Contemporanéités
Texte intégral
1Quelle a été la place de la littérature contemporaine dans les différents enseignements que vous avez reçus à l’Université ?
2Dans mon cursus, peu de place a été accordée à la littérature contemporaine et lorsqu’elle m’a été enseignée, ce fut presque systématiquement dans le cadre de cours d’options ou de langue anglaise. Cette relégation au statut d'enseignement accessoire, éloigné du tronc commun est signifiante : en tant qu'étudiante, cela m'invite à considérer la littérature contemporaine comme une littérature marginale, anecdotique, ou du moins non-canonique et dont l'enseignement ne serait pas nécessaire à tous.
3La terminologie employée pour désigner cette littérature joue un rôle important dans la façon dont elle est ensuite enseignée et perçue à l’Université. Je considère comme « contemporaine » toute littérature qui a été produite à partir des années 1980. Cependant, le degré de contemporanéité d’une littérature est subjectif à plusieurs égards : l'adjectif, transitif, suppose un complément qui apporterait une précision quant à la position historique depuis laquelle l'objet est envisagé. C’est ici qu’entrent en jeu les différences de perception entre les générations ; d'abord parmi les enseignants eux-mêmes, ensuite entre étudiants et enseignants : ce qui est considéré comme contemporain pour une génération ne l’est plus nécessairement pour une autre. La nature du cours proposé ainsi que sa réception s'en trouvent relatives et varient en fonction de la position de l'enseignant comme de celle de l'étudiant.
4La terminologie de la contemporanéité prend alors tout son sens et tout son intérêt : la notion s'en trouve doublement élargie. Peut d’abord être « contemporain » ce qui l'a été à une époque donnée de notre existence mais ne l'est plus à une période postérieure. Cette lecture, dont la contemporanéité n’était censée être que momentanée, peut marquer l'esprit, faire corps avec l'individu et s'étirer pour épouser la durée d'une vie. Dès lors, ce qui est contemporain pour un individu devient ce avec quoi il a tissé une affinité, ce qui a trouvé un écho esthétique ou sémantique en lui, ce qui fait désormais corps avec lui. Il s’agit d'un passé rendu présent continuellement, précisément parce qu'il subsiste en l'individu et que celui-ci lui donne un sens, le partage avec d'autres. La lecture demeure contemporaine par son actualisation constante.
5La contemporanéité d'un texte réside aussi dans le degré de réflexion, d'adéquation ou d'émotion qui survient chez le/la lecteur·ice lorsqu’il le découvre. Peut-être contemporain un texte ancien mais dont l'esthétique et le propos deviennent une vérité subjective aux yeux du/de la lecteur·ice. C'est aussi et surtout ainsi que j'interprète le choix des textes au programme dans les universités : la contemporanéité d'une vérité subjective doit certes être recherchée du côté des œuvres récentes, mais toute œuvre plus ancienne ne doit pas pour autant être rejetée dans la non-contemporanéité. Quoi de moins contemporain qu'un texte récent mais dont le contenu, le sens ou la forme ne trouvent aucun écho chez le lecteur ? Cette contemporanéité serait purement factuelle mais proprement insignifiante.
6Enfin, comment qualifier et aborder des œuvres récentes mais dont l'auteur ou l'autrice ne fait pas entendre sa voix en raison de sa disparition prématurée, d'un éloignement géographique ou encore d'une absence de communication médiatique ? Dans ces conditions sont-elles contemporaines ?
7Il pourrait être tentant de considérer ces questionnements comme un simple exercice rhétorique et théorique qui nous éloignerait d’un travail de définition concrète. Je pense au contraire qu'ils posent une question essentielle : qu’est-ce que la littérature contemporaine ? Comment la définir ? La réponse à cette interrogation est souvent considérée comme évidente alors qu’elle me paraît complexe.
8Selon vous, la littérature contemporaine et les littératures plus anciennes sont-elles abordées de la même manière au sein de l’Université ?
9Il me semble que la littérature contemporaine est majoritairement étudiée au sein de manifestations universitaires (colloques, journées d'études, séminaires), ou tout du moins l’est-elle bien plus que dans des cours de licence. Comment expliquer ce décalage ? Il peut d’abord être attribué au degré d'étude ou d'expertise considéré comme nécessaire pour analyser cette littérature de manière pertinente. Selon moi, se fait alors jour une ambivalence dans la manière d'appréhender la littérature contemporaine. D’une part, elle serait aisément accessible au grand public, notamment par rapport à des littératures plus anciennes. D’autre part, produire un discours pertinent à son sujet supposerait une plus grande expertise, comme si son analyse était plus ardue. Cette manière duelle d'aborder la littérature contemporaine me semble liée au fait que celle-ci n’est pas encore totalement légitime dans le système éducatif. Cependant, cette approche ne me semble pas adaptée, puisqu'elle renforce une scission, axiologiquement marquée, de la littérature contemporaine en deux parties distinctes : l'une serait infime, mais remarquable, l'autre abondante mais de mauvaise qualité.
10Existe-t-il un écart entre vos lectures personnelles et celles que vous effectuez dans le cadre des cours ?
11Le hiatus entre mes lectures personnelles et universitaires est relativement léger : je lis principalement de la littérature française du XVIIIe au début du XXe siècle. Le reste de mes lectures personnelles gravite autour de la littérature étrangère, du XIXe au XXe siècle. C'est une littérature que j’étudie en cours dans le cadre des enseignements de littérature comparée. Plus que la nature des textes, c'est surtout la manière dont j'aborde mes lectures qui détermine leur caractère « personnel » ou « scolaire ». Les œuvres que je lis peuvent être comparables, mais je les aborde davantage sous l'angle du plaisir lorsqu'il s'agit de mes lectures personnelles, mettant dès lors de côté les aspects analytiques.
12Je pense faire partie d'un cas relativement minoritaire, à savoir celui d'une étudiante qui ne lit presque pas de littérature contemporaine. Par ailleurs, la majorité des lectures contemporaines que j'ai effectuées m'ont été inspirées par l'université. Depuis mon entrée en Master, j'assiste à des manifestations universitaires qui m'ont fait découvrir des auteurs et autrices d'une autre manière que ne le fait le marché du livre. En effet, dans des rencontres ou manifestations avec des auteurs et autrices contemporaines, organisées notamment par des librairies ou lors de salons du livre, je retrouve moins le prisme critique et théorique à travers lequel la littérature est abordée en études de lettres. De manière paradoxale donc, mon cursus étudiant m’a permis de lire davantage de littérature contemporaine alors même que l'Université ne la met pas en avant comme littérature canonique. C'est donc une question de degré à laquelle le public universitaire est confronté : si le lecteur n'est pas un habitué de littérature contemporaine, je pense qu'il en découvrira à l'Université par de nouveaux biais. Ces découvertes pourront l’intriguer, comme cela a été mon cas. À l'inverse, si le lecteur est déjà familier de la littérature contemporaine, la matière ou les sujets abordés pourront sembler insuffisants.
13Y a-t-il des choses que vous voudriez voir mises en place à l’Université pour faire plus de place à la littérature contemporaine ?
14Je pense qu'il serait bénéfique que certaines œuvres contemporaines apparaissent dans le tronc commun suivi en licence.
15D'autre part, je trouve intéressant voire indispensable d'aborder la réception des textes lors des manifestations universitaires et culturelles qui prennent pour objet la littérature contemporaine. En quoi l’analyse de ces œuvres diffère-t-elle (ou non) de celle d’œuvres dont les auteurs ou autrices sont décédés ? Surtout, il me semble important que ces discussions fassent parties du tronc commun et n'aient pas lieu uniquement dans des options ou séminaires.
Pour citer cet article
Référence électronique
Élisabeth Damiens, « Contemporanéités », Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/14047 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqn
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page