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Lauréats du concours « 10 ans d'Essais »

La Fête

The Party
Louise Darmagnac

Texte intégral

1La Fête, vaporeuse nymphe, entraîne sur la piste les âmes esseulées, les estomacs enivrés et les cœurs enjoués. Elle nargue les valeureux soldats de la sobriété, et force la porte du manque d’alcoolémie par le moyen de rythmes endiablés, de rires exacerbés, et de gorges sensuellement déployées. Comme un tourbillon, elle noie le temps dans les mouvements de sa robe flottante, et le réduit à néant.

2La Fête ouvre les cœurs à la manière du chirurgien le plus habile, et vide les abcès profonds. Les langues se délient, les sentiments s’arrachent, les corps se bousculent, les regards s’échangent, les mots se disent. On crie, on s’enferme dans une salle de bains. Le mascara coule, les joues se rougissent, sous l’effet de la chaleur ou des larmes ? quelle différence en réalité. Puis on retourne au cœur de la piste, et c’est la rencontre de deux iris. Fleuries, elles parlent de désir sans avoir besoin de mots. Parfois, la foudre les brûle. Alors, au tour des corps de prendre le contrôle. La langue s’arme de paroles, et dans une gymnastique effrénée demande le nom du porteur du bouquet. Antoine, Myriam, Olympe, Ugo, Rebecca, peu importe après tout. Les doigts s’enlacent, les bras se guident, la cadence des pas s’accélère. Colin guide Chloé au son d’une mélodie qui restera à jamais « leur » mélodie, jusqu’à ce que nénuphar s’ensuive.

3Il arrive que la sœur jumelle de la Fête se joigne aux festivités. Plus sauvage que sa frangine, la Bringue a le don d’annihiler jusqu’à l’essence humaine de certains de ses adeptes. La dignité est assujettie à l’état de pure construction sociale, et la honte n’est qu’une vaste prison dont il faut impérativement se dérober. Si la Fête efface le temps, la Bringue détruit la société, et incarne la révolution primaire par excellence. Si la Fête amplifie les cœurs, la Bringue les enterre au plus profond de son large estomac, et amène avec elle l’oubli et l’excès. De comas éthyliques en soirées atéliques, les séides de Bacchus perpétuent ce cérémonial venu du fond des âges, et aspirent à cette chère éternité.

4En réalité, il y a une profonde tristesse dans la Bringue, une sorte de désespoir découlant de la recherche d’une inatteignable satiété, comme l’attente d’une issue inévitable. Il faut profiter avant que… La vie après la Bringue est comme un spectre flou et indéfinissable, dont seule les couleurs ternes semblent ressortir. L’avenir n’est plus si radieux, alors il faut oublier l’inévitable vieillesse qui déferle sur la pureté des jeunes âges. La Bringue, telle un bijou ou une demeure, devient alors un héritage transmit de génération en génération. Lorsque l’âge convenable est atteint, cette phrase tristement célèbre est confiée au jeune comme un joyau inestimable : « Profite, c’est de ton âge ». Ainsi, comme si les destins étaient condamnés à une fatidique issue tragique, la perte devient mot d’ordre, et la véritable célébration se trouve délaissée. Et si nous évincions la notion de péremption dans la manière dont chacun souhaite vivre sa vie ? Les limites physiques de notre corps ne devraient-elles pas être les seules barrières existantes lorsqu’il s’agit de célébrer ?

5« Vivre, c’est une fête » chante Catherine Deneuve dans les Demoiselles de Rochefort (« De Delphine à Lancien », Michel Legrand). Ce serait une grave erreur que de mépriser ce genre de citations d’apparence simpliste, car elles regorgent de sens en réalité. Il me semble que la Fête se définit précisément par la célébration de la vie, ou d’un moment particulier de la vie. La Fête n’est pas l’enterrement précoce d’une existence qui se voudrait condamnée, comme l’est la Bringue, mais plutôt la libre expression d’une authenticité. Chaque jour peut amener son lot de fêtes (sans même avoir besoin de remplacer la parole par le chant, c’est bien toute la différence entre la vraie vie et les films de Jacques Demy), car la célébration a sa place dans notre quotidien, et ce tout au long de notre existence. Ce matin, j’ai retrouvé par hasard un billet au fond d’un sac, alors je suis allée m’acheter une tarte au citron avec. Je crois que c’était la principale célébration de ma journée, et j’en suis plutôt satisfaite.

6Au mois de novembre, les Mexicains célèbrent le jour des morts. Si Michel Legrand avait été de Mexico City, aurait-il associé uniquement la vie à la fête sans y ajouter la mort ? La tradition veut que ces célébrations ravivent les âmes des morts afin qu’elles se mélangent aux vivants pour une fête annuelle. Le macabre prend part aux effusions de joies, aux chants, aux couleurs, à l’alcool, à l’abondance de victuailles. Cet évènement est souvent représenté dans un prisme d’« exotisme » et de « curiosité » dans les articles et les reportages. On observe ces « étranges mexicains » fêter ce qui semble pourtant être le plus grand drame et la principale peur de tous les Hommes. Pourtant, je ne peux m’empêcher chaque année de regarder les défilés militaires du 14 juillet sans me demander si un tel cortège incarne réellement une « fête ». Bien qu’ils en aient officiellement la qualification, les 14 juillets sont rythmés de démonstrations d’artilleries, de régiments en tenues officielles, de discours politiques encenseurs, de démonstrations du pouvoir de la nation, des moyens dont elle dispose pour se défendre ou attaquer, et de son potentiel à répandre derrière elle la mort. La fête nationale semble principalement tournée autour du pouvoir militaire du pays que vers la célébration de sa culture, ses habitants et ressortissants, ou encore son histoire. Ce jour serait probablement l’un des plus macabres de l’année si la tradition populaire n’était pas aux retrouvailles, aux célébrations et aux feux d’artifices.

7Vie et mort sont indéniablement liées dans la Fête. L’instant est célébré pour être marqué dans le temps, et la mémoire tente tant bien que mal d’en garder une trace le plus longtemps possible. Les Fêtes s’accumulent, et avec elles les souvenirs. Puis le temps a passé, et les événements, les dates, les lieux, les rencontres s’emmêlent. Les souvenirs des petites Fêtes quotidiennes sont ceux qui partent les premiers car ils ont la capacité de se répéter dans le temps, et deviennent un amas de souvenirs indiscernables les uns des autres. Les Fêtes rassemblant des proches sont plus ponctuelles, et donc plus facilement identifiables. Les plus marquantes sont les premières, car elles inaugurent le bal de toute une vie. Les fêtes familiales apportent une certaine magie à l’enfance, puis viennent les premières fêtes entre amis, qui marquent le début de l’indépendance. Ce qui reste d’elles, ce sont les sensations. Le goût du premier verre de rhum, le parfum sucré d’une personne présente, un éclat de voix aiguë, le rythme saccadé d’une chanson, le cœur qui se sert, les pieds qui dansent, les courbatures du lendemain, le maquillage mal nettoyé, les interminables vaisselles, les odeurs de bières tapant sur un estomac nauséeux, le sol qui colle. Mais surtout, le sourire du lendemain laissant transparaître la pure et simple joie d’avoir célébré.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Louise Darmagnac, « La Fête »Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/14188 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqw

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Auteur

Louise Darmagnac

L1 LEA anglais-japonais Université Bordeaux Montaigne
louise.darmagnac[at]etu.u-bordeaux-montaigne.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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