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Lauréats du concours « 10 ans d'Essais »

Considérations festives

Festive considerations
Rose Borel

Texte intégral

1Je me suis longtemps demandé ce qui me pousse à faire la fête malgré les soirées parfois décevantes qui ponctuent mes semaines. Une compulsion de répétition m’enjoint à essayer de nouveau, à boire un dernier verre, à donner ma chance au samedi soir. Serait-ce le signe avant-coureur d’une perte de mémoire ? J’oublie les dégâts de l’ivresse, les conséquences de la fatigue, les moments d’ennui, les platitudes.

2J’ai pour habitude de dire qu’une soirée est le produit d’un nombre presque infini de facteurs, tant le changement d’un seul paramètre peut entraîner la chute ou le succès d’un dîner, d’un verre ou d’une sortie en boîte de nuit. Aussi, pour éviter l’échec, il faut maximiser a priori les facteurs contrôlables, en prenant toutes les précautions possibles. Choisir les personnes mais aussi le lieu adéquat, l’alcool, la musique, l’ambiance. C’est un métier dont la maîtrise s’affine avec l’expérience. Les décisions, idéalement, se prennent à plusieurs : « On ne va plus dans tel endroit, le patron a changé. », « Celle-là on ne l’invite plus, elle finit toujours par s’engueuler avec les serveurs », « La bière est hors de prix là-bas », etc. Cependant, même les fêtards aguerris ne peuvent garantir le bon déroulement d’une soirée. Les inconnues de cette équation, au-delà des aléas regrettables bien qu’anecdotiques (intempéries, retards, mauvaises plaisanteries, désaccords politiques) viennent s’immiscer dans des recoins plus subtils. Il est difficile d’anticiper la matérialité de la fête et de ses corps dans l’espace. Malgré une bonne disposition des chaises dans un bar ou bien un excellent système-son, la compréhension physique entre les participants n’est pas garantie. Pour faire la fête ensemble, les corps doivent se lire, se comprendre et se répondre. C’est un déchirement de sentir qu’on ne danse pas au même rythme que quelqu’un qu’on estime. Les véritables inconnues de la fête sont de nature presque mystique, comme des ingrédients secrets qui feraient que la soirée « prend », presque par miracle.

3Récemment, je fus surprise par un passage d’Orlando de Woolf où l’on retrouve la métaphore de la fête comme une mystérieuse concoction, un mélange d’ingrédients qu’il serait impossible d’identifier. Le personnage éponyme se voit pour un temps charmé par la vie du gotha londonien sous le règne de la Reine Anne, au début du XVIIIe siècle. Orlando (une femme à ce moment-là du roman) savoure une soirée passée avec la haute société, sans qu’elle ne se souvienne pour autant d’aucun détail ou bon mot qui expliqueraient son euphorie. Le narrateur déclare :

We are forced to conclude that society is one of those brews such as skilled house-keepers serve hot about Christmas time, whose flavour depends upon the proper mixing and stirring of a dozen different ingredients. Take one out, and it is in itself insipid. Take away Lord O., Lord A., Lord C., Or Mr M., and separately each is nothing. Stir them all together and they combine to give off the most intoxicating of flavours, the most seductive of scents. Yet this intoxication, this seductiveness, entirely evade our analysis. At one and the same time, therefore, society is everything and society is nothing.

4Par métonymie, la haute société désigne ici les festivités auxquelles Orlando a désormais accès. La description de Woolf souligne le caractère « multifactoriel » de la fête qui m’a tant de fois frappée. La formule qui clôt le passage se veut faussement savante, mais elle dessine aussi les contours d’une réalité vécue par les fêtards : la sensation d’appartenir à un groupe, l’impression de dépasser son individualité pour faire corps avec les autres, comme le décrit si bien Bataille. Ce dernier a magnifiquement montré que la fête est recherche de dépense, à contre-courant de notre société productiviste.

5Dans la fête, je cherche à noyer mon individualité dans la masse du groupe, à briser les limites entre autrui et moi. Ici aussi, l’identité commune des fêtards dépasse la simple somme des individus. À l’instar du sentiment d’appartenance de classe, les fêtards ont conscience de faire partie de la fête. Le retour dans la solitude devient d’autant plus brutal. La fête peut être à la fois tout et rien car elle est conscience de la communauté en même temps que de la solitude, plaisir du tout et anticipation du rien. Au cours d’une discussion avec une amie, nous nous demandions s’il était possible d’être « accro » à la fête. Pas aux drogues, pas à l’alcool mais à la fête. Une addiction à cette potion créée par l’osmose du moment. Une accoutumance au parfum des individualités prises dans un tout, de préférence en sueur. Ou plutôt, l’espoir renouvelé de retrouver ces sensations fuyantes et intenses qu’aucune recette ne saurait reproduire.

6Soit. Pourtant, on pourrait dire que toute rencontre humaine est soumise à des variables aléatoires, aux mystères de l’alchimie. Une conversation entre deux collègues à la pause-café, des retrouvailles avec une vieille connaissance ou un dîner romantique peuvent très bien « prendre » ou non, et ce à cause de différentes raisons. Il s’agit des hasards des interactions humaines, par essence imprévisibles. Mais la fête est un laboratoire privilégié du rôle de l’imprévisible et de l’intensité dans les relations humaines. Puisqu’elle est par définition exceptionnelle, en rupture avec l’ordre quotidien du travail, la fête fait ressortir l’impossibilité de planifier les conditions de son déroulement. Les fêtards peuvent à tout instant briser les garde-fous qu’ils ont eux-mêmes voulu imposer en ajustant les paramètres soi-disant contrôlables mentionnés plus haut. Plus que tout autre rapport convivial, la fête est caractérisée par la multiplicité des paramètres inconnus. C’est même ce qui explique son attrait sans cesse renouvelé. Je me rends à une soirée comme je jouerais à un jeu de simulation dont l’inventivité des concepteurs m’intriguerait. Je fais partie du jeu mais je me délecte de voir les paramètres évoluer de l’extérieur.

7Puisque la fête a pour but de laisser libre cours à l’intensité des émotions, les déceptions entraînées par une alchimie défaillante sont marquantes, presque tragiques. Il suffit de penser à une fête qu’on attend pendant des mois et qui tombe à plat. Je me souviens, jeune adolescente, me tordre d’effroi face au Bal d’Irène Némirovsky, quand Antoinette jette dans la Seine toutes les invitations que sa mère lui a demandé de poster. Je ne pouvais croire que moi, adolescente au même titre qu’Antoinette, avait le pouvoir de saboter une fête d’adultes. Je pouvais être cette inconnue. Voilà, il me semble, une des origines du vertige de la fête. Je me découvre en tant qu’inconnue potentiellement trouble-fête, comme si je faisais l’expérience de l’angoisse sartrienne, la possibilité de sauter dans le précipice. Et si je jetais mon vin à la figure de mon voisin ? et si je montais sur scène, à côté du DJ, entraînant l’intervention de la sécurité et surtout la honte de mon groupe d’amis ? Espace-temps de tous les possibles, la fête me fait rencontrer d’autres versions de moi-même. Elle me permet de me voir comme cette inconnue qui fait basculer la fête. Ce pouvoir virtuel me grise : je découvre que je compte autant que les autres dans ce jeu de hasard. Surtout, je comprends que toute stratégie de contrôle de ma propre personne ne tiendra pas. La répétition de la fête obéit pour moi à un désir d’aliénation volontaire. C’est pour cette raison, peut-être, que je m’y replonge inlassablement : je recherche la multiplication de mes manières d’être au monde, fussent-elles seulement potentielles.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rose Borel, « Considérations festives »Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/14178 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqv

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Auteur

Rose Borel

Doctorante à l’Université Bordeaux Montaigne, CLIMAS
rose.borel[at]u-bordeaux-montaigne.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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