marseille, Wildproject, 2010, p. 99.

14 Arne Naess, « Le mouvement d’écologie profonde de longue portée. Une présentation », in Inquiry, n° 16, 1973.

15 Il ne s’agit pas de réactiver par là un culte de « l’équilibre » de la nature (certaines espèces sont redondantes fonctionnellement dans les écosystèmes), et aucun état passé ne peut constituer un état « pristine » (ou de référence) de manière absolue. Les entités écologiques sont fondamentalement des processus de coévolution dépourvus d’une harmonie constituant un état parfait et de référence. Le problème est ailleurs : souvent, nous ignorons dans quelles relations constitutives effectives nous sommes pris avec les autres formes de vie, constitutives de notre survie, mais aussi d’une vie riche et intense, non amputée ni mutilée. Sur ce point, voir P. Blandin, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Paris, Quae, 2009. Sur la question des relations constitutives, voir le difficile problème de la substitution et des espèces redondantes, cf. D. Birnbacher, « Limits to Sustainability in Nature Conservation », in M. Oksanen, J. Pietarinen (éd.), Philosophy and Biodiversity, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 180-195.

16 Bruno Latour, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, 2015.

17 Andy Fisher, Radical Ecopsychology, New York, New York State University Press, 2012.

18 À l’opposé, l’hospitalité des cultures nomades n’est pas un commandement moral, mais une volonté éthique, car l’étranger qui arrive épuisé et assoiffé à l’entrée de ma tente, n’est autre que moi-même, demain ou hier.

19 Émilie Hache (Ce à quoi nous tenons, Paris, La Découverte, 2011, p. 205) évoque par la bande une idée analogue, de manière salutaire, dans son idée de « faire de la place » : « Un de leurs traits communs est [que les pratiques collectives] n’exigent pas des personnes concernées de choisir entre ce qui est bon pour elles et ce qui serait bon pour autrui, comme entre ce qui est bon pour elles individuellement et collectivement […] Ce qui est bon pour les consommateurs – ou coproducteurs – serait bon pour les producteurs comme pour les terres, les animaux ou les végétaux concernés. »

20 Peut-on la préciser en postulant que ce qui est mauvais pour la relation est mauvais pour les termes ? C’est un travail pour des métaéthiciens plus pénétrants, l’usage comme boussole suffit ici.

21 Voir sur ce point Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Wildproject, 2016, qui tente d’appliquer ce modèle à la question pratique et locale de la cohabitation avec des grands prédateurs à l‘origine de conflits environnementaux et sociaux.

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Pour citer cet article

Référence papier

Baptiste Morizot, « L’écologie contre l’Humanisme »Essais, 13 | 2018, 105-120.

Référence électronique

Baptiste Morizot, « L’écologie contre l’Humanisme »Essais [En ligne], 13 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/516 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.516

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Auteur

Baptiste Morizot

Centre d’épistémologie et d’ergologie comparatives (CEPERC)
Université d’Aix Marseille/CNRS

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Droits d’auteur

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