Zhuangzi et l’Anthropocène
Résumés
Le Zhuangzi, célèbre recueil de textes philosophiques écrits entre le IIIe et le IVe siècles en Chine, bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt manifesté par les philosophes de toutes nationalités s’intéressant aux questions d’éthique environnementale. Nous essayons de porter un regard critique sur la manière dont ce « canon de la spiritualité orientale » est présenté comme un antidote « non-occidental » aux nouveaux défis de notre temps nés de la crise écologique et de l’entrée dans l’Anthropocène, prétendument nés de l’Occident
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Introduction
- 1 Paul J. Crutzen, « La géologie de l’humanité : l’Anthropocène », trad. de l’anglais par Jacques Gri (...)
1En 2000, le géochimiste Paul J. Crutzen, prix Nobel de chimie en 1995, émettait pour la première fois l’hypothèse selon laquelle notre monde serait entré – et ce depuis le crépuscule du XVIIIe siècle – dans un nouvel âge où l’activité anthropique (industries, agricultures, déforestation, urbanisation, surpêche, épuisement des ressources fossiles, accumulation des déchets...) serait devenue la force dominante du système géologique terrestre, devant toutes les autres forces naturelles qui avaient prévalu jusqu’alors1.
- 2 Cf. Jacques Grinevald, « Le concept d’Anthropocène et son contexte historique et scientifique », UR (...)
- 3 Johan Rockström et al., “A safe operating space for humanity”, Nature, 2009, n° 461, p. 472-475.
- 4 Gerardo Ceballos and al., “Accelerated modern human–induced species losses : Entering the sixth mas (...)
2Si la discussion scientifique porte sur la chronologie adéquate de l’événement (début du néolithique ou début de la révolution industrielle)2, le phénomène qu’il vise à décrire ne fait quant à lui aucun doute (le terme a été repris par la plupart des savants3) : les activités humaines ont modifié de façon profonde, durable et irréversible, les grands équilibres chimiques (cycles du phosphore, du méthane), biologiques (biodiversité4), atmosphérique (pollution, réchauffement), terrestres et océaniques.
3Ce que le terme d’Anthropocène indique, c’est donc un bouleversement majeur aussi bien au niveau pratique que théorique. Avec l’Anthropocène, l’homme est devenu la première espèce animale à pouvoir influer sur la totalité des autres de façon partiellement consciente. Le rapport de l’homme à la nature peut être ainsi grossièrement divisé en trois stades : l’homme est tout d’abord, à l’époque primitive, dans une situation de survie, il est la proie qui doit s’adapter à la nature pour ne pas être dévorée par elle ; en situation d’expansion depuis le néolithique (agriculture, domestication, sédentarisation), l’homme devient ensuite le prédateur qui courbe la nature à sa propre volonté ; depuis la révolution industrielle et sa globalisation enfin, il se rend graduellement compte du caractère pyrrhique de sa victoire sur la nature : cessant d’être la proie des bêtes sauvages ou leur implacable chasseur, il devient peu à peu leur conservateur. Mais la première espèce menacée par l’expansion humaine est l’homme lui-même : il ne cherche plus à se préserver de la nature, ni à la dominer, mais à se préserver des conséquences de ses propres activités. De sorte que l’Anthropocène est le moment où tout ce qui avait été divisé – homme et nature, société et environnement, artificiel et spontané – se rejoint et se mêle. C’est là un véritable moment de crise anthropo-écologique qui, plus que la Crise des sciences européennes dénoncée par Husserl en 1936, remet en question l’ensemble des présupposés qui ont fondé notre croyance en l’homme, au progrès, en la civilisation.
4Dans cet état de crise anthropo-écologique dont l’évidence s’est imposée parallèlement à la décomposition des empires coloniaux, la question a soudain été posée : et si l’Occident n’était pas le responsable ? Pour répondre à cette question angoissée, une hypothèse simple et naïve a été formulée : et si la solution passait par la redécouverte de la sagesse asiatique ?
5À une ère où les schémas et les frontières du savoir se retrouvent bouleversés par la globalisation et l’étendue de la crise environnementale, la Chine, présentée comme le terreau d’une philosophie riche et millénaire, s’est ainsi retrouvée souvent brandie comme l’étendard d’une « hétérotopie » éco-alternative. L’objet de cet article est de se demander, au-delà du caractère légitime du recours à des sources de réflexion issues de traditions non-occidentales, comment certaines méthodes de lecture de textes philosophiques chinois peuvent présenter le risque de s’accompagner ou d’aboutir à l’illusion orientaliste d’une Chine éco-vertueuse, autrement dit d’être une projection conceptuelle visant à faire d’une aire géoculturelle prétendue homogène l’opposé terme à terme d’un Occident supposé pour sa part essentiellement écocide.
- 5 Sur ce point votre notre article commun, J-Y. Heurtebise & G. Gaffric, « Éco-Orientalisme et ‘civil (...)
6Nous proposons de prendre pour cas d’illustration un ouvrage chinois ancien, particulièrement lu et cité dans la période contemporaine, en Chine comme en Occident : le Zhuangzi. Après une introduction des raisons qui peuvent pousser à s’intéresser à ce texte d’un point de vue environnementaliste, nous revenons sur la manière dont certains écrivains et philosophes entreprennent de le lire, en nous attardant principalement sur les champs actuels de la philosophie environnementale et de l’écocritique. Nous montrons également en quoi certaines lectures contemporaines du Zhuangzi faites en Chine se retrouvent complices de l’orientalisme venu d’Occident et font le jeu d’un auto-orientalisme vert5.
La philosophie chinoise et la « post-euromodernité »
- 6 Fikret Berkes, Sacred Ecology, Philadelphia/London : Taylor & Francis, 2012.
7En réponse à la crise environnementale de notre temps, parfois présentée comme le produit de la combinaison de la raison, du progrès et de la modernité, on assiste aujourd’hui à une quête, aussi bien scientifique que philosophique, de remèdes capables d’assurer un univers plus durable, ou, de façon plus abstraite, d’ouvrir de nouvelles perspectives de rapports humain/ monde non-humain. Cette quête mène bien souvent à la réévaluation de civilisations « non-occidentales » ou « pré-modernes », censées être elles-mêmes victimes de l’appétit de l’euro-modernité, qui les aurait dépouillées de leurs ontologies originelles6. Dans le domaine philosophique, ce travail de (re)découverte de modes de pensées et de pratiques venues de « l’extérieur » de l’Occident et présentées comme de véritables alternatives se retrouve tant chez des philosophes eux-mêmes issus d’Occident que chez des penseurs originaires des lieux d’où les civilisations explorées sont censées être issues.
- 7 Pour un aperçu de la façon dont François Jullien entreprend de se servir d’un détour chinois pour r (...)
8En d’autres termes, afin de sortir de l’impasse environnementale dans laquelle se retrouve aujourd’hui un monde dans lequel l’euro-modernité s’est imposée et continue à s’imposer comme la seule voie possible pour l’avenir, la tentation est forte de chercher au cœur de traditions négligées ce qui pourrait être (ou avoir été) « l’impensé de l’Occident7 » et d’en extraire l’essence d’une nouvelle ère où le rapport de l’homme avec le monde qui l’environne pourrait être recomposé.
9Dans le cas qui nous intéresse, cette exploration pourrait être formulée sur la base de l’interrogation suivante : a-t-on pensé en Chine (et pense-t-on encore) le rapport des humains à leur environnement non-humain en des termes qui diffèrent des traditions philosophiques occidentales ayant engendré l’Anthropocène ? Cette interrogation prend parfois la forme d’une question plus anachronique : peut-on trouver dans la pensée chinoise ancienne les traces d’un écologisme singulier ?
Le Zhuangzi, texte éco-compatible ?
- 8 La traduction française de Jean Lévi utilisée ici part du postulat que ces textes sont l’œuvre d’un (...)
10À cet égard, l’un des textes qui fascine aujourd’hui le plus, aussi bien les philosophes que les sinologues, les poètes et les romanciers, tant en Chine qu’en Occident est le ZhuangziIl est généralement attribué à Zhuang Zhou (aussi appelé Zhuangzi : Maître Zhuang), philosophe du IVe siècle avant J-C censé avoir vécu au royaume de Chu dans le bassin du Fleuve bleu. Le Zhuangzi est généralement considéré avec le Daode jing (VIe siècle avant J-C ?), ensemble de textes attribué au semi-légendaire Laozi [Lao-tseu], comme l’un des canons du taoïsme philosophique. Il apparaît difficile de détacher du Zhuangzi – ensemble de textes complexe et protéiforme – un système homogène et cohérent, tant certains développements peuvent apparaître éloignés et parfois contradictoires, à tel point que l’on ignore si tous les chapitres peuvent être attribués à un seul auteur, ou si certains textes ont fait l’objet d’une (ré)écriture collective8. On pourrait néanmoins tout aussi bien voir dans l’hétérogénéité de l’œuvre la volonté d’un auteur de sonder différentes strates de l’existence. Toujours est-il que l’ouvrage ne se résume pas à un ensemble limité de questions et de concepts, mais à des réflexions éparses sur le langage, le pouvoir, le corps, la technique, la mort, la connaissance ou l’univers. Du point de vue formel, Zhuangzi se décline principalement sous la forme de mythes, d’historiettes et d’anecdotes, souvent non dénuées d’humour, dans lesquelles apparaissent au rythme des questions abordées des figures célèbres de l’histoire ou de la mythologie chinoise, tels Confucius ou bien Zhuangzi lui-même (sous le nom de Zhuang Zhou), mis en scène à la manière d’un personnage historique parmi d’autres.
- 9 Cf. Roger T. Ames, “Is Political Taoism Anarchism ?”, Journal of Chinese Philosophy, vol. 10, 1983, (...)
- 10 Claude Llena, Lao-tseu et les taoïstes ou la recherche d’une vie harmonieuse, Paris, Le Passager Cl (...)
11Propulsé par certains fondateurs de l’anarchisme philosophique et politique9, Zhuangzi est, comme Laozi et d’autres penseurs chinois apparentés au taoïsme philosophique, entré depuis plusieurs années au panthéon de celui des premiers écologistes ou des premiers décroissants10. De fait, au-delà de rattachements parfois simplistes et anachroniques destinés à justifier des racines anciennes et universelles à des mouvements de pensée modernes ou contemporains, il est remarquable de constater dans le Zhuangzi une série de pensées et d’axiomes ayant quelques familiarités avec certaines explorations de l’écologie profonde, de la décroissance, de l’anarchisme, voire avec certaines réflexions post-structuralistes…
- 11 Les Œuvres de Maître Tchouang, trad. Jean Lévi, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 20 (...)
12La célèbre anecdote du meurtre de Chaos peut ainsi être interprétée comme le passage de l’état originel magmatique et indistinct du monde à l’univers organisé selon les principes du politique, de la science et de la technique et dont les résultats s’avèrent catastrophiques11. En poussant plus loin l’interprétation, ce même passage pourrait être lu comme une mise en garde contre les ingérences humaines (et politiques) sur le cours naturel et spontané des choses, dans le Zhuangzi comme dans beaucoup de textes philosophiques en Chine, le politique et le cosmologique apparaissant en effet solidaires. Dans un autre passage, un conseil politique d’un personnage nommé Hong Meng intime par exemple de se laisser aller et de revenir au sein du chaos originel : « Abandonne ta forme et ton corps, laisse de côté ta sagesse et ta morale, oublie-toi dans la grande unité de l’infini » (墮爾形體,吐爾聰明,倫與物忘,大同乎涬溟。).
13Le passage qui suit pourrait pour sa part faire l’objet d’une comparaison avec une forme d’environnementalisme anarcho-primitiviste :
- 12 Ibid., p. 78.
Si on laisse l’humanité s’abandonner à ses penchants naturels, elle se contente de tisser la toile pour se vêtir, de labourer pour se nourrir ; il y règne alors un vif sentiment d’égalité, et tous étant unis, les fractions sont ignorées. C’est ce qu’on appelle la liberté naturelle. […] En ces temps-là nuls sentiers ne balafraient les montagnes ; ni barques ni ponts n’encombraient les cours d’eau. Les êtres proliféraient et se trouvaient partout chez eux […] Dans ces temps idylliques où régnait la perfection, les hommes vivaient mêlés aux animaux, ils faisaient une seule et même famille avec tous les êtres de la création […] Les hommes, en une communauté étroitement soudée, communiaient dans l’ignorance. Tous, également dépourvus de désirs, étaient candides et rustiques comme un matériau brut. Rustiques, leur naturel pouvait s’épanouir12.
14Dans d’autres passages, Zhuangzi dissèque la prétention anthropocentrique de l’homme à s’extraire de la multitude des vivants pour se poser en tant qu’espèce unique et toute puissante, alors que, selon lui, le soi ne peut être envisagé comme arraché à la totalité qui l’entoure et le contient :
- 13 Id.
Ainsi le repos et le mouvement, la vie et la mort, l’ascension et la décadence, tous ces processus ne doivent pas être identifiés avec ce qui les fait être. Leur ordre réside dans l’homme. Qui s’oublie dans les choses et dans la nature s’appelle l’homme qui oublie son moi. L’homme qui oublie son moi est entré dans le monde du naturel13.
15Enfin, autres maximes unanimement reprises et dont on a fait le point de départ d’une prétendue philosophie taoïste holiste louant l’harmonie entre l’homme et la nature : « L’Homme se règle sur la Terre. La Terre se règle sur le Ciel. Le Ciel se règle sur le Tao. Le Tao se règle sur sa nature. » (人法地,地法天,天法道,道法自然) ou encore « Je suis né avec le Ciel et la Terre et les dix mille êtres et moi-même ne faisons qu’un. » (天地與我並生,而萬物與我為一。)
16On le voit à la simple lecture de ces passages, il est tentant de trouver en bien des points chez Zhuangzi des échos d’une pensée condamnant aussi bien le spécisme, l’humanisme utilitariste que les bouleversements démesurés que l’homme provoque sur son environnement, et faisant la part belle à une réflexion de l’être humain comme unité parmi d’autres d’un immense réseau d’organismes vivants, réflexion assez proche de celle d’un Arne Naess, fondateur du mouvement de l’écologie profonde. À renfort de citations extraites de ses différents chapitres, le Zhuangzi pourrait de même être interprété comme un texte précurseur du biocentrisme (l’idée selon laquelle chaque forme de vie a une valeur intrinsèque), de l’écocentrisme (l’idée selon laquelle espèces et habitats, en tant qu’acteurs d’un même complexe écosystémique, ont une valeur relationnelle intrinsèque), de l’anti-scientisme, de l’anti-utilitarisme économique ou de l’anti-anthropocentrisme.
- 14 L’ouvrage Fictions philosophiques du « Tchouang-tseu » de Romain Graziani s’avère à cet égard intér (...)
17Tous ces rapprochements, si féconds peuvent-ils paraître, ne doivent cependant pas faire perdre de vue l’historicité des réflexions et des envolées poétiques du texte, qui réagissent en effet surtout au contexte, à la fois philosophique, social, rituel et politique de son époque et des époques antérieures14. De même, il importe de garder à l’esprit la polysémie et l’histoire de l’évolution des concepts eux-mêmes, que les traductions peinent parfois à intégrer si elles ne font pas l’objet d’une explication annexe : les notions de tian 天, de ziran 自然 ou de dao 道 peuvent ainsi toutes être rendues par « nature » dans certains contextes ou bien par « ciel », « spontanéité » et « doctrine » dans d’autres : elles n’en sont en tout cas pas moins polysémiques que l’est la notion de « nature » en Occident.
La Chine comme éco-alternative ?
- 15 Mario Wenning, “Heidegger and Zhuangzi : Towards a Transcultural Critique of (Post)Humanism”, Neil (...)
- 16 Cf. le chap. « Zhuangzi chez Philippe Sollers » dans Jean-Michel Lou, Corps d’enfance, corps chinoi (...)
- 17 Thoreau a-t-il jamais lu le Zhuangzi ? Comme il ne l’a jamais mentionné, on peut en douter, bien qu (...)
- 18 Voici par exemple ce qu’écrit Kenneth White : « Comment qualifier l’espace de ce livre ? Je n’en sa (...)
- 19 Patrick Rambaud, Le Maître, Paris, Grasset, 2015.
18Les premières traductions du Zhuangzi en langue occidentale remontent à la fin du XXe siècle et il existe aujourd’hui rien qu’en français plusieurs dizaines de traductions. Même si son nom est probablement moins connu du grand public que ceux de Confucius ou de Laozi, Zhuangzi n’en est pas moins un auteur connu et apprécié de nombreuses personnalités éclectiques en Occident, tant philosophes qu’écrivains et depuis déjà des décennies. Martin Heidegger l’aurait ainsi lu en traduction française et aurait été « influencé » par cette lecture15, Philippe Sollers s’y réfère à de nombreuses reprises16, Henry D. Thoreau s’en serait inspiré17, tandis que les poètes de la « Beat Generation » parmi lesquels Allen Ginsberg, Jack Kerouac, ou bien d’autres écrivains connus pour leur engagement environnemental comme Gary Snyder et Kenneth White18 s’en sont faits les compagnons. Figure à moitié historique et légendaire, Zhuangzi est même devenu en Occident un personnage romanesque19.
- 20 Patrick D. Murphy, Farther Afield in the Study of Nature-Oriented Literature, Charlottesville : Uni (...)
19Alors que l’accent y était jusque dans les années 1990 principalement mis sur la littérature nord-américaine et de manière générale sur le genre spécifique du nature writing, des voix s’élèvent depuis plusieurs années pour sortir de la perspective américano-centrée des études écocritiques. Ces nouvelles perspectives s’accompagnent dans le même temps du succès du courant écocritique, notamment en Asie (Chine, Corée du Sud, Taïwan...). Cependant, certains auteurs parmi les plus critiques de l’américanocentrisme de l’écocritique ne nous paraissent pas toujours aller au bout de leur condamnation, dans le sens où face à l’emprise institutionnelle du modèle écocritique centré sur la littérature états-unienne, ceux-ci ne proposent guère d’autre alternative que de projeter ce même discours d’une tradition nationale sur d’autres aires géographiques, en avançant la thèse d’un environnementalisme latent des « traditions » chinoise, japonaise ou sud-coréenne. C’est ainsi que Patrick D. Murphy, pour sortir de la perspective américano-centrée, réclame une relecture écocritique des poèmes de la dynastie Tang ou des haïkus japonais, pour comprendre ce qui pourrait être à l’origine d’une perception typiquement chinoise ou japonaise de la nature20.
- 21 Lawrence Buell, Writing for an Endangered World : Literature, Culture and Environment in the U.S. a (...)
20Si ces entreprises ont leurs limites, elles permettent néanmoins de suggérer une observation des questions environnementales telles qu’elles sont abordées dans des textes philosophiques et littéraires issus de différentes traditions textuelles, dans une volonté de « mondialiser » le débat. À cet égard, le Zhuangzi, apparaît parfois de façon subreptice pour renforcer l’universalité de la question écologique dans différentes littératures : c’est ainsi que dans son Writing for an Endangered World, un des canons de la littérature écocritique, Lawrence Buell débute son introduction par une citation de Zhuangzi21.
21L’ouverture de l’écocritique à d’autres régions du monde s’accompagne aussi de la remise en question de la validité et de l’universalité des théories littéraires telles qu’elles avaient jusqu’alors été envisagées à propos de textes et d’auteurs états-uniens. Doit-on aborder les questions environnementales présentes dans un texte littéraire « chinois » à la lumière des réflexions écocritiques contemporaines (souvent développées hors de Chine) ou ne peut-on la comprendre qu’à l’aide de concepts et d’idées issus d’une tradition civilisationnelle ?
- 22 Pour une analyse critique de la rhétorique chinoise de « civilisation écologique » (shengtai wenmin (...)
22L’écocritique Scott Slovic, chercheur et théoricien majeur des études écocritiques, exprime par exemple l’idée que la littérature chinoise ne peut être envisagée qu’à l’aune de sa civilisation, civilisation qu’il qualifie d’« écologique », reprenant (involontairement ?) des poncifs et une terminologie similaire à celle du régime chinois actuel22. L’article de Slovic concentre d’ailleurs à lui seul un grand nombre de lieux communs :
- 23 Scott Slovic, “Landmarks in Chinese Ecocriticism and Environmental Literature : The Emergence of a (...)
Les Chinois, comme beaucoup d’autres peuples de par le monde, ont toujours vécu dans une étroite proximité avec la nature et ont toujours accordé une profonde attention aux processus naturels […]. Ce qui est unique en Chine, ce sont les éléments fondamentaux de respect envers l’environnement formulés il y a de cela de nombreux siècles par les philosophes et les poètes chinois et dont on se souvient encore aujourd’hui au XXIe siècle. Quand je parle aujourd’hui de l’émergence d’une civilisation écologique chinoise, je me réfère à une réaffirmation des valeurs traditionnelles chinoises plutôt qu’à la création de concepts, de vocabulaires et d’attitudes complètement nouveaux23.
- 24 Ainsi écrit-il : “If you ask the average, educated Chinese citizen what the two most important envi (...)
23Scott Slovic s’engage ensuite à dresser une filiation des préoccupations écologiques dans la littérature et la philosophie chinoise depuis Zhuangzi24. L’expression « Le ciel et l’homme ne font qu’un » (天人合一) est ainsi citée à deux reprises comme parangon de la pensée chinoise de l’environnement), en passant par le poète bouddhiste Han Shan jusqu’à des auteurs modernes comme Lu Xun et Shen Congwen et des auteurs contemporains comme Zhang Wei.
- 25 Jin Guantao 金观涛, Xingsheng yu weiji – lun Zhongguo fengjian shehui de chao wending jiegou 兴盛与危机─论中国 (...)
- 26 Tu Weiming, “The Ecological Turn in New Confucian Humanism : Implications for China and the World”, (...)
24Une des manifestations de l’orientalisme tel que le définissait Edward Saïd est aussi l’idée selon laquelle les sociétés orientales se distinguent par leur longévité, leur constance, voire leur immobilisme : cette approche d’une conception chinoise de l’environnement stable héritée d’une Antiquité éclairée est envisagée par ceux qui présentent très officiellement la Chine comme un modèle de civilisation écologique, dont il est prétendu que l’harmonie ne fut brisée, selon les cas, que par la folie maoïste de la Révolution Culturelle ou le contact avec l’Occident capitaliste. Cette perception imaginaire des réalités historiques n’est pas seulement partagée par les élites politiques chinoises qui y trouvent la justification civilisationnelle d’un destin différent pour la Chine (qui, in fine, pourrait même conduire à légitimer par exemple l’existence d’une voie chinoise alternative à la démocratie) est aussi théorisée par des penseurs chinois dont les travaux – s’ils n’aboutissent pas toujours à des prises de position anti-démocratiques – favorisent la légitimité de discours culturalistes. C’est par exemple le cas de Jin Guantao, célèbre pour sa théorie de « l’ultra-stabilité » de la société chinoise25 ou Tu Weiming, directeur de l’Institut des études humanistes à l’université de Pékin et chercheur au Centre Asie de l’université Harvard, qui développe l’idée selon laquelle la pensée néoconfucianiste peut donner les clés conceptuelles, spécifiquement chinoises, nécessaires à la résolution des problèmes environnementaux actuels26.
- 27 Shi Zhenmei, « Zhongguo shengtai zhexue dui Meiguo shengtai wenxue piping de jiangou yiyi chuyi 中国生 (...)
25Ces arguments sont repris dans l’écocritique chinoise elle-même : dans un court article sur les relations entre écocritique états-unienne et tradition philosophique chinoise, Shi Zhenmei explique ainsi qu’écocritique et « philosophie chinoise écologique classique » (sic) se rejoignent dans un même rejet de la « tradition scientifique et rationnelle » et du « dualisme » hérités de l’Occident, qui équivaut pour l’auteur à la Grèce antique27. Cependant, à l’appui de citations du Zhuangzi, Shi Zhenmei entend montrer que la philosophie chinoise classique a pensé, bien avant l’écocritique, « l’équilibre et l’harmonie » entre l’homme et la nature et qu’elle devrait par conséquent en assumer la direction.
- 28 Michael Hill, “Asian values’ as reverse Orientalism”, Singapore, Asia Pacific Viewpoint, vol. 42, n (...)
26L’auto-orientalisme (ou orientalisme renversé, un terme déjà présent dans des études portant sur les « valeurs asiatiques » dans le domaine économique28) de Shi Zhenmeiqui vise à défendre l’idée d’une civilisation chinoise vertueuse opposée à un Occident dévastateur s’inscrit en Chine en parallèle de ce qu’on appelle la » fièvre des études nationales » (guoxue re 国学热). Ce phénomène datant des années 1990 prend sa source dans une volonté marquée de réévaluer le passé textuel chinois afin de fortifier l’édification d’une nation culturelle et de chercher des voies « typiquement chinoises » pour faire face à toutes les questions universelles et globales de notre temps. Par-delà la sphère académique, c’est aussi la sphère politique qui accompagne ce renouveau des études sur la Chine classique avec pour espoir que la civilisation éclairée des temps anciens permette de résoudre les problèmes auxquels le pays et le monde sont confrontés.
- 29 « Zhongguo shengtai wenming sheju you zhi du he wenhua youshi – Guoji shehui gaodu pingjia Zhongguo (...)
27Ainsi le très officiel Quotidien du peuple (Renmin ribao 人民日报) dans un article laudateur de mars dernier sur les politiques environnementales chinoises qui suivent les traces d’une antique civilisation écologique chinoise29 :
Voilà 2000 ans, Zhuangzi présentait pour la première fois l’idée selon laquelle "le ciel et l’homme ne font qu’un", dont l’argument central était que l’homme doit coexister en paix avec la Nature, et non pas entretenir un rapport de dominant à dominé. Plus tard, ce mode de pensée n’a cessé d’évoluer pour devenir l’une des composantes essentielles de la tradition des Chinois et l’une des contributions majeures de la Chine à l’ensemble de l’humanité.
28Cette réévaluation des problématiques écologiques à la lumière des textes chinois datant d’il y a plusieurs siècles ne doit en effet pas uniquement être interprétée comme le désir, somme toute rémissible, d’un examen alternatif de la façon dont les textes du passé ont envisagé les rapports de l’humain avec son environnement et ses environnants dans une culture non-occidentale. Cet engouement s’inscrit dans un agenda géopolitique et nationaliste/culturaliste plus large où la mise en avant de la supposée spécificité culturelle chinoise (à entendre ici comme une « spécificité par rapport à l’Occident ») est proclamée pour justifier des pratiques non-démocratiques en se réfugiant sous la bannière de la différence ontologique civilisationnelle.
- 30 Rey Chow, “Introduction : on Chineseness as a Theoretical Problem”, in Rey Chow (ed.), Modern Chine (...)
29Rey Chow indique ainsi qu’une majeure partie de la sinologie (en Chine ou ailleurs) se rend complice d’une tentative de justification de régimes politiques ou de différences ethniques par des traditions philosophiques. Sans compter que selon celle-ci, cette construction imaginaire de la civilisation chinoise comme « naturelle, spontanée, immanentiste et, plus important encore, dans laquelle il n’existe pas les (mauvaises) habitudes occidentales de la transposition allégorique, métaphorique et fictive » est « engagée dans la construction (rétroactive) d’une certaine identité ethnique chinoise en construction. Le Chinois serait en conséquence non mimétique, littéral d’esprit, et donc un vertueux primitif : un bon sauvage30. »
- 31 Pour ne citer qu’un exemple en français, le rapprochement proposé par Jiang Dandan entre les réflex (...)
30En dehors de l’écocritique et de la sinologie, c’est aussi dans la philosophie qu’on retrouve de tels discours, et au premier chef dans le domaine de la philosophie environnementale. Les études croisées entre Zhuangzi et l’écologie profonde, la décroissance ou encore l’anthropocentrisme faible de Bryan G. Norton se multiplient en effet depuis plusieurs années, dans une perspective proclamée transculturelle, même si celles-ci s’avèrent la plupart du temps interculturelles (comparaison entre des cultures présumées différentes plutôt que dépassement des traditionnelles barrières culturelles). Malgré toute l’érudition mise en œuvre, beaucoup de ces tentatives relèvent en fin de compte plus de l’étude comparative visant à renforcer les spécificités propres à « la pensée orientale » et « la philosophie occidentale » et retombent dans une pratique comparatiste contestable dont le cadre de référence serait « l’esprit des peuples31 ».
- 32 John B. Callicott, Earths Insights - A Multicultural Survey of Ecological Ethics from the Mediterra (...)
31D’autres philosophes de l’environnement s’appuient aussi sur des textes issus des philosophies « chinoises » ou « orientales » avec pour objectif de repenser le rapport « occidental » à la nature. Dans son ouvrage Earths Insights - A Multicultural Survey of Ecological Ethics from the Mediterranean Basin to the Australian Outback, John B. Callicott consacre ainsi plusieurs pages au taoïsme dans lesquelles il souligne l’importance pour les environnementalistes contemporains de s’inspirer des sagesses chinoises anciennes, reprenant la fameuse assertion selon laquelle la philosophie chinoise de l’ordre de la nature est par essence « esthétique » et « immanente » alors que celle, occidentale, est par essence « logique » et « transcendante ». En plus de ces clichés, largement remis en cause par l’histoire de la philosophie (à la fois occidentale et chinoise), Callicott ajoute qu’il serait juste que « les théories de l’écologie et de l’évolution reçoivent un bon accueil en Chine moderne (et qu’elles y soient peut-être mieux appréciées qu’en Occident) où elles pourraient être envisagées comme l’expression et la validation scientifique d’une intuition propre à la pensée chinoise ancienne32 ». Suit un paragraphe d’inspiration orientaliste, où il applique à des réalités contemporaines (le développement durable, l’énergie nucléaire) des concepts chinois comme wu wei et yu wei.
- 33 C’est par exemple le cas de l’environnementaliste et intellectuelle dissidente Dai Qing, qui s’appu (...)
- 34 Cf. Mark Elvin : The Retreat of the Elephants : An Environmental History of China, Yale : Yale Univ (...)
32Au-delà des cercles académiques, philosophiques et littéraires, certains environnementalistes chinois eux-mêmes, très virulents vis-à-vis des politiques environnementales dans la Chine de la fin du XXe et du XXIe siècle, croient percevoir dans la « Chine classique » une porte de sortie des problèmes écologiques contemporains. Paradoxe : cette projection utopique d’un paradis perdu, rejoint (au moins dans les discours) la rhétorique du pouvoir chinois33. Le problème, c’est que les discours philosophiques supposés symboliser à eux seuls les quelques milliers d’années de l’histoire chinoise n’illustrent pas la réalité des politiques environnementales impériales en Chine : l’histoire environnementale chinoise montre à quel point le pouvoir politique ancien en Chine n’a jamais été un modèle de gouvernance écologique, bien au contraire34.
33Il nous semble par ailleurs que réconcilier des revendications environnementales actuelles avec des pensées vieilles de plusieurs siècles ou millénaires, loin de donner une portée universelle à celles-ci, tendent plutôt à en négliger les histoires respectives. En outre, un tel rapprochement nie aussi les réalités factuelles du monde contemporain : que faire de la science, de la technique, du nucléaire ? Pis encore, il fait l’impasse sur les multiples conflits écologiques qui émaillent la société chinoise et sont parfois à mille lieues des « préoccupations éclairées des anciens », sans parler des militants écologistes chinois qui se retrouvent régulièrement emprisonnés ou censurés.
- 35 Kate Soper, “Passing Glories and Romantic Retrievals : Avant-garde Nostalgia”, in Axel Goodbody and (...)
34De fait, il convient de rappeler cette évidence : pour être écologiste, il faut avoir été témoin des dégâts environnementaux causés par le développement humain. Autrement dit, si l’on fait parfois remonter la prise de conscience écologique chez les Romantiques anglais de la fin du XVIIIe siècle, chez Wordsworth, Keats ou Coleridge, c’est qu’ils furent les premiers témoins des nuisances d’un monde industrialisé35.
35Autrement dit, faire de Zhuangzi un écologiste peut sembler être un anachronisme. Plus encore, cette proposition pose un vrai problème de fond. Car Zhuangzi est d’abord un penseur qui doute de la positivité cumulative du progrès : contre les Confucéens, il doute que plus de rites rendent l’homme plus moral ; contre les Légistes, il doute que plus de lois rendent les hommes plus sociables ; contre les savants, il doute que plus de technique rende l’homme plus moral. En effet, plus de progrès signifie plus de différentiation, plus d’éloignement de l’origine or c’est l’origine indistincte des choses qui recèle chez Zhuangzi le plus haut potentiel de vie.
- 36 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œu (...)
36De ce point de vue, Zhuangzi peut sembler proche de Rousseau, qu’il y aurait peut-être plus de cohérence historique à présenter comme l’un des premiers penseurs « écologistes ». Pour Rousseau également, c’est le progrès technologique et humain qui provoqua la révolution néolithique et celle de l’Âge du bronze qui détruisit l’égalité et l’harmonie entre les hommes et avec la nature36.
- 37 Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Œuvres complètes 3, Genève, Slatkine, 2 (...)
37Mais est-ce que cela suffit à en faire des écologistes ? Est-ce que l’écologisme consiste à vouloir revenir avant la Révolution Industrielle ? L’écologisme est-il nécessairement un anti-technicisme ? On pourrait répondre à cette difficile question que la civilisation industrielle et du capitalisme consumériste trouvera de toute façon son terme au vu de la raréfaction croissante des ressources naturelles et énergétiques. Dire que notre mode de développement économique n’est pas durable, c’est bien dire que sa fin est inévitable. L’écologisme consiste simplement à anticiper ce futur pour ne pas qu’il s’impose brutalement et chaotiquement à nous. Ni théorie évolutionniste (progrès), ni doctrine révolutionnaire (changement radical) sans pour autant être une théorie réactionnaire, il est une philosophie « involutioniste ». Si Zhuangzi et Rousseau peuvent nous aider à penser l’écologie, c’est justement parce que ce sont deux penseurs de l’involution : l’involution n’est pas la réaction, ce n’est pas le retour à un ordre établi, c’est l’immersion au sein d’une origine a-différenciée37, au sein d’un potentiel où les possibles sont à nouveau disponibles et ouverts.
Conclusion
- 38 C’est par exemple ce qui a été reproché à un philosophe/sinologue comme François Jullien, adepte de (...)
38Nous avons observé qu’en Chine comme en Occident, la tentation était grande de sortir de la rationalité technophile euro-moderne en se faufilant à travers la porte dérobée d’une prétendue éco-hétérotopie chinoise plus sensible aux préoccupations écologiques. Si cette intention peut paraître légitime à première vue, c’est peut-être précisément dans la méthode comparative privilégiée que nous semble pécher cette démarche. En effet, plutôt que d’étudier les textes dans leur complexité socio-historique, beaucoup entendent prélever à leur convenance les éléments d’une démonstration dont ils ont défini les termes par avance : l’opposition de concepts en miroir38, les citations inopinées utilisées dans les travaux de certains chercheurs écocritiques occidentaux, la tentation de l’anachronisme et de l’essentialisme des chercheurs écocritiques chinois…
39La sélection de passages favorables à la démonstration envisagée rappelle d’ailleurs la tradition scolastique impériale, pour laquelle le Zhuangzi a longtemps été dépouillé de ses critiques les plus subversives à l’égard des codes du monde lettré. La tradition d’un gouvernement éclairé par les « classiques » avait d’ailleurs été critiquée dans le premier quart du XXe siècle par des intellectuels chinois nationalistes progressistes qui y voyaient, entre autres revendications, une réponse inadéquate aux défis posés par les problèmes de leur temps. À l’inverse, l’agenda nationaliste chinois actuel entend revenir à la recherche d’un passé susceptible de convenir à la formation de la Chine en tant qu’État-nation puissant et culturellement légitime pour dépasser les codes supposés de l’Occident, ce qui peut légitimer n’importe quel discours culturaliste, comme celui par un exemple, qui ferait de la Chine une entité politique nécessairement, du fait de son « ADN culturel », non-démocratique.
- 39 Larry Lohmann, “Green Orientalism”, The Ecologist, n° 23, vol. 6, 1993, p. 203.
40Ce sont en réalité deux formes d’orientalismes qui se rejoignent : tout d’abord, le désir d’altérité occidental qui croit trouver dans l’amalgame de traditions textuelles chinoises l’essence spirituelle d’une humanité biocentrique, sans se préoccuper de l’évolution historique du lieu de production de leurs histoires et, en Chine, l’excavation imaginaire des bases d’une identité culturelle envisagée en opposition à l’Occident qui fait l’impasse sur l’histoire de la Chine moderne et contemporaine. Larry Lohmann prévenait déjà en 1993 contre ce qu’il appelait l’« orientalisme vert », l’idéologie selon laquelle le non-Occidental, et de préférence l’Oriental – davantage que l’Occidental, perverti par la modernité et l’abandon de son état de nature – était l’héritier direct d’une culture où la relation entre l’homme et la nature était harmonieuse39.
41L’objectif de notre article n’était pas de critiquer les philosophes et écrivains qui s’emploient à puiser dans des textes comme le Daode jing et le Zhuangzi des éléments de réflexion sur les problèmes de notre temps et tentent d’esquisser les bases de réflexions novatrices et inventives mais plutôt de rappeler qu’il est nécessaire de rester vigilant vis-à-vis de l’(auto)-orientalisme qui tend à figer les civilisations et les cultures dans un cadre ontologique fixe. Ces deux orientalismes qui se renforcent l’un l’autre présentent à notre sens plusieurs dangers : 1) faire le jeu des nationalismes et justifier la théorie du « choc des civilisations » ; 2) confirmer l’idée selon laquelle les civilisations se sont développées de façon étanche ; 3) figer des textes complexes et hétérogènes dans des traditions imaginaires ou des passés révolus, sans tenir compte de l’historicité de la production de ces textes ; 4) empêcher l’émergence de pensées nouvelles et véritablement transculturelles et transcivilisationnelles.
- 40 James R. O’Connor, Natural Causes : Essays in Ecological Marxism, New York, Guilford Press, 1998, p (...)
- 41 Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nou (...)
42Le problème de penser que la sagesse chinoise en général et le Zhuangzi en particulier sont les alliés naturels nous permettant de nous sauver d’un Occident intrinsèquement écocide est que, malgré le caractère apparemment relativiste et postcolonial de l’affirmation, il s’agit d’une idée fondamentalement orientaliste : dire que l’Orient peut nous sauver des malheurs du progrès et de la science, c’est croire qu’il les a toujours ignorés, c’est dire qu’il a toujours été immobile et archaïque. Plus encore, c’est au fond une manière d’esquiver tout questionnement sur notre propre trajectoire de développement, c’est affirmer que nous, Occidentaux, nous ne pouvions faire autrement que nous développer selon une logique industrialo-capitaliste cannibale40. Or, comme le montrent Bonneuil et Fressoz dans L’Événement Anthropocène, en réalité, dès le début de la révolution industrielle, les risques et désastres environnementaux n’ont jamais cessé d’être dénoncés par des auteurs vivant au sein de cet Occident supposé uniformément écocide : à chaque moment, d’autres voies auraient pu être prises, d’autres arbitrages auraient pu être faits41. Et si cela ne fut pas le cas, la raison en est peut-être moins à chercher dans un péché originel anti-naturaliste de la culture occidentale que dans la structure socio-économique des décisions à l’ère du capital.
43Ainsi, il y a quelque chose de profondément incohérent à vouloir donner une origine géoculturelle précise à un processus qui est fondamentalement mondial et essentiellement a-culturel (voire dé-culturalisant) : ce n’est pas parce que le mouvement du développementalisme industriel a commencé en « Europe » qu’il est « Européen » – comme on le pense souvent en Asie. D’où également et enfin le paradoxe de la coexistence (à la fois en Chine et en dehors) entre ces deux discours : d’un côté le discours qui affirme voir dans la Chine à la fois le fer de lance de la croissance mondiale et la puissante émergente où l’avenir économique du monde se dessine et de l’autre le discours éco-orientaliste qui promeut la Chine comme modèle culturel unique d’une gestion environnementale millénaire. De sorte qu’on ne sait jamais si le second discours a pour but de cacher les conséquences négatives de la situation décrite par le premier (la Chine comme puissance hyper-développementaliste) ou bien de permettre d’en corriger les excès (tout en faisant de l’État-Parti chinois la seule entité légitime résoudre l’ensemble des problèmes environnementaux – ce qui rend donc illégitime, et criminalise, toute critique de la société civile hors État-Parti du désastre écologique).
Notes
1 Paul J. Crutzen, « La géologie de l’humanité : l’Anthropocène », trad. de l’anglais par Jacques Grinevald, Écologie & politique, n° 34, vol. 1, 2007, p. 141-148.
2 Cf. Jacques Grinevald, « Le concept d’Anthropocène et son contexte historique et scientifique », URL : https://www.institutmomentum.org/wp-content/uploads/2013/12/Le-concept-d %e2 %80 %99Anthropoc %c3 %a8ne-et-son-contexte-historique-et-scientifique.pdf
3 Johan Rockström et al., “A safe operating space for humanity”, Nature, 2009, n° 461, p. 472-475.
4 Gerardo Ceballos and al., “Accelerated modern human–induced species losses : Entering the sixth mass extinction”, Science Advances, Vol°1, n° 5, 2015.
5 Sur ce point votre notre article commun, J-Y. Heurtebise & G. Gaffric, « Éco-Orientalisme et ‘civilisation écologique’ : entre mythologie académique et construction politique », in Jean-Paul Maréchal (dir.), La Chine face au mur de l’environnement ? Paris, CNRS Editions, 2017, p. 175-194.
6 Fikret Berkes, Sacred Ecology, Philadelphia/London : Taylor & Francis, 2012.
7 Pour un aperçu de la façon dont François Jullien entreprend de se servir d’un détour chinois pour rechercher ce prétendu « impensé » de l’Occident, cf. François Jullien, La philosophie inquiétée par la pensée chinoise, Paris, Seuil, 2009. Cf. aussi J-Y Heurtebise, 2015, 德勒茲與中國:幻覺與方法論. in 世界:歐洲與亞洲的共通哲學旨趣,黃冠閔 (Ed.), 臺北市 : 政大出版社出版, p. 121-150.
8 La traduction française de Jean Lévi utilisée ici part du postulat que ces textes sont l’œuvre d’un seul et même auteur, d’où son titre : Les Œuvres de Maître Tchouang.
9 Cf. Roger T. Ames, “Is Political Taoism Anarchism ?”, Journal of Chinese Philosophy, vol. 10, 1983, p. 27-48.
10 Claude Llena, Lao-tseu et les taoïstes ou la recherche d’une vie harmonieuse, Paris, Le Passager Clandestin, 2014.
11 Les Œuvres de Maître Tchouang, trad. Jean Lévi, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2010, p. 69. « L’empereur de la mer du Sud s’appelait Illico, l’empereur de la mer du Nord était Presto, l’empereur du milieu était Chaos. Comme chaque fois qu’ils s’étaient retrouvés chez Chaos celui-ci les avait reçus avec la plus grande aménité, Illico et Presto se concertèrent sur la meilleure façon de le remercier de ses bontés : ‘Les hommes, déclarèrent-ils, ont sept ouvertures pour voir, entendre, manger, respirer. Lui seul n’en a aucune. Et si on les lui perçait ?’ Chaque jour ils lui ouvrirent un orifice. Au septième jour Chaos avait rendu l’âme. »
12 Ibid., p. 78.
13 Id.
14 L’ouvrage Fictions philosophiques du « Tchouang-tseu » de Romain Graziani s’avère à cet égard intéressant car il tente de prendre en considération le rapport du Zhuangzi avec les réflexions mais aussi les pratiques (socio-politiques, rituelles…) de son temps, montrant que les explorations existentielles du texte s’inscrivent aussi contre l’orthodoxie de son lieu d’émission.
15 Mario Wenning, “Heidegger and Zhuangzi : Towards a Transcultural Critique of (Post)Humanism”, Neil Dalal and Chloë Taylor (ed.), Asian Perspectives on Animal Ethics : Rethinking the Nonhuman, London : Routledge, 2014, p. 105.
16 Cf. le chap. « Zhuangzi chez Philippe Sollers » dans Jean-Michel Lou, Corps d’enfance, corps chinois. Sollers et la Chine, Paris, Gallimard, « L’Infini », 2012. N’oublions pas que Sollers fut par ailleurs un fervent maoïste dans les années 1960-1980.
17 Thoreau a-t-il jamais lu le Zhuangzi ? Comme il ne l’a jamais mentionné, on peut en douter, bien que certains spécialistes aiment y croire. Cf. David T.Y. Ch’en, “Thoreau and Taoism”, URL : http://transcendentalism-test.tamu.edu/thoreau-and-taoism.
18 Voici par exemple ce qu’écrit Kenneth White : « Comment qualifier l’espace de ce livre ? Je n’en sais trop rien. J’aimerais seulement qu’on y trouve la saveur du réel, et une poésie rude, sans affectation, sans complication inutile. ‘Nous voulons être les poètes de notre vie’, disait Nietzsche, qui constitue la porte occidentale de ce livre, comme Tchouang-tseu [Zhuangzi] en est la porte orientale. » Lettres de Gourgounel, trad. par Gil et Marie Jouanard, Paris, Grasset & Fasquelle, 2007, p. 17.
19 Patrick Rambaud, Le Maître, Paris, Grasset, 2015.
20 Patrick D. Murphy, Farther Afield in the Study of Nature-Oriented Literature, Charlottesville : University of Virginia Press, 2000, p. 2.
21 Lawrence Buell, Writing for an Endangered World : Literature, Culture and Environment in the U.S. and Beyond, Harvard : Harvard University Press, 2001, p. 1.
22 Pour une analyse critique de la rhétorique chinoise de « civilisation écologique » (shengtai wenming 生态文明), dans les cercles politiques et scientifiques, cf. Gwennaël Gaffric et Jean-Yves Heurtebise, « L’écologie, Confucius et la démocratie : critique de la rhétorique chinoise de "civilisation écologique" », Écologie&Politique, n° 47, 2013, p. 51-61.
23 Scott Slovic, “Landmarks in Chinese Ecocriticism and Environmental Literature : The Emergence of a New Ecological Civilization”, Social Sciences in China Press, URL : http://www.csstoday.net/ywpd/Topics/28706.html L’article est illustré sur la page internet du site Social Sciences in China Press par… un portrait de Zhuangzi et ce qui semble être un manuscrit ancien du Zhuangzi.
24 Ainsi écrit-il : “If you ask the average, educated Chinese citizen what the two most important environmental phrases are, he or she will probably initially cite Zhuang Zi’s ziran da mei (translated into English as “nature is the most beautiful”) from the 4th century BC.” (Scott Slovic, “Landmarks in Chinese Ecocriticism and Environmental Literature : The Emergence of a New Ecological Civilization”, Social Sciences in China Press).
25 Jin Guantao 金观涛, Xingsheng yu weiji – lun Zhongguo fengjian shehui de chao wending jiegou 兴盛与危机─论中国社会超稳定结构 [Prospérité et crise – De l’ultra-stabilité de la société chinoise féodale], Pékin, Fajin, 2011.
26 Tu Weiming, “The Ecological Turn in New Confucian Humanism : Implications for China and the World”, Daedalus, n° 130, vol. 4, 2001, p. 243-264.
27 Shi Zhenmei, « Zhongguo shengtai zhexue dui Meiguo shengtai wenxue piping de jiangou yiyi chuyi 中国生态哲学对美国生态文学批评的建构意义刍议 » [Discussions autour de l’importance de la philosophie chinoise de l’écologie pour la construction de l’écocritique], Waiyu yu waiyu jiaoxue 外语与外语教学, n° 3, vol. 204, 2006, p. 42-44.
28 Michael Hill, “Asian values’ as reverse Orientalism”, Singapore, Asia Pacific Viewpoint, vol. 42, n° 2, 2000, p. 177-190.
29 « Zhongguo shengtai wenming sheju you zhi du he wenhua youshi – Guoji shehui gaodu pingjia Zhongguo baohu shengtai de jucuo he zhihui 中国生态文明建设具有制度和文化优势—国际社会高度评价中国保护生态的举措和智慧 » [La supériorité culturelle chinoise dans l’établissement d’un système de civilisation écologique – Mesures et sagesses écologiques chinoises pour la société mondiale], Renmin ribao 人民日报 [Le Quotidien du peuple], 05.03.2015.
30 Rey Chow, “Introduction : on Chineseness as a Theoretical Problem”, in Rey Chow (ed.), Modern Chinese Literary and Cultural Studies in the Age of Theory : Reimaging a Field, Durham/London : Duke University Press, 2000, p. 12.
31 Pour ne citer qu’un exemple en français, le rapprochement proposé par Jiang Dandan entre les réflexions du Zhuangzi et la philosophie d’Arne Naess ne nous semble par exemple pas dénué d’intérêt, mais nous paraît poser problème dès son objectif de départ : « le [réexamen] des ressources spirituelles dans la pensée chinoise de manière à mener un dialogue profond avec la philosophie occidentale » – mettant au passage sur deux plans distincts « pensée » chinoise (spirituelle) vs. « philosophie » occidentale (supposée rationnelle) : « De l’éthique environnementale à l’éthique de la vie : Dialogue transculturel autour de Zhuangzi », Rue Descartes, 2011, n° 72, vol. 2, p. 92.
32 John B. Callicott, Earths Insights - A Multicultural Survey of Ecological Ethics from the Mediterranean Basin to the Australian Outback, University of California Press, 1997, p. 67-78.
33 C’est par exemple le cas de l’environnementaliste et intellectuelle dissidente Dai Qing, qui s’appuyant sur Laozi, regrette que le pouvoir chinois actuel se détourne de l’antiquité chinoise : Dai Qing, The River Dragon Has Come !, Armonk, New York : M.E. Sharpe, p. 3-4.
34 Cf. Mark Elvin : The Retreat of the Elephants : An Environmental History of China, Yale : Yale University Press, 2004. L’étude est particulièrement intéressante en ce qu’elle montre l’écart prodigieux entre réflexions esthétiques et pratiques politiques réelles dans l’histoire de Chine. De fait comme le dit Vincent Gossaert : « On en apprend plus sur ce qu’une conduite inspirée par le taoïsme pourrait faire pour l’environnement chez nous que sur ce que le taoïsme a fait et fait encore, aujourd’hui, pour l’environnement en Chine. » Vincent Goossaert, « Norman J. Girardot, James Miller, Xiaogan Liu, Daoism and Ecology. Ways within a Cosmic Landscape », Archives de sciences sociales des religions, n° 122, 2003. URL : http://assr.revues.org/1401.
35 Kate Soper, “Passing Glories and Romantic Retrievals : Avant-garde Nostalgia”, in Axel Goodbody and Kate Rigby (ed.), Ecocritical Theory : New European Approaches, Charlottesville : University of Virginia Press, 2011, p. 17-29.
36 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres complètes 5.2, Genève, Slaktine, 2012, p. 152 : « Mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain. »
37 Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Œuvres complètes 3, Genève, Slatkine, 2012, p. 523 : « J’allais me jeter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand l’eau était calme, et là, m’étendant tout de mon long dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller & dériver lentement au gré de l’eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses mais délicieuses, & qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissaient pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j’avais trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie. »
38 C’est par exemple ce qui a été reproché à un philosophe/sinologue comme François Jullien, adepte des oppositions conceptuelles (procès/création, efficience/efficacité, immanence/transcendance…).
39 Larry Lohmann, “Green Orientalism”, The Ecologist, n° 23, vol. 6, 1993, p. 203.
40 James R. O’Connor, Natural Causes : Essays in Ecological Marxism, New York, Guilford Press, 1998, p. 165 : “An ecological Marxist account of capitalism as a crisis-ridden system focuses on the way that the combined power of capitalist production relations and productive forces self-destruct by impairing or destroying rather than reproducing their own conditions.”
41 Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013.
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Référence papier
Gwennaël Gaffric et Jean-Yves Heurtebise, « Zhuangzi et l’Anthropocène », Essais, 13 | 2018, 17-32.
Référence électronique
Gwennaël Gaffric et Jean-Yves Heurtebise, « Zhuangzi et l’Anthropocène », Essais [En ligne], 13 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/439 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.439
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