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Lieu(x) de transmission

Les résidences d’auteur à l’Université : le malaise dans la littérature ?

Author residencies at universities: a literary malaise?
Anna Krykun

Résumés

En s’appuyant sur une série d’entretiens, une analyse d’archives de résidences et des productions littéraires issues de ces séjours, le présent article s’attache à identifier les motivations des différentes parties prenantes du dispositif et à dresser une typologie des résidences d’auteur à l’Université afin de s’interroger sur le rôle qu’elles jouent dans l’enseignement et la recherche littéraire.

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Texte intégral

  • 1 Bernard Lahire, Géraldine Bois, La Condition littéraire : la double vie des écrivains, Paris, La Dé (...)
  • 2 Voir, entre autres : Guillaume Chérel, Un bon écrivain est un écrivain mort, Bordeaux, Mirobole, 20 (...)
  • 3 Ce programme de recherche a donné lieu à plusieurs publications individuelles et collectives parmi (...)

1La double vie à laquelle les modalités d’existence sociale de la littérature semblent condamner la plupart des écrivains contemporains1 a fortement contribué à l’essor des résidences d’écriture, qui constituent aujourd’hui non seulement une occupation complémentaire privilégiée d’une grande partie d’écrivains mais également un motif central de maints romans d’Un bon écrivain est un écrivain mort de Guillaume Chérel à Je suis un écrivain de Laurent Herrou en passant par Le Résident d’Elsa Vasseur ou Avoir les boules à Istanbul de Marc Villard2. Malgré un certain nombre de topoï narratifs (les tracas financiers de l’auteur auxquels la résidence semble apporter une réponse provisoire, l’arrivée du protagoniste dans un lieu insolite, une visite décalée de la structure d’accueil, la confrontation de deux univers avec des logiques sociales différentes, sinon difficilement compatibles, le dépaysement et la solitude de l’artiste, des imprévus qui transforment ce qui s’annonçait comme un temps de travail calme et ordonné en une véritable aventure, le premier contact véritable avec des locaux, la réinvention ou la révision du sens de son métier au cours de la résidence, etc.), ces récits qui thématisent la résidence d’auteur produisent également un savoir situé important sur le sujet. Le monde académique s’est aussi rapidement emparé de cet objet de recherche au croisement de l’histoire littéraire contemporaine, de la sociologie de la littérature et de l’analyse des politiques publiques dans le domaine de la culture. Les chercheurs réunis dans le cadre du programme de recherche « Résidence d’auteurs, création littéraire et médiations culturelles », porté par le Centre de recherche sur les médiations de l’université de Lorraine en partenariat avec les universités du Luxembourg, de Liège et de la Sarre, ont ainsi réalisé un état des lieux des pratiques existantes et une cartographie transfrontalière des résidences en s’appuyant sur l’observation participante dans les structures d’accueil et une série d’entretiens avec les écrivains bénéficiaires, les représentants d’institutions et le public3. Les résultats de cette recherche collective posent les jalons d’analyse de ce dispositif composite et polymorphe censé répondre à plusieurs besoins à la fois : soutenir la création littéraire exigeante, favoriser sa diffusion sur l’ensemble du territoire national au-delà de la concentration dans quelques grands centres (la fameuse irrigation culturelle du territoire faisant partie des missions du ministère de la Culture) et contribuer à l’éducation artistique en initiant le public aux pratiques artistiques amateurs, notamment à travers des ateliers d’écriture.

  • 4 Son texte est publié dans le Bulletin officiel n° 10 du 11 mars 2010, disponible sur le site offici (...)

2Le présent article se donne pour objectif d’explorer plus spécifiquement les résidences d’auteur à l’université, lieu d’accueil ayant ses besoins, priorités et impératifs propres et offrant un cadre bien plus rigide et restrictif que les maisons des écrivains et de la littérature, les centres d’art, les bibliothèques ou même les entreprises. Notons d’emblée que les contradictions inhérentes à ce dispositif hétéroclite n’échappent guère aux promoteurs des politiques publiques de l’éducation artistique et culturelle. C’est ainsi que la charte nationale relative à la dimension éducative et pédagogique des résidences d’artistes4 (circulaire n° 2010-032), signée par les deux ministères tutélaires le 5 mars 2010, reconnaît que :

Dans sa dimension éducative et pédagogique, la résidence est le point de convergence de plusieurs projets :

- projet de création d’un artiste ou d’une équipe artistique ;

- projet éducatif d’une structure culturelle ;

- volet artistique et culturel du projet d’école ou d’établissement, dont les résidences peuvent constituer un axe fort ;

  • 5 Idem.

- projet de développement culturel d’une collectivité territoriale [souligné par l’auteur de l’article,- AK]5.

  • 6 Pour faciliter l’exposé des résultats, plus loin dans cet article, je regrouperai sous ce terme, d’ (...)
  • 7 Ce terme sera entendu dans l’acception qui lui a donné Gabriel Tarde dans son ouvrage séminal. Voir (...)

3Ainsi, en s’appuyant sur une série de trente-sept entretiens approfondis avec les différents acteurs clefs des résidences d’écriture6 à l’Université (enseignants-chercheurs porteurs de résidences, écrivains-résidents, direction d’établissements et/ou composantes, services culturels, étudiants participant aux activités animées par auteurs-résidents) ainsi que sur une analyse d’archives de résidences et des productions littéraires issues de ces séjours, nous essayerons, dans un premier temps, de dégager les logiques sociales7 qui régissent l’implication de chaque acteur avant de tenter d’esquisser une typologie des résidences à l’Université selon la forme qu’y prend l’articulation des activités menées par l’écrivain-résident avec les cursus de formation universitaire. Cet examen des fonctions que l’on attribue à la présence des auteurs contemporains à l’Université nous permettra enfin de nous interroger sur ce qu’une généralisation rapide de ce dispositif pourrait nous révéler des aspirations de la communauté universitaire.

4Les limites méthodologiques de cette analyse sont nombreuses mais, en grande partie, indépendantes de la volonté de la chercheuse. Elles tiennent à la disponibilité des personnes interrogées et leur souhait de contribuer à l’enquête (celui-ci a été bien plus important parmi les collègues enseignants-chercheurs qu’au sein d’autres catégories cibles), aux rapports de force et/ou relations interpersonnelles qui lient les divers acteurs des résidences, les incitant souvent à s’autocensurer (des remarques exprimées off the record, avec une prière de ne pas les citer, ne pas évoquer les noms propres ou ne pas révéler les informations confiées, même de façon anonyme), au caractère confidentiel de certaines informations, notamment en ce qui concerne les budgets, les négociations avec les auteurs et les collaborations avec des partenaires externes à l’Université. Enfin, bien que la résidence d’écrivain à l’Université ne puisse pas être réduite uniquement au domaine de la pédagogie mais relève tout autant de la recherche, cette dimension a été essentiellement laissée en dehors du cadre d’analyse. L’ensemble de ces limites ne permet pas d’appuyer nos conclusions sur un échantillon suffisamment grand (le seuil de 200 fixé par le théorème central limite, nécessaire pour assurer la normalité des données dans toute démarche d’analyse quantitative), équilibré (une représentation paritaire de tous les acteurs concernés) et représentatif des usages à l’œuvre dans les établissements d’enseignement supérieur français, ce qui leur confère le caractère d’observations empiriquement étayées plutôt que d’une cartographie exhaustive des pratiques.

La convergence de projets malgré la divergence d’objectifs ?

5Commençons par un rappel rapide des principes de fonctionnement des résidences d’auteur à l’Université. La convention cadre Université, lieu de culture, signée à Avignon le 12 juillet 2013 par Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, et Geneviève Fioraso, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a officialisé une place de choix attribuée à la résidence d’écriture au regard de toutes les autres formes de présence de la littérature contemporaine à l’Université :

La résidence d'artistes — résidence de création, de diffusion ou d'association, de médiation — constitue la modalité privilégiée de la présence artistique à l'université, de la sensibilisation à la notion de projet et de création artistique. Elle est l’occasion pour les étudiants d’être confrontés directement à l’univers d’un artiste qui lui-même prend en compte, entre autres éléments, leur capacité créatrice. Une résidence d’artistes a vocation à s'inscrire dans la durée8.

  • 9 Créé par le décret du 6 mars 1991 relatif aux enseignants associés ou invités, le statut de PAST pe (...)

6Le mot d’ordre du ministère, accompagné de l’attribution des fonds ad hoc (pourvus conjointement par l’établissement et la DRAC, parfois avec la participation des collectivités territoriales), ont constitué un tournant dans l’histoire des résidences d’artiste à l’Université en France. En effet, si en 2013, la moitié des universités pouvaient se prévaloir de ce dispositif, dix ans plus tard rares sont les établissements qui n’en ont pas. Certains proposent même deux résidences par an, auxquelles s’ajoutent un concours d’écriture parrainé par l’auteur-résident, un festival du livre où il intervient, des rencontres/lectures dans les librairies de la ville, des mises en scène ou en image des textes écrits avec les étudiants, qui sont ensuite présentées dans les salles de spectacle de la ville, etc. Quelques-uns vont jusqu’à la transformation de ces résidences en postes d’enseignants-chercheurs invités (PAST9) ou bien des chaires d’écriture.

  • 10 Selon le dernier baromètre « Les Français et la lecture », étude bisannuelle réalisée par le Centre (...)

7Cependant, s’agissant des résidences à l’Université, la littérature fait partie des arts moins représentés que les arts du spectacle, la musique ou les arts plastiques. Parfois, aucune résidence d’auteur n’a eu lieu dans une université qui publie pourtant, annuellement, un appel à participation thématique potentiellement ouvert aux écrivains, comme c’est le cas à l’université de Franche-Comté ou l’université de Toulon par exemple. Les raisons de cette sous-représentation de la littérature sont à chercher autant dans l’exigence de la visibilité de la présence de l’artiste-résident, plus facile à assurer lorsqu’il est question du spectacle vivant, que dans le manque d’intérêt de la part d’étudiants pour la lecture et la littérature10.

8Le dispositif de résidence est conçu de façon assez souple pour que ses contours précis puissent être définis localement en permettant ainsi à chaque constellation d’acteurs en présence de trouver leur équilibre d’intérêts. Ainsi, bien qu’un cadre réglementaire général existe bel et bien, les obligations respectives de l’auteur et de l’établissement d’accueil sont-elles surtout déterminées dans un contrat conclu au préalable et différant donc considérablement d’une université à l’autre. C’est pourquoi la durée de présence effective de l’auteur à l’Université peut varier de 1,5-2 à 8 semaines étalées sur un ou deux semestres. Ce temps est censé être réparti entre, d’une part, la création personnelle (70 %) et, d’autre part, les activités de médiation (30 %), lesquelles consistent principalement en un atelier d’écriture de 20 heures. Ces activités autour de la littérature contemporaine, que les écrivains réalisent dans le cadre de leurs résidences, s’intègrent différemment dans le cursus étudiant en fonction des choix de chaque équipe pédagogique : elles peuvent être entièrement bénévoles et complémentaires aux études, validées dans le cadre d’une UE libre ou d’un CERCIP (module « Compétences, Engagement, Réflexion citoyenne et Pratiques ») ou encore faire partie des modules disciplinaires au même titre que des cours classiques.

9Même si, au premier regard, le dispositif de résidence d’auteur privilégie le temps de création libre, il est attendu que l’écrivain accueilli en résidence participe à la vie quotidienne de l’établissement et s’intègre pleinement dans la communauté universitaire de sorte que sa présence puisse susciter un décentrement du regard des chercheurs qui l’accueillent et de ce fait favoriser un renouvellement d’approches de recherche et d’enseignement, tout en ouvrant des voies vers une perception plus personnelle et intime de la littérature et en initiant les étudiants aux pratiques de l’écriture créative. En outre, l’artiste-résident est censé porter un projet artistique permettant de fédérer autour de lui aussi bien membres de l’équipe pédagogique et administrative que les étudiants. Centrée sur l’Université, son action doit pourtant avoir une visibilité qui rejaillit sur la ville et/ou la région. Dans la plupart des cas, il n’existe pas d’obligation de création, qu’il s’agisse d’une œuvre originale, d’un témoignage, d’un texte écrit en collaboration avec les étudiants ou d’un simple journal de bord, mais cela sous-entend que la résidence serve effectivement à avancer la rédaction d’une œuvre et que le lien entre celle-ci et la résidence soit affichée dans les commentaires auctoriaux (entretiens accordés aux médias, paratexte éditorial, etc.).

10Alors que le rôle fédérateur de la résidence est souvent mis en exergue dans les textes de cadrage, force est de constater que la réalité est souvent tout autre et que les motivations des parties prenantes des résidences (l’administration de l’université, les enseignants-chercheurs, les écrivains bénéficiaires du dispositif, les DRAC et les services culturels, les collectivités territoriales, les étudiants) s’avèrent être très différentes, voire contradictoires.

11Les écrivains qui postulent pour les résidences d’auteur à l’Université y voient avant tout une possibilité de gagner leur vie grâce à l’écriture, autrement dit, de ne pas être contraints de mettre l’écriture de côté pour subvenir à leurs besoins. C’est pourquoi certains auteurs deviennent, avec le temps, de véritables professionnels des résidences dans la mesure où celles-ci constituent leur source de revenus essentielle et qu’ils disposent de plusieurs trames d’ateliers d’écriture qu’ils peuvent apporter toutes prêtes dans chaque nouveau lieu d’accueil, ce qui leur permet d’utiliser le temps de résidence avec le maximum de profit pour les projets d’écriture personnels. Parmi les motivations pragmatiques, on compte également la volonté de valoriser les activités de médiation effectuées dans le cadre des résidences au moment du dépôt des demandes de financements publics (bourses, aides à la publication/traduction, etc.) ou encore celle d’augmenter ses chances d’être sélectionné pour participer, à l’avenir, à d’autres résidences. À ces considérations d’ordre pratique s’ajoute un intérêt particulier pour le milieu universitaire. Il tient, d’une part, à la possibilité d’engager un dialogue « désintéressé » autour de la littérature avec d’autres lecteurs boulimiques, dialogue fondamentalement différent de celui que l’on pourrait avoir avec des pairs, et, d’autre part, à la possibilité d’accéder à des sources d’information compétentes et abordables sur des sujets scientifiques pointus, qui pourraient constituer la matière de livres futurs. Ces sujets peuvent aller de certains pans de l’histoire à la recherche sur l’espace ou les changements climatiques en passant par l’intelligence artificielle, la médecine et la psychiatrie ou encore les activités économiques illicites, telles que la fraude fiscale ou le business de la guerre.

  • 11 Christine Angot, Quitter la ville, Paris, Stock, 2000, p. 181.
  • 12 Ibid., p. 13.
  • 13 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, les presses du réel, 2006 [1998].
  • 14 Alexandre Gefen, L’Idée de littérature : de l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, C (...)
  • 15 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, op. cit., p. 22.

12Enfin, un dernier mobile important consiste dans l’envie de contrer le cloisonnement des pratiques et milieux professionnels en sortant d’un univers social familier, structuré autour d’activités littéraires et éditoriales, afin de retrouver un contact plus immédiat avec la vie hors du livre et, partant, de renouer avec le sentiment d’utilité, sinon de légitimité, de la littérature, qui apparaît ainsi comme une parole qui « n’a rien à voir avec les souffrances des écrivains ou l’idée qu’ils se font de la littérature »11, une manière d’être à la fois « en [s]oi et hors de [s]oi »12. Certains auteurs le perçoivent comme une nécessité existentielle et/ou un impératif éthique et font de l’art relationnel13 ou de l’art d’intervention14 le pilier de leur identité scripturale. En effet, puisque à l’époque des fins (fin de l’histoire, fin des idéologies, fin de l’art) et des post- (post-modernité, post-vérité, post-politique), les critères de légitimation de l’art élaborés par la modernité, telles que la nouveauté, la virtuosité formelle ou l’autoréflexivité, paraissent périmés ou insuffisants, on semble assister à un tournant situationnel de l’art. La réalisation (l’œuvre) est ainsi considérée comme secondaire aussi bien par rapport au processus qui a présidé à sa création qu’au dialogue qu’elle permet d’engager. Nicolas Bourriaud exprime assez bien ce tournant lorsqu’il déclare que dans ce nouveau paradigme culturel, qui est celui de l’extrême contemporain : l’« essence de la pratique artistique résiderait ainsi dans l’invention de relations entre les sujets ; chaque œuvre d’art particulière serait ainsi la proposition d’habiter un monde commun, et le travail de chaque artiste, un faisceau de rapports avec ce monde »15. L’importance d’impliquer l’autre dans un dialogue avec et à travers l’œuvre, le plus souvent décrit comme un « désir de transmission et de partage », l’insistance sur le caractère transitif, collaboratif et connectif de l’art incite ainsi les écrivains à chercher des terrains d’échange et d’intervention. Sous cet angle, la résidence d’auteur apparaît comme une forme institutionnelle commode dans laquelle peut s’accomplir la vocation relationnelle de la littérature.

  • 16 Le terme est emprunté à l’ouvrage de Nathalie Heinich, De la visibilité : excellence et singularité (...)

13Or, à ces aspirations et motifs des écrivains qui postulent pour une résidence d’auteur à l’Université, l’institution universitaire répond par ses propres objectifs et enjeux, au premier rang desquels la volonté d’ouverture (ou de l’image d’ouverture) de l’université. À cet égard, le dispositif résidentiel offre une bonne occasion de réaffirmer l’attachement à l’Université pleinement engagée dans la vie de la cité dans la mesure où l’accueil d’un écrivain-résident permet d’afficher la contribution de l’Université à la fois à la vulgarisation du savoir scientifique (SAPS), à l’observation et l’analyse de l’extrême contemporain, à une participation active au débat public et à la transmission de la culture et des valeurs citoyennes. Moyen de valoriser l’apport d’une institution publique au bon fonctionnement de l’ensemble du corps social et ainsi de justifier la nécessité de ses financements publics, la résidence d’artiste devient donc sans surprise une des vitrines de l’Université. Inutile d’ajouter que, dans ce cas, l’accueil d’un écrivain connu constitue un atout non négligeable d’autant qu’il est susceptible d’augmenter le capital de visibilité16 de l’établissement dans l’espace public et particulièrement dans l’espace médiatique. De là, la chasse aux vedettes, la tendance à privilégier les auteurs qui travaillent sur les sujets d’actualité et à accorder une grande importance aux composantes événementielles de la résidence (soirées de présentation et de sortie de résidence, conférences, lectures ou performances publiques, etc.), parfois au détriment des activités journalières avec la participation de l’auteur-résident, rarement susceptibles d’attirer l’attention du grand public.

  • 17 Acronyme pour « moins diffusées et moins enseignées ».

14Les enseignants-chercheurs porteurs des résidences d’auteur poursuivent eux aussi leurs propres objectifs, différents de ceux évoqués précédemment, dont le premier est sans doute la quête de modalités de travail plus libres et créatives que ne le permet le cadre académique de l’enseignement supérieur et de la recherche. J’y reviendrai plus largement dans la dernière partie de l’article et me limiterai pour l’heure à un bref aperçu de motivations pratiques, plus terre-à-terre mais tout aussi importantes. Car, en effet, les enseignants-chercheurs peuvent tirer des bénéfices d’une participation active à l’accueil d’un auteur-résident, et ce à plusieurs niveaux. Au niveau collectif, la résidence peut aider à assoir la légitimité d’une formation ou d’une composante (ceci est particulièrement vrai pour les départements LLCER des langues MoDiMEs17 et plus largement de toutes les langues n’ayant pas de statut de langues de communication internationale, sur lesquels plane souvent une menace de fermeture ou de restructuration en vue d’une fusion), à faire connaître sa formation dans les milieux de production, de diffusion, de conservation et de valorisation de la littérature et de la culture (autrement dit, parmi les potentiels collaborateurs et partenaires, qui deviennent beaucoup plus enclins à donner une réponse favorable à une sollicitation d’intervention ou une proposition de projet conjoint), ou encore à attirer des étudiants vers des filières qui, dans le contexte actuel, où de nombreux jeunes éprouvent une forte anxiété face à la précarisation grandissante et aux perspectives de chômage sur un marché du travail robotisé, connaissent une baisse d’effectifs non négligeable (parmi ces filières, mentionnons les Masters Lettres Recherche, MEEF, Métiers du livre, Traduction littéraire). Les résidences permettent également de renforcer les liens et de s’assurer du soutien de collectivités territoriales, d’institutions culturelles et patrimoniales locales ou nationales et de mécènes. Au niveau personnel, assumer le rôle de porteur de projet de résidence est un élément de construction de carrière, notamment via les primes au mérite (composante C3 du Régime d’Indemnisation des Personnels Enseignants et Chercheurs, le RIPEC) et les promotions en interne, qui prennent en considération l’investissement dans les tâches et missions d’intérêt général au même titre que l’innovation pédagogique et l’excellence scientifique. De façon similaire, la conception et la mise en place d’une résidence ou de ses nouveaux volets peut servir de tremplin vers des postes à responsabilité (direction d’un département, d’un groupe de travail ou d’un programme de recherche), dans la mesure où il s’agit de projets collectifs ayant une vocation fédératrice et mobilisatrice pour l’équipe. Bien qu’aucun enseignant-chercheur interviewé ne l’évoque parmi ses motifs premiers, la majorité écrasante reconnaît que cette forme d’implication dans la vie de l’établissement est prise en compte lors de l’évaluation des dossiers.

  • 18 Introduit par Catherine Trautmann, ministre de la Culture et de la Communication dans le gouverneme (...)

15Enfin, les DRAC, les structures régionales du livre et les services culturels des universités apportent à cette configuration, déjà assez complexe, encore une autre logique, qui est celle des responsabilités artistiques, sociales et territoriales18 des artistes et collectifs subventionnés par l’État et partant de l’action culturelle visant à prioriser les publics dits éloignés de la culture. Aussi n’est-il pas étonnant que dans cet imbroglio des motifs et enjeux, différents pour chaque groupe de participants, l’équilibre doive être trouvé au cas par cas, en fonction des forces en présence localement dans chaque université, et que cela donne lieu à une très grande diversité des configurations possibles du dispositif résidentiel. Dans la partie qui suit, nous essayerons de dégager quelques modèles principaux des résidences d’auteur à l’Université.

Une typologie des résidences d’écrivain à l’Université

16Si l’on envisage les différentes résidences d’écrivain à l’Université du point de vue de leur articulation avec l’enseignement de la littérature, on décèle quatre modèles principaux dans la multiplicité d’expériences observées sur le terrain.

  • 19 Howard Saul Becker, Art Worlds, Berkeley – Los Angeles – London, University of California Press, 19 (...)

Tout d’abord, les résidences adossées à une formation en création littéraire et intégrées dans le cursus universitaire des étudiants selon le modèle des formations professionnelles en apprentissage. Le Master de Création littéraire à l’université Paris VIII Saint-Denis en offre un exemple caractéristique. La formation est conçue comme un ensemble composé de trois types d’activités : les cours académiques traditionnels portant, d’une part, sur l’histoire et les orientations esthétiques de la littérature contemporaine et, d’autre part, sur les connaissances pratiques liées à l’exercice du métier d’écrivain (les droits d’auteur, les types de contrat, l’écosystème éditorial, le rôle de différents intermédiaires et représentants de l’écrivain, ces « personnels de renfort »19 de plus en plus importants dans le monde du livre, les relations presse, les outils de marketing et de communication littéraires, etc.) ; les ateliers de création qui proposent une approche pratique de certains thématiques ou genres et, enfin, les suivis des projets de création personnels des étudiants. Les écrivains en résidence s’avèrent être indispensables pour assurer ces enseignements créatifs et, sous ce rapport, peuvent être assimilés aux intervenants professionnels qui dispensent des cours pratiques dans les modules d’application ou encore aux invités des conférences métiers d’autres Masters professionnels. Les écrivains sont ainsi sollicités pour une résidence d’auteur à l’Université en premier lieu en tant que détenteurs d’un savoir-faire spécifique, tout comme l’on recourt aux autres professionnels du livre (éditeurs, agents d’auteur, attachés de communication, libraires, bibliothécaires, chargés d’action culturelle d’institutions culturelles, conseillers et formateurs de sociétés d’auteurs, etc.) dans ces mêmes Masters pour transmettre la compréhension du contexte socio-économique dans lequel évoluent les auteurs. Le dispositif de résidence devient alors un simple levier administratif permettant d’obtenir des fonds nécessaires pour inviter un écrivain de renom et contourner les nombreux obstacles bureaucratiques qui surgissent dès lors que l’on souhaite associer à l’enseignement universitaire des personnes aux statuts atypiques, qui ne correspondent pas forcément aux critères d’embauche définis par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. C’est ainsi que le Master de Paris VIII, mentionné plus haut, a accueilli en résidence d’auteur Maylis de Kerangal et que le Master Lettres « Métiers de l’écriture et de création littéraire » de l’université de Cergy a reçu comme écrivains-résidents Arno Bertina, Stéphane Bouquet, Emmanuel Moses, Mathieu Simonet et Benoît Toqué.

Le deuxième type comprend les résidences accueillies chaque année par la même composante de l’université. La pérennité du dispositif permet aux enseignants-chercheurs porteurs de ces résidences annuelles de développer, au fil des années, tout un ensemble d’activités variées et cohérentes autour de la présence de l’auteur-résident à l’université. Grâce à la possibilité d’étoffer progressivement la formule existante, ces résidences deviennent de vrais microcosmes, où tous les éléments sont interconnectés, et chacun se complète et s’enrichit par la présence d’autres volets du projet. Aussi ne saurait-on trop s’étonner que ce type de résidences d’auteur deviennent un formidable marqueur d’identité collective pour les composantes porteuses de projet.

C’est ainsi qu’à l’université Clermont-Auvergne, où le dispositif de résidence a été, depuis sa mise en place, monté avec l’équipe de la Faculté des Lettres, la résidence d’auteur fait partie intégrante aussi bien du programme de recherche que de la formation des étudiants. L’écrivain-résident assure un atelier d’écriture contemporaine, que les étudiants de L2 Lettres peuvent valider en tant que Projet professionnel et leurs camarades de L3 en tant qu’UE libre, et intervient dans certains cours du Master Lettres et création littéraire, ouvert en 2021 (en premier lieu, dans le cadre du Laboratoire de création du Master). Il articule ses diverses activités à destination des étudiants autour du thème central de la résidence, qui est défini par l’équipe d’accueil universitaire et coïncide avec le thème du grand festival littéraire régional Littérature au Centre. Créé en 2015 sur le modèle des rencontres de Blois pour les historiens, cet événement littéraire majeur de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui s’étend sur toute une semaine, permet de croiser la recherche universitaire sur les écritures de l’extrême contemporain, les interventions d’auteurs et d’artistes, parmi lesquels l’auteur en résidence occupe une place de premier rang, l’enseignement disciplinaire et la promotion de la littérature auprès du grand public. Les étudiants sont impliqués comme stagiaires dans les différentes phases de préparation du festival : la conception de la programmation, l’organisation d’une manifestation culturelle de grande envergure, la médiation autour de la littérature contemporaine auprès de publics variés, la communication littéraire, etc. Enfin, l’écrivain accueilli en résidence est aussi un interlocuteur clef des journées de réflexion méthodologiques sur la recherche-création organisées régulièrement au sein de la composante.

Si, à Clermont-Ferrand, les résidences littéraires sont thématiques (les thèmes étant choisis chaque année parmi les sujets qui interrogent particulièrement la société à ce moment-là), à Strasbourg – géographie politique oblige – toutes les résidences offrent des variations autour d’un seul et même sujet inépuisable : Écrire l’Europe. Les écrivains accueillis dans le cadre de ce dispositif représentent, à tour de rôle, les différentes littératures européennes ; un soin particulier est porté à l’alternance des pays, des langues et des cultures. En sus de 20 heures d’atelier et de quatre interventions à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, institution de rayonnement national et véritable lieu de mémoire, qui renforce d’autant l’identité européenne de cette résidence, l’auteur invité dans le cadre de ce dispositif est le parrain du prix Louise Weisse (concours d’écriture étudiant, qui récompense des auteurs de textes courts). À ce titre, l’écrivain parrain du prix dispense un atelier spécifique de quatre heures sur un thème choisi par les enseignants-chercheurs en accord avec la thématique de l’auteur-résident, participe à la sélection du lauréat, préface le recueil des nouvelles publiées à l’issue du concours et propose une conférence pour présenter ce recueil au grand public de la métropole, réuni à cette occasion dans le grand amphithéâtre de la BNU. Un coup de projecteur supplémentaire sera mis sur cette résidence littéraire à l’Université lorsque, en 2024-2025, Strasbourg deviendra, à son tour, la capitale européenne du livre : la résidence, et, partant, la littérature, deviendront ainsi des éléments clefs de la promotion de l’identité locale de cette capitale européenne.

Si je me suis attardée plus longuement sur ces deux exemples, c’est qu’ils illustrent à merveille la manière dont une équipe de collègues motivée et soudée peut se saisir du dispositif résidentiel pour développer un vaste et ambitieux projet d’enseignement, de recherche et de promotion de la littérature contemporaine. De plus, ces deux exemples complémentaires permettent de démontrer les potentialités identitaires des projets construits autour des résidences d’auteur à l’Université, ainsi que l’étroite imbrication entre identité collective, forgée par le biais de la participation au projet, et identité du territoire dans lequel il s’enracine.

Le troisième type comprend des résidences d’artiste qui se déroulent sporadiquement au sein de la Faculté des Lettres en devenant ainsi, de fait, des résidences d’écrivain. Étant occasionnelles, elles sont d’emblée perçues comme quelque chose d’exceptionnel et jouent surtout le rôle de vitrine pour les composantes qui les accueillent sans que cette « aubaine » ne permette forcement d’imaginer une articulation cohérente avec les enseignements disciplinaires et les projets de recherche à long terme.

  • 20 Voir Richard Florida, The Rise of the Creative Class: And How It’s Transforming Work, Leisure, Comm (...)

La dernière configuration du dispositif est représentée par les résidences d’auteur portées par une composante non littéraire ou une université n’ayant pas de faculté des Lettres et Sciences Humaines (citons à titre d’exemple, l’université de Montpellier qui, sans se prévaloir d’une unité de formation en LSH, a ouvert ses portes à la poète et comédienne Raphaëlle Bouvier et à l’auteur de bande-dessinée Émilie Plateau). De telles résidences relèvent tout autant de la volonté d’ouverture aux éclairages d’autres disciplines (tradition de liberal arts education), nourrie par l’idéal de l’homme universel, que du souhait d’aménager volontairement des conditions qui permettent de stimuler la créativité non artistique (scientifique, ingénierique, commerciale) par le biais de la défamiliarisation de la perception et de la confrontation à un paradigme de pensée radicalement différent20, logique qui a présidé à la mise en place des résidences en entreprise. De plus, ces résidences sont censées aider à la construction d’identités narratives des jeunes, souvent déconcertés devant les mutations des sociétés contemporaines. De ce fait, les activités de médiation à destination d’étudiants, réalisées dans le cadre des résidences, assument un rôle similaire aux pratiques d’art-thérapie.

Les résidences d’auteur à l’Université, un moyen pour redéfinir l’Université et la littérature ?

17Quelle que soit la forme que les résidences d’écrivain peuvent prendre dans les différentes universités et équipes d’accueil, la généralisation de ce dispositif et la volonté manifeste de certains enseignants-chercheurs de s’engager dans ces entreprises énergivores et chronophages semblent révélatrices des lacunes et/ou insuffisances du système universitaire ainsi que d’un désir de repenser, sinon de renouveler, aussi bien l’enseignement que la recherche. En effet, le dialogue autour de la littérature que l’on cherche à instaurer dans le cadre des résidences d’auteur semble procéder d’une volonté de dépasser la vision du travail pédagogique selon laquelle ce dernier serait un simple transfert du savoir (assimilation d’une quantité d’informations et capacité de leur maniement autonome) et des compétences (application situationnelle des savoirs) pour aller vers une pédagogie de la relation et de la résonnance. Car, comme le souligne Hartmut Rosa :

  • 21 Hartmut Rosa, Pédagogie de la résonance : entretiens avec Wolfgang Endres, trad. Isis Von Plato, Pa (...)

La compétence renvoie à la bonne maîtrise d’une technique, à la disposition permanente d’une chose acquise comme un bien. En revanche, la résonance, c’est l’entrée en relation progressive avec une chose. Les compétences peuvent bien évidemment m’aider dans ce processus, mais ce qu’il en ressort n’est pas donné au départ. La résonance porte en elle un moment d’ouverture et d’indisponibilité qui la distingue de la compétence. La compétence est une forme d’appropriation ; la résonance signifie l’emmétamorphose du monde : je m’y transforme aussi moi-même. […] Avoir les compétences pour analyser un poème signifie que je suis en mesure d’identifier le schéma des rimes, le mètre et le rythme. Je sais attribuer le poème à une époque et reconnaître les sujets littéraires. Je peux en faire un exercice de virtuose sans que le poème me parle, sans qu’il agisse sur moi. Il s’agira dans ce cas de compétences dépourvues de résonance. […] plus on se focalise sur les compétences, plus on s’attache à un schéma « vrai »/« faux ». Dans une relation de résonnance, il s’agit au contraire du processus d’emmétamorphose. Je me débats avec une matière qui m’importe. Il se peut alors que je tombe sur un vers qui me donne la chair de poule. […] Cela veut dire d’une part que je m’ouvre et me rends vulnérable ; d’autre part, que je me transforme. Quelque chose se produit lorsque je suis en présence d’un poème, de l’histoire, d’un pan de la théorie. C’est aussi là qu’entre en jeu l’instant où le monde est indisponible. Je ne sais pas exactement à quoi cela aboutira21.

18Or, comme l’explique Tzvetan Todorov dans son essai sur les formes de présence de la littérature dominantes dans l’institution scolaire, La Littérature en péril, les dynamiques parallèles de l’autonomisation du champ littéraire et de la professionnalisation de l’enseignement de la littérature ont transformé en profondeur le regard que l’on encourage à porter sur les œuvres de sorte que :

  • 22 Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 18-19.

les études littéraires ont pour but premier de nous faire connaître les outils dont elles se servent. Lire des poèmes et des romans ne conduit pas à réfléchir sur la condition humaine, sur l’individu et la société, l’amour et la haine, la joie et le désespoir, mais sur des notions critiques, traditionnelles ou modernes. À l’école, on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques22.

  • 23 Voir l’enquête de Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Detrez, Et pourtant, ils lisent, P (...)
  • 24 Violaine Houdart-Merot, La Culture littéraire au lycée depuis 1880, Rennes, Presses universitaires (...)

19À cet égard, les résidences d’auteur à l’Université peuvent être vues comme des espaces d’hétérotopie au sein de l’institution, qui est, par définition, normative et prescriptive. En tant que pas de côté autorisés, voire favorisés par le système, les résidences d’écrivain permettent de donner libre cours à une autre approche de la littérature, qui reconnaît certes l’importance de l’apprentissage de l’histoire littéraire et des outils conceptuels et méthodologiques de l’analyse textuelle, mais ne leur accorde que la place de moyens permettant de mieux comprendre et apprécier les textes et, probablement, de mieux se construire avec eux. En cherchant à atténuer la dissociation entre la lecture ordinaire et la lecture savante des textes littéraires, qui constitue un point d’aboutissement de l’apprentissage de la littérature dans le secondaire23, l’Université essaye d’opérer un retour au plaisir de la littérature et à un contact plus personnel, plus intime, avec les œuvres. Dans certains cas, ce lien entre le souhait d’enseignants-chercheurs de faire une place aux écrivains à l’Université et le constat d’insuffisances des formes d’enseignement existantes est thématisée dans leur recherche universitaire. C’est notamment le cas de Violaine Houdart-Merot, pour qui c’était le travail sur sa thèse La Culture littéraire au lycée depuis 1880 : devoirs d’élèves et discours officiels24 qui lui a révélé les problèmes majeurs issus de l’abandon progressif, observé depuis la fin du XIXe siècle, de la pratique d’écriture au profit du commentaire de texte dans l’enseignement de la littérature. Ce constat a été à l’origine de son engagement pour la réintégration des techniques d’écriture créative dans l’enseignement universitaire de la littérature, notamment par le biais de la création du Master Métiers de l’écriture et de la création littéraire (2015) et du doctorat Pratique et théorie de la création littéraire (2016) à l’université de Cergy.

  • 25 Sur l’instrumentalisation de l’enseignement universitaire à partir de la seconde moitié du XXe sièc (...)
  • 26 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997, p. 10.

20Plus largement, le succès du dispositif résidentiel, qui donne une possibilité de fréquenter un auteur sur un temps assez long, sans contraintes de programme, concours ou calendrier d’examens, témoigne sans doute de l’aspiration à décorréler le processus de l’apprentissage de sa finalité instrumentale et appliquée25, à retrouver le temps volé par la culture du productivisme et de l’efficacité et à renouer avec la skholè de la culture humaniste : « temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde »26.

  • 27 Voir notamment Marc Escola (éd.), Théorie des textes possibles, Amsterdam, Rodopi, 2012.
  • 28 Jacques Dubois, « Pour une critique fiction », in Jean-Pierre Martin, Pierre Lepape, Dominique Nogu (...)
  • 29 Laurent Demanze, « Le “heureux hasard” du contemporain. Réflexions sur l’étude de la littérature au (...)

21En même temps, l’implication dans la construction et la réalisation des résidences d’auteur à l’Université relève de la volonté de modifier la conception endogène et exogène du travail des chercheurs en rompant avec l’imag(inair)e des producteurs de « discours seconds » et en repensant ce travail sinon dans les termes de la recherche-création27, du moins dans ceux de la création intellectuelle et langagière. Certes, cette volonté de reconnaissance de la part créative du travail de recherche universitaire connaît plusieurs variations. Pour certains, elle est synonyme d’une remise en question de la hiérarchie à l’œuvre entre le texte littéraire, considéré comme une œuvre d’Art, et son commentaire critique, explicatif, secondaire, déterminé par le devoir de loyauté au texte premier et assimilable à un pur produit du savoir disciplinaire ou de l’érudition – attitude qui est encouragée par le fait de travailler sur les textes des « grands auteurs ». Pour d’autres, elle se focalise sur la revendication d’une écriture académique plus libre et personnelle, qui ne chercherait pas à masquer la position et la personnalité même de l’auteur derrière les apparences de l’objectivité scientifique instillée par le style dépouillé, neutre, le « degré zéro de la littérature », qui, comme on le sait, n’existe jamais en réalité. D’autres encore vont jusqu’à défendre ce que Jacques Dubois28 appelait une critique de participation, critique qui ne se prive pas des ressources de fiction, narrativité ou métaphore, dans la mesure où ces moyens d’intellection symboliques peuvent avoir une vraie valeur heuristique, au même titre que les formes d’appréhension analytiques. Dans tous les cas, aux yeux de la majorité des enseignants-chercheurs, la présence d’écrivains contemporains au sein de l’Université fait ressortir la nature créative de leur propre travail : « procéder à rebours [de la critique académique institutionnelle], en suspendant la ‘présomption de valeur’ pour au contraire mettre à l’épreuve la valeur d’un texte par les possibles herméneutiques qu’il libère : non plus la valeur consacrée d’un texte comme caution légitimante des lectures, mais la force des lectures pour faire émerger la valeur. Un tel renversement amène évidemment à se confronter en permanence à la fabrique de la valeur, ses enjeux et ses dispositifs »29. Or, ce face-à-face avec la production des sens et des valeurs par les chercheurs confrontés à la littérature en train de s’écrire est inséparable de la reconnaissance de la part de l’invention inhérente au travail scientifique.

  • 30 Dans son essai retentissant, Besoin du réel, l’écrivain américain David Shields, fait de la hantise (...)

22En dernier lieu, l’essor des résidences d’écrivain à l’Université semble suggérer, d’une part, la « résurrection de l’auteur », qui prend son origine dans l’insuffisance du plaisir du texte et un besoin de l’existence incarnée, personnifiée et personnelle de la littérature30, et, d’autre part, la persistance de la sacralisation de la figure de l’artiste et de l’écrivain, dont la présence entre les murs universitaires serait susceptible de produire un effet épiphanique, transformateur sur ceux qui le côtoient au quotidien.

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Notes

1 Bernard Lahire, Géraldine Bois, La Condition littéraire : la double vie des écrivains, Paris, La Découverte, 2006.

2 Voir, entre autres : Guillaume Chérel, Un bon écrivain est un écrivain mort, Bordeaux, Mirobole, 2016 ; Denise Desautels, Le Cœur et autres mélancolies, Rennes, Apogée, 2007 ; Laurent Herrou, Je suis un écrivain, Montpellier, Éditions Publie.net, 2018 ; Anne Le Maître, Notre-Dame des ronces : un été à Vézelay, Veron, Éditions de la Renarde rouge, 2015 ; Sabine Macher, Résidence absolue, Plounéour-Ménez, Isabelle Sauvage, 2011 ; Jacques-François Piquet, Gif-sur-écrits : une expérience d’écrivain en résidence, Itteville, Métaphore A3, 1999 ; Philippe Ripoll, Habiter d’un monde à l’autre, Paris, l’Harmattan, 2012 ; Marcelline Roux et Frédérique Germanaud, Habiter en écriture, Auxerre, Rhubarbe, 2021 ; Pierre Stolze, Résidence Beau-Rivage : nouvelles, Metz, Éditions des Paraiges, 2016 ; Fabienne Swiatly, 44 brèves de Saint-Nazaire, Saint-Génis-des-Fontaines, Color gang, 2018 ; Elsa Vasseur, Le Résident, Paris, Robert Laffont, 2021 ; Marc Villard, Avoir les boules à Istanbul : journal d’un écrivain en résidence, Nantes, l’Atalante, 2012.

3 Ce programme de recherche a donné lieu à plusieurs publications individuelles et collectives parmi lesquelles je signale particulièrement Carole Bisenius-Penin, La Résidence d’auteurs. Littérature, territorialité et médiations culturelles, Paris, Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2023 ; Carole Bisenius-Penin, Jeanne. Glesener (éds), Narrations auctoriales dans l’espace public. Comment penser et raconter l’auteur ?, Nancy, Presses universitaires de Nancy – Éditions universitaires de Lorraine, 2021 ; Carole Bisenius-Penin, Résidences d’auteurs, création littéraire et médiations culturelles. Territoires et publics : actes du colloque organisé à l’Université de Lorraine les 4-5 décembre 2015, Nancy, Presses universitaires de Nancy – Éditions universitaires de Lorraine, 2016.

Parmi d’autres travaux importants qui explorent le croisement des pratiques pédagogiques avec celles de la création contemporaine, il convient de mentionner : Marie-Christine Bordeaux et François Deschamps, Éducation artistique, l’éternel retour ? : une ambition nationale à l’épreuve des territoires, Toulouse, l’Attribut, 2013 ; Claire Castan et Hélène Glaizes (éd.), Organiser des résidences artistiques et littéraires en bibliothèque, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2019 ; Nicole Denoit, Catherine Douzou (éd.), La Résidence d’artiste : enjeux et pratiques, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2016 ; Jean-Paul Filiod, « Artistes en résidence à l’école. L’espace et la forme scolaire », Culture & Musées, n° 31, 2018, p. 71-90. Un dernier apport majeur à la connaissance scientifique sur ce sujet est apporté par les études relevant de la sociologie de la littérature et de la culture consacrées à la réalité socioprofessionnelle d’écrivains, notamment en ce qui concerne l’articulation d’activités de création, d’édition, de médiation et de marketing culturel dans le quotidien du métier : Sonya Florey, L’Engagement littéraire à l’ère néolibérale, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013 ; Jérôme Meizoz, Faire l’auteur en régime néo-libéral : rudiments de marketing littéraire, Genève, Éditions Slatkine, 2020 ; Pierre-Michel Menger, Être artiste : œuvrer dans l’incertitude, Marseille, Al Dante – Paris, Aka, 2012 ; Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur : métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil, 2002 ; Gisèle Sapiro, Cécile Rabot (éd.), Profession ? Écrivain, Paris, CNRS éditions, 2017.

4 Son texte est publié dans le Bulletin officiel n° 10 du 11 mars 2010, disponible sur le site officiel du gouvernement. URL : https://www.education.gouv.fr/sites/default/files/imported_files/documents/bulletin_officiel_men_10-11-03-10_139828.pdf, consulté le 21 avril 2023.

5 Idem.

6 Pour faciliter l’exposé des résultats, plus loin dans cet article, je regrouperai sous ce terme, d’une part, des résidences d’écriture à proprement parler, mises en place pour accueillir exclusivement des gens de plume, qu’il s’agisse des romanciers, des auteurs de poésie cinétique, de BD ou de pièces de théâtre, et, d’autre part, des résidences d’artiste, dispositif ouvert à toute forme d’expression artistique et permettant d’accueillir, entre autres, des écrivains. Les différences entre les deux seront détaillées dans la partie abordant la question de la typologie des résidences à l’Université.

7 Ce terme sera entendu dans l’acception qui lui a donné Gabriel Tarde dans son ouvrage séminal. Voir Gabriel Tarde, La Logique sociale, Paris, Félix Alcan, 1895.

8  URL : https://www.auc.asso.fr/wp-content/uploads/2021/10/Convention-cadre-Universite-lieu-de-Culture.pdf, consulté le 12 février 2023.

9 Créé par le décret du 6 mars 1991 relatif aux enseignants associés ou invités, le statut de PAST permet aux établissements d’enseignement supérieur d’employer des professionnels détenteurs d’une expérience directement en rapport avec la spécialité enseignée.

10 Selon le dernier baromètre « Les Français et la lecture », étude bisannuelle réalisée par le Centre national du livre, le décrochage s’accentue chez les jeunes de 15-24 ans : un sur cinq affirme ne pas lire du tout pour cause de préférence pour d’autres loisirs, difficulté à trouver des livres qui puissent l’intéresser ou conviction de l’utilité de la lecture pour lui. Voir Baromètre Les Français et la lecture. Résultats 2023, préparé pour le Centre national du livre par Etienne Mercier, Alice Tétazet et Alexandre Leray, disponible sur le site du CNL. URL : https://centrenationaldulivre.fr/donnees-cles/les-francais-et-la-lecture-en-2023, consulté le 28 avril 2024.

11 Christine Angot, Quitter la ville, Paris, Stock, 2000, p. 181.

Cette phrase, que la narratrice de Christine Angot met dans la bouche du chœur de théâtre antique, articule avec une grande netteté la « mauvaise conscience » de la littérature dans le régime esthétique de l’art.

12 Ibid., p. 13.

13 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, les presses du réel, 2006 [1998].

14 Alexandre Gefen, L’Idée de littérature : de l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, Corti, 2021.

15 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, op. cit., p. 22.

16 Le terme est emprunté à l’ouvrage de Nathalie Heinich, De la visibilité : excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.

17 Acronyme pour « moins diffusées et moins enseignées ».

18 Introduit par Catherine Trautmann, ministre de la Culture et de la Communication dans le gouvernement de Lionel Jospin de 1997 à 2000, ce concept est défini comme un devoir de « présence constante, perceptible au sein des lieux du spectacle vivant, et donc au cœur de la cité et de la vie collective, d’artistes en recherche, en travail, en dialogue avec la population. Quelles qu’en soient les formes, cette présence constitue un atout important pour la création artistique elle-même et favorise les rapprochements entre la population et l’art. Des résidences sur la durée ou des associations à long terme avec des artistes ou équipes artistiques doivent être systématiquement recherchées. » Voir la Charte des missions de service public pour le spectacle vivant. URL : https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Documentation-juridique-textes-officiels/La-charte-des-missions-de-service-public-pour-le-spectacle-vivant, consulté le 5 mars 2023.

19 Howard Saul Becker, Art Worlds, Berkeley – Los Angeles – London, University of California Press, 1982.

20 Voir Richard Florida, The Rise of the Creative Class: And How It’s Transforming Work, Leisure, Community And Everyday Life, New York, Basic Books, 2002.

21 Hartmut Rosa, Pédagogie de la résonance : entretiens avec Wolfgang Endres, trad. Isis Von Plato, Paris, le Pommier, 2022 [2016], p. 122-124.

22 Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 18-19.

23 Voir l’enquête de Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Detrez, Et pourtant, ils lisent, Paris, Seuil, 1999.

24 Violaine Houdart-Merot, La Culture littéraire au lycée depuis 1880, Rennes, Presses universitaires de Rennes – Paris, ADAPT, 1998.

25 Sur l’instrumentalisation de l’enseignement universitaire à partir de la seconde moitié du XXe siècle, voir, entre autres, Martha Craven Nussbaum, Not for Profit: Why Democracy Needs the Humanities, Pinceton, Princeton University Press, 2010.

26 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997, p. 10.

27 Voir notamment Marc Escola (éd.), Théorie des textes possibles, Amsterdam, Rodopi, 2012.

28 Jacques Dubois, « Pour une critique fiction », in Jean-Pierre Martin, Pierre Lepape, Dominique Noguez et al. (éds), L’Invention critique, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2004, p. 111-135.

29 Laurent Demanze, « Le “heureux hasard” du contemporain. Réflexions sur l’étude de la littérature au présent », p. 168-169, disponible sur https://www.academia.edu/32875581, consulté le 5 avril 2023.

30 Dans son essai retentissant, Besoin du réel, l’écrivain américain David Shields, fait de la hantise de l’ancrage dans la réalité avérée un trait distinctif à la fois de notre rapport à la culture et de la création contemporaine. Il y voit une réponse des sociétés du XXIe siècle, marquées par la virtualisation des échanges, la téléréalité et l’essor de l’autoreprésentation sociale, à la raréfaction de nos contacts avec le réel. Voir : David Shields, Reality Hunger: a Manifesto, New York, A. A. Knopf, 2010.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anna Krykun, « Les résidences d’auteur à l’Université : le malaise dans la littérature ? »Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/13998 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wql

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Auteur

Anna Krykun

Maître de conférences à l’Université de Tours
literature.contemporary[at]gmail.com

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