Le festival littéraire : une instance de légitimation de la littérature performée et un espace de redéfinition du canon littéraire en dehors de l’Université ?
Résumés
Les formes de littérature hors du livre (Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal) ou néolittérature (Magali Nachtergael) dont fait partie la performance littéraire connaissent un développement important ces dernière années. Le festival littéraire, lieu privilégié pour ce type de formats se voit réinventé : loin des salons du livre axés seulement sur la transaction commerciale, il se voit comme un espace d’échanges et de rencontres dans lequel la posture de l’auteur·ice est redéfinie et la pratique de la littérature s’éloigne de la lecture silencieuse pour se vivre en communauté. Alors que les formes de littérature sont quasi-absentes de l’enseignement universitaire dans les cursus littéraires, le festival se présente comme un laboratoire de la littérature performée, où le canon littéraire, principalement masculin est remodelé. L’étude du festival Littérature etc. dans la dernière partie de l’article met en lumière le rapport conflictuel qu’entretient la performance littéraire avec l’institution et la possibilité de la littérature en performance de laisser une part plus importante à l’engagement féministe.
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Introduction
- 1 Le festival Extra a pour sous-titre : « Le festival de la littérature vivante ».
- 2 Gaëlle Théval, « Scénographies de l’écrit dans la poésie action de Bernard Heidsieck », in Olivier (...)
- 3 Magali Nachtergael, « Le devenir-image de la littérature. Peut-on parler de “néolittérature” ? », (...)
- 4 Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (éds), La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors (...)
- 5 David Ruffel, « Une littérature contextuelle », in Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (éds), La Lit (...)
1Depuis quelques années fleurissent de nombreux festivals littéraires qui, à rebours des rencontres littéraires ou salons du livre, font la part belle à des formes scéniques de littérature. Depuis 2017, le festival Extra ! au centre Pompidou accueille une littérature hors du livre et « vivante » 1, qu’elle consacre en même temps en lui offrant un espace de visibilité au sein d’une des plus grandes institutions artistiques nationales. La performance littéraire, littérature performée ou, « la littérature en performance »2, acquiert alors une certaine visibilité ; la multiplication des festivals littéraires offre l’occasion à cette pratique de se déployer. Cette littérature orale s’intègre dans ce Magali Nachtergael appelle « néolittérature »3 ou ce que Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal désignent comme « littérature hors du livre »4. Plus précisément, elle renvoie à une littérature « contextuelle »5 qui ne peut être analysée en dehors de son contexte d’énonciation.
- 6 Gaëlle Théval, « L’écrit en performance : le devenir des supports d’écriture dans la poésie action (...)
- 7 URL : https://asp.huma-num.fr/s/archives-sonores/page/accueil, consulté le 3 octobre 2023.
- 8 URL : https://archipel.hypotheses.org, consulté le 3 octobre 2023.
- 9 Pour le moment, il n’existe que la thèse d’Emmanuelle Pireyre soutenue en novembre 2022 et intitul (...)
2Intrinsèquement intermédiale, la performance littéraire se situe à la croisée de la performance et de la littérature. Elle emprunte à la performance l’inscription dans un hic et nunc déterminé, l’engagement certain du corps et la coprésence des performeur·euses et des spectateur·ices. La dimension littéraire vient de la présence nécessaire du texte, maintenant détaché de sa matérialité livresque et qui s’expérimente dans son oralisation. Comme le souligne Gaëlle Théval6, si la performance revêt depuis ses origines une dimension intermédiale et transcende les genres artistiques, elle reste liée à la poésie où elle trouve sa source ; on peut à cet égard penser aux premières performances Dada du début du XXe siècle. Son rattachement au champ poétique, qui l’inscrit dans une histoire littéraire (avant-gardiste mais reconnue) légitime son étude au sein des recherches en littérature française. Les travaux de Paul Zumthor et de Florence Dupont font date et invitent à reconsidérer la dimension orale de la littérature. Plus récemment, plusieurs initiatives contemporaines telles que le projet des archives sonores de la poésie7 ou le projet Archipel à Lyon 38 s’intéressent à la littérature performée et/ou oralisée. Cet intérêt croissant pour une littérature hors du livre reste toutefois assez marginal dans les études littéraires : l’intermédialité constitutive de la performance littéraire interdit toute inscription disciplinaire et perturbe en cela le système mise en place par les universités9.
- 10 Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, n° 19, automne 1993, p. 11 (...)
- 11 Gaëlle Théval, « L’éphémère, l’expérimental et le canon : que faire de la poésie en performance ? (...)
- 12 « Alors qu’en France, le champ académique accueille les poètes seulement une fois que leur reconna (...)
3D’autre part, si des projets de recherche sont menés, la performance littéraire est pas ou peu enseignée dans les études de lettres modernes. Tout se passe comme si elle ne constituait qu’une partie infime, marginale et avant-gardiste de la littérature, qui elle est nécessairement écrite et diffusée via un support livresque. Or, cette affirmation ne reflète pas la réalité de l’expérience littéraire contemporaine qui, même lorsqu’elle fait l’objet d’une publication, ressent souvent le besoin de s’expérimenter hors du livre, lors de lectures ou de performances et ce, aussi parfois sous le coup d’une nécessité promotionnelle. Ce hiatus entre l’enseignement universitaire d’un côté et de l’autre la recherche universitaire et surtout les pratiques sociales remet en question la capacité de l’Université à se faire instance de légitimation de cette pratique. Les institutions scolaire et universitaire constituent des « appareil de classicisation »10 selon la formule d’Alain Viala en considérant certaines œuvres comme des sortes de modèles ; la légitimation est la première étape des quatre phases de classicisation. En France, ces institutions peinent à intégrer la littérature en performance dans le champ de la littérature11, ce qui n’est par exemple pas le cas aux États-Unis où les universités participent à la création de la poésie contemporaine12.
- 13 Gaëlle Théval, « L’éphémère, l’expérimental et le canon : que faire de la poésie en performance ? (...)
4Ce sont les artistes eux-mêmes, souvent organisateurs de festivals (Jean-Jacques Lebel, Bernard Heidsieck, etc.) qui participent à la mise en circulation de ces formes performées en proposant des événements d’un nouveau genre, bien loin des salons du livres organisés autour de la transaction financière mais en déployant une programmation exigeante qui imagine différents types de médiation de la littérature (lectures de textes, performances littéraires, rencontres avec les auteur·ices, ateliers d’écriture, etc.). L’absence de ces formes de l’enseignement à l’Université s’explique par leur inadéquation avec les exercices classiques du commentaire et de la dissertation : le texte dit/performé et le texte écrit n’accordent pas de l’importance aux mêmes enjeux littéraires13. Aussi, la littérature performée appartient depuis ses origines (si l’on choisit, comme je le fais, de les faire remonter aux avant-gardes du début du XXe siècle) à une littérature marginale et marginalisée qui s’inscrit dans un contre-canon esthétique et politique. En redéfinissant la posture de l’auteur·ice et en déjouant les modes de sélection habituels, la sortie des canaux traditionnels de diffusion permet l’émergence de nouveaux profils, qui sont souvent sous-représentés parmi les auteur·ices édité·es. Les festivals littéraires sont à la fois témoins et acteurs de ces bouleversements. D’une part, il n’existe pas un festival littéraire type, cette pratique entretenant divers degrés de proximité avec les institutions et avec une forme de littérature perçue comme canonique. On peut être sensible à la différence entre les Correspondances de Manosque qui accueillent chaque année les auteur·ices de la rentrée littéraire selon une programmation finement sélectionnée par Olivier Chaudenson, organisateur de l’événement ; et un festival plus récent, le Sturmfrei Festival qui prend place dans des tiers-lieux de l’est parisien et convie un public jeune plus familier des espaces de la nuit parisienne que des salons du livre. Le festival littéraire connait une position ambiguë : il offre un lieu de légitimation à la performance littéraire, qui y est reconnue comme littérature et célébrée comme telle. En ce sens, il apparait comme une forme d’accomplissement et d’aboutissement pour cette pratique. Mais il constitue également un lieu de recherche, un laboratoire où ces pratiques s’inventent et se reconfigurent. La forme du festival se montre particulièrement propice à cette réinvention, notamment dans le cas de la performance dont elle vient rejouer l’événementialité : la performance devient événement dans l’événement. Le rapport entre lecteur·ice-spectateur·ice et objet littéraire inaugure de nouvelles pratiques de la littérature, en l’envisageant comme une expérience collective et sociale aux antipodes de la lecture solitaire.
Le festival littéraire : lieu d’expérimentations littéraires en dehors de l’université
Performance littéraire et enseignement universitaire : le constat d’une absence
- 14 Benoît Auclerc, Olivier Belin, Olivier Gallet, Laure Michel et Gaëlle Théval, « Pour une poésie ex (...)
- 15 Cette observation relève d’une expérience de terrain et d’une étude faite par Aurélie Olivier du f (...)
- 16 Dans « Pour une poésie extensive », loc. cit., Laure Michel affirme ainsi que « les poésies expéri (...)
5Si la performance littéraire commence à être enseignée à l’Université, davantage dans les séminaires de master qui reflètent l’état de la recherche qu’en cours de licence précise Laure Murat14, on peut tout de même remarquer un décalage net entre la vision de la littérature transmise par l’enseignement universitaire et les festivals récents, peu institutionnalisés, qui regroupent un public jeune, souvent étudiant15. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette relative absence : le poids des concours de l’enseignement (capes et agrégation) et de leurs exercices (commentaire et dissertation) qui s’appliquent mal à la littérature performée ; les difficultés inhérentes à l’étude des arts vivants : l’absence de support pérenne, la difficulté d’accéder aux archives ou d’assister à des événements, etc. ; la dimension intermédiale de la performance littéraire qui se situe à la fois dans les études littéraires et les études théâtrales/performatives et se révèle finalement victime d’une exclusion réciproque. Au contraire, les écoles d’art font souvent appel à des poètes·ses, mettent en place des cours d’écriture créative et semblent plus ouverts à l’intermédialité16. La littérature française à l’Université ne se détache qu’avec difficulté du poids de son canon et de l’image de la figure auctoriale qu’elle a construite, se coupant ainsi de la pratique vivante de la littérature. Laure Murat propose ainsi :
- 17 Idem.
Modernisons le canon pour commencer, et adaptons-le à toutes les pratiques poétiques de notre époque, à celles notamment qui, depuis longtemps maintenant, ont modernisé leurs supports, et qu’on peut rassembler sous le terme de poésies expérimentales (poésie sonore, poésie visuelle, poésie numérique, ready made). Adaptons ensuite les contenus d’enseignement aux pratiques poétiques populaires (chanson, rap, journal intime). Diversifions aussi les formes d’enseignement et rendons-les plus actuelles, en variant les types de commentaire (de la paraphrase au blog), en donnant toute sa place à l’écriture créative, en introduisant l’oralisation et la performance, le jeu scénique et la mise en musique. Diversifions enfin les médiations : faisons appel aux enseignants des écoles d’art, aux musées, aux comédiens, aux poètes eux-mêmes17.
- 18 Magali Nachtergael, « Visibilité, visualité et hybridation : nouveaux (en)jeux de la littérature » (...)
6En se rapprochant de la pratique vivante de la littérature, l’enseignement universitaire comblerait la distance qui s’est imposée entre la recherche en littérature et son étude et permettrait de légitimer celle de champs connexes comme le slam, qui a fait récemment son entrée dans les études littéraires grâce aux travaux de Camille Vorger, ou le rap, dont la récente histoire écrite par Karim Hammou s’inscrit dans les études sociologiques. La prise en compte de la littérature hors du livre, des littératures qui s’expérimentent en communauté, en festivals offre la possibilité de sortir d’une vision de la littérature, depuis longtemps dépassée et contredite par les pratiques sociales, une littérature qu’on a pu qualifier, comme le rappelle Magali Nachtergael, de littérature du « mâle-blanc-mort »18.
Une « littérature vivante » : le festival de performances littéraires, une forme nouvelle ?
- 19 C’est ainsi qu’il désigne lui-même son activité poétique.
- 20 Présentation du festival Extra ! et bref entretien avec Jean-Max Colard, disponible sur le site du (...)
- 21 D’autres festivals existaient auparavant, notamment celui de la Libre expression créé en 1964 par (...)
- 22 Jean-Jacques Lebel, Jacqueline Cahen (éds), Polyphonix, Paris, Léo Scheer - Centre Pompidou, 2002, (...)
- 23 Idem.
- 24 Idem.
7Face à l’absence de reconnaissance dans le champ de l’enseignement universitaire et la part faible (bien que grandissante) de la littérature hors du livre dans la recherche, les festivals littéraires apparaissent comme des instances de légitimation de la littérature performée. Poursuivant l’héritage des poètes dadaïstes puis celui de la poésie sonore de Bernard Heidsieck, de la poésie directe de Jean-Jacques Lebel ou de la « poésie en chair et en os »19 de Julien Blaine, les performances proposent un art hybride entre littérature et arts vivants qui s’expérimente souvent en festivals. Comme le rappelle Jean-Max Colard, directeur du service de la parole au Centre Georges Pompidou et initiateur du festival Extra !, la littérature hors du livre est à la fois « un phénomène contemporain et une longue histoire »20, qu’il fait remonter aux salons littéraires du XIXe siècle. Le festival de performances littéraires fait voir de relatives disparités dans ses formes et dans ses rapports à l’institution et aux publics. La création de Polyphonix par Jean-Jacques Lebel en 1979 signe une étape décisive dans l’histoire de la performance littéraire, à laquelle un moment est désormais destiné21, même s’il ne lui était pas entièrement consacré. Le festival se veut résolument anticonformiste, son créateur affirme ainsi que « tout véritable acte de poésie commence par mettre en pièces la domination des langues de bois (administrative, religieuse, universitaire, sportive, politique…) et, de ce fait, constitue déjà une alternative à la dictature de la marchandise. »22 Il incombe à Polyphonix de démontrer qu’« une alternative est possible »23, notamment à travers le « verbe agissant »24. Déjà, son créateur se positionne contre les processus de normalisation, de canonisation et de classicisation propre à l’Université et présente le festival comme une alternative concurrente à une pratique de la littérature considérée comme dépassée.
- 25 C’est ce qui est expliqué sur le site de l’événement. URL : https://www.instantschavires.com/sturm (...)
8Depuis quelques années, la forme du festival se développe et apparait comme un médium de choix pour diffuser la littérature, qui se pense davantage en lien avec l’institution. Dès 2009, le festival Hors-Limite, porté par l’association des bibliothèques en Seine-Saint-Denis, propose des lectures et rencontres ; en 2013, Littérature etc. affiche une dimension féministe dans ses événements ; en 2017, le festival Extra ! est créé et plus récemment en 2021, des formes hybrides comme celle du Sturmfrei Festival « des écritures en présence » qui allie « poésie, performance et fête »25, voient le jour, dessinant alors un nouveau rapport au festival littéraire. Prenant ses distances avec le modèle de la rencontre et de la lecture de texte – comme cela est le cas aux Correspondances de Manosque depuis 1999 – les festivals littéraires se multiplient, diversifient les approches de la littérature et comblent ainsi la brèche laissée par l’enseignement universitaire.
Une redéfinition de la figure auctoriale ?
- 26 Vincent Kaufmann, Dernières nouvelles du spectacle, Paris, Seuil, 2017.
- 27 Jan Baetens, À voix haute : poésie et lecture publiques/performées, Bruxelles, Les Impressions nou (...)
- 28 Antoine Doré, « Les conditions et les modes d’exercice du métier d’auteur dramatique en France », (...)
- 29 Sonia Chiambretto, Polices !, Montreuil, L’Arche, 2021. Notons par ailleurs que le texte est publi (...)
- 30 Je renvoie ici au travail de Mathilde Roussigné sur les écrivains de terrain : Mathilde Roussigné, (...)
- 31 Informations présentes sur le site internet de l’agence. URL : https://agence-book.fr/a-propos-2/, (...)
9La présence des auteur·ices en festival, la proximité qu’iels ont avec leur lecteur·ices participent à une redéfinition de la figure auctoriale. Comme l’explique Vincent Kaufmann dans son essai Dernières nouvelles du spectacle vivant, ce que les médias font à la littérature26, loin d’être mort·e, l’auteur·ice est soumis·e à une certaine spectacularisation. Jan Baetens27 rappelle que l’écrivain·e n’a plus le choix et doit lire ses textes en public s’il ne veut pas se condamner à l’inexistence. Les lectures de textes, voire les performances littéraires appartiennent en ceci à une étape nécessaire de promotion d’un support écrit. Il convient néanmoins de différencier les lectures qui supposent que l’œuvre soit déjà publiée et se présentent comme un ajout à l’œuvre (voire une remédiation) et les performances, qui envisagent l’aboutissement de l’œuvre dans sa performance. Néanmoins, la distinction n’est pas toujours très nette et il devient difficile de distinguer ce qui relèverait d’une pure intention artistique de ce qui répond à des objectifs plus pragmatiques (promotion, rémunération, etc.). Pour certain·es auteur·ices, l’écriture scénique permet aussi d’accéder à une autre règle de rémunération, différente de celle qui se fait par le statut d’artiste-auteur, qui n’ouvre pas les droits au régime de l’intermittence contrairement aux autres pratiques scéniques (métiers techniques, jeu d’acteur·ice). Antoine Doré28 rappelle que la rémunération des auteur·ices dramatiques en France est indépendante de leur temps de travail et ne leur permet pas d’en vivre. La polyvalence des écrivain·es qui montent au plateau s’ancre aussi dans des réalités économiques. Il s’agit généralement d’écrivain·es qui se mettent à écrire pour la scène. On peut penser à la mise en scène du texte Polices !29 de Sonia Chiambretto sous le titre d’Oasis love au Théâtre ouvert en septembre 2023. L’écrivain·e prend ainsi une place de plus en plus importante sur le terrain et ouvre les frontières du champ littéraire30. La création récente de l’agence Book, représentant des « auteur.ice.s et poète.sse.s aux pratiques scéniques entre lectures et performances, parfois en musique » répond à « une double intention : accompagner l’émergence de ces nouvelles géographies littéraires et inventer d’autres espaces-temps à une poésie qui fait son entrée dans le champ de la pop culture et renforcer les conditions de rémunération des auteur.ice.s dans le champ du spectacle vivant »31. La présence de l’écrivain·e sur scène dépasse largement le cadre des avant-gardes qui l’avait impulsée. David Ruffel affirme ainsi :
Ce qui en revanche est significatif aujourd’hui, c’est la généralisation de ces pratiques au-delà̀ des seuls territoires de la « littérature d’avant-garde », c’est leur multiplicité́ et leur caractère massif, la plupart des écrivains, pour des raisons diverses (artistiques, promotionnelles, etc.), développant une ou plusieurs de ces actions et déployant leur œuvre selon une double pulsation, intensive/extensive, dans le livre et hors de lui, in-shore et off-shore.
- 32 David Ruffel, « Une littérature contextuelle », loc. cit., p. 62.
C’est donc à une transformation profonde qu’on a assisté ces dernières années, transformation affectant non pas quelques pratiques isolées ou marginales mais l’ensemble du champ32.
- 33 Si l’on peut se réjouir de l’arrivée de figures féminines sur le devant de la scène littéraire, on (...)
10Cette reconfiguration du statut de l’écrivain qui n’est plus un génie isolé dans sa tour d’ivoire mais un médiateur de l’expérience littéraire invite aussi à l’inclusion de figures d’autrices, qui se font très présentes en festival33. En redéfinissant un canon et en déjouant les normes de représentation du littéraire, le festival constitue un terreau fertile pour la diffusion d’une parole féministe. Débarrassées du carcan et du poids symbolique de la figure auctoriale, les performeuses de la littérature trouvent dans cette « littérature de plateau » un espace de visibilité et d’audibilité. L’aspect performatif de la littérature se comprend ici comme la possibilité d’une rencontre, presque à la manière d’un rassemblement politique, d’une communauté venue se réunir autour de certains discours, de luttes féministes exprimées au moyen de la performance. Celle-ci devient de ce fait un outil de médiation, non seulement de ces revendications mais aussi de la littérature en général.
Vivre la littérature en communauté
- 34 Olivia Rosenthal, « Publication de la littérature. Entretiens croisés avec Olivier Chaudenson, Jea (...)
- 35 Ibid., p. 106.
- 36 Idem. La littérature devient donc médiation. Il l’affirme également dans un autre article : « À l’ (...)
- 37 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, 1998, Dijon, Les Presses du réel, p. 47. Cependant, e (...)
- 38 Gisèle Sapiro, Myrtille Picaud, Jérôme Pacouret et al., « L’amour de la littérature : le festival, (...)
- 39 « La médiation de la littérature par des musiciens et comédiens ouvre les lectures et concerts “li (...)
11En renouant avec les arts vivants, auxquels sont majoritairement destinés les festivals (le célèbre festival d’Avignon), les festivals littéraires convoquent des spectateur·ices davantage que des lecteur·ices : ils fabriquent de nouveaux publics et de nouvelles communautés. Dans un entretien croisé avec Aurélie Olivier, directrice du festival Littérature etc., Jean-Max Colard, directeur du festival Extra !, Olivier Chaudenson, directeur des Correspondances de Manosque et de la Maison de la poésie, et Olivier Marboeuf, créateur du festival Relectures, affirment tous·tes envisager ces événements comme des lieux de transmission. Pour Aurélie Olivier, la performance est « l’un des meilleurs moyens d’entrer en relation avec la littérature. La lecture à haute voix permet de faire l’impasse sur l’extrême disponibilité nécessaire à la lecture intériorisée, de lever la peur d’être pris en défaut d’ignorance vis-à-vis du texte et surtout d’imaginer des moments collectifs »34. Olivier Marbœuf insiste sur la « création d’une communauté provisoire »35 alors qu’Olivier Chaudenson envisage la lecture comme « une porte d’entrée dans un texte, une forme de transmission qui peut toucher un autre public. En particulier, cela peut permettre de toucher un public de non-lecteurs – ou lecteurs hésitants – (un aspect particulièrement vérifiable en poésie contemporaine où le texte trouve souvent sa portée et sa cible par l’oralisation). »36 Le festival de performances littéraires se rapproche du concept d’esthétique relationnelle, que le commissaire d’exposition Nicolas Bourriaud invente pour désigner les pratiques artistiques des années 1990. Ces esthétiques « produisent des espaces-temps relationnels, des expériences interhumaines qui s’essaient à se libérer des contraintes de l’idéologie de la communication de masse : en quelque sorte, des lieux où s’élaborent des socialités alternatives, des modèles critiques, des moments de convivialité construite »37. Les festivals de performances littéraires s’inscrivent dans ce sillage en se faisant médiation de la littérature : parfois perçue comme élitiste et inaccessible, en particulier dans le cas de la poésie contemporaine, son oralisation lui permettrait d’atteindre un nouveau public qui se sent appartenir à une « communauté émotionnelle »38, selon les mots de la sociologue de la littérature Gisèle Sapiro. Dans son étude sur les Correspondances de Manosque, elle constate que les formes spectacularisées de la littérature appellent davantage un public moins spécialiste que les rencontres littéraires39. Il semble tout de même que cette volonté se heurte à d’autres réalités. Si la création de festival tels que Littérature etc. invite certainement un public peu habitué des événements littéraires, un événement tel Les Correspondances de Manosque exige un minimum de « capital littéraire », capital culturel particulier, qui selon Gisèle Sapiro,
- 40 Idem.
se caractérise par des pratiques culturelles régulières centrées sur la littérature (lecture d’œuvres et de critiques, connaissance des auteurs, fréquentation d’évènements littéraires), et nourries par des dispositions liées à la formation et/ou l’activité́ exercée (professeur-e de français, bibliothécaire). Ce public se distingue sous ce rapport de spectateurs dotés d’un capital culturel plus « généraliste », habitués à fréquenter des festivals et évènements de tout type (théâtre, musique, cinéma), et dont les pratiques de lecture sont moins denses40.
12La performance littéraire se présente comme un outil de médiation de la littérature (là où l’Université fait défaut), vers lequel se tournent en majorité les spectateur·ices moins spécialistes de littérature et à qui cette médiation est particulièrement bénéfique. Le public de certains festivals (comme Littérature etc.) est composé en partie d’étudiant·es (aussi en lettres) qui viennent chercher lors de ces événements une sélection d’auteur·ices et une approche de la littérature à laquelle l’Université ne les initie pas.
Le festival littéraire comme instance de de légitimation de la littérature performée
Déplacement du fait littéraire
- 41 David Ruffel, « Une littérature contextuelle », loc. cit., p. 64.
- 42 Précisons : si cette littérature trouve un écho grandissant dans les études littéraires, elle est (...)
13Les études sur la littérature hors du livre font le constat d’un déplacement du fait du littéraire en dehors de l’objet livresque pour rejoindre l’espace de la scène ou celui de l’exposition. David Ruffel distingue deux moments41 : un moment esthétique, où la sortie du livre est surtout une expérimentation intermédiale, et un deuxième moment social ou relationnel qui inscrit l’écrivain·e comme acteur·ice du champ social. Si David Ruffel date ce premier mouvement esthétique du milieu des années 1990 et le rattache à des écrivain·es tel·les qu’Olivier Cadiot, Pierre Alféri, Christophe Tarkos, Christophe Fiat, Nathalie Quintane ou Charles Pennequin, on peut en voir les prémices chez Dada puis chez Bernard Heidsieck. En faisant émerger la matérialité du langage au point de réduire l’acte poétique à la prononciation de syllabes sans considération pour le sens, les poètes Dada participent à la création d’une communauté restreinte dans un lieu délimité : le cabaret Voltaire. Plus tard, la poésie sonore ne constitue pas moins une avant-garde littéraire qui se définit dans la rupture qu’elle produit avec une littérature majoritaire. Il n’est pas étonnant que ce premier « mouvement esthétique », identifié par David Ruffel, ait davantage trouvé sa place à l’Université (aussi bien dans l’enseignement que dans la recherche) que le second moment. Selon lui, le moment social ou relationnel est davantage émancipé du champ littéraire et artistique. Il peine à être légitimé par l’Université, ce dont témoignent le peu d’études universitaires à son sujet42.
Vers un nouveau canon ?
- 43 Jean-Jacques Lebel et Arnaud Labelle-Rojoux, « Un virus particulièrement libertaire : retour d’exi (...)
- 44 Idem.
- 45 Aurélie Olivier (initié par), Lettres aux jeunes poétesses, Montreuil, L’Arche, 2011, p. 11.
- 46 Ibid., p. 12.
- 47 En reprenant l’index de la publication Polyphonix du Centre Pompidou, op. cit., je compte 713 arti (...)
- 48 Magali Nachtergael, Poet Against the Machine, Marseille, Le Mot et le reste, 2020, p. 61.
14Lors d’un entretien avec Arnaud Label-Rojoux, Jean-Jacques Lebel revient sur la large place que le happening, dont il est l’initiateur en France, a laissé aux femmes43 en ne refusant jamais de les laisser exprimer une violence face à laquelle les institutions se sont montrées frileuses. Il cite ainsi les performeuses invitées à Polyphonix, et se distancie d’une posture essentialiste : « je ne crois pas qu’il existe une performance, une écriture ou une peinture “de femme”, car il s’agit d’abandonner toutes normes, tous les stéréotypes, y compris ceux du féminisme et du machisme »44. La mise en parallèle d’une oppression systémique des femmes par les hommes et de la lutte des femmes pour s’en défaire jette un soupçon sur la place réellement accordée aux discours féministes, et même aux femmes, à Polyphonix. Certes le festival a accueilli des artistes féministes telles que Carolee Scheemann, mais on peut à juste titre se demander si l’abandon « de toutes les normes » comprend aussi les normes de domination patriarcale. Malgré ce qu’en dit Jean-Jacques Lebel, les femmes demeurent relativement absentes, et le festival semble perpétuer leur exclusion du champ littéraire. Dans la préface des Lettres aux jeunes poétesses, ouvrage qui rassemble par écrit les lectures faites à une soirée au Centre Pompidou, Aurélie Olivier fait le calcul : « Du 24 au 28 juin 1982 au Centre Pompidou, sur trente-cinq artistes invité·es dans le cadre de Polyphonix, on compte cinq femmes »45. Cette relative absence l’amène à proposer « une forme à mi-chemin entre la chorale et l’avalanche, qui assurerait au sein même de l’institution, qui pendant des décennies l’a ignorée, la transmission d’une poésie qui nous laisse le choix, d’une poésie féministe »46. Prenant en compte une durée plus grande, de 1979 (début du festival) à 2002 (date de la publication de l’anthologie), on dénombre en tout 713 artistes invité·es, dont seulement 113 seraient des femmes47. Certes, elles ne sont pas davantage absentes que dans la sphère littéraire en général, mais il est étonnant que dans un lieu qui dit se défaire de toutes les normes, celle-ci soit aussi peu remise en question. Si l’art performance, plus proche du body art, a pu constituer un outil de revendication dans les luttes féministes, la performance littéraire semble quant à elle résister à cette ouverture, sans doute trop engoncée dans une tradition de poètes hommes, garants de la littérature, même expérimentale, de Dada à la poésie sonore. Au contraire, la sphère anglo-saxonne accorde par la performance littéraire une place plus importante aux minorités, avec la tradition du spoken word, avec Fluxus et des artistes comme Carolee Scheemann, Yoko Ono ou Martha Rosler, et s’inscrit aussi dans l’héritage des « femmes de couleur », poétesses performeuses très présentes au XIXe siècle48. Plus récemment, certains festivals comme Littérature etc., le Sturmfrei Festival ou le festival Actoral recomposent le paysage auctorial aussi bien du côté des auteur·ices invité·es que des publics et élargit la pratique de la littérature contemporaine en dehors d’un entre soi de spécialistes en redéfinissant aussi ce que peut inclure l’idée de littérature.
Étude de cas : le festival Littérature, etc.49
- 49 Les observations faites sur ce festival sont issues de plusieurs entretiens avec son organisatrice (...)
- 50 Voir le site du festival. URL : http://litterature-etc.com/le-projet/#projet, consulté le 8 avril (...)
- 51 Voir le site du Centre Wallonie Bruxelles. URL : https://cwb.fr/agenda/labo-demo-creation-litterai (...)
15Né en 2013 sous l’impulsion d’Aurélie Olivier, le festival se donne pour mission de diffuser « le plus largement possible des littératures qui concernent tout le monde et/ou n’épargnent personne »50. Chaque année, un thème est sélectionné : « reproduction » en 2019, « conflit » en 2020, « rituel » en 2021, « risques » en 2022, etc. Ce choix thématique permet de pouvoir construire une programmation fine, qu’Aurélie Olivier et son équipe composent à la suite d’une veille qu’elles effectuent toute l’année. Le festival regroupe un ensemble de propositions variées : lectures de textes par des auteur·ices plus ou moins familier·es avec l’exercice, textes performés, ateliers d’écriture, ou encore lectures par arpentage. Les auteur·ices invité·es n’ont pas tous·tes le même statut et ne bénéficient pas de la même reconnaissance. L’édition 2022 proposait ainsi une performance de Lisette Lombé, récemment nommée poétesse nationale de l’année 2024 en Belgique et qui a déjà publié plusieurs ouvrages, et des performances réalisées par des autrices moins connues comme celle de Yasmine El Amri qu’Aurélie Olivier avait rencontrée au « labo-demo », dispositif initié par le Centre Wallonie Bruxelles pour « valoriser la création contemporaine émergeante »51.
16L’objectif affiché du festival est de mettre en avant une littérature marginalisée. Sa directrice et fondatrice affirme ainsi :
- 52 Entretien privé, février 2023.
Les textes que je trouve intéressants, c’est ceux qu’on n’attend pas, l’idée d’un canon, d’un texte qui répondrait à des règles, est très limitante : cela devient conventionnel et perd son intérêt en termes de créativité. Il y a aussi un enjeu politique dans le fait de donner une visibilité à une littérature qui est moins visibilisée, ou qui va toujours être considérée comme marginale et qui ne sera jamais mise au centre. Alors que paradoxalement, c’est à cet endroit-là que se trouve ce qu’il y a de plus créatif52.
- 53 Propos d’Aurélie Olivier, « Publication de la littérature. Entretiens croisés avec Olivier Chauden (...)
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17La valorisation de ces littératures est à la fois politique, puisqu’elle est pratiquée par des auteur·ices peu représenté·es sur la scène littéraire et qu’elle véhicule des discours peu entendus à l’intersection du genre, de la race et de la classe ; et esthétique, en proposant des formats innovants, à la marge d’une littérature canonique, éditée et publiée par de grandes maisons d’édition. Privilégier la performance littéraire comme médium pour cette littérature s’est décidé au fur et à mesure ; au départ, il s’agissait principalement de lectures, parfois mises en scène à l’aide d’un travail avec des comédien·nes, mais c’est plus tard que le festival s’est surtout intéressé à la poésie, plus plastique, et à sa mise en performance. Trois envies demeurent présentes : « diffuser une littérature vivante de création », « programmer le décloisonnement » et « en finir avec la volonté de ne pas voir »53. Les exigences se font toujours selon ce double standard politique et esthétique : proposer quelque chose de nouveau et contemporain, et œuvrer à plus de représentativité, mot qu’Aurélie Olivier préfère à celui, galvaudé, d’« inclusivité ». La question de la représentativité se pose aussi dans la composition du public : si le rapport du CNL54 établit un âge moyen autour de cinquante ans pour les manifestations littéraires, Littérature, etc. convoque un public de trente-cinq ans en moyenne55. La performance littéraire, surreprésentée pendant le festival, permet une médiation de la littérature, qui se fait plus facilement en dehors de l’objet livre. Ce dernier n’est pas pour autant évincé de l’expérience littéraire : le festival propose nombre de rencontres autour de livres publiés, de lectures où le livre est matériellement présent et un stand de vente d’ouvrages. C’est la question de l’accès au livre et à la lecture solitaire qui est remise en question.
- 56 Idem.
Qui sont sociologiquement les personnes qui passent régulièrement le pas d’une librairie exigeante ? Qui, géographiquement, a accès à une librairie exigeante ? Qui dépense vingt euros pour un livre sans image sur la couverture dont il n’a jamais entendu parler ? Qui a la capacité de lire dix livres au risque d’en trouver un seul nourrissant ? Qui éprouve de la joie à être décontenancé par un texte ? Il faut que la littérature soit présentée en dehors du livre pour que les réponses à toutes ces questions soient moins déprimantes56.
18La prise en compte de ces conditions matérielles favorise la mise en place d’une ambiance et d’un espace bienveillants, plus propices à accueillir des publics moins dotés de capital littéraire. Aurélie Olivier explique vouloir se différencier d’autres festivals littéraires qui reproduisent une séparation stricte entre scène et salle, entre auteur·ices et lecteur·ices :
- 57 Idem. Je souligne.
En 2013, j’avais le sentiment que les auteur.e.s dont le travail m’intéressait n’étaient pas invités à Lille. Plus largement en France à l’époque, quand j’assistais à des salons et festivals de littérature, je sentais souvent un malaise entre la froideur des dispositifs mis en œuvre et les textes dont la lecture m’avait pourtant semblé galvanisante. Je voulais montrer que cette mise à distance, parfois feutrée, n’est garante ni de qualité ni d’objectivité et qu’a contrario, le parti pris de la chaleur et de la relation favorise la circulation des textes57.
- 58 Antonin Artaud, Le théâtre et son double [1938], Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004.
19L’engagement politique du festival ne se lit pas seulement dans le choix de la programmation, il s’appuie sur une démarche plus large d’accueil et d’intégration du public dans une communauté où scène et salle fusionnent, où auteur·ices et spectacteur·ices partagent un espace-temps, celui du hic et nunc de la performance. Si la volonté de rompre la distance entre la scène et la salle est une intention constante de l’art performance (qui le précède même, c’est bien aussi déjà la volonté d’Artaud58) sans que cela ne soit toujours le cas, il me semble qu’ici, l’engagement féministe du festival inscrit d’autant plus clairement cette volonté d’horizontalité des relations (qui reste néanmoins toujours une intention puisque la scène et salle sont, dans la plupart des performances proposées spatialement délimitées). Le festival Littérature, etc. se présente comme une sorte de laboratoire de la littérature performative, qui s’y réinvente d’année en année, qui y trouve un public fidèle et acquiert ainsi une forme de reconnaissance par son public. Le festival n’est affilié à aucune université mais bénéficie de subventions publiques, qui le financent à 70 %. Assez reconnu et légitimé pour être subventionné, mais pas assez important pour que les financeurs influent sur la programmation, le festival se situe dans une zone grise de l’institutionnalisation. Ceci lui confère une certaine liberté et en fait un espace de création de formes vivantes et mouvantes.
Conclusion
- 59 Voir Gaëlle Théval, « L’éphémère, l’expérimental et le canon : que faire de la poésie en performan (...)
- 60 Voir à cet égard le travail de Jacques Dubois, L’Institution de la littérature, introduction à un (...)
- 61 C’est la méthodologie d’Isabelle Alfonsi dans Pour un art de l’émancipation, Paris, B42, 2019.
- 62 Aurore Turbiau, Mathilde Leïchlé, Camille Islert, Marys Renné Hertiman et Vicky Gauthier (éds), (...)
20Comment l’Université doit-elle se positionner face à ces formes de littérature ? Alors que les festivals se multiplient et sont le signe d’un changement social dans la pratique de la littérature, leur étude demeure très marginale. Comment imaginer un enseignement et une transmission de la performance littéraire à l’Université ? Est-il même souhaitable que l’Université (aussi bien dans l’enseignement que dans la recherche) s’approprie des formes qui se sont inventées en dehors d’elle et parfois même contre elle ?59 Travailler sur la place des femmes dans les festivals de performances littéraires contemporains dans le cadre d’une thèse de doctorat, et inscrire ces festivals dans une histoire plus large de la littérature performée en remontant au festival Polyphonix, constitue une tentative de légitimation institutionnelle de ces pratiques. Leur intégration dans le champ universitaire n’est pas neutre, tout comme ce champ ne l’est pas dans les processus de classicisation et de canonisation des œuvres60. Tisser des liens entre différentes pratiques et différentes époques61 permet de repenser l’histoire d’une littérature doublement marginalisée – d’une part parce qu’elle se situe dans l’espace fragile et incertain de la performance et d’autre part parce qu’elle est pratiquée par des populations elles-mêmes minorisées. La fabrique de nouvelles constellations62 et l’intégration dans la sphère universitaire des pratiques qui s’étaient construites en dehors d’elle déploient un effet contradictoire : celui de leur reconnaissance institutionnelle et en même temps leur potentielle récupération par ces institutions.
Notes
1 Le festival Extra a pour sous-titre : « Le festival de la littérature vivante ».
2 Gaëlle Théval, « Scénographies de l’écrit dans la poésie action de Bernard Heidsieck », in Olivier Penot-Lacassagne et Gaelle Théval (éds), Poésie et performance, Nantes, ENCD, 2018.
3 Magali Nachtergael, « Le devenir-image de la littérature. Peut-on parler de “néolittérature” ? », in Pascal Mougin (éd), La Tentation littéraire de l’art contemporain, Dijon, Les Presses du réel, 2017.
4 Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (éds), La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre, Littérature, n° 160, 2010.
5 David Ruffel, « Une littérature contextuelle », in Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (éds), La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre, op. cit., p. 61-73.
6 Gaëlle Théval, « L’écrit en performance : le devenir des supports d’écriture dans la poésie action et les lectures performées » in Frédérique Toudoire-Surlapierre, Brigitte Denker-Bercoff, Florence Fix et Peter Schnyder, Poésie en scène, Paris, Orizons, 2015. Le paragraphe reprend le classement lexical effectué dans cet article.
7 URL : https://asp.huma-num.fr/s/archives-sonores/page/accueil, consulté le 3 octobre 2023.
8 URL : https://archipel.hypotheses.org, consulté le 3 octobre 2023.
9 Pour le moment, il n’existe que la thèse d’Emmanuelle Pireyre soutenue en novembre 2022 et intitulée « La performance narrative. Panorama, syntaxe, texture d’une forme contemporaine » ainsi que le travail en recherche création de Sélima Atallah Chettaoui (Atallah) : « Rythme d’un corps en recherche-création. Fragmentation du sujet contemporain par la performance poétique plurilingue intermédiale » et la thèse de Benoit Toqué, soutenue en décembre 2024 : « Littérature en performance. La publication événementielle en arts et en littérature ».
10 Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, n° 19, automne 1993, p. 11-31.
11 Gaëlle Théval, « L’éphémère, l’expérimental et le canon : que faire de la poésie en performance ? », in Olivier Gallet, Adeline Lionetto, Stéphanie Loubère, Laure Michel et Thierry Roger (éds), Le Poète et le joueur de quilles. Enquête sur la construction de la valeur de la poésie (XIVe-XXIe siècle), Mont-Saint-Aignan, PURH, 2023.
12 « Alors qu’en France, le champ académique accueille les poètes seulement une fois que leur reconnaissance est effective dans le monde de la poésie, en Amérique du Nord (et particulièrement aux États-Unis), les universités participent à la création de la poésie contemporaine » (ma traduction), Alisa Craig et Sébastien Dubois, « Between art and money: The social space of public readings in contemporary poetry economies and careers », Poetics, vol. 38, n° 5, 2010, p. 445.
13 Gaëlle Théval, « L’éphémère, l’expérimental et le canon : que faire de la poésie en performance ? », loc. cit.
14 Benoît Auclerc, Olivier Belin, Olivier Gallet, Laure Michel et Gaëlle Théval, « Pour une poésie extensive », Elfe XX-XXI, [En ligne], 8 | 2019, mis en ligne le 10 septembre 2019. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elfe/1418, consulté le 3 octobre 2023.
15 Cette observation relève d’une expérience de terrain et d’une étude faite par Aurélie Olivier du festival Littérature etc., j’y reviens plus loin.
16 Dans « Pour une poésie extensive », loc. cit., Laure Michel affirme ainsi que « les poésies expérimentales sont présentes dans les écoles d’art, notamment dans les cursus de création littéraire, sans doute parce que l’enseignement de la création littéraire ne peut se passer de l’observation de la diversité des formes contemporaines. Sans doute aussi parce que les écoles d’art sont depuis longtemps ouvertes à l’intermédialité des créations contemporaines. »
17 Idem.
18 Magali Nachtergael, « Visibilité, visualité et hybridation : nouveaux (en)jeux de la littérature », in Jérôme Bessière (éd.), Exposer la littérature, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, coll. « Bibliothèques », 2015, p. 53-65. Cette expression est à comprendre au sens où cette littérature a majoritairement été représentée par des « mâles blancs morts ». Bien sûr, il ne s’agit pas de dire qu’aucun homme blanc (mort) n’a contribué à sortir la poésie du livre, ce serait d’ailleurs un contresens.
19 C’est ainsi qu’il désigne lui-même son activité poétique.
URL : http://www.documentsdartistes.org/artistes/blaine/repro1-13.html, consulté le 4 juin 2024.
20 Présentation du festival Extra ! et bref entretien avec Jean-Max Colard, disponible sur le site du centre Georges Pompidou. URL : https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/cdAaBnj, consulté le 8 avril 2023.
21 D’autres festivals existaient auparavant, notamment celui de la Libre expression créé en 1964 par Jean-Jacques Lebel. Les rencontres internationales de poésie sonore sont organisées en 1980 par Michèle Métail et Bernard Heidsieck.
22 Jean-Jacques Lebel, Jacqueline Cahen (éds), Polyphonix, Paris, Léo Scheer - Centre Pompidou, 2002, p. 10.
23 Idem.
24 Idem.
25 C’est ce qui est expliqué sur le site de l’événement. URL : https://www.instantschavires.com/sturmfrei-241122/, consulté le 8 avril 2022.
26 Vincent Kaufmann, Dernières nouvelles du spectacle, Paris, Seuil, 2017.
27 Jan Baetens, À voix haute : poésie et lecture publiques/performées, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2016.
28 Antoine Doré, « Les conditions et les modes d’exercice du métier d’auteur dramatique en France », in Tangeance, 2019/21, Pauline Bouchet (éd), Questions d’auctorialité sur les scènes contemporaines, Québec, 2019.
29 Sonia Chiambretto, Polices !, Montreuil, L’Arche, 2021. Notons par ailleurs que le texte est publié non pas dans la collection « Scène ouverte » destinée aux textes théâtraux mais dans celle « Des écrits pour la parole » qui rassemble des textes au statut incertain, souvent performés.
30 Je renvoie ici au travail de Mathilde Roussigné sur les écrivains de terrain : Mathilde Roussigné, Terrain et littérature, nouvelles approches, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « L'Imaginaire du texte », 2023.
31 Informations présentes sur le site internet de l’agence. URL : https://agence-book.fr/a-propos-2/, consulté le 10 avril 2024.
32 David Ruffel, « Une littérature contextuelle », loc. cit., p. 62.
33 Si l’on peut se réjouir de l’arrivée de figures féminines sur le devant de la scène littéraire, on peut tout de même noter qu’elles trouvent une place lorsque la littérature pense sa médiation et reproduisent en partie un travail de care auxquelles les femmes sont souvent assignées.
34 Olivia Rosenthal, « Publication de la littérature. Entretiens croisés avec Olivier Chaudenson, Jean-Max Colard, Olivier Marbœuf et Aurélie Olivier », Littérature, 2018/4, n° 192, p. 96-111, je souligne.
35 Ibid., p. 106.
36 Idem. La littérature devient donc médiation. Il l’affirme également dans un autre article : « À l’heure où la littérature, notamment de création, est fragilisée par toutes sortes d’évolution de fond (réduction du temps disponible et attrait pour de nouvelles activités de loisirs, image vieillissante auprès des jeunes, fragilisation du réseau de librairie, etc.), la lecture en public vient proposer une autre forme de médiation entre le texte et le public mais témoigne aussi d’un goût pour les moments collectifs et pour l’échange ». Voir « Les nouvelles scènes littéraires », in Jérome Bessière et Emmanuèle Payen (éds), Exposer la littérature, op. cit., p. 112.
37 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, 1998, Dijon, Les Presses du réel, p. 47. Cependant, en postulant la fin des utopies collectives au profil de relations, ce concept revêt une dimension apolitique que remet en cause l’historienne de l’art Claire Bishop (Claire Bishop, « Antagonism and Relational Aesthetics », October, n° 110, 2004, p. 79.)
38 Gisèle Sapiro, Myrtille Picaud, Jérôme Pacouret et al., « L’amour de la littérature : le festival, nouvelle instance de production de la croyance. Le cas des Correspondances de Manosque », Actes de la recherche en sciences sociales, 2015/1-2, n° 206-207, p. 108-137.
39 « La médiation de la littérature par des musiciens et comédiens ouvre les lectures et concerts “littéraires” à un public moins doté en capital littéraire et plus diversifié en termes de propriétés sociales et de pratiques culturelles », Ibid., p 136.
40 Idem.
41 David Ruffel, « Une littérature contextuelle », loc. cit., p. 64.
42 Précisons : si cette littérature trouve un écho grandissant dans les études littéraires, elle est plus souvent étudiée selon une perspective sociologique qu’esthétique (voir les travaux de Mathilde Roussigné précédemment cités).
43 Jean-Jacques Lebel et Arnaud Labelle-Rojoux, « Un virus particulièrement libertaire : retour d’exil », Inter, n° 43, printemps 1989, p. 30-39. URL : https://0-www-erudit-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/en/journals/inter/1900-v1-n1-inter1101685/46881ac.pdf, consulté le 8 avril 2023.
44 Idem.
45 Aurélie Olivier (initié par), Lettres aux jeunes poétesses, Montreuil, L’Arche, 2011, p. 11.
46 Ibid., p. 12.
47 En reprenant l’index de la publication Polyphonix du Centre Pompidou, op. cit., je compte 713 artistes et 113 noms féminins. Cette méthode n’est pas exacte puisque certains prénoms sont difficiles à genrer, mais elle donne un aperçu du nombre de femmes présentes, très minoritaires.
48 Magali Nachtergael, Poet Against the Machine, Marseille, Le Mot et le reste, 2020, p. 61.
49 Les observations faites sur ce festival sont issues de plusieurs entretiens avec son organisatrice Aurélie Olivier, dont un entretien privé réalisé en février 2023, de ma fréquentation assidue du festival en 2022 et 2023, ainsi que des discussions plus informelles que j’ai eues avec les participant·es. Je me permets de renvoyer à un billet que j’ai écrit à ce sujet : https://ici.hypotheses.org/466.
50 Voir le site du festival. URL : http://litterature-etc.com/le-projet/#projet, consulté le 8 avril 2024.
51 Voir le site du Centre Wallonie Bruxelles. URL : https://cwb.fr/agenda/labo-demo-creation-litteraire-contemporaine-emergente-2022, consulté le 8 avril 2023.
52 Entretien privé, février 2023.
53 Propos d’Aurélie Olivier, « Publication de la littérature. Entretiens croisés avec Olivier Chaudenson, Jean-Max Colard, Olivier Marbœuf et Aurélie Olivier », loc. cit., p. 97.
54 Rapport du CNL établi en 2018 sur les manifestations littéraires soutenues par le CNIL sur le territoire français en 2017. URL : https://centrenationaldulivre.fr/donnees-cles/poids-et-impact-des-manifestations-litteraires-soutenues-par-le-cnl-dans-les, consulté le 8 avril 2023.
55 « La moyenne d’âge du public de notre festival est de 35 ans, ce qui, à en croire les statistiques du Centre National du Livre, est assez rare dans le domaine des festivals littéraires. Je pense que les gens viennent pour découvrir, écouter, voir à plusieurs des textes qui rendent la vie plus intéressante », déclare Aurélie Olivier. Voir « Publication de la littérature. Entretiens croisés avec Olivier Chaudenson, Jean-Max Colard, Olivier Marbœuf et Aurélie Olivier », loc. cit., p.111.
56 Idem.
57 Idem. Je souligne.
58 Antonin Artaud, Le théâtre et son double [1938], Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004.
59 Voir Gaëlle Théval, « L’éphémère, l’expérimental et le canon : que faire de la poésie en performance ? », loc. cit.
60 Voir à cet égard le travail de Jacques Dubois, L’Institution de la littérature, introduction à une sociologie, Bruxelles, Nathan, 1978.
61 C’est la méthodologie d’Isabelle Alfonsi dans Pour un art de l’émancipation, Paris, B42, 2019.
62 Aurore Turbiau, Mathilde Leïchlé, Camille Islert, Marys Renné Hertiman et Vicky Gauthier (éds), GLAD ! Revue sur le langage, le genre, les sexualités, n° 12 : Constellations créatrices. 2022. URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/glad/3723, consulté le 8 avril 2023.
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Référence électronique
Anna Levy, « Le festival littéraire : une instance de légitimation de la littérature performée et un espace de redéfinition du canon littéraire en dehors de l’Université ? », Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le , consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/13948 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqj
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