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Lieu de formation à l’analyse et à la pratique littéraire
Entretiens et témoignages de masterantes de l’Université Bordeaux Montaigne (M1 REEL – Recherches en études littéraires)

Le Devenir-Funambule (un schéma de Larivaille1)

Le Devenir-Funambule (a Larivaille drawing)
Caroline Poincheval

Texte intégral

  • 1  Paul Larivaille propose dans L’Analyse morphologique du récit (1974) un schéma en cinq étapes (ou (...)

1Situation initiale

2Il était une fois, une Danseuse.

3Depuis son hameau, cette Danseuse (une jeune femme blanche d’une vingtaine d’années issue des classes populaires et rurales) admire vivement le monde universitaire. Elle nourrit, à l’orée de sa marge du monde, un désir brutal d’intégrer, de comprendre et de participer à ce qui lui paraît être un espace privilégié de création de savoirs et de subjectivation politique, un lieu d’où l’on inquiète ses certitudes et d’où l’on pense le complexe.

4Pour se convertir au champ de la connaissance, la Danseuse ouvre deux portes. Elle s’inscrit en licence de Lettres à distance et devient libraire.

5Ici commence le grand écart.

6Complication (perturbation de la situation initiale)

7Dans une librairie, il faut lire. Il faut lire et écouter la radio. Il est nécessaire de se soumettre corps et âme au régime de l’information permanente : ne pas manquer une donnée du contemporain, qu’il s’agisse d’une parution littéraire, de l’anniversaire d’un événement historique, d’une déclaration de guerre, de la sortie d’un film, de la mort d’une personnalité publique, et cætera. Il faut se tenir prêt·es, à tout moment, à former une table « actualité », une tête de gondole « controverse », une vitrine « événement ». Il faut vivre au plus près du présent, parce que c’est ce qui intéresse les gens qui viennent acheter des livres à la Danseuse. Qu’on leur parle de ce dont on parle autour d’eux, pour qu’ils puissent en parler à leur tour.

8À l’Université, et surtout en licence de Lettres, il faut lire. Enfin, plutôt, il faut apprendre à lire. Plus précisément, même : il faut apprendre à lire d’une certaine manière. A priori, écouter la radio n’est pas nécessaire. On doit lire Corneille, Stendhal, Madame de Villeneuve, Shakespeare, Montaigne. Comprendre, au moins un peu, d’où iels écrivent et qui iels sont. Il faut se questionner sur ce qu’est la littérature, sur ce qu’est la poésie, sur ce qu’est, globalement, un texte. On en parle, on pose des questions. Puis on n’y répond pas. C’est trop tôt (on n’a pas vraiment de réponse à donner).

9La Danseuse découvre deux pratiques qui concernent le même objet. Pourtant, elle voit bien, pas avec ces mots-lunettes-là, mais elle le voit bien, que ces deux pratiques n’appartiennent pas au même champ. Que les règles du jeu ne sont pas les mêmes. Malhabile, la Danseuse : sa jambe droite tente de se stabiliser sur les sables mouvants du marché agité et miroitant de l’extrême contemporain ; sa jambe gauche s’évertue à gravir la haute marche d’où règnent en maîtres absolus Les Classiques, qui la regardent avec dédain.

10Action (péripéties)

11Un Ogre Cousu d’Or prévoit de racheter le troisième groupe d’édition grand public au monde. C’est le chaos dans l’univers des librairies. Les représentants et commerciaux viennent voir la Danseuse et ne lui parlent que de l’Ogre et de ses dévoreuses tentacules. Oui, la littérature, c’est politique, et ça devient très clair à ce moment-là.

12De l’autre côté, on parle de Littérature et Politique. Deux grandes entités désincarnées qui deviennent les sujets de propositions verbales. On dit à la Danseuse de faire attention. Que oui, la Littérature est indispensable au Politique, parce qu’elle dit et organise le réel en lui donnant une forme appréhendable par l’esprit. Mais que le Politique n’est pas indispensable à la Littérature. Que cette dernière est autonome. Qu’il ne faut pas l’envisager en termes de pouvoir, de contestation ou d’engagement.

13Et certes. Ces nuances sont importantes. Pourtant, le monde dans lequel valsent l’Ogre et la Danseuse n’est ni diplomate, ni nuancé. Les espaces où la nuance résiste sont bien difficiles à trouver. L’Université, qui pourrait être le lieu d’où on la fait vivre et d’où on la protège s’embrase parfois ; au bûcher, la Nuance ! Polémiques, hurlements contestataires – c’est la guerre. Plus de travail d’élucidation réciproque, la recherche de la vérité passe au second plan : on s’agite, l’autre devient un adversaire hostile, une menace, un nuisible à éliminer par les moyens mêmes de la rhétorique. La nuance se radicalise, incendiaire. On ne pense plus le complexe : on travaille à détrôner l’adversaire.

14Résolution (conséquence de l’action)

15Bref : dans le monde du savoir institutionnalisé, personne ne lui parle des agissements de l’Ogre Cousu d’Or. Alors de son côté, elle se prépare au combat. À la librairie, elle fait entrer, tant bien que mal, de petits éditeurs. Elle essaye de travailler « local ». Mais éviter complètement les Géants de la distribution, c’est invivable, insoutenable, surtout là où elle travaille (la librairie est dans un tout petit village). Et surtout, elle lit comme une forcenée. Goulûment. Tout ce qu’on lui donne. Elle ne trie pas, ou peu. Des romans, des bandes-dessinées, des mangas, des essais, de la philosophie, des livres de cuisine. Il faut combattre son sentiment d’imposture : il faut qu’elle puisse conter ces histoires. Il faut qu’elle puisse parler des livres à celles et ceux qui viennent les acheter, pour qu’iels puissent les lire et en parler à leur tour.

16La Danseuse perçoit de plus en plus difficilement le continuum entre ses deux objets. Dans son esprit, pour que ce soit gérable, elle cloisonne. Elle sort du travail : elle oublie le travail. Elle ouvre son ordinateur, lit ses cours, digère les informations, les régurgite sur ramettes de papier A4 blanc 80g. Elle adore ça. Elle apprend à penser, à saisir les impensés de sa pensée, à structurer ses raisonnements, et parfois, à prolonger les raisonnements des autres.

17Parfois, elle échoue à cloisonner. Ça se sent dans ses copies. Elle cite des ouvrages trop contemporains, s’appuie sur des données qui ne sont pas encore entrées dans l’histoire ou dans la discipline. Elle se déchaîne et ses deux littératures, inévitablement, s’enchaînent. L’équilibre est difficile à trouver ; la Danseuse vacille. Surtout qu’elle se politise. Là encore, c’est inévitable. Parce que se soumettre corps et âme au régime de l’information permanente et lire avec gourmandise et sans sélection, comme elle le fait alors, c’est entendre tout : les discours, les contre-discours, les proto-discours. Dans ce tumulte, faites vos jeux. Elle joue : elle se déplace, se place, puis se positionne.

18Et alors vient la question : quelle position tenir à l’Université ? Faut-il qu’elle parle de ce dont on parle dans son monde quotidien, de la guerre et des Ogres, d’inceste, de féminismes, de consommation, de vieillesse, d’écologie, de queerness, de Covid, de culture du viol, de racisme, de deuil ? (Vous me direz : son monde quotidien n’est pas joyeux. Je vous répondrai : en effet.)

19La réponse est claire : elle peut se servir de la méthode qu’on lui apprend à l’Université pour penser son quotidien, mais elle doit éviter de penser son quotidien dans l’Université.

20Situation finale (équilibre résultant de l’étape précédente)

21En Master, on lui propose de choisir. Quels séminaires voulez-vous suivre ? Le continuum devient plus tangible. La Littérature s’étend. La Danseuse choisit avec enthousiasme des cours qui examinent le monde contemporain. Légère déception : l’Université lui propose de découvrir, en ses termes, ce qu’elle s’est acharnée à démêler, selon les siens, lors de l’étape précédente. L’Université est en léger retard sur le quotidien.

22Lentement, elle se met à apprécier ce retard. Cet écart. C’est dans l’écart que naît le complexe et c’est dans cet écart que son corps se situe. La Danseuse a compris les règles du jeu et son choix est fait : elle va rester là. Elle cesse d’essayer de stabiliser ses jambes sur les deux littératures. Elle déroule un fil qui va de l’une à l’autre,
avance prudemment ses chaussons sur la corde,
s’élance. Aérienne.
Il lui faut à présent devenir Funambule.

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Notes

1  Paul Larivaille propose dans L’Analyse morphologique du récit (1974) un schéma en cinq étapes (ou schéma quinaire) permettant de décrire la structure élémentaire des contes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Caroline Poincheval, « Le Devenir-Funambule (un schéma de Larivaille) »Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/14083 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqr

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Auteur

Caroline Poincheval

Master RÉEL, Université Bordeaux Montaigne (M1)
caroline.goursat-roudier[at]etu.u-bordeaux-montaigne.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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