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Lieu(x) de transmission

Le Centre d’Études Poétiques de l’ENS de Lyon, 1999-2009.
Témoignage

The Centre d’Études Poétiques ENS Lyon, 1999-2009.
Testimonial
Jean-Marie Gleize

Texte intégral

1Lorsque je suis devenu responsable du laboratoire dit « Centre d’études poétiques » (CEP) à l’ENS de Lyon, j’enseignais la poésie contemporaine depuis déjà plusieurs années à l’Université de Provence (Aix-Marseille), et l’esprit dans lequel j’ai conçu le Centre est très lié à une difficulté fondamentale que je pourrais formuler ainsi :

« J’enseigne la poésie contemporaine » : aucun des mots qui composent cette phrase ne va de soi, ni le sujet, ni le verbe, ni le singulier du complément, ni le complément lui-même, ni l’adjectif qui fait semblant de le préciser. La « structure » CEP a été pour moi l’occasion de tout reprendre à partir de ce constat qui n’était pas à proprement parler négatif, mais désignait bien ce qui pouvait être perçu comme un nouveau point de départ.

2Pour le dire d’abord très rapidement, le CEP comprend « la poésie moderne et contemporaine » comme lieu d’invention permanente de la poésie (donc aussi bien comme lieu de contestation permanente de la poésie), au croisement de la pratique et de la réflexion théorique, assumant ainsi très explicitement le passé fécond des néo-avant-gardes textuelles et formalistes des années 60 et 70.

3C’est pourquoi des écrivains d’horizons divers y ont été régulièrement accueillis pour présenter leur travail lors d’un séminaire (sous le titre « Lyrisme et littéralité »), et pour proposer des lectures dans le cadre des « Ateliers contemporains ». Les étudiants-chercheurs et le public (les lectures étaient libres d’accès) pénétrant ainsi dans l’atelier de l’écriture à la rencontre de l’évaluation présente d’un héritage poétique tel qu’il peut s’exprimer parfois sous des formes nouvelles (pratiques multimédias, performances, installations, etc.)

4On reconnaît, pour l’intitulé « Ateliers contemporains », la référence à Francis Ponge, suscitateur essentiel. Quant au titre du séminaire, « Lyrisme et littéralité », il plaçait l’activité générale de notre travail sous le signe d’une opposition alors (dans les années 90) perçue comme pertinente et porteuse d’enjeux polémiques, chacun des deux termes en présence restant en attente de définitions. Le CEP avait alors pour fonction première de fournir à ces deux catégories litigieuses (et pour l’une d’elles chargée d’un lourd passé historique) à la fois un lieu de confrontation et un espace d’élaboration critique.

5Il n’est pas possible d’énumérer ici les noms de tous ceux qui ont participé à ces doubles séances. Qu’il me suffise d’indiquer que nous y avons reçu quelques-uns des poètes pour nous les plus significatifs de notre présent (aussi bien par leur œuvre que par leur contribution essentielle aux débats théoriques en cours) : je pense à Denis Roche, à Michel Deguy, à Bernard Heidsieck, à Claude Royet-Journoud, à Jean-Pierre Verheggen, par exemple. Mais aussi (et je n’ose dire surtout) à toute cette nouvelle génération de poètes (ou de post-poètes) émergeant dans les années 80 et 90, dans le contexte d’un effacement des théories dogmatisées (ou « théories d’ensemble »), et manifestant une grande liberté d’allure, une inventivité formelle en roue libre. Des poètes comme Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, Christophe Fiat, Christophe Hanna, Manuel Joseph ou Charles Pennequin. Il ne serait pas faux de dire que le CEP avait pour objectif principal non pas simplement de rendre compte d’un état du champ expérimental, mais de participer à sa prolifération, d’en susciter les prolongements multiples, de l’accompagner aussi activement que possible dans toutes les directions de ses recherches (littéralisme, réelisme, traitement du matériau médiatique, nouvelles pratiques du montage, etc.).

6À cet égard, le rôle du CEP était sans doute comparable à celui des revues que nous invitions également en tant que telles, pour présenter leurs programmes et partager leurs sommaires : Docks pour la poésie concrète, Ou pour les poésies sonores, Java (la bien nommée), Banana Split (et ses photocopiages décoiffants), Chaoïd, éphémère revue numérique, et beaucoup d’autres. L’expérience que je menais depuis 1990 avec ma revue Nioques m’a sans aucun doute porté à considérer le CEP comme un espace de création collective, une sorte de revue parlée permanente, un instrument d’intensification projective.

7À quoi tentait de répondre un certain nombre de séances consacrées à des synthèses provisoires, à des arrêts sur images destinés à reprendre souffle : poésie et photographie, littéralité/littéralisme ?, écriture et pornographie, document/documentaire…

  • 1 [N.D.L.R : Voir Luigi Magno (éd.), Denis Roche : l’un écrit, l’autre photographie, Lyon, ENS Éditio (...)

8Il faut peut-être ici s’arrêter un instant sur un des sujets qui ont occupé, dans la vie du CEP, une place toute particulière : le sujet de l’image. Des « merveilleuses images » (Rimbaud) au « stupéfiant image » (la vulgate surréaliste) et à la plus que méfiance d’une certaine partie de la poésie actuelle (visant l’utopie d’une poésie sans images), le rôle de l’image dans la poésie et le dialogue de la poésie avec les images (dessin, peinture, photographie, vidéo) n’a cessé de jouer en effet un rôle central dans nos activités. Je pense à des séances du séminaire sur les Récits d’Ellis Island, œuvre commune de Georges Perec et de Robert Bober (livre et vidéo) ou sur l’œuvre commune d’Emmanuel Hocquard et d’Alexandre Delay, Voyage à Reykjavik (livre et vidéo), ou encore à la présentation aux étudiants des travaux « classiques » de notre modernité, comme les performances de Gina Pane et leur documentation photographique, ou la projection de « l’action » de Joseph Beuys intitulée I like America, America likes me. Le colloque sur l’œuvre de Denis Roche (« J’écris, donc je photographie1 ») restera je crois dans nos mémoires un moment exemplaire de cette conversation mouvementée, interminable et infiniment diverse.

9Il est clair que si le Centre d’études poétiques a pu fonctionner et s’épanouir dans cette école de Lyon, c’est grâce à la liberté que lui a laissé l’institution, et qui n’était sans doute pas a priori évidente. Même si une École Normale Supérieure n’a pas seulement pour rôle de former des professeurs, mais suppose la présence active de cellules de recherche, il est remarquable que ces structures jouissent d’une autonomie totale, sans avoir à autrement se soucier des normes académiques.

10C’est bien pourquoi j’ai pu considérer le CEP comme une de ces « cabanes » qui sont à mes yeux la figure politique de l’habitation précaire mais en état de transformation perpétuelle, ouverte à qui veut bien y passer, s’y instruire et respirer. Un lieu où s’est éprouvée la communication égalitaire, la passion du commun, l’énergie euphorisante d’une création constante et partagée.

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Notes

1 [N.D.L.R : Voir Luigi Magno (éd.), Denis Roche : l’un écrit, l’autre photographie, Lyon, ENS Éditions, coll. « Signes », 2007. « J’écris, donc je photographie » est le titre de la contribution de Jean-Marie Gleize pour ce volume, p. 15-20.]

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Marie Gleize, « Le Centre d’Études Poétiques de l’ENS de Lyon, 1999-2009.
Témoignage »
Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/13988 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqk

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Auteur

Jean-Marie Gleize

Professeur émérite en Littérature française, ENS de Lyon
gleizejeanmarie[at]gmail.com

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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