La fête, un inévitable champ de bataille
Texte intégral
Fête : solennité religieuse célébrée certains jours de l’année.
1La fête, quel mot somptueux. Un mot plein de vie qui explose en bouche. Le « f » se faufile dans cette fête fleurie fièrement accompagné des deux « e », eux-mêmes accompagnés d’une farandole d’invités. Entre eux il n’y a qu’un « t », un agréable breuvage qui vient enjoliver les tables couvertes de boissons alcoolisées. Des jus de fruits destinés aux plus jeunes se battent en duel avec les cocktails. La fête a cet avantage qu’elle rassemble tout le monde. Les enfants s’entourent de leurs amis et de leur famille sans distinction lors d’une fête annuelle célébrant leur venue au monde. Vient ensuite le temps où l’oisillon quitte son nid et alors il n’est plus question d’inviter la famille. Une bonne fête ne dépend plus de l’organisateur mais des invités ainsi que de leur appétence. Gâteaux nappés de crème, bougies et confiseries laissent place aux chips et autres fast-foods. Des chansons injurieuses remplacent les comptines alors que des jeux d’alcool s’organisent autour du buffet. La fête devient un monde à part entière où le chant des oiseaux disparaît sous les rugissements des basses, un moment durant lequel, sourds comme muets, les invités se laissent porter par les vibrations des enceintes.
2Les médias méprisent ce genre de fête. D’après eux, elle n’est que débauche et jeunes sous stupéfiants. Pourtant, sur un ton paternaliste, ils reconnaissent à cette jeunesse le droit de s’amuser. Car à l’extérieur du petit appartement de cet étudiant, le monde n’a rien d’une fête. Le rap laisse place aux klaxons agacés des voitures. Les cris de joie se muent en cris de protestation et de colère face à un gouvernement qui masque ses véritables intentions, reste sourd au désespoir et dispense des discours moralisateurs plus amers que la liqueur. Le ciel a perdu de sa lumière comme les bosquets ont perdu de leur verdure, remplacés par des routes goudronnées et des infrastructures pompeuses et polluantes.
3L'étudiant lance un dernier regard sur ce monde en décrépitude, rabat les rideaux, monte le son, chante jusqu’à en perdre la voix, boit plus que de raison et se laisse tomber dans les bras d’une inconnue. Une voix alarmiste au fond de son être cherche à le réveiller mais il est déjà trop tard. Ce soir, il veut simplement faire la fête.
4Cette fête est une course contre la montre. Une fois adulte et un diplôme en poche, cet étudiant invitera ses amis mais cette fête-là sera bien plus maussade. Une musique de jazz en fond sonore, de futiles débats se joueront autour d’une table ornementée de nombreux amuse-bouches commandés chez un traiteur. La mascarade reprendra de plus belle et arrivera le temps des questions, toujours les mêmes : comment ça se passe au travail ? Alors le mariage, c’est pour quand ? Et les enfants ? Et la nouvelle maison ? Et voilà : en quelques années, les sympathiques fêtes entre amis sont devenues une parodie des fêtes de famille. Se raclant la gorge, le jeune adulte récitera son texte appris par cœur : tout se passe bien au travail. Une nouvelle maison, avec le prix de l'immobilier ? C’est un peu tôt pour le mariage et nous voulons profiter de la vie avant d'avoir un enfant. Et entre chaque réponse, un rire nerveux quand, au fond de lui, la même voix pessimiste qu’il repoussait autrefois criera à plein poumon : mes collègues sont des cons et mon patron m'exploite. Déménager ? Pourquoi acheter une belle maison alors que je n’y suis presque jamais ? Me marier, avec le taux de divorce... et comment pourrais-je rendre heureux un enfant dans un monde pareil ? La discussion glissera alors vers le dangereux sujet de la politique à coup de « de toute façon, tous des pourris ! » mais comme à chaque fois il n’en ressortira qu’une profonde lassitude et une bouteille de rosé en moins. Une fois la fête terminée, réunis autour de l’abondante vaisselle, on fera leur fête aux invités à base de commentaires sur la tenue démodée de Marine, sur la coupe de cheveux ringarde de Stéphanie, et tu ne trouves pas que Jérôme a pris du poids depuis que sa femme l’a quitté ? Le couple s’en voudra de ces remarques mesquines mais il sait bien que sur le chemin du retour les invités feront de même. L’étudiant craint que ce jour n’arrive trop tôt. Il décapsule une énième bière et profite tant qu’il le peut de sa jeunesse.
5La fête mettant en scène ces étudiants ne fait pourtant pas l’unanimité. Cachée dans un coin du petit appartement, une jeune femme attend, son verre désespérément plein. Elle fait partie de ces rares étudiants qui n’apprécient pas la fête. La musique heurte ses oreilles sensibles. Les vibrations se confondent avec les rapides battements de son cœur. Tout le monde parle à son voisin mais elle ne veut parler à personne. Un jeune homme s’approche d’elle et lui demande s’il peut l’embrasser. Elle refuse poliment. Il insiste et cette fois elle le repousse. Il l’insulte avant de replonger dans la foule. Immobile, la jeune femme retient ses larmes. Elle ne peut pas lui en vouloir, il fait juste la fête. Elle aussi doit profiter de la fête, discuter, rire faussement, créer des liens. Pourtant, un mur invisible l’empêche d’intégrer le troupeau. Face à cette infranchissable muraille, elle s’avoue vaincue. Les cadavres de bouteilles, les explosions de lumière et la musique barbare l’assomment. Elle se dirige vers la porte de sortie.
6La fête, elle la quitte comme une voleuse, sachant qu’elle est un droit mais aussi un devoir. Étudiante en lettres, passionnée d’histoire, elle connaît les luttes sanglantes qui l’ont rendue possible.
7Autrefois, quand la merveilleuse bibliothèque d’Alexandrie bordait encore la mer, rares étaient ceux autorisés à festoyer : les citoyens, les hommes riches. Nulle place en somme pour les pauvres, les femmes ou les étrangers. Mais pouvait-on vraiment parler de fête alors même que ces cérémonies étaient en l’honneur des dieux et non des hommes ? Une telle fête ne vaut pas mieux qu’un chemin de croix pour obtenir sa délivrance.
8Autrefois, la religion devenue chrétienne rythmait l’année des Hommes. Mais quelles fêtes macabres alors ! La fête de Noël en l’honneur de la naissance du Christ prend sa source dans le sang de centaines d’enfants massacrés. La fête de Pâques, symbole d’une résurrection, est précédée d’une trahison et, cette fois, d’un véritable chemin de croix. Combien de danseurs ont-ils virevolté lors de ces fêtes sur les terres nourries des cadavres des païens ?
9Autrefois, que de luttes se succédèrent pour que la fête soit accessible à tous, afin que la vie ne se résume pas au travail, à la maladie et à la souffrance...
10Que de fêtes s’abreuvèrent de sang ! « Il pleut bergère, rentre tes blancs moutons ! » chantaient à tue-tête les paysans, se pavanant sur le passage de Marie-Antoinette, prophétisant son terrible destin. Comme elle a dû les trouver « mignons », ces paysans qui font la fête.
11Combien de rois furent moqués et insultés à la fête des fous dans les rues de la capitale ? Car la fête c’est le déguisement, le déguisement c’est la tromperie et dans cet inquiétant bal masqué, un bossu peut être roi et un fou peut devenir Dieu.
12Que de sang coula pour que des années plus tard, entre les quatre murs de cet appartement, d’insouciants adolescents boivent sans retenue, jouant ainsi le rôle des esclaves de Rome. Combien de femmes perdirent la vie pour que les deux genres se mélangent. Et cette orgueilleuse petite étudiante décidait de ne pas honorer leur mémoire en quittant l’appartement. Comment pouvait-elle oublier la violence historique qui précéda cette soirée ? Cette fête exhalait une odeur de sueur et de sang.
13La fête, finalement, n’est rien d’autre qu’un moyen d’oublier l’espace d’un instant l’enfer dans lequel nous vivons. Oublier les forêts qui partent en fumée, les aberrances politiques et la promesse d’un avenir incertain. L’enfant innocent organise des fêtes pour célébrer une nouvelle journée qu’il pressent plus heureuse encore que la précédente. L’étudiant fait la fête pour échapper au quotidien. L’adulte fait la fête pour partager un moment convivial à un âge où l’individualisme prend lentement le dessus.
14La fête est une parenthèse. Une parenthèse symbolique pour les enfants qui alors n’ont pas la connaissance de la valeur des choses. Une parenthèse réclamée par les étudiants qui ont de temps en temps besoin de s'étourdir pour enfin donner un sens à leur insomnie. Une triste parenthèse pour les adultes qui contemplent avec nostalgie leurs amis aux cheveux blancs.
15La fête est une union. La fête du village unit les habitants et la fête foraine unit les amis perdus de vue depuis longtemps. La fête des morts, au Mexique, n’est rien d’autre qu’une réunion entre les vivants et les défunts.
16La fête, d’un point de vue plus pragmatique, est une mise à l’honneur, une construction sociale qui vient lutter contre l’individualisme. Lors de la fête des mères, le courage de nos mamans est célébré par leurs enfants. La fête des pères rappelle à tous nos papas l’importance qu’ils ont dans la construction de leur enfant. La fête des Sophie ou des Marie, annotée dans un coin du cahier de texte, donne à l’écolier l’occasion d’envoyer un message à sa tante. Pour lutter contre l’oubli et la solitude, la fête représente une alternative. « Be our guest ! » s’écrie joyeusement Lumière dans l’adaptation de La Belle et la Bête de Disney. « C’est la fête ! » répliquent les traducteurs français.
17La fête ne m’a jamais attirée. Une fois cependant, à ma grande surprise, un étudiant de ma classe m’a invitée à l’une de ses soirées. « Ça va être la fête de l’année ! » m’avait-il assuré. Fatiguée de rester cloîtrée chez moi, j’acceptais. Je ne bus aucune goutte d’alcool et la musique assourdissante blessait mes oreilles fragiles. Un homme m’aborda, m’insulta. Je passai le seuil de la porte sans un mot. J’abandonnai le vacarme du banquet de Platon pour retrouver mon bureau saint-simonien. Je n’étais pas une fêtarde, que pouvais-je y faire ?
18Une main m’agrippa le bras. La fête, cette créature difforme par ses excès, venait de me faire prisonnière de sa poigne enivrée. Je tournai la tête, prête à affronter son regard, reflets des combats d’antan. Au lieu de cela, je ne vis que les yeux cernés d’un étudiant. Derrière lui, une jeune femme ferma définitivement la porte. Le champ de bataille était à présent loin derrière nous.
19«Cette fête m’a épuisé ! Se plaignit le jeune homme en se massant les tempes, laissant par la même occasion filer mon poignet. J’ai l’impression que la Seconde Guerre mondiale a lieu dans ma boîte crânienne. Bref, on a vu que toi aussi tu fuyais. Ça te dit une contre-soirée chez moi ? J’ai de la pizza.». J’acceptais.
20Assis tous les trois sur un canapé-lit confortable, nous savourions nos parts de pizza tout en débattant sur les dernières sorties littéraires. Nous défendions nos idées et nous combattions pour elle. La fête fut une réussite.
21La fête est une notion bien trop large pour n’en donner qu’une seule définition. Elle peut être violente, bruyante, et beaucoup l’apprécient pour cela. D’autres l’imaginent plus douce et philosophique, simples retrouvailles autour d’un jus d’orange. Elle rythme la vie des individus, permet le partage, une libération de la parole et une ouverture au monde. Elle est un droit sacré et un devoir social en l’honneur de tous ceux ayant combattu pour elle. Nécessaire à la purgation des esprits et des âmes, elle les apaise en les exténuant. Quelquefois sa grandiloquence nous décourage. Il serait bien plus simple de regarder une émission télévisée, blotti au fond d’un canapé. Pourtant, il faut parfois nous battre contre nous-mêmes car la fête permet des amitiés nouvelles et des souvenirs dévoilés des années plus tard au détour d’un repas de famille. Bien entendu, la fête, placée sous le signe de Bacchus, ne rechigne pas devant les excès et on y retrouve souvent alcool, drogue, voire pire, des pizzas surgelées et des chips supplément sel. Pourtant, quelquefois, ces excès peuvent avoir du bon, en témoigne Rabelais.
22Certains verront dans la fête une fuite, la mise en place d’œillères pour oublier la cruauté des Hommes. Cette vision, celle des cadavres de bouteilles se confondant avec ceux des invités, ne cesse de me hanter.
23J’y vois cependant une nécessité. Le monde est bien trop instable pour que nous ne le soyons pas de temps à autre. Tout est une question de degré. L’Homme, souvent, ploie sous la pression, et la fête est la main délicieuse qui cherche à le relever. Certains la dédaigneront mais d’autres la prendront avec soulagement.
24Pareille à la sirène, la fête est attrayante. Sa musique attire les âmes solitaires en quête de jouissance. Certains s’y noient. D’autres, tenus par de puissants liens, tant familiaux qu’amicaux, parviennent à ne pas sombrer malgré leur irrésistible envie. D’autres enfin mettent dans leurs oreilles des bouchons à base de sobriété et profitent sans danger.
25Les premiers m’effraient. Les deuxièmes m’attristent. Je me reconnais dans les troisièmes. Mais au fond ce choix ne dépend pas de la fête qui n’est qu’un prétexte mais de la manière de la pratiquer. La fête et ses effets doivent selon moi être désolidarisés. Les effets sont à surveiller mais la fête est à encourager.
26Après tout, ne dit-on pas que la vie est une fête ?
Pour citer cet article
Référence électronique
Manon Lucu, « La fête, un inévitable champ de bataille », Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/14194 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqx
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