Enseigner et transmettre une littérature contemporaine en devenir : recul et ajustements de l’institution
Texte intégral
1Comment définiriez-vous la littérature contemporaine ?
- 1 Marie-Odile André, « La littérature française contemporaine : un panorama », in Martine Poulain (éd (...)
2Il est difficile de donner une définition unique et stable de la littérature contemporaine quand on considère qu’il s’agit d’un champ ouvert, non figé, encore en train de se faire. Il n’y a pas si longtemps de cela, il a été établi qu’elle avait débuté dans les années 1980-19901. Cependant, pour les jeunes générations d’étudiant·es né·es à la fin du XXe siècle et dans les années 2000 dont je fais partie, les auteur·ices de ces époques, aujourd’hui d’un âge avancé, semblent correspondre de moins en moins à cette notion de littérature contemporaine. Tout d’abord, la difficulté de classement provient de l’ambiguïté de la notion qui se partage, à mon sens, entre les écrivain·es décédé·es qui se tenaient à l’apogée de leur carrière durant la période citée plus haut et celles et ceux toujours vivant·es, dits « actuel·les ». Il est vrai que ces dernières et ces derniers appartiennent davantage à l’hypercontemporanéité, au présent immédiat avec des œuvres en devenir, qui n’ont pas encore cessé de se réaliser. À titre d’exemple, des autrices comme Marguerite Duras ou Nathalie Sarraute ne font, selon moi, plus partie de ce courant qu’est la littérature contemporaine. À l’inverse, des écrivain·es comme Annie Ernaux, Patrick Modiano, Chloé Delaume, Marie Darrieussecq, Pascal Quignard ou bien Emmanuel Carrère peuvent encore parfaitement s’inscrire dans cette catégorie.
3Néanmoins, il est réducteur de limiter la littérature contemporaine à ces noms, consacrés par les institutions officielles comme par la recherche universitaire, ancrés dans la logique médiatique au sein d’instances culturelles qui font autorité telles que les magazines littéraires, les émissions de télévision portant sur la littérature, les podcasts de recommandations de lectures, les rencontres officielles lors de salons ou de festivals. En effet, la littérature contemporaine me paraît être en continuelle réévaluation, au cœur de débats et de questionnements puisque, par définition, elle se maintient au présent et est à juste titre caractérisée par son inachèvement. C’est pourquoi, depuis les années 2000, de nouveaux et de nouvelles acteur·ices sont apparu·es en apportant avec elles et eux un florilège de thématiques, de sujets, d’innovations d’écriture, de rapports au texte et aux lecteur·ices. La littérature contemporaine est en devenir, élargie par les problématiques socio-économiques, les conflits politiques ou encore les enjeux environnementaux du monde dans lequel nous vivons. Par conséquent, je pense que cette période littéraire reste mouvante, sur le qui-vive, nourrie de la diversité de ses lecteur·ices et imprégnée du monde social dans lequel elle évolue.
4Quel était votre rapport à la littérature à l’issue de la classe de terminale ? A-t il évolué depuis ?
5L’enseignement secondaire m’a surtout transmis des connaissances générales et génériques concernant les œuvres dites « classiques », les canons littéraires officiels, c’est-à-dire les grands noms de notre panthéon comme Molière, Balzac, Zola et bien d’autres. Je me souviens avoir adoré lire les textes qui font partie intégrante de notre patrimoine culturel, sans jamais m’interroger sur ce qui existait d’autre. J’étais admirative et comprenais de plus en plus ce que je lisais à travers des explications académiques dispensées en classe ; je rêvais de pouvoir disserter et commenter les œuvres de « Grands Hommes » de la littérature, faisant l’impasse sur les références féminines ou queer, ainsi que sur la littérature mondiale, excepté quelques grands modèles anglophones tels que Jane Austen, les sœurs Brontë, Shakespeare ou Charles Dickens.
6En vérité, cet apprentissage se conformait aux attendus scolaires pour une élève de terminale en filière littéraire, qui faisait preuve d’une certaine sensibilité littéraire mais sans jamais s’ouvrir à d’autres textes que ceux qui véhiculaient des valeurs institutionnelles et sociales, reconnus comme modèles et qui éclipsaient la littérature jeunesse (notamment les bandes-dessinées que je lisais) ou « populaire » – dont j’étais secrètement férue, par peur du mépris de mes professeur·es. Depuis la classe de Terminale, mes habitudes de lecture ont radicalement changé. J’ai mis de côté le genre de la bande dessinée, élargissant ma bibliothèque de « classiques » plus modernes comme André Gide, Louis Aragon, Colette, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, etc. Je me focalise sur le roman davantage que sur la poésie ou le théâtre, m’intéressant également aux textes de théorie littéraire, de linguistique, d’esthétique tout en développant un intérêt grandissant pour les essais de sciences humaines.
7Quelle a été la place de la littérature contemporaine dans les différents enseignements que vous avez reçus à l’université ?
8Après deux années de classe préparatoire littéraire, j’ai eu la nette impression d’avoir été coupée du monde littéraire actuel. J’avais acquis de nombreuses connaissances théoriques, l’art de disserter ou de commenter un texte, des connaissances larges en matière de littérature allant jusqu’au XIXe siècle et de notions critiques : nous cherchions le sens profond de l’œuvre, nous étudiions ses moindres parcelles et décortiquions les phrases les unes après les autres avec l’illusion que nous découvririons le Graal. Inconsciemment, nous nous savions en discordance avec le reste de la sphère littéraire, naïf·ves et sans grande volonté de nous ouvrir aux œuvres contemporaines, la plupart du temps assimilées aux « romans de gare » – ces mêmes « romans de gare » que je lisais quand j’étais adolescente. Même si je dois les autrices choisies pour mon mémoire universitaire – Marguerite Duras et Annie Ernaux – à quelques-un·es de mes professeur·es en khâgne, c’est à mon entrée en DUT en métiers du livre, puis en licence et enfin en master de recherche littéraire que j’ai eu une prise de conscience fondamentale pour la poursuite de mes études et que j’ai réalisé le retard pris concernant mes connaissances en littérature contemporaine. Des noms que j’avais vaguement entendus comme Patrick Modiano, Alain Damasio, Marie Ndiaye, Chloé Delaume, Nancy Huston, Alain Mabanckou, Virgine Despentes ou bien Alice Zeniter devenaient des références dans les cours de littérature post-prépa.
9Dans le cadre de mémoires de fin d’année ou de courts dossiers à rendre, les étudiant·es avaient désormais le droit de traiter également de récits historiques, d’essais sociaux, de romans ou nouvelles fantastiques ou d’anticipation, de récits de soi sans être stigmatisé·es pour n’avoir pas choisi Ronsard, Molière ou Flaubert qui paraissaient désormais désuets. Ainsi, l’université et l’IUT m’ont proposé une variété de pistes de réflexion non négligeables concernant les auteur·ices de littérature contemporaine, celles et ceux dont on parle dans les médias, dans les interviews, les tables rondes, entre critiques littéraires actuel·les, de professeur·es à étudiant·es. C’est en accordant une place durant les cours à la littérature jeunesse, aux romans graphiques, en dédiant des semestres d’étude à des œuvres fantastiques ou de science-fiction, en profitant d’ouvertures sur la littérature francophone (je pense à Assia Djebar, Wajdi Mouawad, Driss Chraïbi) ou européenne que je me suis lancée, à titre personnel, dans des lectures plus actuelles et que j’ai osé m’ouvrir à ce qui n’était pas digne d’être jugé comme littéraire en classe préparatoire.
10De plus, il convient d’insister sur le dialogue mis en place entre les enseignant·es et leurs classes à l’université, qui permet de co-construire une réflexion au sein des classes entre les étudiant·es et d’ouvrir des perspectives davantage inclusives, tout en remettant constamment en question la recherche universitaire elle-même et ses enjeux. Aussi, l’accueil d’écrivain·es, les conférences et les débats, les sorties hors de l’enceinte académique, les rencontres en librairie ont drastiquement modifié mon point de vue sur la littérature contemporaine depuis la classe préparatoire.
11Cependant – et il s’agit ici du pendant de cette quête d’inclusivité et de prise de distance avec son propre discours théorique – l’université offre tout de même quelques limites. En effet, les cours ne peuvent suffire à cerner les enjeux et les problématiques de la littérature contemporaine, c’est évidemment à l’étudiant·e de prospecter à l’aide de toutes les ressources disponibles ; c’est cette mise en situation que valorise l’université tout en manquant parfois d’offrir les pistes nécessaires, les nœuds, les débats, les avancées de la recherche sur la littérature contemporaine. Avant d’être admise en master puis d’entrer en contact avec les directeur·ices de ce numéro, je n’avais jamais réellement pris conscience des pans de la littérature actuelle mis de côté par l’université et qui, pourtant, sont davantage abordés dans les travaux comme les thèses ou les mémoires produits par les étudiant·es elles et eux-mêmes. Pourtant, si l’université m’encourage chaque jour à diversifier mes lectures, à m’interroger sur les œuvres consacrées par le panthéon imaginaire qui est le nôtre, à refuser de céder à la facilité de réflexion, elle pâtit, à mon sens, des mêmes reproches faits à ses détracteur·ices. Par exemple, les auteur·ices récent·es étudié·es sont pour la plupart issu·es de grandes maisons d’édition, produisent des textes provenant de cette « littérature blanche » comme Emmanuel Carrère, Christian Bobin ou encore Annie Ernaux, salué·es le plus souvent par les médias de grande légitimité appartenant au cercle restreint des élites intellectuelles et culturelles. Ce qui est « acceptable » comme objet d’enseignement ne rime pas encore assez avec la pluralité des œuvres contemporaines publiées chaque jour en France ou dans le monde. Il existe peu de cours approfondis – à noter tout de même la création du master Genres, Cultures, Sociétés ou les cours dispensés en master REEL tels que « Lectrices critiques. Les pratiques théoriques des autrices contemporaines » ou « Écrire en sueur : récits de soi, auto-théorie, genre » –, sur les enjeux de la littérature jeunesse, sur les romans graphiques, l’essor des mangas, la production fantastique française de niche, les récits féministes autres que ceux de Simone de Beauvoir, Colette ou Virginie Despentes, la pensée queer au sein d’une littérature assumant la diversité de genre, de milieu, de classe, de race et donc plus « transgressive » face aux canons littéraires officiels.
- 2 Dominique Viart, « De la littérature contemporaine à l’université : une question critique », URL : (...)
- 3 Laurent Demanze, « Le contemporain à l’université », URL : http://ecrit-cont.ens-lyon.fr/spip.php?r (...)
12Si je concède à l’université que les carences d’approfondissement des œuvres contemporaines peuvent être dues au manque de temps et de recul d’une recherche toujours en cours, aux prises avec ses propres limites, à l’influence des réseaux sociaux et des médias culturels qui tendent à uniformiser la création, à la surproduction éditoriale et l’invisibilisation de la majorité des écrivain·es par un manque de moyens financiers, il est aussi primordial d’accorder aux étudiant·es davantage de fondements théoriques, d’outils pour apprivoiser et cerner au mieux cette littérature contemporaine si vaste, si débordante, si éclectique. Comme l’annonçait Dominique Viart dans son article « De la littérature contemporaine à l’université : une question critique », « travailler à l'Université sur la littérature contemporaine suppose d'accepter une certaine prise de risque : le recul historique n'est pas là pour garantir les objets littéraires dont l'enseignant ou le chercheur se saisit. Aussi est-ce par son propre travail qu'il légitime ces objets »2. Laurent Demanze ajouterait qu’il faut nécessairement « travailler avec le soupçon permanent de l’illégitimité et de la fragilité de nos objets, de la caducité de nos méthodes. Ce renversement des perspectives amènerait sans doute à considérer que la valeur d’un texte n’est pas un donné, stabilisé ou fixé, mais la sédimentation des interprétations successives et conflictuelles qui s’en saisissent »3.
Notes
1 Marie-Odile André, « La littérature française contemporaine : un panorama », in Martine Poulain (éd.), Littérature contemporaine en bibliothèque, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, « Bibliothèques », 2001, p. 31-47 ; Dominique Viart, « Résistances de la Littérature contemporaine », Fabula-LhT [En ligne], n° 6, « Tombeaux de la littérature », Alexandre Gefen (dir.), mis en ligne en mai 2009. URL : http://www.fabula.org/lht/6/viart.html, consulté le 17 avril 2024.
2 Dominique Viart, « De la littérature contemporaine à l’université : une question critique », URL : https://www.fabula.org/ressources/atelier/?De_la_litt%26eacute%3Brature_contemporaine_%26agrave%3B_l%27universit%26eacute%3B%3A_une_question_critique, consulté le 4 avril 2024.
3 Laurent Demanze, « Le contemporain à l’université », URL : http://ecrit-cont.ens-lyon.fr/spip.php?rubrique27, consulté le 4 avril 2024.
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Référence électronique
Nina Nunes, « Enseigner et transmettre une littérature contemporaine en devenir : recul et ajustements de l’institution », Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/14076 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqq
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