Un chercheur queer au sein de la littérature lesbienne. Les liens communautaires, entre entraves et apports au travail scientifique
Résumés
Il s’agit dans cet article, en partant de l’étude de mon propre positionnement de jeune chercheur, de critique littéraire, et de personne trans appartenant à la communauté lesbienne, de voir comment mes liens avec les auteurices de littérature lesbienne contemporaine se créent et évoluent. Appartenir à cette communauté et être actif sur les réseaux sociaux constituent un avantage indéniable pour approcher ces auteurices, mais la question d’une trop grande proximité et d’un brouillage des limites et des types de relation se pose. Là où mes liens privilégiés avec ces écrivain·es améliorent la qualité de mes recherches, ils soulèvent également des problématiques éthiques et scientifiques.
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Où sont les lesbiennes ?
- 1 Sur l’invisibilité des lesbiennes, voir par exemple SOS Homophobie, Enquête sur la visibilité des (...)
- 2 On peut citer les deux librairies LGBTI parisiennes les plus connues, Violette & co et Les mots à (...)
- 3 À ma connaissance, il n’y a eu en France qu’une collection dédiée, « Le Rayon gay », chez Balland, (...)
- 4 Voir la présentation sur son site : « Je souhaite participer à voir publier et faire voyager des l (...)
1Je suis tombé de haut lorsque j’ai compris, au début de ma thèse, qu’en France la littérature lesbienne était perçue de la même manière que les personnages dont elle nous livre les histoires : la littérature lesbienne, comme les lesbiennes, n’existe pas1. Du moins, pas dans l’esprit des personnes cisgenres et hétérosexuelles qui règnent dans le champ littéraire : pas de rayon dédié dans les librairies (à l’exception de quelques librairies LGBTI2), ni de collection dans les grandes maisons d’édition3, peu voire pas de présence dans les programmes scolaires et universitaires, une quasi absence dans le microcosme du journalisme littéraire, et une seule agente, Julie Finidori4, déclarant ouvertement s’occuper des littératures et écrivain·es queers.
- 5 Aurore Turbiau, Alex Lachkar, Camille Islert, Manon Berthier, Alexandre Antolin, Écrire à l’encre (...)
- 6 Voir les travaux d’Audrey Lasserre, notamment « La place de nos contemporaines dans les histoires (...)
- 7 Ibid.
- 8 La référence sur le sujet est l’ouvrage Femmes et littérature, dirigé par Martine Reid et dont, à (...)
2Le contraste est pourtant criant : en mai 2022, nous publiions avec Alexandre Antolin, Manon Berthier, Camille Islert et Aurore Turbiau le premier ouvrage francophone consacré aux littératures lesbiennes publiées en France de 1900 à nos jours5. Presque 300 pages, au fil desquelles nous avons égrené des dizaines de noms d’auteurices : en littérature comme ailleurs – au cas où on en douterait – les lesbiennes sont donc bien là. Dès lors, pourquoi sont-elles si peu visibles ? De nombreuses chercheuses se sont déjà penchées sur l’invisibilisation des autrices de l’histoire littéraire française, savamment orchestrée au fil du temps par les représentants du patriarcat6. La reconsidération de l’histoire littéraire française avec un prisme féministe a donc commencé, bien qu’elle ait encore des difficultés à infuser dans les sphères tant éditoriales, universitaires que scolaires. Mais les lesbiennes semblent être une fois de plus perdantes : en effet, si les manuels d’histoire littéraire citent extrêmement peu de femmes7, les ouvrages féministes ne citent quasiment aucun·e auteurice de littérature lesbienne8.
- 9 Dans le cadre de cet article, je parle de la profusion des parutions actuelles, mais il ne faudrai (...)
- 10 « Toute œuvre littéraire importante est, au moment de sa production, comme le cheval de Troie. […] (...)
- 11 Alex Lachkar, « Margot Gallimard : “C’est important de mettre au jour les histoires qu’on ne nous (...)
- 12 Voir Marie Kirschen, « Une femme à la page », Vanity Fair, avril 2024.
- 13 Voir par exemple le long article d’Elisabeth Philippe : « La littérature lesbienne déferle sur les (...)
- 14 Sur l’effacement des lesbiennes de la vie et de l’espace public, voir notamment Alice Coffin, Le G (...)
3Pourtant, lorsque l’on consulte la liste des sorties littéraires lesbiennes de ces dernières années9, force est de constater que les auteurices de littérature lesbienne publient un grand nombre de recueils de poésie et de romans de littérature générale ou de genre. Iels sont partout, dans les grandes maisons d’édition comme dans les maisons indépendantes – voire bénévoles – et plus confidentielles. Dans le microcosme queer et lesbien, iels sont évidemment très visibles. Il est également nécessaire de prendre en compte le rôle d’une multitude de personnes œuvrant dans l’ombre à une plus juste prise en compte et à une meilleure reconnaissance de ces livres et de leurs auteurices. On a ici affaire à une stratégie démultipliée du cheval de Troie lesbien, pour reprendre l’expression de Monique Wittig10. Dans tous les domaines – maisons d’édition, journalisme, réseaux sociaux, agent·es, université – de nombreuxses acteurices, appartenant le plus souvent à la communauté lesbienne ou queer, mènent un travail de fond, collectif ou individuel, consistant plus ou moins consciemment à aider ces auteurices et leur littérature. Cette stratégie consiste à s’immiscer dans les lieux de pouvoir, et à imposer et diffuser en son sein cette littérature marginalisée. C’est par exemple ce que s’attache à faire Margot Gallimard depuis qu’elle a pris la tête de la collection l’Imaginaire en 202111, année durant laquelle on constate un changement radical dans la ligne éditoriale, désormais beaucoup plus féministe et lesbienne12. Il en va de même dans la presse, où des journalistes réussissent de temps à autre à publier des articles fouillés sur le sujet13. En France, la littérature lesbienne – et plus généralement queer – se trouve actuellement au cœur d’un processus de légitimation. Elle obéit en partie seulement aux mêmes logiques que la littérature contemporaine majoritaire, puisque son (absence d’)intégration dans le champ littéraire est similaire aux mises en scène de la marginalisation des personnages que l’on trouve dans ces ouvrages14.
- 15 Voir notamment Sandra Harding, The Science Question in Feminism, Cornell University Press, Ithaca, (...)
4Une brève contextualisation permettra de mieux envisager le cadre dans lequel j’évolue : mes diverses identités ainsi que les différentes facettes de mon travail autour de cette littérature me conduisent à incarner différents rôles et à adopter un point de vue particulier concernant ces livres et leurs auteurices. Étant tout à la fois chercheur en littérature, parfois critique littéraire, mais aussi prescripteur de littérature queer sur les réseaux sociaux (particulièrement la littérature lesbienne et/ou trans contemporaine) et enfin un individu évoluant dans les milieux lesbiens et queers, mon rapport à la littérature sur laquelle je travaille et à ses auteurice, ainsi que mon comportement, sont amenés à varier en fonction des moments et des situations. Lorsque je parle de cette littérature hors cadre strictement universitaire (sur les réseaux sociaux, dans ma newsletter ou dans divers événements queers et féministes par exemple), je le fais avant tout en tant que militant queer et féministe, tout en ayant toujours en tête la rigueur universitaire qui structure mon propos. À l’inverse, lorsque je suis dans la sphère universitaire, la dimension militante que je donne à mes recherches – faire en sorte que la littérature lesbienne gagne en visibilité et en légitimité – est évidemment moins présente, et ce sont avant tout les méthodes académiques qui prédominent. Ces deux mondes, ou ces deux aspects, ne peuvent à mon avis pas être considérés séparément (c’est tout l’enjeu des perspectives féministes sur le monde de la recherche15) et ils cohabitent sans cesse en moi, bien que l’un puisse s’effacer au profit de l’autre, en fonction des contextes sociaux ou professionnels.
- 16 Une partie des réflexions présentées dans cet article doit beaucoup aux longues discussions que j’ (...)
5Il s’agira donc dans cet article de m’interroger sur ce que ces relations – entre cette littérature et moi, entre les auteurices et moi – peuvent signifier, la façon dont elles se construisent dans le temps, et les réflexions et hésitations scientifiques et éthiques qu’elles soulèvent16. En exposant le cadre de travail et les réflexions qui sont les miennes dans le cadre de mes recherches, j’espère que ces pistes de réflexion sur un cas particulier puissent contribuer à éclairer d’autres situations.
Approcher les auteurices, ou de la force des liens communautaires
La « Génération Despentes »
- 17 De nombreux primo-romancier·es de cette génération entrent en littérature en ce moment : il n’est (...)
6Le noyau d’auteurices sur lesquel·les je travaille a beaucoup évolué depuis le début de ma thèse. Il est désormais composé d’une dizaine d’écrivain·es, dont toustes sauf un sont vivant·es : Al Baylac (Colza, 2022), Fatima Daas (La Petite dernière, 2020), Lauren Delphe (Faite de cyprine et de punaises, 2022), Albane Linÿer (J’ai des idées pour détruire ton égo, 2019 ; Et après les gens meurent, 2022), Tal Piterbraut-Merx (Outrages, 2021) ; Marcia Burnier (Les Orageuses, 2020 ; Hors d’atteinte, 2024) ; Erika Nomeni (L’Amour de nous-mêmes, 2023) ; Capucine Delattre (Un Monde plus sale que moi, 2023) ; Laurène Duclaud (Gouine City Confidential, 2023) ; Constance Rutherford (Vierge, 2023) et Wendy Delorme (Quatrième Génération, 2007, ainsi que les suivants)17.
- 18 L’état actuel de mes recherches dans le cadre de ma thèse, toujours en cours, ne me permet pas dan (...)
- 19 La délimitation de la « génération Y » varie, mais il faut généralement comprendre les personnes n (...)
- 20 Et de faire partie de ce déplacement du lesbien vers le queer que l’on commence à observer en Fran (...)
7Le point commun de toustes ces auteurices est d’appartenir à la même génération, que j’appelle la « Génération Despentes ». Le concept de génération18 n’est pas à entendre ici au strict sens démographique du terme : la plupart des auteurices font effectivement partie de la génération dite « génération Y »19, mais certaines appartiennent aux générations précédentes ou suivantes. Iels partagent des points de commun tels que le fait d’avoir – partiellement ou intégralement – grandi avec Internet, de s’être saisi·es rapidement des réseaux sociaux, d’avoir des positionnements politique de gauche ou d’extrême-gauche, d’être lesbiennes et/ou queers20, mais aussi d’avoir grandi ou d’avoir commencé leurs vies d’adultes en ayant à disposition les livres et les films de Virginie Despentes, ainsi que sa présence médiatique. Dans leurs ouvrages, iels s’emparent des thèmes chers à l’écrivaine : une critique acerbe de l’hétérosexualité, le lesbianisme, la violence, la sororité/adelphité, la précarité, la drogue et l’alcool, les relations toxiques, les traumatismes, etc. On observe également des similarités dans leurs styles, souvent crus, empreints aussi bien d’argot que de termes féministes et queers relevant du langage académique et/ou militant.
- 21 On peut citer Queen Kong d’Hélène Vignal (Paris, Thierry Magnier, 2021).
- 22 Les romans de Marie-Eve Lacasse par exemple ne correspondent pas aux critères cités.
8Les auteurices de littérature lesbienne ne sont évidemment pas les seul·es à être inspiré·es par Virginie Despentes21. De même, toustes les auteurices de littérature lesbienne de cette génération ne peuvent pas être inscrit·es dans une filiation despentienne22. Enfin, certain·es auteurices de littérature lesbienne issue·es des générations précédentes doivent beaucoup à Virginie Despentes : on peut notamment citer Agnès Vannouvong, dont le personnage principal de La Collectionneuse (2019) est directement inspiré de celui de la Hyène dans Apocalypse Bébé (2010). Par ailleurs, j’ai restreint mon corpus de thèse aux romans de littérature générale, mais des auteurices de poésie, de bandes dessinées et de roman graphiques ou de littérature de l’imaginaire, pourraient tout à fait être compris·es dans ce groupe. De plus, l’influence de Virginie Despentes étant désormais internationale, on pourrait tout à fait envisager d’étendre la définition de ce groupe à la littérature étrangère, francophone ou non.
- 23 Le blurb est signé par Virginie Despentes – que Fatima Daas avait rencontrée dans le cadre du mast (...)
- 24 Encore faut-il que, dans les médias mainstream, les romans lesbiens soient présentés comme tels, c (...)
9Les auteur·ices de la « génération Despentes », dans cette acception restreinte, ont de nombreux points communs. Toustes sont blanc·hes, à l’exception de Fatima Daas, Tal Piterbraut-Merx et Erika Nomeni, et il n’y a – pour l’instant – aucune personne asiatique. Deux se sont éloignés du genre qui leur a été assigné à la naissance – Al Baylac et Tal Piterbraut-Merx. Lauren Delphe est la seule à évoquer dans son roman les thématiques liées au handicap physique et au validisme. Enfin, toustes n’ont pas la même visibilité : Fatima Daas, par exemple, a bénéficié d’une double exposition, qui lui a garanti un succès immédiat et international23. À l’inverse, les romans publiés dans de petites maisons d’éditions féministes, queers et indépendantes, ont plus de mal à se faire connaître. C’est le cas de Colza d’Al Baylac, ou Faite de cyprine et de punaises de Lauren Delphe. Dans ces deux cas précis, c’est la communauté lesbienne qui a fait décoller les ventes, par exemple à travers les réseaux sociaux, ou encore par le biais de la presse, qu’elle soit communautaire ou mainstream24.
Les liens communautaires
- 25 Cette impression de connaître les auteurices par le biais des réseaux sociaux correspond au concep (...)
10La communauté lesbienne ne fait pas exception : elle aussi a ses codes, ses pratiques, ses traditions ainsi que sa littérature. Compte-tenu de leur âge, il n’est pas étonnant que toustes ces auteurices utilisent les réseaux sociaux (majoritairement Instagram). C’est évidemment un endroit stratégique où faire la promotion de son travail, mais c’est surtout, pour le sujet qui nous concerne, le lieu virtuel idéal où faire communauté. Sur les réseaux sociaux, on a également accès aux coulisses de la publication : les différentes étapes de la conception d’un livre, la promotion, les retours du lectorat que les auteurices partagent sur leurs comptes respectifs, autant d’éléments qui nous donnent l’impression – évidemment en partie fausse – de « connaître » les auteurices et leur quotidien25.
11Pour un chercheur en littérature contemporaine, les réseaux sociaux sont une mine d’or. Ils me permettent en l’occurrence de suivre le processus créatif des auteurices, leur promotion, mais aussi la réception de leurs ouvrages, notamment à travers l’étude de ce qu’on appelle le boookstagram, c’est-à-dire les comptes dédiés aux livres et aux lectures. Cela me permet d’observer la circulation d’un livre, les avis publiés à son sujet, mais aussi les passages les plus commentés et partagés.
- 26 Sur ce sujet, voir Tyler Bradway, Elizabeth Freeman (éds.), Queer Kinship. Race, Sex, Belonging, F (...)
12Les réseaux sociaux me permettent en outre d’établir une relation avec les auteurices. Depuis le début de l’année 2021, je suis en contact avec un nombre croissant d’entre elleux, la plupart du temps grâce à Instagram. N’habitant plus en France depuis des années, c’était le moyen le plus efficace pour faire leur connaissance, bien qu’il fût informel. La prise de contact vient de moi (si j’ai des questions sur leurs ouvrages) ou d’elleux (lorsqu’iels voient passer une de mes critiques). Étant assez actif sur les réseaux sociaux, et ce à plusieurs titres (chercheur, critique, mais désormais aussi prescripteur de lectures), ainsi qu’ouvertement queer, les premières conversations ont jusqu’ici toujours été relativement faciles. Mes différentes casquettes semblent inspirer confiance, et nos appartenances aux mêmes communautés facilitent la création d’un lien26. Par ailleurs, les réseaux sociaux accélèrent le processus, puisqu’ils permettent de se parler n’importe quand, qu’importe la distance géographique.
Travailler avec et sur les auteurices
Se poser les bonnes questions
13Puisque beaucoup d’auteurices de littérature lesbienne et queer se connaissent, à mesure que mon nom circule, la prise de contact devient encore plus aisée. Au début, je n’ai que peu interrogé les relations qui étaient en train de naître : j’étais essentiellement concentré sur ce qu’elles m’apportaient. Mais au fil du temps, des questionnements ont commencé à émerger : était-ce tricher que de poser des questions concernant l’intertextualité à un·e auteurice ? Les auteurices me mentaient-iels parfois ? Est-ce que mes questions les importunaient, à la longue ? Que faire si leur prochain livre était décevant ? Devais-je fixer des limites, afin que certaines de ces relations ne deviennent pas trop intimes ? Qu’allaient penser mes directrices de thèse de tout cela ?
14Chacune de ces questions a des enjeux scientifiques, éthiques et humains spécifiques, et aucune ne peut se voir apporter une réponse simpliste, définitive ou qui vaudrait pour toustes les auteurices avec qui je suis en contact. Plutôt que de répondre frontalement à ces questions, j’ai donc décidé de m’emparer de ces sujets par le prisme avantages/inconvénients : quels étaient les aspects de ces relations présentant des avantages précieux et quels étaient ceux pouvant potentiellement, d’une façon ou d’une autre, représenter un frein à mon travail ?
- 27 Voir entre autres les contributions importantes suivantes : Donna Haraway, « Situated Knowledges: (...)
15Le concept d’« objectivité scientifique » prédomine encore au sein de la recherche universitaire, bien qu’il ait été critiqué à plusieurs reprises par des chercheuses féministes depuis les années 1980, qui lui préfèrent le concept de « savoir situés »27, une position dans laquelle je m’inscris également. Je pense donc qu’être en contact avec des auteurices est extrêmement enrichissant : dans mon cas, ce sont à chaque fois des personnes brillantes et d’une grande gentillesse, qui possèdent généralement beaucoup d’humour et connaissent bien la culture lesbienne et queer. Nos échanges m’apportent beaucoup, en tant que chercheur comme en tant qu’individu. Néanmoins, trois aspects peuvent se révéler problématiques.
Autocensure
- 28 Je me suis en revanche fixé une règle concernant les livres racistes ou transphobes : je n’en parl (...)
16Je parle beaucoup de littérature sur les réseaux sociaux, notamment en présentant et en analysant les parutions lesbiennes et/ou trans à chaque rentrée littéraire. Je suis donc en contact avec un nombre d’auteurices toujours croissant. Au fil du temps, j’ai remarqué que je commençais à me retenir de dire certaines choses : je n’évoquais plus tel personnage à la construction bancale, l’absence d’originalité de l’intrigue, ou le manque de travail sur le style. J’avais commencé à me censurer, pour ne pas blesser les auteurices, la sortie d’un livre représentant généralement une période au cours de laquelle on est particulièrement vulnérable. J’ai un temps pensé que cela posait un problème scientifique : si je n’étais pas sincère, que valait mon travail ? Mais je n’aborde pas les œuvres de la même manière, en fonction de la position depuis laquelle je m’exprime. Dans les médias et sur les réseaux sociaux, je mets l’accent sur les points forts des ouvrages, parce que je souhaite que cette littérature gagne en visibilité et donc en lectorat. Mais lorsque j’approche ces livres dans un cadre universitaire, je prends en compte tous leurs aspects. Cette alternance de regard et de méthode me permet donc de faire connaître ces ouvrages28, tout en proposant ensuite, dans un cadre universitaire, une analyse plus complète. Certain·es auteurices ont connaissance de ma façon de procéder, et m’ont dit qu’iels ne se vexeraient pas si je critiquais leurs livres mais, à ma connaissance, iels n’ont pas lu mes productions universitaires.
Influences
- 29 En effet, plusieurs des auteurices vont publier d’autres romans d’ici à la fin de ma thèse, que je (...)
- 30 Dans un post Instagram du 23 décembre 2022, dans laquelle elle chante les louanges du roman, elle (...)
- 31 Par ailleurs, du point de vue de la réception, la publication de cette postface a offert à Al Bayla (...)
17Pendant longtemps, j’ai omis de me demander si j’influençais les auteurices d’une façon ou d’une autre. J’étais parti du principe qu’il existait une frontière, qu’iels étaient influencé·es par d’autres écrivain·es, mais qu’il n’y avait aucune raison qu’iels soient influencé·es, par exemple, par les recommandations de lecture que je pouvais faire, ou par les réflexions sur la littérature que je pouvais partager sur les réseaux sociaux. Jusqu’au jour où une autrice m’a écrit pour me remercier d’avoir recommandé tel roman, qu’elle avait adoré et dont j’avais effectivement parlé quelques jours plus tôt, sur Instagram. J’avais oublié un élément important : si je voyais ce que les auteurices postaient sur les réseaux sociaux, iels voyaient également le contenu que je proposais. Alors que je m’étais promis de ne jamais les influencer, afin de ne jouer aucun rôle, pendant toute la durée de la thèse, sur leur processus créatif29, je réalisais soudainement que je les abreuvais, sans le vouloir, de recommandations et de références culturelles. Je m’immisçais donc inconsciemment dans leur intertextualité, dans leurs œuvres, en chantant les louanges de tel roman ou de tel recueil de poésie. Une autre situation m’a conduit à remettre en question ma démarche : l’écrivaine Wendy Delorme préparait fin 2022 la sortie en poche de son ouvrage paru pour la première fois en 2012, La Mère, la Sainte et la Putain et nous discutions de la meilleure stratégie éditoriale à adopter : devait-elle préfacer elle-même la réédition ? Devait-elle la confier à quelqu’un·e d’autre, et si oui, à qui ? De fil en aiguille, nous tombons d’accord : une préface écrite par une personne mieux installée dans le champ littéraire présente des avantages, mais a également des inconvénients. Et si la tâche était plutôt confiée à un·e romancièr·e plus jeune, afin de lea mettre en lumière ? Cela faisait alors plusieurs mois que je parlais de Colza – le premier roman d’Al Baylac, paru plus tôt dans l’année – à Wendy Delorme. Elle finit par le lire, le dévorer plutôt30, et la décision est prise : c’est à Al Baylac qu’il faut demander d’écrire un texte. Quelques mois plus tard, j’ai le livre entre les mains : la réédition, en poche, avec un court avant-propos de Wendy Delorme et une postface d’Al Baylac. Je les ai donc faits se rencontrer à travers leurs textes respectifs. Est-ce une entrave aux règles auxquelles je tente de me tenir ? Peut-être, mais toujours est-il que je suis convaincu que ces textes et ces écrivain·es étaient fait·es pour se rencontrer, tant les liens sont évidents. Leur écriture des corps et des sexualités queers, ainsi que des violences subies par les personnes queers, possède de nombreux points communs : du point de vue de l’analyse littéraire, et parce que je m’attache dans mes recherches à mettre en lumière les points communs entre les différents romans de la littérature lesbienne contemporaine, cette rencontre textuelle me semble particulièrement importante31.
Intimités
18Je suis désormais ami avec, voire très proche de certain·es des auteurices de mon corpus de thèse ou, plus largement des auteurices de littérature lesbienne contemporaine en France. Alors qu’au début, nos conversations en ligne ou dans des cafés étaient dédiées à la (leur) littérature, la dynamique est aujourd’hui différente, puisqu’il nous arrive par exemple d’aller manifester ou d’aller à des soirées ensemble. Les sujets de conversation se sont eux aussi diversifiés, puisque nous partageons un certain nombre de centres d’intérêt, un état de fait dû à notre appartenance à une même communauté féministe et lesbienne/queer. Lorsque nous parlons littérature, je ne suis désormais plus le seul à poser des questions : iels me demandent régulièrement où j’en suis dans mes recherches, comment je définis la « Génération Despentes », ou ce que je pense de telle parution récente. Bien que nos identités respectives – chercheur d’une part, écrivain·e de l’autre – soient toujours présentes, les distinctions hiérarchiques et professionnelles se sont atténuées, ce qui m’a apporté une forme de soulagement : je n’étais pas à l’aise avec le fait d’incarner, plus ou moins malgré moi, la posture d’un chercheur surplombant, alors même que sans leurs romans, mon travail ne pourrait pas exister. Cela a également pour conséquence que je suis à présent souvent incapable de dire si un rendez-vous est amical ou professionnel, puisque les frontières ont été brouillées. Mais je sais que la plupart des auteurices me font confiance pour ne pas divulguer, par exemple, des informations personnelles dans le cadre de ma thèse ou dans mes autres activités de recherche.
Encadrer
- 32 La communauté lesbienne ou plus largement queer étant un microcosme, les nouvelles vont vite, les (...)
19Toustes les auteurices savent donc que ces discussions et ces moments partagés font avancer mes recherches. Avec celleux qui appartiennent à mon corpus central, j’ai prévu de mener au cours de ma thèse des entretiens semi-directifs, afin de recueillir des informations de manière officielle. Je sais d’ores et déjà qu’il y a des choses que je n’écrirai pas, dans ma thèse comme ailleurs, ou dont je ne parlerai jamais en public. Je pense que mes efforts d’honnêteté et de transparence contribuent à ce que les auteurices sachent qu’iels peuvent avoir confiance en moi32. Le choix des entretiens semi-directifs me permettra d’inscrire ces propos dans un cadre scientifique plus rigoureux, et donc d’être en possession de sources mobilisables pour mes recherches. Par ailleurs, si les auteurices donnent leur accord, j’aimerais qu’au moins une partie de ces entretiens soit accessible en open access, afin qu’ils puissent aider d’autres chercheureuses, et que le travail sur ces littératures minoritaires et minorisées en soit facilité.
Naviguer en eaux lesbiennes
20Être en contact avec des auteurices queers, qu’iels figurent ou non dans mon corpus, demeure un exercice compliqué mais particulièrement enrichissant. Les questions éthiques et scientifiques que je me pose concernant ces relations n’ont pas de réponse absolue. Les épistémologies féministes concernant les savoir situés, bien qu’elles ne m’apportent pas nécessairement de réponses, me permettent néanmoins d’avoir un cadre dans lequel penser ces relations. Elles nécessitent non seulement une remise en question constante, mais également des ajustements en fonction de chaque relation et de chaque situation. J’ai pris le parti de faire la paix avec ce que je ne peux pas maîtriser et de faire plus attention à cette influence involontaire dont j’ai donné quelques exemples, afin qu’elle ne prenne pas trop de place dans les œuvres et dans les parcours des auteurices.
21Je n’ai, pour l’instant, pas trouvé de littérature explorant ces questions épineuses dans le domaine des études littéraires, d’autant plus en ce qui concerne les dynamiques intracommunautaires : j’ai donc dû avancer en tâtonnant, et en faisant au départ beaucoup d’erreurs, parce que je n’avais pas encore pris la mesure des enjeux traversant ces relations. Je connais désormais un peu mieux les éléments auxquels je dois faire attention, et j’ai surtout pris conscience de l’immense valeur qu’ont à mes yeux ces relations privilégiées avec des personnes dont les textes nourrissent mon travail au quotidien. Par ailleurs je prévois, d’ici à la fin de ma thèse, d’enrichir mes réflexions par des lectures en sociologie et en ethnologie, dans l’espoir de trouver des pistes de réponses supplémentaires.
- 33 Ces réflexions reflètent l’avancement de mon travail et de mes questionnements à un instant T. Entr (...)
22Bien loin d’être une perte de temps, je pense que ces questionnements permanents enrichiront mes recherches33, notamment en ce qu’ils me font aussi réévaluer mon rapport à la littérature et à celleux qui nous l’offrent. Avoir connaissance des conditions – souvent précaires et compliquées, en ce qui concerne mes auteurices – dans lesquelles les écrivain·es travaillent permet d’appréhender la littérature, et la recherche, dans une perspective plus complète.
Notes
1 Sur l’invisibilité des lesbiennes, voir par exemple SOS Homophobie, Enquête sur la visibilité des lesbiennes et la lesbophobie, Paris, SOS Homophobie, 2015.
2 On peut citer les deux librairies LGBTI parisiennes les plus connues, Violette & co et Les mots à la bouche.
3 À ma connaissance, il n’y a eu en France qu’une collection dédiée, « Le Rayon gay », chez Balland, dirigée par Guillaume Dustan au tournant du siècle.
4 Voir la présentation sur son site : « Je souhaite participer à voir publier et faire voyager des livres infusés de valeurs et problématiques qui me tiennent à cœur et engagés en termes de justice sociale sur des sujets comme le féminisme, l’antiracisme, la grossophobie, les LGBTphobies, le validisme, la sensibilisation aux sujets de santé mentale, l’écologie, que ce soit en fiction, en non-fiction, pour les adultes, les adolescents et les enfants ». URL : https://www.jf-agency.com, consulté le 29 mai 2024.
5 Aurore Turbiau, Alex Lachkar, Camille Islert, Manon Berthier, Alexandre Antolin, Écrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours, Paris, Le Cavalier bleu, 2022.
6 Voir les travaux d’Audrey Lasserre, notamment « La place de nos contemporaines dans les histoires de la littérature récentes ou l’écrivaine future », in Marie-Odile André, Mathilde Barraband (éds.), Du « contemporain » à l’université : Usages, configurations, enjeux, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2015, p. 87-99.
7 Ibid.
8 La référence sur le sujet est l’ouvrage Femmes et littérature, dirigé par Martine Reid et dont, à titre d’exemple et pour la période qui nous intéresse, le deuxième tome, consacré aux XIXe et XXIe siècles, ne comporte que 3 à 4 % d’autrices de littérature lesbienne, alors même qu’un certain nombre d’entre elles ont joué un rôle majeur dans l’histoire littéraire française.
9 Dans le cadre de cet article, je parle de la profusion des parutions actuelles, mais il ne faudrait pas que cela conduise à penser qu’il s’agit d’une augmentation conséquente par rapport au XXe siècle : depuis 1900 au moins, la littérature lesbienne constitue une part non négligeable de la littérature publiée en France.
10 « Toute œuvre littéraire importante est, au moment de sa production, comme le cheval de Troie. […] Et plus ce cheval de Troie apparaît étrange, non-conformiste, inassimilable, plus il lui faut du temps pour être accepté. En fin de compte il est adopté, et par la suite il fonctionne comme une mine, quelle que soit sa lenteur initiale », Monique Wittig, « Le cheval de Troie », in La Pensée straight, Paris, Amsterdam, 2007 [2001], p. 108-109.
11 Alex Lachkar, « Margot Gallimard : “C’est important de mettre au jour les histoires qu’on ne nous a pas servies” », L’Éclaireur, msi en ligne le 15 novembre 2021. URL : https://leclaireur.fnac.com/article/43002-trois-questions-a-margot-gallimard-directrice-de-la-collection-limaginaire, consulté le 29 mai 2024.
12 Voir Marie Kirschen, « Une femme à la page », Vanity Fair, avril 2024.
13 Voir par exemple le long article d’Elisabeth Philippe : « La littérature lesbienne déferle sur les librairies : “Je trouve enfin ce que je cherchais quand j’avais 20 ans” », L’Obs, mis en ligne le 25 septembre 2022. URL : https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20220925.OBS63644/la-litterature-lesbienne-deferle-sur-les-librairies-je-trouve-enfin-ce-que-je-cherchais-quand-j-avais-20-ans.html, consulté le 29 mai 2024.
14 Sur l’effacement des lesbiennes de la vie et de l’espace public, voir notamment Alice Coffin, Le Génie lesbien, Paris, Grasset, 2020.
15 Voir notamment Sandra Harding, The Science Question in Feminism, Cornell University Press, Ithaca, 1986.
16 Une partie des réflexions présentées dans cet article doit beaucoup aux longues discussions que j’ai eues avec la romancière Wendy Delorme, qui a pendant longtemps été dans mon corpus, avant que ma première définition de la « Génération Despentes » soit plus stricte en termes d’âge et donc qu’elle ne corresponde plus aux critères retenus. Mais depuis que j’ai décidé d’envisager le concept indépendamment de l’âge des auteurices, elle en fait de nouveau partie.
17 De nombreux primo-romancier·es de cette génération entrent en littérature en ce moment : il n’est donc pas exclu que le groupe s’agrandisse au fil des rentrées littéraires successives.
18 L’état actuel de mes recherches dans le cadre de ma thèse, toujours en cours, ne me permet pas dans cet article de mobiliser de manière précise des références que je sais pourtant essentielles sur la notion de génération en littérature. Mes travaux à venir, ainsi que ma thèse rédigée, intégreront, pour assoir mon propos, ces textes théoriques.
19 La délimitation de la « génération Y » varie, mais il faut généralement comprendre les personnes nées entre le début des années 1980 et le milieu ou la fin des années 1990.
20 Et de faire partie de ce déplacement du lesbien vers le queer que l’on commence à observer en France au tournant du siècle, notamment grâce à Paul B. Preciado qui publie en 2000 le Manifeste contra-sexuel (Paris, Balland).
21 On peut citer Queen Kong d’Hélène Vignal (Paris, Thierry Magnier, 2021).
22 Les romans de Marie-Eve Lacasse par exemple ne correspondent pas aux critères cités.
23 Le blurb est signé par Virginie Despentes – que Fatima Daas avait rencontrée dans le cadre du master de création littéraire de Paris-8 –, ce qui a immédiatement conféré à La Petite dernière un gage de qualité chez une partie du lectorat despentien. Par ailleurs, la primo-romancière a été victime d’attaques islamophobes et lesbophobes extrêmement virulentes : tous les médias ont alors commencé à parler du roman, ce qui a considérablement fait monter les ventes, mais cela a également eu un impact non négligeable sur la santé mentale de l’autrice.
24 Encore faut-il que, dans les médias mainstream, les romans lesbiens soient présentés comme tels, ce qui n’est encore que très rarement le cas, à moins que les journalistes LGBTI ne parviennent à vendre leurs papiers sur le sujet.
25 Cette impression de connaître les auteurices par le biais des réseaux sociaux correspond au concept de « relation parasociale » : voir Donald Horton, R. Richard Wohl, « Mass Communication and Para-Social Interaction: Observations on Intimacy at a Distance », Psychiatry 19 (3), 1956, p. 215-229.
26 Sur ce sujet, voir Tyler Bradway, Elizabeth Freeman (éds.), Queer Kinship. Race, Sex, Belonging, Form, Durham, Duke University Press, 2022.
27 Voir entre autres les contributions importantes suivantes : Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14.3, 1988, p. 575-599 et Patricia Hill Collins, « Learning from the Outsider Within: The Sociological Significance of Black Feminist Thought », Social Problems, vol. 33, n° 6, Special Theory Issue, octobre-décembre 1986, p. 14-32.
28 Je me suis en revanche fixé une règle concernant les livres racistes ou transphobes : je n’en parle ni sur les réseaux sociaux ni dans la presse.
29 En effet, plusieurs des auteurices vont publier d’autres romans d’ici à la fin de ma thèse, que je serai donc amené à intégrer à mon corpus, s’ils correspondent aux critères établis.
30 Dans un post Instagram du 23 décembre 2022, dans laquelle elle chante les louanges du roman, elle écrit notamment : « soif de romans comme celui-ci, où les grammaires de nos désirs sont serties comme des diamants, sur des bagues à porter au pouce, des diamants taillés par des plumes, fines, incisives, bravaches, tendres, qui ne s’excusent de rien ».
31 Par ailleurs, du point de vue de la réception, la publication de cette postface a offert à Al Baylac une exposition supplémentaire et non négligeable, dans la mesure où son premier roman a été publié dans une petite maison d’édition indépendante, moins connue que celle dans laquelle Wendy Delorme a publié.
32 La communauté lesbienne ou plus largement queer étant un microcosme, les nouvelles vont vite, les personnes – en particulier les personnes publiques – sont donc particulièrement attentives aux informations ou rumeurs qui circulent sur elles.
33 Ces réflexions reflètent l’avancement de mon travail et de mes questionnements à un instant T. Entre la présentation de ce travail et sa publication, ma position a évolué.
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Référence électronique
Alex Lachkar, « Un chercheur queer au sein de la littérature lesbienne. Les liens communautaires, entre entraves et apports au travail scientifique », Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/13887 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqh
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