L’autobiographie prématurée ou comment parler de soi sans avoir recours à l’autofiction
Résumés
À 23 ans, Benoît Toqué, né en 1987, entame un cursus de Lettres modernes à Paris 8. Il fera partie de la première promotion du master de création littéraire en 2013 où il découvre l’art et la littérature contemporaines. Lui-même écrit, performe, et se lance en 2016 dans la rédaction d’une thèse liée à ces activités : « Littérature en performance : la publication événementielle en art et littérature ». Dans le même temps, il se produit en tant qu’auteur dans des centres d’art, des festivals, sur des scènes littéraires, publie Gloire gouaille gosier (Supernova, 2018), Entartête (Extensibles, 2020), Contrariétés (Dernier Télégramme, 2020) et Habiter outre (Supernova, 2021). Dans ce témoignage, il revient sur l’influence de sa formation dans sa pratique artistique, sur les enjeux (difficultés et atouts) de sa double casquette d’écrivain et de chercheur.
Plan
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Dans ce témoignage, Benoît Toqué, poète, performeur et doctorant, revient sur l’influence de sa formation dans sa pratique artistique, sur les enjeux (difficultés et atouts) de sa double-casquette d’écrivain et de chercheur.
Texte intégral
L’eau du boudin
- 1 Henri Michaux, Plume [1930] précédé de Lointain intérieur [1938], Paris, Gallimard, coll. « Poésie (...)
1Au début du printemps 2010, je reçois par email mon résultat d’admissibilité aux Beaux-Arts de Paris : il s’agit d’un refus. J’ai alors 22 ans et je vis à Chambéry. Cette année-là, en dehors de mon boulot alimentaire d’assistant d’éducation à mi-temps dans un lycée chambérien, lequel n’est déjà guère réjouissant, je vivote et m’ennuie pas mal : j’écris un peu – essentiellement des poèmes –, peins vaguement – des croutes figuratives –, bouquine en dilettante – Plume et Lointain intérieur d’Henri Michaux, Suppôts et Suppliciations d’Antonin Artaud1 –, et fais la fête dès que l’occasion se présente, autant dire beaucoup – il faut bien s’occuper. À l’instant même où je lis cet email, je décide de ne pas candidater aux autres écoles des beaux-arts, comme j’avais initialement prévu de le faire en cas de refus. Ça m’apparaît comme une évidence : ce que je veux vraiment, c’est moins déménager et aller étudier ailleurs, que tout simplement aller vivre « à la capitale ».
2Les rares fois où j’ai eu l’occasion de me rendre à Paris, son effervescence culturelle m’a émerveillé. Le mois précédent ce mail de refus, alors que j’y effectuais un aller-retour pour déposer mon dossier de candidature aux Beaux-Arts, je m’étais rendu à la rétrospective Pierre Soulages au Centre Pompidou, et cela m’avait procuré un plaisir inouï. Il faut dire qu’à Chambéry, je reste sur ma faim. Il y a bien une scène nationale, un festival de bande dessinée et un autre du premier roman, ainsi que deux cinémas d’art et essai, mais cela ne suffit pas à contenter le jeune homme que je suis alors. Pour les concerts, à l’exception du gros barouf estival qu’est le Musilac dans la ville voisine d’Aix-les-Bains, c’est le néant, il faut aller à Lyon ou à Grenoble, où la plupart de mes ami·es sont parti·es étudier. En termes d’art contemporain, ce n’est guère mieux : les possibles se résument à un espace d’art dans le centre-ville et à un autre dans le bassin chambérien. Avec ma classe de terminale littéraire arts plastiques, nous avons certes eu la chance de nous rendre à la biennale de Venise – souvenirs mémorables –, et à la biennale d’art contemporain de Lyon. La capitale des Gaules n’est pas très loin et je peux y être hébergé au besoin, mais je ne m’y rends pas souvent. Genève est toute proche également, mais je n’y connais personne et n’y vais jamais. Bref, je m’ennuie ferme et commence à ronger mon frein.
Admission Rastignac
- 2 Aloysius Bertrand, « Octobre », Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Cal (...)
3Je décide donc, à 22 ans, de passer par la plateforme gouvernementale Admission Post-Bac, l’ancêtre de Parcoursup, et je n’y formule que des vœux parisiens. Je suis finalement accepté en licence de lettres à Paris 8, dans la seule formation universitaire proposant alors des ateliers d’écriture. Branle-bas de combat, Toqué déménage à Paris. La première année, je vis en réalité à Bobigny et me rends à la fac en tram. Si le T1 bondé n’est pas vraiment ce à quoi s’attend un jeune savoyard ingénu venu jouer les Rastignac « à la capitale », le trajet jusqu’à Saint-Denis a l’avantage d’être assez long pour me permettre de lire. D’Aloysius Bertrand découvert cette année-là, les deux seuls passages que j’ai pris en note sont les suivants : « Les petits savoyards sont de retour, et déjà leur cri interroge l’écho sonore du quartier ; comme les hirondelles suivent le printemps, ils précèdent l’hiver. […] Alors un peu de cendre aura effacé de nos fronts l’ennui de six mois d’hiver, et les petits savoyards salueront du haut de la colline le hameau natal2 ». Peut-être décèle-t-on dans ce choix un léger mal du pays, mais celui-ci n’est que de courte durée.
- 3 Yves Bonnefoy, Les Planches courbes, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2003 [2001] ; Michel Houe (...)
- 4 Comme Michel Houellebecq l’avoue lui-même dans un entretien à Libération : « Et vous lisez des poè (...)
4À cette époque, je connais encore très mal la littérature contemporaine – exception faite de quelques auteur·ices à succès, il s’agit pour moi d’un continent nouveau –, et ce que je sais de la performance – qui deviendra plus tard mon sujet de thèse – se limite au peu de choses apprises en cours d’arts plastiques au lycée. Quant aux lectures publiques et performées, je ne sais même pas qu’elles existent. La poésie contemporaine non plus, qui brille par son absence dans les maigres rayons poésie des librairies chambériennes. Les seuls poètes vivants que j’ai lus se nomment alors Yves Bonnefoy – dont Les Planches courbes était au programme de littérature l’année de mon bac – et Michel Houellebecq3, auquel on évitera tout de même de donner ce nom, lui-même n’y connaissant rien4.
- 5 Olivia Rosenthal, On n’est là pour disparaître, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009, [2007].
5En licence de lettres à Paris 8, je découvre tout un monde – littéraire, artistique et intellectuel – dont je ne soupçonnais pas même l’existence. Je m’y sens assez vite chez moi. Les enseignements de Littérature générale et comparée me permettent de lire quelques auteur·ices d’aujourd’hui. J’étudie les rapports entre littérature et art contemporain grâce à un cours de Marie-Jeanne Zenetti, durant lequel je découvre les travaux d’Édouard Levé et de Sophie Calle. Le plus important se déroule cependant pour moi dans le cadre des ateliers d’écriture d’Olivia Rosenthal, dont j’ai lu entre temps l’excellent On n’est là pour disparaître5 qui m’a fait forte impression.
L’initiation
6C’est lors des ateliers d’écriture menés par Olivia Rosenthal à Paris 8 que je lis pour la première fois des textes de Raymond Federman, Emmanuelle Pireyre, Louise Desbrusses ou Patrick Bouvet, que je regarde des vidéos de Christophe Tarkos et de Charles Pennequin, que je découvre le travail de Valérie Mréjen, que j’écoute des poèmes sonores de Jérôme Game, que j’entends parler d’Olivier Cadiot ou de Valère Novarina. Pour moi, c’est une révélation, et je lis chacun·e des auteur·ices dont nous parlons, vais voir une pièce de Valère Novarina, me rends à une exposition de Valérie Mréjen, etc. Ces ateliers sont d’autant plus enthousiasmants qu’il ne s’agit pas seulement de découvrir les productions d’auteur·ices contemporaines, mais aussi d’écrire : nous expérimentons des formes, non pas « sur le modèle » des écrivain·es et artistes que nous abordons, mais en étant enrichi·es de l’exemple de leurs travaux. Cette expérience modifie grandement mon approche de la littérature, laquelle se pluralise et se trouve nettement plus informée du contemporain.
- 6 J’ai déjà raconté cette expérience à la fin de Benoît Cottet et Marie Willaime, « Compte-rendu de (...)
- 7 [N.D.L.R. : ces deux poètes proposaient des lectures très peu performées.]
7Pendant ma L1, j’assiste pour la première fois à des lectures performées. Cette année-là, je travaille comme hôte de distribution, et dans le courant du mois de mai, tandis que je distribue des flyers pour un concert devant la Grande Halle de La Villette, une jeune femme inconnue me propose un échange de flyers. Qu’elle en soit à jamais remerciée. Le flyer qu’elle me tend indique « poésie et guitare électrique » : il s’agit d’une lecture performée de Charles Pennequin avec le musicien Jean-François Pauvros qui a lieu quelques jours plus tard au Générateur, à Gentilly. Je m’y rends, et c’est une claque esthétique6. Je connaissais déjà le travail de Charles Pennequin grâce à l’atelier d’Olivia Rosenthal, mais je ne me rendais pas compte qu’il était possible de lire avec un tel engagement corporel. Le mois suivant, je me rends à l’espace d’exposition Le Bal, près de la Place de Clichy, pour y entendre lire Jérôme Game. Nouvelle claque. Si les premières lectures publiques auxquelles j’avais assisté avaient été de Michel Deguy et Jacques Roubaud (que j’ai vus en lecture par la suite), il y a fort à parier que l’effet n’aurait pas été le même7. Assez vite, les spectacles de théâtre et de danse auxquels je me rends par ailleurs commencent à m’ennuyer. Je trépigne sur mon siège de théâtre à l’italienne, j’aimerais boire une bière en même temps. Je me sens bien plus à l’aise dans des espaces et dispositifs autres, ceux qui font signe vers la performance en art.
- 8 Je suis revenu sur cette performance dans mon article « Le corps, la voix, le geste et l’objet tex (...)
8Lors de ma troisième année de licence, j’assiste à la performance Peux-je de Charles Pennequin et du chorégraphe Dominique Jégou. L’engagement corporel est poussé jusqu’à ses limites : Dominique Jégou fait tournoyer une plaque de tôle flexible à moins de vingt centimètres de la tête de certain·es spectateur·ices ; par moments, il asphyxie presque Charles Pennequin8. Stupéfait, je prends conscience de ce que signifient l’engagement corporel et la prise de risque dans l’art performance historique – mieux que ne le feront jamais comprendre aucune captation vidéo des performances de Marina Abramović et Ulay ou de Chris Burden. Je vais voir des lectures publiques toutes les semaines, parfois plusieurs soirs d’affilée. Je n’arrête pas, c’est une obsession : une passion est née.
La création littéraire
9La fin de ma licence de lettres coïncide avec la mise en place du master de création littéraire de Paris 8, qui ouvre ses portes à la rentrée suivante sous l’impulsion d’Olivia Rosenthal et de Lionel Ruffel. Puisque je me trouve au bon endroit au bon moment, je saute sur l’occasion et postule à cette formation dont j’intègre à la rentrée 2013 la première promotion. Faire partie d’un groupe de vingt étudiant·es qui toutes et tous écrivent et envisagent pour la plupart d’en faire un métier s’avère particulièrement stimulant. C’est notamment l’occasion, lors des « suivis de projets », de me confronter aux avis de lecteur·ices qui n’ont pas le même rapport à la littérature. Je me rends compte que mes textes les plus expérimentaux laissent parfois interdit·es – ce dont je n’avais jusqu’ici pas vraiment conscience, tout plongé que j’étais dans mes lectures des avant-gardes et post-avant-gardes et de leurs réceptions critique et universitaire. Bref, je comprends qu’être écrivain·e, c’est avant tout écrire en direction des autres. Jusque-là, et en dépit des ateliers d’écriture suivis en licence, les lecteur·ices restaient pour moi une entité très abstraite.
10En plus d’être une solide formation à la littérature contemporaine, ce master nous permet d’appréhender les réalités matérielle, institutionnelle et socio-économique du champ littéraire contemporain – point qui avait été largement occulté dans la plupart des enseignements que j’avais suivis auparavant. Dans le cadre des « rencontres littéraires » alors animées par Vincent Message, nous recevons des auteur·ices, traducteur·ices et éditeur·ices qui reviennent sur leur parcours, leur métier et sur le fonctionnement du champ auquel ils et elles sont intégré·es. Ce master étant alors nouveau, les nombreux partenariats qui permettent aujourd’hui à ses étudiant·es de publier – par exemple sur AOC – et de lire en public leurs productions – notamment lors des soirées « Labo_Demo » du Centre Wallonie-Bruxelles –, ou encore d’animer des ateliers d’écriture – comme lors du festival « Effractions » de la Bpi au Centre Pompidou – ne sont pas encore mis en place. Seul existe celui avec la revue Jef Klak qui démarre dès la première année.
11C’est dans le cadre de ce partenariat que sera publié en 2014 mon premier texte en revue, une version courte de Contrariétés. Sa version « finale » paraître six ans plus tard, après pas mal de désillusions, aux éditions Dernier Télégramme. La difficulté que j’ai eue à trouver un éditeur pour ce texte sera d’ailleurs un apprentissage en soi. Aucune formation ne suffit à elle seule à dissiper entièrement les croyances « romantiques » que nous inculquent l’imaginaire moderne de la littérature : pour comprendre réellement le fonctionnement d’un champ, il faut en faire l’expérience directe.
- 9 Suivant en cela des auteurs comme Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, coll (...)
12Au cours du premier semestre de M2, nous avions un « atelier mobilité » à valider, lequel pouvait se dérouler aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’université. J’ai demandé à participer au workshop qu’allait conduire Charles Pennequin au Générateur dans le cadre de sa résidence Île-de-France. Cette semaine a été pour moi importante et assez libératrice : elle m’a notamment permis, grâce à la générosité de Charles Pennequin et à l’énergie du groupe, majoritairement composé d’étudiant·es aux beaux-arts venu·es de toute la France, de passer outre une certaine appréhension de la lecture publique. À la fin de la semaine, nous avons réalisé lors de la Nuit Blanche « La Manifiesta », une déambulation poétique, artistique et performancielle9 allant du parc Montsouris au Générateur. Une brèche avait été ouverte, l’impulsion était là. Il ne restait plus qu’à. Le mois suivant, j’effectuais ma première lecture publique en solo dans une galerie du Havre. Un mois après encore, sur une proposition d’Antoine Boute que Charles Pennequin avait transmise à certain·es des participant·es de son workshop, je me rendais à Bruxelles pour lire et performer aux Ateliers Claus. Ce soir-là, Aurélie Olivier, programmatrice du festival « Littérature, etc. », était présente dans la salle. Sur son invitation, je présentais quelques mois plus tard ma première lecture publique rémunérée au cours de ce festival lillois. Ça y est, j’étais « artiste-auteur ».
De la multiplication des casquettes
13Dans le cadre de ma licence de Lettres, j’avais eu la chance de pouvoir suivre une mineure au département de philosophie de Paris 8. La liberté y était totale : je choisissais les cours que je voulais. Pratiquement, je n’y ai suivi que des enseignements d’esthétique, ou presque. N’ayant à l’époque aucun bagage théorique de cette sorte, je dois dire que sans cette mineure de philosophie et les efforts de compréhension qu’elle m’a demandés, je n’aurais certainement jamais pu entreprendre une thèse de doctorat.
- 10 Voir Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Paris, Verdier, 2016, spécialement la se (...)
- 11 En janvier 2024.
- 12 Benoît Toqué, Gloire gouaille gosier, Paris, Supernova, coll. « Dans le vif », 2018 ; Entartête, p (...)
14Dès ma première année de master, j’ai fait part à Lionel Ruffel, dont mes camarades et moi-même suivions le séminaire « Publics et publications de la littérature contemporaine », de mon envie de m’engager dans une thèse de littérature. Au cours de ma seconde année, j’ai dû, pour des raisons économiques, prendre un emploi à plein temps. De ce fait, j’ai effectué mon M2 en deux ans, ce qui m’a permis de peaufiner mon projet de thèse. J’ai eu la chance d’obtenir un contrat doctoral à Paris 8 sous la direction de Lionel Ruffel pour mener un travail de recherche sur la littérature en performance, autrement dit, sur la publication événementielle en art et littérature, selon une approche extensive de la notion de publication qui doit beaucoup à celle de mon directeur de thèse10. À l’heure où j’écris ces lignes11, je suis dans la dernière ligne droite de la rédaction de cette thèse démarrée en octobre 2016. Elle m’aura donc occupé un long moment : j’ai consacré une part non négligeable de mon temps à mon activité d’écrivain et de performeur. Une fois mon contrat doctoral achevé, n’ayant pas obtenu de poste d’ATER à l’Université, postuler à des bourses et à des résidences d’écriture relevait de toute façon de la nécessité financière. J’ai fait paraître quatre livres12 et je me suis produit en lectures et en performances un peu partout en France, ainsi qu’à Bruxelles et à Genève.
- 13 Jean-François Puff, « Que se passe-t-il avec les lectures, que se passe-t-il en lecture ? », in Je (...)
- 14 Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel, « Introduction », Littérature, n° 160, « La littérature exposée (...)
15Ma double casquette de performeur et de chercheur m’est très utile. Elle me permet notamment d’améliorer ma connaissance du champ performanciel littéraire et de ses différents lieux de monstration. J’ai pu voir des lectures et des performances auxquelles je n’aurais pas assisté si je n’y avais pas été invité en tant qu’auteur. Cette double casquette me permet également d’avoir une connaissance de première main du déroulement des expériences de publication événementielle auxquelles s’adonnent aujourd’hui une part importante des auteurs et autrices, puisqu’au sein du régime d’« oralisation généralisée »13 qui est le nôtre, « la visibilité de l’écrivain devient à la fois un principe esthétique et une condition sociale », ce qui se traduit par un « développement [sans précédent] du spectaculaire et d’une industrie culturelle littéraire »14. En travaillant deux années consécutives en tant que salarié à l’organisation du festival « Effractions » de la Bpi au Centre Pompidou, j’ai pu appréhender les rouages d’un festival littéraire d’un autre point de vue encore. Bien que cette dernière expérience professionnelle n’ait pas eu d’influence majeure sur ma recherche doctorale, elle en a toutefois eu sur ma perception du champ littéraire contemporain et sur ma compréhension du fonctionnement de ses institutions.
- 15 Yves Citton, Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Arma (...)
16En retour, ma recherche doctorale a un impact non négligeable sur la façon dont je perçois les lectures et performances auxquelles j’assiste, puisque je suis en mesure de les replacer dans des esthétiques et « lignées de gestes »15 dont j’ai dorénavant une connaissance plus approfondie, notamment d’un point de vue historique. En matière de réception, je ne multiplie pas seulement les casquettes, je porte des lunettes à verres progressifs. On me demande parfois comment je parviens à écrire sur des auteur·ices qui sont aussi mes pairs : aborder le travail de personnes auxquelles je suis potentiellement lié peut être quelque peu inconfortable. Des aspects relationnels et professionnels entrent en jeu, et il est difficile dans ces conditions de prétendre à une objectivité scientifique totale. Il me semble néanmoins que cette dernière correspond à un idéal inatteignable. Conduire une recherche sur la période contemporaine conduit dans tous les cas à adopter une posture assez différente de celle qu’on adopte lorsqu’on travaille sur des auteur·ices du passé.
- 16 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. (...)
- 17 À propos de la notion d’« embarcation », cf. Justine Huppe, La Littérature embarquée, Paris, Amster (...)
17Cela n’empêche pourtant pas d’analyser sérieusement les œuvres et pratiques contemporaines, ni de théoriser à partir d’elles. Mais il arrive que l’on hésite parfois, pour des raisons relationnelles, quant au choix d’une œuvre à aborder, notamment lorsqu’on est assez critique à son sujet, ou que l’on est au contraire un peu trop enthousiaste. Cette position incite également à être un peu plus diplomate que ne l’est, par exemple, Pierre Bourdieu dans les quelques pages qu’il a consacrées au Douanier Rousseau16. Mener une recherche sur le contemporain, c’est tenir une position embarquée17, laquelle invite à remettre en question la position scientifique traditionnelle de surplomb.
18C’est d’autant plus vrai lorsqu’on est soi-même un acteur du champ dans lequel on mène ses recherches. Ceci étant, parce que la recherche universitaire appartient à un espace distinct de celui de la production littéraire et artistique, il me semble que la double casquette d’écrivain·e-chercheur·euse est plus aisée à porter que celles d’écrivain·e-critique, d’écrivain·e-éditeur·ice ou d’écrivain·e-programmateur·ice, autant de positions de pouvoir intégrées au champ. Lorsque je travaillais pour le festival « Effractions », j’avais beau être un simple chargé de production en CDD, un membre du comité de programmation sans pouvoir décisionnaire, je n’en ai pas moins fait l’expérience de rapports de pouvoir et d’influence dans mes échanges avec certaines connaissances. De ce point de vue, la position plus périphérique du ou de la chercheur·euse, et plus encore celle du ou de la doctorant·e, qui n’a aucun espace de visibilité ni d’invitation rémunérée à proposer aux auteur·ices, m’apparaît bien plus confortable.
Notes
1 Henri Michaux, Plume [1930] précédé de Lointain intérieur [1938], Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1963 ; Antonin Artaud, Suppôts et Suppliciations, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2006 [1978].
2 Aloysius Bertrand, « Octobre », Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1980 [1842], p. 207-208.
3 Yves Bonnefoy, Les Planches courbes, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2003 [2001] ; Michel Houellebecq, Poésies, Paris, J’ai Lu, 2000 [1991-1999].
4 Comme Michel Houellebecq l’avoue lui-même dans un entretien à Libération : « Et vous lisez des poètes contemporains ? – Non, même pas. C’est lamentable. Je suis très XIXe siècle. », mis en ligne le 1er avril 2013. URL : https://www.liberation.fr/culture/2013/04/01/mieux-vaut-s-ecouter-parler-on-est-plus-heureux_892904/, consulté le 16 avril 2024.
5 Olivia Rosenthal, On n’est là pour disparaître, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009, [2007].
6 J’ai déjà raconté cette expérience à la fin de Benoît Cottet et Marie Willaime, « Compte-rendu de la rencontre avec Charles Pennequin du 22 avril 2014 ». URL : https://master-creation-litteraire.univ-paris8.fr/Rencontre-avec-Charles-Pennequin, consulté le 16 avril 2024.
7 [N.D.L.R. : ces deux poètes proposaient des lectures très peu performées.]
8 Je suis revenu sur cette performance dans mon article « Le corps, la voix, le geste et l’objet texte (Peux-je de Charles Pennequin et Dominique Jégou, Mon corps n’obéit plus de Yoann Thommerel) », in Marie-Ève Thérenty, Catherine Soulier, Galia Yanoshevsky (éds.), Écrivains en performances, Fabula, « Les colloques », 2019. En ligne : http://www.fabula.org/colloques/document6403.php, consulté le 16 avril 2024.
9 Suivant en cela des auteurs comme Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1983, David Zerbib, « De la performance au ‘‘performantiel’’ », Art press 2, n° 7, « Performances contemporaines », 2008, p. 11-19, ou encore Jean-Pierre Bobillot, « Poésie sonore ? Poésie action ? Performance ? », in Jérôme Cabot (éd.), Performances poétiques, Lormont, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2017, p. 23-37, je préfère employer l’adjectif « performanciel » pour traiter de la performance en art et littérature, plutôt que celui de « performatif » qui renvoie en premier lieu aux théories de la performativité linguistique et socio-identitaire.
10 Voir Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Paris, Verdier, 2016, spécialement la section « Publication », p. 83-109.
11 En janvier 2024.
12 Benoît Toqué, Gloire gouaille gosier, Paris, Supernova, coll. « Dans le vif », 2018 ; Entartête, performances, Paris, Extensibles, coll. « Collection générale », 2020 ; Contrariétés, Limoges, Dernier Télégramme, 2020 ; Habiter outre, Paris, Supernova, coll. « Dans le vif », 2021.
13 Jean-François Puff, « Que se passe-t-il avec les lectures, que se passe-t-il en lecture ? », in Jean-François Puff (éd.), Dire la poésie ?, Nantes, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2015, p. 12.
14 Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel, « Introduction », Littérature, n° 160, « La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », 2010, p. 10. URL : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-litterature-2010-4-page-3.htm, consulté le 16 avril 2024.
15 Yves Citton, Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2012, p. 56.
16 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. « Points », 1998 [1992], p. 400-407. Évidemment, ces pages n’auraient pas pu être écrites du vivant du peintre, puisque Pierre Bourdieu s’y réfère à plusieurs études qui lui ont été consacrées dans la seconde moitié du XXe siècle. Je choisis toutefois cet exemple à dessein, car lorsque j’ai lu ces pages pour la première fois, je me suis dit que si ce sociologue pouvait se permettre de dresser un tel portrait de « naïf » et objectiver de la sorte le Douanier Rousseau, c’est parce qu’il écrit à propos d’un homme mort depuis bientôt un siècle, ce qui est assez commode pour adopter une position de surplomb. À l’évidence, écrire d’un contemporain que sa biographie a « des airs de parodie », qu’il peint « selon la technique des images à colorier des livres d’enfants » et réalise des ready-made « honteux » (ibid., p. 401, 402 et 407) serait bien différent, puisqu’il s’agirait d’un « traitement » tout aussi « cruel » que ceux « que les artistes et écrivains patentés infligèrent au Douanier Rousseau » et dont rend compte Pierre Bourdieu (ibid., note 45 p. 401).
17 À propos de la notion d’« embarcation », cf. Justine Huppe, La Littérature embarquée, Paris, Amsterdam, 2023, ainsi que Lionel Ruffel, Brouhaha, op. cit., p. 89.
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Référence électronique
Benoît Toqué, « L’autobiographie prématurée ou comment parler de soi sans avoir recours à l’autofiction », Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/14171 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqu
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