Le poète contemporain et la bibliothèque. Quelle fonction pour la bibliothèque universitaire aujourd’hui ? Entretien
Interview
Résumés
La poésie contemporaine se fait discrète dans les murs des universités. Lorsqu’elle n’est pas simplement délaissée (non enseignée et minorée parmi les objets de recherche), elle peine à s’extraire des normes usuelles de poéticité, invisibilisant ainsi les pratiques expérimentales ou marginales. Chargée d’une fonction privilégiée (donner accès au livre, accompagner l’actualité éditoriale, valoriser des œuvres peu connues), la bibliothèque universitaire ne constitue pas un contrepoids à cette logique. Néanmoins, au sein de Sorbonne Université, la bibliothèque Georges Ascoli fait figure d’exception : acquisition après acquisition, Cyrille Martinez, poète et bibliothécaire, construit un fonds de poésie contemporaine singulier, mettant à l’honneur des écritures moins reconnues par l’institution. Ce sont les relations entre la bibliothèque universitaire et la poésie que le présent entretien interroge.
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Cet entretien a été réalisé à l’occasion de la journée d’étude « Université et littérature contemporaine : médiations, légitimations, méthodes », organisée le 8 juin 2023 à l’Université Bordeaux Montaigne. Les pages qui suivent en sont la retranscription, corrigée par les deux intervenants.
Texte intégral
Situation(s) de la poésie contemporaine en bibliothèque universitaire
1Les premières pages de La Bibliothèque noire, un roman de Cyrille Martinez publié en 2018, laissent apercevoir un narrateur qui, cherchant désespérément un livre dans sa bibliothèque, paraît victime d'une curieuse sorcellerie.
- 1 Cyrille Martinez, La Bibliothèque noire, Paris, Buchet Chastel, 2018, p. 10.
Il m’était déjà arrivé d’en extraire comme ça un ouvrage que je ne pensais pas avoir, ou que j’avais simplement oublié. Je l’ouvrais et dès les premières lignes l’affaire était entendue : voilà exactement le livre qu’il me fallait. Pour avoir vécu ça à plusieurs reprises, je doute que ce type d’apparition soit le fruit du hasard. Le phénomène s’est produit trop souvent pour parler de coups de chance. Je crois plutôt que ces livres-là avaient su se faire discrets, ils avaient attendu leur heure, ils avaient guetté le moment où je serais libre pour me tomber dans les mains. J’en suis venu à penser que ce ne sont pas toujours les lecteurs qui choisissent leurs livres : dans certaines circonstances, ce sont les livres qui choisissent leurs lecteurs1.
- 2 Cécile Rabot, « La bibliothèque universitaire et la valeur du contemporain », in Marie-Odile André (...)
- 3 Alain Viala, « Qu’est-ce qu'un classique ? », Littératures classiques, n° 19, automne 1993, p. 11- (...)
- 4 Ibid.
2Le phénomène est surprenant, et ne manque pas de romantisme, mais s’avère malheureusement réservé à un public d’initié·es, possesseurs et dévoreur·euses d’ouvrages, à mi-chemin entre la bibliophilie et la bibliophagie. Cécile Rabot, dans Du contemporain à l’université (2015), interrogeait le rôle assuré par la bibliothèque universitaire au sein d’un vaste processus de transmission et de consécration de la littérature. Au départ de son enquête se trouvait une question assez simple : « la bibliothèque universitaire participe-t-elle, à un titre ou à un autre, à produire la valeur littéraire du contemporain ? »2. Un postulat sous-jacent, presque contenu dans la question, était rapidement déplié pour donner corps au questionnement : peu importe leur qualité intrinsèque, les livres ne tombent pas magiquement dans les mains d’un lecteur ou d’une lectrice, et ne deviennent pas des classiques en raison de leur seule puissance esthétique3. Au même titre que les autres productions culturelles, les textes littéraires appellent des mécanismes de médiation, reposant essentiellement sur « le travail d’institutions qui participent à leur repérage, à leur sélection, à leur diffusion, à la construction de leur visibilité, voire de leur sens même »4. La bibliothèque universitaire est alors, au même titre que les autres institutions de l’enseignement supérieur, un espace susceptible de s’inscrire dans une perspective médiatrice, que ce soit en accompagnement les enseignements ou les recherches, mais aussi, et surtout, les étudiant·es, en les aidant dans leur travail ou en leur ouvrant des horizons insoupçonnés.
- 5 Ibid.
- 6 Marie-Odile André, « Configuration(s) du contemporain », in Marie-Odile André, Mathilde Barraband (...)
- 7 Voir notamment Pascal Mougin, Moderne/contemporain. Art et littérature des années 1960 à nos jours(...)
- 8 Marie-Odile André, « Configuration(s) du contemporain », art. cit.
- 9 Cécile Rabot, La Construction de la visibilité littéraire en bibliothèque, Villeurbanne, Presses d (...)
3Cependant, ces mêmes intermédiaires participent « par leur travail de sélection et de valorisation, à rendre accessible une certaine partie de l’offre éditoriale, mais aussi, partant, à produire des catégories, des hiérarchies, des normes, en d’autres termes des valeurs »5. Le travail critique sur le contemporain littéraire développé dans les années 1990 s’est donc accompagné d’un « processus de valorisation différenciée »6, qui a imposé au premier plan certains écrivain·es, au détriment d’autres, les intégrant à une logique axiologique souvent qualifiée de réductrice7 ou accusée de donner à voir une « contemporanéité restreinte »8. Une même dynamique réductrice se trouvait au cœur d’une autre enquête de Cécile Rabot, menée cette fois-ci au sein des bibliothèques municipales parisiennes. La conclusion était univoque : les bibliothèques de lecture publique se caractérisent par un rejet relatif d’œuvres pas assez grand public, ou dédiées à un public estimé trop restreint9. La logique paraît ici corrélée à des politiques publiques d’acquisition, de conservation et de circulation des fonds et non à une simple orientation de la critique universitaire, mais participe au même titre à reconduire ou à renforcer une légitimité préexistante. La chercheuse se demandait si la bibliothèque universitaire pouvait constituer un modeste contre-pied.
- 10 À ce sujet, voir le récent ouvrage de Sébastien Dubois, La Vie sociale des poètes, Paris, Presses (...)
- 11 Cécile Rabot, « La bibliothèque universitaire et la valeur du contemporain », art. cit.
- 12 Ibid.
- 13 Corinne Blanchaud et Pierre-Henri Kleiber, « Avant-propos », in Corinne Blanchaud, Pierre Henri-Kl (...)
- 14 Voir notamment Pierre Maubé, « Revues de poésie et bibliothèques : désamour éternel ? », Poezibao, (...)
4Au fil de l’enquête, elle montrait au contraire plutôt une concordance : les bibliothèques universitaires renforcent une visibilité préexistante et donnent à voir un contemporain littéraire tout aussi restreint. La poésie contemporaine constituait un des exemples mobilisés (à côté de la bande dessinée d’auteur·ice). La poésie en train de s’écrire est évidemment un objet intéressant du point de vue de la légitimation puisqu’elle dispose d’un fort potentiel de légitimité, eu égard à l’aura de la poésie, mais s’avère minoritaire au sein des pratiques de recherche, d’édition et de lecture10. À propos des œuvres de poésie contemporaine, Cécile Rabot indiquait : « les titres sont très peu présents dès lors qu’il ne s’agit pas d’un auteur fortement reconnu, en voie de classicisation (par exemple dans la collection “Poésie” de Gallimard) »11. Sur 111 ouvrages de poésie publiés entre 2007 et 2008 et recensés dans les pages du Matricule des anges, les trois quarts sont absents des bibliothèques universitaires, tandis que les titres présents figurent en moyenne cinq fois dans l’ensemble des 418 bibliothèques universitaires recensés sur le système universitaire de documentation (SUDOC)12. Un autre indicateur, non cité par la chercheuse, pourrait être celui des revues. Les revues sont très peu présentes au sein des bibliothèques universitaires, alors même qu’elles constituent un support privilégié de la poésie contemporaine et apparaissent comme un laboratoire, résistant aux assignations mercantilistes pour laisser prise à des séries d’expérimentations relativement autonomes13, mais pas nécessairement consacrées ou reconnues14.
5La bibliothèque universitaire ne semble pas à même de jouer une fonction critique ni d’encourager la création en train de se faire. Dans le cas de la poésie contemporaine, les mécanismes d’auctorialisation et de classicisation qu’elle perpétue contribuent finalement à invisibiliser les productions poétiques, notamment lorsqu’elles ne s’inscrivent pas dans l’esthétique majoritaire.
6Cyrille Martinez est écrivain, poète le plus souvent, mais pas exclusivement. Il a publié chez Verticales en 2022 un récit, Le Marathon de Jean-Claude et autres épreuves de fond. Il porte en outre la casquette de bibliothécaire : il dirige la bibliothèque Georges Ascoli, rattachée à Sorbonne Université, où il bâtit, livre après livre, un fonds singulier et précieux pour défendre les pratiques poétiques contemporaines. Huit ans l’enquête de Cécile Rabot, nous revenons sur les interactions entre la poésie contemporaine et la bibliothèque universitaire.
Entretien avec Cyrille Martinez, poète et bibliothécaire
7Dans l’enquête qu’elle menait au sein des bibliothèques municipales parisiennes, Cécile Rabot mentionnait l’idée d’un « habitus de bibliothécaire » (qui suivrait le fameux habitus petit-bourgeois de La Distinction). Il serait caractérisé par le travail, l’ordre, la bonne volonté culturelle, la discrétion et la modestie. Cela se traduirait, selon elle, par « une hésitation à prendre parti pour conseiller un lecteur, à mettre en avant ses propres goûts », qui conduirait inéluctablement à des choix de valeurs moyennes et rassurantes. Quelles sont les contraintes qui, selon toi, expliquent la rareté de la poésie contemporaine dans les fonds de nos bibliothèques universitaires ?
- 15 Voir le témoignage de Jean-Marie Gleize sur le C.E.P., dans ce même numéro.
8Alors oui, c’est un métier de discrétion, dont on tend à invisibiliser le travail. Mais il ne faut pas s’y méprendre, les bibliothécaires ne sont pas aussi neutres qu’on veut bien le croire. Je pense que cette mise en avant de la neutralité comme une qualité professionnelle est surtout un moyen de se prémunir des critiques de la part de celles et ceux qui travaillent dans les bibliothèques municipales, qui sont scruté·es par les élu·es. En réalité, les bibliothécaires font sans cesse des choix. Dès qu’il y a collection, cela signifie qu’un choix est fait. S’il n’y avait pas de choix, toutes les bibliothèques se ressembleraient. Pourtant un fonds (une spécialité au sein de l’ensemble documentaire), ça ne se développe pas tout seul. Ce n’est jamais une lubie du bibliothécaire. Si j’ai constitué un fonds de poésie contemporaine à la Sorbonne, c’est à la demande d’une enseignante, Laure Michel. Je me suis également appuyé sur le fait que la Sorbonne avait organisé des colloques sur des poètes contemporains (Emmanuel Hocquard, Dominique Fourcade, Jean-Marie Gleize). Je veux dire qu’il faut une communauté active pour autoriser la construction d’un fonds de poésie contemporaine – pour que cela ait un sens au niveau du lectorat. J’ai passé dix ans à essayer de faire entrer la poésie contemporaine dans la bibliothèque de sciences humaines et sociales où j’avais précédemment travaillé, sans succès : il manquait une communauté (une communauté scientifique ou une communauté lectorale) sur laquelle s’appuyer. Il me semble que les quelques bibliothèques de recherche détentrices d’un fonds de poésie sont étroitement liées à des chercheur·euses (le meilleur exemple étant sans doute la collection du Centre d’Études Poétiques de l’École normale supérieure de Lyon, qu’animait Jean-Marie Gleize15).
9J’ajouterais quelques mots sur cette notion de choix. Même si j’essaie de représenter la diversité des expressions poétiques d’aujourd’hui (je prends aussi des livres que je n’aime pas), le fonds porte ma marque. Par exemple, j’ai choisi de ne pas dissocier les textes poétiques et la théorie. D’abord, parce qu’un certain nombre de poètes et poétesses sont aussi théoricien·nes, mais surtout parce que la poésie contemporaine, ce n’est pas simplement une collection de poèmes, c’est un ensemble bien plus vaste, composé de textes poétiques et de commentaires.
10Je pensais aux contraintes qui expliquaient les absences, ou l’absence d’acquisitions, je pensais aux contraintes économiques. La bibliothèque publique est soumise à une logique de rentabilisation de l’emprunt : les livres doivent circuler, doivent vivre, ne doivent pas rester dans des cartons. Est-ce que cela rentre en compte dans le cadre de la bibliothèque universitaire ? Est-ce que tu as des chiffres ou des éléments qui nous permettent de savoir si les livres de poésie contemporaine sont empruntés, s’ils donnent lieu à des travaux universitaires, à des mémoires d’étudiant·es ? Ou est-ce que les livres empruntés dépendent seulement des enseignements ?
- 16 [N.D.L.R : 2022.]
11Du point de vue de la rentabilité (c’est-à-dire de la rotation des fonds), les bibliothèques universitaires sont moins soumises à la pression que les bibliothèques publiques, dont les résultats sont examinés à la loupe. Les BU sont soumises à une évaluation globale. Aujourd’hui, le critère principal d’évaluation des bibliothèques tient à la capacité d’accueillir le maximum de personnes et d’avoir une amplitude horaire la plus large possible. La rotation des collections est jugée secondaire par nos tutelles. Le bon usage des collections relève davantage de la conscience professionnelle du bibliothécaire. Je sais que notre fonds de poésie contemporaine est très lu. Jean-Marie Gleize a été notre best-seller toute l’année dernière16… au gré de son actualité, des questions politiques, de tout un tas de choses. En ce moment, c’est Pierre Vinclair – du fait de ses écrits écopoétiques. Ceci dit, le fait d’avoir de la poésie nous fait gagner des lecteur·ices : certain·es se déplacent spécialement à la bibliothèque Ascoli pour lire Christophe Tarkos, et finissent par devenir des lecteur·ices fidèles de la bibliothèque. Je pourrais presque dire que le fonds de poésie contemporaine contribue grandement à notre attractivité ! En tout cas, cela nous distingue. Néanmoins la marge est mince pour faire découvrir une autre forme de littérature aux étudiant·es, qui ont des programmes chargés, des lectures obligatoires. Nous faisons tout notre possible pour valoriser nos fonds, mais ce n’est pas simple. Les bibliographies des enseignant·es priment, et c’est normal. Parfois s’ouvre un petit espace de médiation, où on peut faire du conseil, mais c’est quand même assez rare.
12Parmi les anecdotes que raconte le poète-narrateur d’un de tes livres, Le Poète insupportable et autres anecdotes, (Questions théoriques, 2017), il en est une qui m’intéresse particulièrement aujourd’hui.
- 17 Cyrille Martinez, Le Poète insupportable et autres anecdotes, Paris, Questions théoriques, coll. « (...)
13Quand on me demande : Qu’est-ce que tu fais, dans la vie ? Je réponds que je suis bibliothécaire, ce qui présente l’avantage de couper court à la conversation, les métiers de la documentation étant considérés comme ennuyeux, statiques et poussiéreux par ceux qui n’y connaissent rien (selon une idée reçue, les bibliothécaires, espèce plongée dans un semi-coma, sont payés à lire et à ranger les livres sur les rayonnages)17.
- 18 Cyrille Martinez, « Vie du bibliothécaire », intervention dans le cadre du séminaire de William Mar (...)
14La caricature est plutôt drôle. On sait que la possibilité d’une médiation singulière ou distincte des autres formes de passation de savoirs paraît étroitement liée à la figure du bibliothécaire. Cette citation me fait penser à un livre que tu mentionnais lors de ton intervention au séminaire de WilliamvMarx au Collège de France18. Yvonne Oddon, qui fut la directrice de la bibliothèque du Musée de l’Homme, publie un guide du bibliothécaire en 1930, où elle insiste sur l’acquis technique que le métier requiert. Une idée très simple mais qui vient attaquer une longue tradition de grands lecteur·ices assigné·es à la bibliothèque (la liste des auteurs-bibliothécaires serait très longue, mais nous pouvons au moins citer Leconte de Lisle, Heredia, Proust, Bataille ou encore Borges). Après ce rappel, Yvonne Oddon écrit : « l’efficacité d’une bibliothèque dépend avant tout de son bibliothécaire. Le bibliothécaire d’autrefois, l’étudiant jaloux de ses trésors poussiéreux, retranché derrière son comptoir, appartient désormais à l’histoire, comme la bibliothèque cimetière de livres ». La constitution des collections passe avant tout par la sélection des documents et par des compétences professionnelles. L’expertise du ou de la bibliothécaire est donc une clef. Elle nécessite une connaissance du champ éditorial, des positions de chacun en son sein et une capacité à collecter des indices. Dans le cas de la poésie, ce champ est composé d’un très grand nombre d’acteur·ices, en dépit d’un lectorat restreint ; c’est donc dans cette connaissance que se joue l’engagement d’une bibliothèque. Pour toi, comment la casquette de poète et de bibliothécaire viennent-elles s’associer ?
15Disons qu’étant moi-même auteur, je suis à la fois juge et partie. Je ne saurais dire à quel point cela affecte mon jugement. Disons que j’essaie de rester « pro », c’est-à-dire de me garder de jugements trop personnels. Je ne vais pas exclure un poète au prétexte que nous avons un différend, et inversement mon rôle n’est pas de favoriser les copains. Mais comment dire que les livres d’un jeune poète – qui ne bénéficie pas encore des signes objectifs de reconnaissance – doivent être acquis ? Eh bien, dans ce cas, je fais une sorte de mélange entre ce que j’en pense et les recensions critiques qu’il reçoit. Mais le plus troublant, dans cette fonction, c’est que je n’arrive plus à démêler ce qui relève du travail et des loisirs.
16Tout à l’heure, tu mentionnais l’étroite relation qui existe entre les livres empruntés et les enseignements. Malgré le maigre espace dont dispose la bibliothèque universitaire pour faire de la médiation, pourrait-on imaginer que l’une de ses fonctions principales réside tout de même dans les actions culturelles qu’elle mène ? L’invitation d’auteurs et d’autrices, l’organisation de lectures, de performances, de soirées…
17La bibliothèque Georges Ascoli a organisé quelques événements, quelques lectures, quelques soirées. C’est typiquement le genre d’action qui permet de valoriser nos collections. Il suffit qu’on invite des auteur·ices pour que leurs livres soient lus. Mais l’organisation d’événements reste difficile : on se heurte à une lourdeur administrative, à un manque criant de moyens… Et puis l’idée, je crois, c’est que ces événements doivent se tenir dans le cadre de colloque et de journées d’étude.
18La poésie contemporaine peut rencontrer des difficultés pour trouver sa place face à un public étudiant. Premièrement, en raison du coût de la poésie : la précarité étudiante me paraît être un frein à l’achat. On conçoit là que la bibliothèque universitaire joue un rôle évident de démocratisation. Le second problème, c’est la question du support : le livre n’est pas un médium unique, les formes poétiques se jouent souvent hors du livre, ce qui n’est pas sans soulever des questions d’accessibilité, de conservation, de diffusion. Qu’est-ce que la bibliothèque peut faire pour donner accès à ces formes non-livresques ?
- 19 [N.D.L.R : Par exemple UbuWeb (https://ubu.com/) et PennSound (https://writing.upenn.edu/pennsound (...)
19Nous disposons de nombreux livres qui analysent la poésie hors du livre, mais pour des raisons techniques nous ne donnons pas directement accès aux poésies sonores et visuelles. On peut simplement indiquer des liens vers les différents sites d’archives numériques19.
20La démocratisation de l’accès aux savoirs est une fonction classique des bibliothèques, je n’y reviendrai pas. Ce qui m’embête, c’est de ne pas toujours pouvoir commander ce qui m’intéresse. Il y a une forme de sélection liée à notre fournisseur. Pour acheter des livres, nous devons passer par la centrale d’achat qui a remporté le marché public des bibliothèques de la Sorbonne. Or, on ne peut pas tout acheter dans cette centrale d’achat. Une partie importante de la production poétique n’y est pas disponible. Cela produit des situations embarrassantes. Récemment, j’ai dû expliquer à un poète que je ne pouvais pas commander son livre parce qu’il n’était pas répertorié par notre fournisseur. Il m’a dit : « achète-le sur internet. » Quand je lui ai dit que je ne pouvais pas l’acheter en ligne, à moins de le payer moi-même, il n’a pas compris. Il a cru que je ne voulais pas de son livre dans ma bibliothèque.
21Ce qui se trouve dans ces centrales d’achat, c’est un fonds commun pour les bibliothèques universitaires. Mais comment se constituent ces centrales, et pourquoi les revues n’y apparaissent-elles pas ?
- 20 [N.D.L.R : Jean-Marie Gleize, Denis Roche : éloge de la véhémence, Paris, Seuil, 2019.]
22Les revues sans ISSN (International Standard Serial Number) ainsi que toute la production autodiffusée sont automatiquement exclues. Il m’arrive parfois de pallier des manques en intégrant mes propres exemplaires dans les fonds – ça me permet aussi de me débarrasser sans scrupules d’ouvrages que je ne lis plus. Je pensais que les livres de poésie étaient plus rapidement épuisés que d’autres genres littéraires, mais pas tant que ça finalement. En 2019, quand Jean-Marie Gleize a sorti son livre sur Denis Roche20, j’ai acheté les Dépôts de savoir & de technique. À ma grande surprise, j’ai reçu l’édition originale de 1980, le tout premier tirage.
23Ce qui n’est pas forcément bon signe pour la poésie contemporaine… Quelles sont tes perspectives pour le développement de ce fonds ? Est-ce qu'il pourra recevoir les archives personnelles des poètes ? Est-ce déjà le cas ?
24Je serais preneur. Surtout qu’aujourd’hui, documentaliste, bibliothèque, archiviste sont des métiers qui se rejoignent. Je doute que les poètes voudraient donner des archives à la bibliothèque Georges Ascoli, qui n’est pas très connue… Dans la donation d’archives, il ne faut pas négliger le prestige de l’institution. En général les ayants-droits d’un poète vont privilégier l’IMEC (Institut Mémoires de l'édition contemporaine), ensuite la BNF (Bibliothèque Nationale de France), le cipM (Centre international de poésie Marseille), etc. La bibliothèque Ascoli aujourd’hui, avec ses 700 ou 800 livres de poésie contemporaine, reste très loin dans la hiérarchie institutionnelle.
Notes
1 Cyrille Martinez, La Bibliothèque noire, Paris, Buchet Chastel, 2018, p. 10.
2 Cécile Rabot, « La bibliothèque universitaire et la valeur du contemporain », in Marie-Odile André, Mathilde Barraband (éd.), Du “contemporain” à l'université : Usages, configurations, enjeux, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2015, p. 61-74.
3 Alain Viala, « Qu’est-ce qu'un classique ? », Littératures classiques, n° 19, automne 1993, p. 11-31.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Marie-Odile André, « Configuration(s) du contemporain », in Marie-Odile André, Mathilde Barraband (éd.), Du “contemporain” à l’université, op. cit., p. 17-24.
7 Voir notamment Pascal Mougin, Moderne/contemporain. Art et littérature des années 1960 à nos jours, Dijon, Les presses du réel, 2019, et plus précisément le second chapitre : « La difficile conceptualisation du contemporain littéraire ».
8 Marie-Odile André, « Configuration(s) du contemporain », art. cit.
9 Cécile Rabot, La Construction de la visibilité littéraire en bibliothèque, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, coll. « Papiers », 2015. Le livre est issu d’une longue enquête, menée dans le cadre d’une thèse de doctorat, entre 2004 et 2010 au sein des bibliothèques de la ville de Paris. Certains résultats de cette enquête sont mentionnés dans l’article mentionné supra.
10 À ce sujet, voir le récent ouvrage de Sébastien Dubois, La Vie sociale des poètes, Paris, Presses de Sciences Po, 2023. Le sociologue a montré dans une précédente enquête, publiée en 2006, que la poésie, associée au théâtre, représentait entre 0,2 % et 0,4 % du chiffre d’affaires total de l’édition française. Paradoxalement, le pourcentage de dépôts de livres de poésie dans le cadre du dépôt légal de la Bibliothèque nationale de France oscillerait entre 3,3 % et 3,7 % selon Anne Dujin, ce qui en fait un espace très paradoxal, marqué par une production forte et une consommation relativement faible. Voir Sébastien Dubois, « The French poetry economy », International Journal of Arts Management, vol. 9, n° 1, 2006, p. 23-34 et Anne Dujin, « Où est passée la poésie française ? Portrait d’un univers paradoxal », Revue du crieur, vol. 3, no. 5, 2016, p. 62-77.
11 Cécile Rabot, « La bibliothèque universitaire et la valeur du contemporain », art. cit.
12 Ibid.
13 Corinne Blanchaud et Pierre-Henri Kleiber, « Avant-propos », in Corinne Blanchaud, Pierre Henri-Kleiber (éd.), Les Revues de poésie à l’épreuve du monde contemporain, Presses universitaires de Rennes, coll. « La Licorne », 2023, p. 7-14.
14 Voir notamment Pierre Maubé, « Revues de poésie et bibliothèques : désamour éternel ? », Poezibao, mis en ligne le 13 octobre 2007 (https://poezibao.typepad.com/poezibao/2007/10/revues-de-posie.html). L’enquête de Pierre Maubé a connu une actualisation dans un mémoire de bibliothéconomie en janvier 2009 qui, avec une méthode légèrement différente, donnait des chiffres similaires. Voir Alexia Vanhee, La Poésie contemporaine en bibliothèque universitaire, mémoire d’étude en vue de l’obtention d’un diplôme de conservateur de bibliothèque, sous la direction de Jean-Claude Annezer, École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, 2009. À ce jour, et à ma connaissance, ces études sont les seules entreprises bibliothéconomiques qui interrogent la relation entre la bibliothèque universitaire et la poésie contemporaine.
15 Voir le témoignage de Jean-Marie Gleize sur le C.E.P., dans ce même numéro.
16 [N.D.L.R : 2022.]
17 Cyrille Martinez, Le Poète insupportable et autres anecdotes, Paris, Questions théoriques, coll. « Forbidden Beach », 2017, p. 82.
18 Cyrille Martinez, « Vie du bibliothécaire », intervention dans le cadre du séminaire de William Marx, « Les bibliothèques invisibles », Collège de France, 30 mars 2021. URL : https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/seminaire/les-bibliotheques-invisibles/vie-du-bibliothecaire, consultée le 16 avril 2024.
19 [N.D.L.R : Par exemple UbuWeb (https://ubu.com/) et PennSound (https://writing.upenn.edu/pennsound/) pour le domaine anglophone ; Archives sonores de poésie (https://asp.huma-num.fr/s/archives-sonores/page/accueil) et Performance Sources (https://performancesources.com/) pour la France.]
20 [N.D.L.R : Jean-Marie Gleize, Denis Roche : éloge de la véhémence, Paris, Seuil, 2019.]
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Référence électronique
Quentin Cauchin et Cyrille Martinez, « Le poète contemporain et la bibliothèque. Quelle fonction pour la bibliothèque universitaire aujourd’hui ? Entretien », Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/14116 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqt
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