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Auteur·ices, chercheur·euses et critiques : les doubles statuts

Chercheur et écrivain en Suisse romande : paradoxes de la figure de « l’agent double »
Entretien avec Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz mené par Arthur Brügger

Researcher and writer in French-speaking Switzerland: paradoxes of the ‘double agent’ figure
Interview with Daniel Maggetti and Jérôme Meizoz conducted by Arthur Brügger
Arthur Brügger, Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz

Texte intégral

Préambule

1Cet entretien a été réalisé le 17 janvier 2022 à Lausanne, en présence des deux interviewés, qui ont ensuite eu la possibilité de relire et réviser leurs propos retranscrits par mes soins. Pour l’essentiel, des corrections cosmétiques ont été apportées, ainsi que quelques coupes, afin d’éviter certaines redondances ou digressions jugées moins pertinentes.

2Cet entretien partait, de ma part, d’un parti pris clairement assumé en faveur d’une intrication plus forte et plus consciente entre recherche et création littéraire. À partir de ma propre expérience, j’ai voulu mettre à l’épreuve l’intuition selon laquelle il existe une forme de continuité entre les gestes qui visent d’une part à analyser et commenter un texte, d’autre part à en produire un. Le constat n’était pas si évidemment partagé par les deux auteurs et enseignants que j’ai souhaité interroger sur le sujet. La discussion, de ce point de vue, était riche puisqu’elle a permis de confronter des prises de position et de mettre au jour des problématiques très concrètes liées au fait d’occuper cette double fonction de chercheur et d’écrivain, dans le champ littéraire contemporain, en Suisse romande. Elle permet aussi, me semble-t-il, de rendre compte d’un certain changement de paradigme dans le monde académique. Les lignes continuent de bouger sensiblement sur ces différentes questions, preuve sans aucun doute de leur actualité.

  • 1 Antoine Compagnon, « Suis-je romancier ? », Études françaises, n° 33 (1), 1997, p. 61.

3Arthur Brügger : Dans un article intitulé « Suis-je romancier ? » (1997), Antoine Compagnon fait part de sa méfiance à l’égard de ce qu’il estime être un poncif moderne, celui de l’intrication positive entre fiction et critique. Il fustige alors la figure de « l’agent double », à la fois écrivain et chercheur : « Bien entendu, nous imaginons tous que les agents doubles, c’est bien, c’est mieux que les écrivains qui s’entêtent dans un genre déterminé, n’en sortent pas, persistent et signent bêtement, roman après roman, essai après essai. Et pourtant, les agents doubles – n'est-ce pas ? – sont deux fois traîtres, traîtres à deux causes, car, comme on dit, on ne peut pas bien faire deux choses à la fois. »1 Quant à vous, comment envisagez-vous a priori votre double pratique, de romancier et de chercheur ? Les envisagez-vous sous le signe de la complémentarité ou de la concurrence ?

4Daniel Maggetti : Pour moi, ce sont deux pratiques parallèles. Elles sont donc probablement complémentaires, mais de manière non consciente, non voulue.

5Jérôme Meizoz : Elles sont clairement complémentaires, à mon avis, d’abord par les savoirs acquis qui peuvent être reversés dans les deux pratiques. En revanche, elles se distinguent nettement du point de vue des régimes discursifs et des règles de production du savoir. On évolue donc dans des domaines différents, qui peuvent certes se nourrir mutuellement mais qui se croisent assez peu, finalement.

6A.B. : Dans l’invitation à cette entrevue, j’ai utilisé l’étiquette d’« écrivain-chercheur » pour vous décrire, avec un trait d’union pas tout à fait innocent entre les deux. Vous reconnaissez-vous dans cette étiquette ?

7J.M. : Personnellement, je trouve qu’il y a plutôt un problème à hybrider les deux termes. Je ne me reconnais pas vraiment dans cette étiquette parce qu’il me semble qu’elle peut semer le doute entre ces deux fonctions distinctes ou cumulées, et puis elle laisse aussi entendre qu’il y aurait différents types de fonctions dans le métier de chercheur. Je dirais donc que je suis chercheur, que je suis par ailleurs écrivain, mais sur un autre plan.

8D.M. : J’ai de la peine avec les étiquettes et ne me reconnais pas non plus dans cette catégorie. Selon les situations, les contextes et les exigences, je me vois tantôt comme chercheur, tantôt et plus rarement comme écrivain. Le premier rôle est d’ailleurs plus simple à assumer, dans une certaine mesure, au sens où il dépend d’un cadre institutionnel et présente finalement un côté objectif : il y a un certain type de productions, des attentes, en somme un dispositif complet qui définit les activités. Alors que l’appellation d’écrivain est beaucoup moins évidente pour moi : elle est à la fois plus subjective et plus flottante, pour des raisons assez évidentes, sociologiquement parlant. D’ailleurs, je ne l’utilise presque jamais pour me désigner.

9A.B. : Pas davantage le terme de « romancier » ?

10D.M. : Non, on y reviendra peut-être plus tard, mais pour des raisons multiples, j’ai mis très longtemps à l’utiliser.

11A.B. : Est-ce que ce sont les contextes qui déterminent la manière dont vous vous présentez ?

12J.M. : Oui, à l’université par exemple je ne me présente pas comme écrivain.

13A.B. : Malgré tout, est-ce que vous envisagez d’éventuelles synergies entre la recherche et la création littéraire ?

14D.M. : S’il y en a, je pense qu’elles sont souterraines – c’est-à-dire que ce ne sont pas des synergies construites, pensées ou « exploitées » volontairement. C’est un peu schizophrénique, au fond, dans mon cas !

15J.M. : Je n’avais pas forcément pensé en termes de synergies et cela dépend aussi de ce que tu entends par là. Je vois d’abord une synergie par les savoirs. Être en permanence en train de lire des textes dans des genres différents, d’un côté comme de l’autre – de la littérature et de la critique – implique une acquisition de savoirs, mais aussi de réflexes et de façons de voir, qui profitent aux deux activités. Dans le domaine de la création, cela dit, c’est sans doute plus vague, moins systématisé. Mais lire beaucoup de critique, en tout cas de mon point de vue, influence la manière dont on s’imagine romancier, ou dont on imagine un roman.

16Par ailleurs, il y a aussi une forme de synergie par les contacts, au sens où les deux activités permettent de développer des relations professionnelles et artistiques qui peuvent être profitables d’un côté et de l’autre.

17Enfin, je verrais une synergie autour de la pédagogie : les questions de création sont parfois transposables en termes pédagogiques, de même que les questions théoriques sont parfois transposables dans la création. Encore une fois ce n’est pas automatique, cela dépend des sujets, des genres ou des occasions – parfois cela tient du hasard. Mais je me suis rendu compte que des solutions littéraires trouvées par des auteurs ou des performeurs, par exemple dans des textes oulipiens, ont pu me donner des idées pédagogiques.

18A.B. : Avez-vous des « modèles » d’écrivains qui sont aussi chercheurs, ou des chercheurs qui sont aussi écrivains, du moins des figures dans lesquelles vous pouvez vous projeter ou vous reconnaître ?

19D.M. : Je ne me suis jamais posé la question.

20J.M. : Je ne me la suis pas posée directement non plus. Je réfléchis au parcours que l’on a eu l’un et l’autre : est-ce qu’il y a des figures, même lointaines, qui incarnaient ces deux rôles ? À l’université de Fribourg par exemple, il y avait Jean Roudaut, qui a marqué une génération d’étudiants, mais moi ça ne m’a pas du tout frappé.

21D.M. : Moi non plus.

22J.M. : Et à Lausanne, je ne crois pas qu’il y avait l’équivalent. Il y a eu Jacques Mercanton, certes.

23D.M. : Mais ni toi ni moi n’avons été ses élèves, et puis, bon...

24J.M. : Ce n’était pas forcément un modèle ! (rires)

25A.B. : Il est vrai que les figures auxquelles on peut penser sont malgré tout souvent davantage identifiées d’un côté ou de l’autre. Je pensais par exemple à Paul Valéry, mais qui est d’abord écrivain, ou à Roland Barthes, qui, lui, est peut-être avant tout chercheur.

26D.M. : Quand on parle de figures comme Barthes ou Valéry, c’est incommensurable : difficile de les prendre comme modèle ! On peut bien trouver certaines figures fascinantes, mais alors elles paraissent en quelque sorte inaccessibles – on n’est pas au niveau de la transposition possible.

27J.M. : Chez les contemporains, je vois davantage de personnes sur la crête de la création et de la recherche, pas forcément dans le même domaine que moi d’ailleurs, mais qui ont fait des choses originales. Je pense par exemple à l’historien Philippe Artières, qui a produit des récits historiques configurés comme des romans (Vie et mort de Paul Gény, Roman, Seuil, « Fiction & Cie », 2013).

28D.M. : En effet, cela m’intrigue de voir chez des contemporains – et oui, notamment chez des historiens – des manières de se positionner entre ces deux pratiques, mais je les regarde avec un intérêt distancié, sans nécessairement m’identifier. Je pense à Ginzburg, par exemple.

29Par ailleurs, ces considérations conduisent à la question du style dans les travaux de recherche : certains essais cherchent aujourd’hui une forme de dépassement, un brouillage presque, entre deux sphères ou deux régimes complètement séparés pendant ongtemps. Cette façon d’empoigner une matière de chercheurs en en faisant quelque chose qui tient de l’entreprise langagière et stylistique, voilà qui est proche des travaux de ces historiens qui s’essaient à la fiction.

30J.M. : C’est le cas par exemple d’Ivan Jablonka avec Laëtitia (2016), qui a reçu le prix Médicis. C’est un livre que j’ai trouvé très fortement écrit, mais la position de l’historien y est très ambiguë, ce qui a suscité de nombreuses critiques. Je n’irais pas jusqu’à parler ici de contre-modèle mais en tout cas c’est un exemple actuel qui ne me paraît pas sans écueils, malgré son intérêt formel indéniable. Le succès littéraire a d’ailleurs coûté très cher à Jablonka dans sa discipline : en premier lieu, ce sont les historiens qui se sont retournés contre lui.

31Je pense encore, chez les contemporains, à Eric Chauvier, que j’ai d’ailleurs enseigné. C’est un anthropologue qui pratique une forme d’anthropologie narrative, qui se confond presque avec une entreprise romanesque (Laura, 2020) : il change les noms de personnages, etc. Là aussi, c’est un auteur assez controversé : il est intéressant formellement, mais cela pose toutes sortes de questions, éthiques, esthétiques...

32Malgré tout, ces figures contemporaines qui – parce qu’elles ont plus de crédit, ou parce qu’elles sont plus assurées – osent ces dépassements, représentent indéniablement une forme d’autorisation à se sentir plus légitime à franchir aussi cette ligne de crête entre recherche et création.

33A.B. : Donc il y a vraisemblablement un changement de paradigme, entre le moment où vous étiez vous-mêmes étudiants et aujourd’hui.

34J.M. : Oui, clairement. Jablonka, dans les années 1980, c’était inimaginable !

35D.M. : Et c’est aussi sans doute le signe d’une plus grande porosité aujourd’hui entre création et recherche. En plein structuralisme, on aurait eu bien du mal à transgresser ces frontières – d’ailleurs Compagnon est aussi un bon exemple, parce qu’entre le Compagnon de l’immédiat post-Barthes et le Compagnon actuel, il y a tout de même eu un énorme changement.

36A.B. : C’est vrai. L’article que je citais date de 1997, il a peut-être changé d’avis sur la question aujourd’hui.

37J.M. : Il y a aussi la question de l’âge institutionnel. Au début, ces transgressions semblent inenvisageables. On peut penser à Claude Reichler par exemple, qui a publié un récit (Vanil noir, 2014) une fois achevée sa carrière de professeur – certainement qu’il avait envie d’écrire depuis longtemps, mais là il pouvait finalement se l’autoriser.

38A.B. : Je voudrais en venir à présent à la manière dont vous envisagez le rapport individuel à l’écriture vis-à-vis de cette double pratique : au-delà des enjeux d’adresse et des contraintes génériques à l’œuvre, avez-vous l’impression que le geste diffère vraiment entre l’écriture d’un article ou d’une nouvelle ? Si non, qu’est-ce qui les distingue véritablement ?

39D.M. : Pour moi, ce sont des rapports très différents. Les textes académiques répondent à des contraintes multiples du fait qu’ils doivent tenir compte d’éléments – historiques, contextuels, sociologiques, théoriques – qu’il faut convoquer nécessairement. Tout cela concourt à une démarche argumentative qui vise une démonstration à partir d’une hypothèse posée. Dans ce domaine-là, il s’agit donc, en premier lieu, de collecter et de restituer des données en respectant des principes d’honnêteté scientifique, alors que dans mon cas l’écriture littéraire est beaucoup plus libre, soumise en premier lieu à des associations d’idées et de thématiques, non planifiée dans sa pratique et son déroulement.

40En somme, je retire de l’écriture d’articles ou d’essais une forme de satisfaction intellectuelle alors que l’écriture de fiction est source d’un plaisir plus immédiat, presque instinctif. En caricaturant un peu, je dirais que c’est l’opposition entre la salle de la classe et la cour de récréation, entre le devoir et le loisir, entre le contrôle et une forme de relâchement – sans que ce dernier terme implique qu’il y ait moins de passion ou de travail. Mais cela se passe ailleurs.

41J.M. : Pour moi aussi, ces deux types d’écriture diffèrent absolument. Un texte littéraire repose certes sur des techniques qu’on peut étudier et décrire, mais la construction d’un récit implique d’autres rapports à la langue, une relation pour ma part plus privée et plus intime avec l’écriture et les images. Le récit donne en outre une place centrale à l’humour ou à la fiction, éléments qui ne sont en principe pas censés intervenir dans la recherche. Il y a donc effectivement pour moi plus de liberté du côté de l’écriture littéraire, même si cette liberté n’est pas synonyme de facilité. La recherche est bien plus cadrée du point de vue discursif et argumentatif : de ce côté-là, je ne vois pas tellement de points communs avec l’écriture littéraire, spontanément.

42Cela dit, comme on l’évoquait, de plus en plus de chercheurs font intervenir des formes de création dans l’écriture de recherche ou inventent des dispositifs originaux. Ce type de démarches se répand sans doute davantage qu’il y a vingt ou trente ans, cela se pluralise en tout cas – je dis cela assez intuitivement.

  • 2 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, « Érudi (...)
  • 3 Daniel Maggetti, « Écrire en Suisse romande : pouvoir en faire à sa tête ? », Études de lettres, no (...)

43A.B. : Est-ce que votre pratique de l’écriture romanesque n’infléchit pas justement votre manière d’écrire des articles ou des ouvrages scientifiques ? Je constate en tout cas que vous avez l’un et l’autre produit parfois des textes théoriques avec une dimension assez ludique ou créative : je pense ici en particulier à la mise en scène du dialogue entre « Le chercheur » et « Le curieux » dans le premier chapitre de Postures littéraires2 pour Jérôme Meizoz, qui revêt une évidente fonction didactique, ou à un usage original de la parenthèse jouant d’un dédoublement énonciatif avec une fonction ironique, dans l’article « Écrire en Suisse romande : pouvoir en faire à sa tête ? »3 pour Daniel Maggetti.

  • 4 Daniel Maggetti, Lectures conseillées, Vevey, L’Aire, 2002.

44D.M. : J’ai malgré tout l’impression que j’ai rarement pu mettre cela en œuvre. On peut éventuellement avoir parfois un ton un peu plus dégagé, mais il faut déjà que le sujet abordé le permette, ce qui n’est pas toujours le cas. Le seul endroit où je l’ai peut-être fait, parce que ça m’amusait, c’est dans les textes introductifs d’une anthologie personnelle d’écrivains romands intitulée Lectures conseillées4, publiée il y a une vingtaine d’années. La sélection en tant que telle n’était pas forcément justifiable en termes objectifs, et la manière d’aborder les œuvres n’était pas davantage conventionnelle. J’avais souhaité présenter ces livres sans recourir aux catégories et concepts universitaires courants : c’était donc un choix assez libre, un peu hybride de ce point de vue.

45J.M. : Pour moi, il y a au fond très peu d’influence de la pratique littéraire sur l’écriture des articles – je vois peu de cas où on pourrait vraiment l’observer. Le chapitre que tu cites, dans mon cas, reprend effectivement un dispositif d’écriture emprunté à des ressources littéraires. Mais le modèle était Diderot, donc plutôt un modèle du dialogue pédagogique acquis au cours de ma formation de chercheur. Cela dit, Diderot est en soi un exemple d’hybridité dans ce domaine puisque c’est en même temps un grand intellectuel connaisseur de toutes sortes de matières – comme aujourd’hui cela n’existe plus puisque nous avons des disciplines – et qu’il invente constamment des formes littéraires pour la transmission. Mais ici je n’imaginais donc pas du tout inventer une forme, plutôt la citer.

46A.B. : Sur un autre plan, avez-vous l’impression que votre pratique de romancier infléchit la manière dont vos travaux sont perçus, reçus et commentés ?

47D.M. : J’en doute fortement, peut-être aussi parce que ma pratique de l’écriture de fiction reste assez confidentielle. La plupart des lecteurs de mes travaux académiques n’en sont donc même pas informés. C’est une donnée objective – par rapport à la réception en tant que telle –, mais cela répond aussi à une volonté de ma part de garder une séparation entre les deux domaines. D’ailleurs, si dans le cadre d’une intervention académique on me parle de mon activité d’écrivain, je me sens plutôt gêné. Ça ne me paraît tout simplement pas devoir entrer en ligne de compte dans ce contexte-là.

48J.M. : Il est difficile de répondre à la question car je n’ai pas de retours très explicites sur le sujet. Par ailleurs, on est effectivement souvent dans des contextes très cloisonnés où les personnes ne sont pas nécessairement au courant de nos deux activités. Le seul contexte pour lequel je pourrais me prononcer, c’est dans le cadre de colloques en sciences sociales, où le fait d’être écrivain peut être un peu délégitimant, en particulier pour mes descriptions objectivantes du champ littéraire… Parce qu’en sociologie, il est compliqué d’être à la fois acteur et observateur. Chez les littéraires, le soupçon est sans doute moins présent.

49A.B. : C’est paradoxal, à la fois, parce que ton expérience « de terrain » a pu être une ressource précieuse pour l’élaboration de ta théorie autour de la notion de « posture », notamment.

50J.M. : Le fait de se retrouver dans des circonstances où on est identifié comme auteur, où on joue le rôle d’être un auteur, ça permet bien sûr d’observer la vie littéraire de l’intérieur, et d’avoir des données que les sociologues complètement extérieurs n’ont pas – ils en ont d’autres. De ce point de vue, c’est effectivement un avantage.

51D.M. : Mais encore faut-il pouvoir restituer ces données-là ou cette perception-là avec toute la distance d’objectivation nécessaire. C’est-à-dire, œuvrer à la rendre d’autant plus objective qu’on n’a pas à témoigner en première personne.

52J.M. : Exactement. Cela rajoute presque une contrainte à celui qui veut faire de la sociologie à partir de sa propre expérience, puisque le risque est évidemment de généraliser un point de vue particulier : on parle typiquement ici du biais de l’observateur.

53A.B. : À l’inverse, vos travaux de recherche peuvent-ils parfois influencer vos pratiques de romancier ou inspirer des pratiques créatives ?

54J.M. : Je dirais, seulement dans la mesure où les savoirs acquis et entretenus (théories, débats, notions, etc.) constituent un atout pour inventer, actualiser ou déployer des formes, styles, et images littéraires.

55D.M. : Directement non, mais l’habitude des archives et l’observation de certaines pratiques d’auteur laissent certainement des traces dans ma manière d’investir cet autre pan de mon activité. J’ai par exemple écrit des textes de fiction à partir d’archives personnelles et forcément, ma manière de faire est influencée par la confrontation quotidienne à des matériaux de cette nature.

56A.B. : Ici il y a donc à la fois un rapport aux archives, mais aussi une pratique de lecteur qui a des implications sur ta pratique d’auteur ?

57D.M. : Les archives, du fait de leur matérialité, ont aussi quelque chose d’assez plastique : il y a mille manières de les exploiter, littérairement ou non. Connaître une certaine manière de les utiliser, être familier des « bonnes pratiques », cela modifie forcément la façon dont on y recourt dans une optique de création. Je dis cela parce que de plus en plus d’écrivains aujourd’hui travaillent à partir d’archives, et souvent je trouve qu’ils sont très maladroits. Avoir une plus grande familiarité me semble permettre d’éviter certains écueils, de contourner plus facilement certaines difficultés.

58J.M. : Effectivement, et plus largement, les savoirs acquis pendant les pratiques de recherche sont certainement un atout pour inventer, actualiser des formes, ou simplement les connaître. Donc ce n’est pas simplement le fait d’avoir lu des romans mais aussi d’être familier avec la théorie littéraire, même sans y penser d’ailleurs. Ce n’est certainement pas du tout conscient : je ne commence pas un roman en me disant « je vais faire de la focalisation X ». C’est plutôt une intuition. Mais après, il devient possible de la nommer, de savoir qu’un certain choix formel implique tel type de conséquences dans le projet esthétique. En somme, ce contact avec des interprétations, des théories, des notions, cela rend sensible, cela fait voir des choses.

59A.B. : Est-ce qu’au contraire cette connaissance approfondie peut parfois avoir quelque chose d’inhibant ? Se dire que telle forme existe déjà, ou bien qu’elle est si bien réalisée par tel texte, tel auteur ? N’importe quel écrivain peut se poser cette question, mais elle affleure peut-être d’autant plus quand on est, comme vous, au contact de textes qu’on lit de près, qu’on critique, etc.

60J.M. : Pour moi, en tout cas, ce n’est pas l’existence d’une théorie intéressante ou originale qui m’inhibe ; en revanche, ce sont les œuvres littéraires qui ont réussi spectaculairement certains paris formels – je pense notamment à Faulkner – qui là inhibent beaucoup.

61D.M. : D’autant plus que nous avons les instruments pour comprendre et analyser ces grandes réussites littéraires, ce qui sans doute bloque encore plus. On peut difficilement ensuite jouer l’inconscient ou l’ignorant, en effet.

62A.B. : Tout à l’heure, vous évoquiez l’un et l’autre l’objectivité que requiert la position de chercheur, et nous parlions aussi d’un changement de paradigme dans le champ académique. Me vient donc une hypothèse que je formule spontanément avec vous : la critique aujourd’hui est aussi de plus en plus amenée à se situer – il s’agit de signifier d’où l’on parle. Pensez-vous que le fait d’être dans un moment qui autorise voire encourage le choix d’un je plus assumé offre davantage de porosité avec la création ?

63D.M. : Il y a probablement toute une série d’effets seconds de la double pratique qui se télescopent sans qu’on en ait forcément conscience. Mais quand je parlais d’objectivité, j’entendais moins l’absence de je, ou de nécessité de se situer en tant que chercheur, que la dynamique ou le rapport qu’on entretient à ce dont on parle. On peut avoir un point de vue personnel, subjectif, et qu’on espère original, mais en avançant des arguments et des analyses qui sont objectives, c’est-à-dire qui s’appuient sur une démonstration vérifiable. Il ne s’agit donc pas tellement de se situer en tant qu’individu parlant ou pensant. La subjectivité qui s’assume davantage dans la recherche ne relève pas tout à fait du même je que dans la fiction, à mon sens.

64J.M. : Il y a le je du romancier qui est fictif, joueur, multiple et ouvert. Il n’a de comptes à rendre à personne en termes de valeur ou de vérité. Quant au je du chercheur, de plus en plus présent en effet – et qui repose sur l’idée qu’au lieu de simuler l’objectivité il vaut mieux qu’un point de vue se montre, s’assume –, c’est en fait un je de méthode, de positionnement, construit pour le dispositif de recherche, non intime. Cela dit, je vois ici un possible lien avec ma pratique littéraire, notamment dans les récits factuels, où il y a des documents, des histoires de famille. Ici, il y a donc un petit peu de je de méthode qui intervient pour trier ou hiérarchiser les éléments. Ce n’est pas forcément un je autobiographique ; et ces deux facettes m’intéressent assez. Mais c’est très intuitif, parce que je n’ai pas réfléchi spécifiquement là-dessus.

65A.B. : Et est-ce que ta pratique d’écrivain te « situe » aussi en quelque sorte par rapport à tes recherches ?

66J.M. : Sans doute un peu… Le fait d’être écrivain de récits autobiographiques ou autofictionnels me situe dans le champ littéraire et dans l’espace de la critique, détermine ma connaissance de l’espace des possibles, mes références, etc. Cela met également sous mes yeux des objets qui sont aussi des objets d’études (Ernaux, Rosenthal, Chauvier, Vasset, Pagès, etc.).

67En outre, ma pratique narrative guide sans doute mon regard technique sur les romans et donc les commentaires que je produis (type de narrateur ; intrigue ; personnages ; construction des parties, etc.)

68A.B. : Daniel, tu disais plus tôt que l’écriture fictionnelle se situe davantage du côté du « plaisir instinctif ». Est-ce que pour vous, malgré tout, l’instinct ou l’intuition a sa place dans la recherche en littérature ?

69D.M. : Il y a probablement un côté intuitif dans les deux pratiques. Mais si l’écriture du chercheur peut se baser sur des intuitions au départ, elle ne se manifeste pas du tout de la même manière. J’aurais plutôt tendance à m’en méfier ici, ou en tout cas à la tester, l’éprouver. Alors que dans la fiction, je n’ai pas du tout les mêmes réserves.

70J.M. : L’écriture littéraire nous engage d’une toute autre manière : au fond, on n’a pas de comptes à rendre, ou très peu. On a toujours la possibilité de se défausser de ce qu’on a écrit – alors que vis-à-vis d’un article scientifique, une telle attitude est impossible.

71Pour ce qui est de l’intuition, tout dépend ce qu’on entend par là : dans ces domaines, selon moi, l’intuition est la somme incorporée des expériences accumulées, qui se déploie sur un mode spontané, par reconnaissance « coutumière » de schèmes d’action et de perception. Dans ce cas, oui, cela joue un rôle énorme, comme dans tout métier qui bénéficie d’une accumulation d’expériences (médecin, trader, boulanger, etc.).

72A.B. : J’aimerais bien à présent en venir avec vous à la question des milieux littéraires et académiques dans lesquels vous évoluez en parallèle. Je suis curieux notamment de la manière dont vous les éprouvez, en tant qu’espaces de sociabilité et de légitimation de la littérature. Avez-vous le sentiment qu’ils se croisent ou qu’au contraire les deux milieux sont plutôt séparés, voire étanches l’un à l’autre ?

73J.M. : De mon point de vue, il y a certes quelques carrefours, inévitables, entre ces deux espaces, notamment en termes de sociabilité, mais globalement ils sont très distincts par les pratiques, les valeurs et les imaginaires qu’ils activent.

74D.M. : Il y a effectivement de grandes différences, aussi en termes de gestion du sens et de production de la valeur. Du côté du milieu littéraire, pour aller vite, il y a l’aspect « divertissement » et le rapport à l’argent, beaucoup plus présent que dans le monde académique, où on est dans un contexte de légitimité scientifique, académique, et de production d’une valeur qui se veut avant tout intellectuelle. On est donc dans deux régimes complètement différents.

75À mon sens, le fait qu’il y ait des croisements est d’abord un fait contextuel. Vu la taille du territoire, en Suisse romande particulièrement, il y a souvent des agents qui se situent au carrefour des deux univers. Il arrive qu’il y ait une certaine volonté de les faire se superposer davantage, par exemple avec des écrivains invités à des colloques – plus rarement d’ailleurs dans l’autre sens. Mais les deux milieux me semblent malgré tout assez étanches, dans leur fonctionnement général.

76Cela signifie aussi que selon le contexte, on ne se positionne pas de la même manière : notre discours s’adapte aux attentes impliquées par l’espace lui-même. Les attentes du monde académique, nous les avons intériorisées ; quant aux attentes des activités plus « mondaines », elles sont en général clairement explicitées par le cadre. On ne va pas être aussi docte selon l’endroit où l’on se trouve.

77A.B. : Et comment vivez-vous justement le fait de performer des rôles différents en fonction du milieu dans lequel vous évoluez, « jouant à l’auteur » dans un festival littéraire, puis « jouant au chercheur » dans un colloque ? D’une manière générale, chercherez-vous à assumer et rendre visible votre double fonction ou à l’invisibiliser autant que possible dans ces contextes-là ?

78J.M. : Je ne cherche pas à l’invisibiliser, par exemple quand on me demande une courte notice biographique pour un colloque universitaire ou un festival littéraire. Je passe d’un rôle à l’autre, le rôle étant une identité professionnelle, rien de plus. Je me comporte donc selon le cadre dans les deux cas, et je n’ai pas tellement ressenti jusqu’à présent le besoin ou l’envie de le transgresser.

79D.M. : On est aussi probablement mieux « conditionnés », du fait précisément d’être familiers des deux milieux, on s’adapte très facilement. Je pense au contraire à ces écrivains qui mettent grossièrement les pieds dans le plat, de manière caricaturale ou ostentatoire, dans des contextes académiques – ce qu’on aimerait peut-être faire parfois ! – ou à l’inverse à des personnes issues du monde académique qui s’expriment dans le milieu littéraire d’une manière qui paraît en porte-à-faux vis-à-vis des attentes implicites de la rencontre. On s’est auto-éduqués, en quelque sorte !

80J.M. : C’est vrai que d’avoir été socialisés dans le cadre universitaire donne ce rapport « cadré ». On peut parfois envier peut-être l’insouciance de certains artistes vis-à-vis des frontières qu’ils s’autorisent à franchir. Moi, je n’ose évidemment jamais faire ça !

81A.B. : Donc si une frontière est franchie à votre insu, vous concernant, vous éprouverez plutôt de la gêne – comme tu l’évoquais par exemple Daniel, si on t’interroge sur ton activité de romancier dans un cadre académique ?

82D.M. : C’est surtout le sentiment de mélange des genres qui est un peu dérangeant. Dans un contexte où je suis invité comme « analyste », s’il y a une frontière qu’on me demande ou qu’on m’encourage à transgresser, ça ne m’autorise plus du tout à parler de la même façon. Évidemment, je peux le faire en marge, mais publiquement et ouvertement, dans la continuité, je trouve ça difficile.

83Dans l’autre sens, c’est un peu différent, mais ici en ce qui me concerne c’est très spécifique : vu le rôle que j’occupe vis-à-vis de la littérature romande [comme directeur du Centre des littératures en Suisse romande], cela devient vite gênant pour d’autres raisons. Qu’on me somme de prendre position par rapport à des productions en tant que soi-disant « spécialiste de » alors que je n’ai pas forcément envie de le faire, que je ne suis pas assigné à cela, d’autant moins dans un contexte qui est peut-être plus strictement littéraire ou non académique, c’est toujours un peu problématique.

84J.M. : Le double rôle n’est effectivement pas tenable, par exemple dans une table ronde avec d’autres écrivains, à la fois vis-à-vis des collègues et du public. Je n’arrive pas à me souvenir d’un événement où cela se serait produit pour moi, mais je me sentirais évidemment mal à l’aise dans une telle situation.

85D.M. : Je me souviens d’une table ronde à la Grange de Dorigny où j’avais invité des écrivains pour témoigner de leur pratique et de leur rapport au métier d’auteur, et il était très clair pour moi que je n’étais pas là comme romancier. C’était un contrat d’entrée, implicite mais tout à fait clair pour tout le monde, qui a été respecté. C’est quand ce contrat-là est mis à mal que des incompréhensions ou des malaises peuvent surgir.

86A.B. : Et est-ce que vous avez le sentiment d’avoir des avantages (symboliques ou très concrets) en rapport avec la double position de romancier et de chercheur que vous occupez ? Vous évoquiez la question de la formation tout à l’heure, en somme la connaissance approfondie de ces deux cadres que cela vous donne. Ce n’est peut-être pas à proprement parler un « avantage » mais du moins une ressource.

87J.M. : Je vois en effet un certain nombre de ressources, plutôt que des « avantages ». C’est une ressource du point de vue du réseau, bien sûr, puisque les contacts peuvent être croisés et mélangés. C’est une ressource du point de vue de la connaissance du terrain, effectivement : avoir une porte d’entrée dans la vie littéraire comme acteur, à reconvertir éventuellement comme observateur. Enfin, on connaît les normes de chaque métier (contrats d’édition, etc.).

88D.M. : Pour moi c’est un peu différent, mais là encore, cela tient à la fonction très particulière que j’occupe dans le contexte académique. Par rapport à toute une série d’activités liées à la recherche, et notamment aux archives et au contact avec des écrivains, cette position m’a facilité beaucoup de prises de contact. Il y a une familiarité, une possibilité d’approcher notamment des acteurs – en termes académiques – qui est beaucoup plus grande sans doute que si j’étais un « strict universitaire ». Mais cela ne dépend pas seulement de ma pratique de l’écriture, c’est quelque chose qui résulte aussi et surtout du fait que j’ai développé ce réseau par d’autres biais, notamment en m’occupant de revues. Il y a ici une porosité qui a eu également des répercussions positives sur mes activités de chercheur mais de façon très circonstancielle, toujours en lien avec direction du Centre des littératures en Suisse romande (CLSR).

89A.B. : Et quel(s) inconvénient(s) cette double position présente-t-elle à vos yeux ?

90D.M. : Pour moi, c’est plutôt le fait d’être vu comme une autorité dans le champ littéraire romand qui a eu toute une série d’effets extrêmement contraignants, notamment du côté littéraire. Mes livres ne sont jamais reçus ou lus comme ceux de quelqu’un d’autre, même si dans ma pratique institutionnelle j’ai toujours été attentif au mélange désagréable des genres, auquel je ne veux pas participer. Depuis que j’ai été nommé à mon poste à l’Université, je n’ai plus pris part à aucun jury, je n’ai été membre d’aucune commission littéraire, je me suis retiré de toute activité de jugement ou d’attribution de subventions. J’ai la conviction que ce n’est pas mon rôle de me prononcer sur la production contemporaine romande, d’autant plus que j’en fais partie, d’une certaine façon.

91Cette différence de traitement tient aussi à l’extrême petitesse du territoire : est en jeu ici la question du statut de cette production, qui concourt à créer une série d’effets seconds. J’ai surtout remarqué cela – c’est une retombée indirecte – quand j’ai commencé à être lu, discuté et pris au sérieux comme auteur au Tessin, par le biais des traductions de mes récits. Dans ce contexte-là, ma pratique académique est accessoire, donc on me considère comme un écrivain comme un autre.

92J.M. : Il me semble que pour les écrivains de vocation, l’universitaire passe pour un artiste rentré ou incomplet ; la double casquette ne me semble pas très valorisée dans le milieu littéraire. À l’Université, en revanche, il y a eu certainement un changement : je me souviens par exemple d’Adrien Pasquali. Sa pratique de romancier était très mal perçue du fait qu’il voulait devenir professeur, on lui reprochait une forme de concurrence entre ses deux œuvres. Je me rappelle notamment d’un professeur de l’Université de Lausanne qui disait que ce n’était pas sérieux – et c’était là vraiment un point de vue générationnel. On ne le dirait plus de cette façon aujourd’hui ; on peut certes toujours avoir des réserves qui s’expriment en ce sens, mais la double pratique est désormais davantage valorisée par l’institution. Je l’ai constaté concrètement lors de ma nomination comme professeur, en 2014, où ce statut a été mis en avant comme un argument favorable.

93D.M. : Effectivement, ce n’est plus aujourd’hui un handicap, alors qu’à une certaine époque ça l’a été. Pour revenir sur ce que tu dis du milieu littéraire, c’est vrai aussi qu’en tant qu’universitaires, on est toujours un peu considérés comme des fonctionnaires qui nous amusons – en partie, c’est un peu à l’arrière-plan. Et puis, en un sens, ce n’est pas entièrement faux ! Il faut bien voir que j’ai commencé à écrire très tard, que je n’y avais pas du tout pensé avant, et après coup je me suis toujours dit que si j’avais eu un peu plus d’audace, j’aurais bien aimé ne faire que ça. Mais je n’avais jamais pu l’envisager.

94J.M. : D’ailleurs, on observe qu’il y a pas mal de jeunes de ta génération qui essaient de vivre de leur plume. Alors que nous, nous n’aurions jamais imaginé cela possible.

95D.M. : Non, jamais ! D’autant que les quelques cas qu’il y avait, en Suisse, ne faisaient vraiment pas envie ! Barilier avec sa petite mensualité aux éditions de l’Âge d’Homme, cela donnait l’impression qu’il fallait vraiment se battre constamment. Vivre décemment de sa plume paraissait hors d’atteinte, vraiment.

96A.B. : Effectivement, le contexte institutionnel a largement évolué. Je fais partie d’une génération beaucoup plus privilégiée à ce titre, avec la création de l’Institut littéraire suisse en 2006, et l’apparition d’un très grand nombre de festivals, mais aussi de concours, de prix et de soutiens spécifiquement destinés à la jeunesse. Entre les bourses cantonales pour jeunes auteurs, les mesures ciblées mises en place par Pro Helvetia : tout cela facilite bien sûr aussi le processus de légitimation, et rend plus concret la perspective de vivre, du moins partiellement, de sa plume.

97D.M. : C’est vrai qu’à l’époque, les soutiens, quand il y en avait, il fallait vraiment les mériter. C’était donc destiné à des auteurs très confirmés, qui avaient déjà beaucoup souffert dans leur coin. Quand je dis « mériter », c’était à tous les niveaux : il y avait vraiment une forme de jugement moral.

98J.M. : Par ailleurs, on n’encourageait pas autant les premiers livres. D’une manière générale, les débutants n’étaient pas aussi valorisés. Tant mieux que la situation ait changé de ce point de vue !

99A.B. : Comme nous évoquons ici la question de l’argent, cela me rappelle cette phrase de Marie-Hélène Laffont qui m’avait un jour confié qu’elle était pour sa part très heureuse de ne pas dépendre financièrement de sa production romanesque. Elle valorisait donc l’enseignement, à côté, comme un choix qui lui offrait davantage de liberté – n’étant pas soumise aux aléas du marché. D’une manière générale, comment gérez-vous le fait qu’une de vos deux pratiques soit bien moins rémunérée que l’autre ?

100D.M. : Ce qui diffère, c’est que le cadre dans lequel on travaille comporte une série de pratiques qui ne relèvent pas de la production textuelle. Or, vivre de son écriture, cela implique effectivement de produire du texte – il y a donc une forme de pression de production.

101Dans le cadre du métier de chercheur, en réalité, ce n’est pas l’écriture en soi qui est rémunératrice. On ne peut pas dire qu’on gagne beaucoup en écrivant des articles ou des essais – c’est presque un prolongement nécessaire de nos autres activités académiques, mais qui échappe à la rémunération. C’est une réalité qui, d’ailleurs, est souvent ignorée hors du monde universitaire. Des gens sont persuadés par exemple que j’ai touché beaucoup d’argent en tant qu’éditeur scientifique des œuvres complètes de Gustave Roud – alors qu’évidemment, comme vous le savez, je n’ai pas touché un centime pour ça !

102A.B. : Effectivement, c’est généralement la fonction institutionnelle, plutôt que le métier de chercheur, qui est rémunérée. Les ouvrages scientifiques ne donnent pas lieu à des droits d’auteur, à l’inverse des romans. De la même façon, les articles ne font jamais l’objet d’un cachet, alors que la commande ’un texte littéraire comme romancier est rémunérée – de plus en plus systématiquement, d’ailleurs, il y a là aussi une évolution en termes de pratiques. En revanche, être auteur n’implique aucun statut administratif, soit aucune garantie en termes financiers.

103J.M. : Si je n’ai jamais essayé de vivre de ma plume, c’était moins un choix qu’une question d’éducation, de milieu : c’était simplement inimaginable en termes de schéma de vie, impossible aussi sur le plan économique. J’avais une attirance pour le service public, et donc je pensais plutôt à ce type d’activités avec un salaire qui garantit la possibilité d’une certaine liberté. Si je trouve vraiment génial que cette perspective d’être auteur indépendant s’ouvre pour les plus jeunes, ce statut d’auto-entrepreneur me semble aussi très cruel et difficile. C’est le capitalisme le plus dur : on s’exploite soi-même jour et nuit. Par ailleurs, tout cela dépend si l’on est héritier ou non d’une certaine conception sacralisante de l’écriture, le fameux poncif de ne surtout pas se vendre. Peut-être que cette question-là ne se pose plus, ou qu’elle se pose différemment, aujourd’hui.

  • 5 Voir notamment : Violaine Houdart-Merot, « Ce que les masters de création font à la littérature », (...)

104A.B. : Pour conclure cet entretien, je voudrais aborder avec vous la place de la création littéraire à l’université. Là encore, me semble-t-il, on peut constater un changement de paradigme : il y a vingt ou trente ans, la création n’avait pas sa place dans les facultés, alors qu’aujourd’hui elle en prend de plus en plus, même si la question fait encore largement débat5. Est-ce plutôt une bonne chose, de votre point de vue, que l’écriture de création s’invite à l’université et si oui, selon quelles modalités ? Doit-elle rester en marge des programmes d’étude, comme une option facultative, ou au contraire en faire partie plus intégrante ?

105J.M. : Je donne un atelier facultatif d’écriture littéraire à l’UNIL, en Master, depuis 2011. Le lancement a été controversé (critiqué par deux professeurs notamment) mais finalement accepté. Nous sommes à la traîne par rapport aux anglo-saxons qui depuis cinquante ans connaissent les multiples bénéfices pédagogiques, à l’université, des ateliers d’écriture ! La France, qui était aussi très réticente, nous dépasse désormais (Paris 8, Toulouse, etc.).

106Expérience faite, c’est un outil pédagogique vraiment intéressant. Les étudiants sont en général très preneurs. La question de savoir s’il faut que cela rentre dans les programmes est assez épineuse, car cela change tout, ne serait-ce qu’en termes d’évaluation, de crédits, etc.

107D.M. : La difficulté est aussi celle des objectifs : est-ce qu’on vise à faire se développer au mieux une voix personnelle ? Mais alors, comment gérer un groupe d’une quarantaine d’étudiants, par exemple ?

108A.B. : Est-ce que cela pourrait faire sens d’orienter la pratique de l’écriture créative comme un outil pour la lecture et le commentaire ? C’est-à-dire qu’il s’agirait simplement de faire connaître le processus de création de l’intérieur pour mieux conscientiser certains enjeux face au texte, ensuite. Une telle démarche est d’ailleurs empruntée par Marc Escola dans certains de ses séminaires de Master, lorsqu’il propose à ses étudiants d’envisager d’autres possibles pour les textes qu’ils étudient. Et, en repartant de ma propre expérience, j’ai le sentiment que ma pratique de l’écriture m’a aidé à mieux comprendre comment un texte fonctionne, et donc que cela a peut-être fait de moi un meilleur lecteur – en tout cas, j’ai l’impression d’avoir acquis aussi des compétences de lecteur et de critique par la pratique de l’écriture.

109D.M. : Anne-Lise Delacrétaz, qui anime également un atelier en Bachelor, fonctionne justement par genre ou par forme de textes – par exemple le monologue, ou le style épistolaire. Elle s’appuie donc sur des œuvres littéraires, non pas comme modèles mais comme exemples de ces pratiques, et elle fait ensuite travailler les étudiants en leur montrant ce que ces formes impliquent comme contraintes. Effectivement, elle constate une prise de conscience des règles appelées par la forme à travers la pratique.

110Malgré tout, comment inscrire cela dans un programme à part entière, par exemple dans notre Section ? Le suivi et le fonctionnement d’un atelier d’écriture implique dès le départ d’avoir envie d’entrer dans ce type de pratique – or, une partie des étudiants n’est peut-être pas là pour ça.

111J.M. : Il s’agirait donc d’imaginer une forme d’enseignement qui ne se donne pas pour but de former des écrivains à proprement parler. En tout cas, je suis aussi persuadé que le bénéfice pédagogique global est assez fort, à la fois en termes de rapport à la langue, d’attention au texte...

112A.B. : Conscientiser les processus de relecture, de corrections, cela peut aussi être un outil pour la critique génétique par exemple. Comprendre qu’un texte se déploie toujours à travers une série de versions successives, invisibles ou non.

113J.M. : Et déconstruire ainsi l’image que l’on a parfois des grands auteurs, d’un texte qui semble gravé dans le marbre alors qu’il a été annoté, corrigé, travaillé.

114D.M. : L’atelier d’écriture offre enfin l’avantage d’avoir les lecteurs sur place : le retour est précieux, il permet de recevoir mais aussi de formuler spontanément des positions, des regards sur un texte. C’est sans doute une voie à explorer, reste néanmoins à réfléchir aux manières de le configurer.

115J.M. : En tout cas, si nos Facultés des Lettres cherchent à attirer des étudiants qui aient des profils plus larges, qui s’intéressent notamment à la création, elles seraient bien inspirées de proposer ces possibilités. D’autant que cela pourrait devenir discriminant : d’ici quelques années, les universités qui n’auraient pas développé ce type d’enseignements seront peut-être moins attractives. En France, cela semble s’imposer comme un modèle, qui mérite selon moi d’être suivi.

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Notes

1 Antoine Compagnon, « Suis-je romancier ? », Études françaises, n° 33 (1), 1997, p. 61.

2 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, « Érudition », 2007.

3 Daniel Maggetti, « Écrire en Suisse romande : pouvoir en faire à sa tête ? », Études de lettres, n279, Université de Lausanne, 2008, p. 163-172.

4 Daniel Maggetti, Lectures conseillées, Vevey, L’Aire, 2002.

5 Voir notamment : Violaine Houdart-Merot, « Ce que les masters de création font à la littérature », Elfe XX-XXI : Extension du domaine de la littérature, n° 8, 2019, en ligne : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/elfe/1525.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Arthur Brügger, Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz, « Chercheur et écrivain en Suisse romande : paradoxes de la figure de « l’agent double »
Entretien avec Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz mené par Arthur Brügger »
Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/13867 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqg

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Auteurs

Arthur Brügger

Doctorant, assistant diplômé à l’Université de Lausanne
arthur.brugger[at]unil.ch

Daniel Maggetti

Directeur du Centre des littératures en Suisse romande de l’Université de Lausanne

Jérôme Meizoz

Écrivain et professeur à l’Université de Lausanne

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Droits d’auteur

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