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Auteur·ices, chercheur·euses et critiques : les doubles statuts

Des échanges écriture/université à géométrie variable : création, interprétation, diffusion
Entretien entre Estelle Mouton-Rovira et Emmanuelle Pireyre

Variable-geometry writing/university exchanges: creation, interpretation, dissemination
Interview with Estelle Mouton-Rovira and Emmanuelle Pireyre
Estelle Mouton-Rovira et Emmanuelle Pireyre

Texte intégral

1Emmanuelle Pireyre a commencé à publier dans les années 1990, d’abord dans des revues, puis aux éditions Maurice Nadeau avec deux livres de poésie, Congélation et décongélation (2000) puis Mes vêtements ne sont pas des draps de lit (2001). Plus tard, elle vient à des formes davantage fictionnelles et narratives aux éditions de l’Olivier : Comment faire disparaître la Terre ? (2006), Féérie générale (2012), qui obtient le prix Médicis, et Chimère (2019), qui reçoit le prix franco-allemand Franz Hessel. Ses pratiques d’écriture ne se limitent pas à ces publications puisqu’elle écrit aussi pour la radio et pour le théâtre. On peut citer la pièce Laissez-nous juste le temps de vous détruire, mise en scène par Myriam Marzouki (2011) et plusieurs performances qui accompagnent parfois le processus d’écriture, parfois le prolongent, ou lui donnent une autre forme. Elle est aussi l’autrice d’articles critiques et théoriques sur la littérature contemporaine et a soutenu en 2022 une thèse de doctorat en recherche-création à l’université Paris 8 intitulée « La Performance narrative. Panorama, syntaxe, texture d’une forme contemporaine » sous la double direction de Lionel Ruffel et de Catherine Milkovitch-Rioux. Enfin, elle enseigne et anime des ateliers d’écriture, actuellement à la Haute École d’Art et de Design (HEAD) de Genève.

  • 1 Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel (dir.), Littérature, no 160, « La Littérature exposée. Les écriture (...)
  • 2 Journée d’études « Identités narratives ou storytelling ? Écriture et lecture de soi à l’ère numéri (...)
  • 3 Voir par exemple Agnès Blesch, « Recombiner les data : Féerie générale d’Emmanuelle Pireyre, un “li (...)
  • 4 Emmanuelle Pireyre, « Fictions documentaires », in Devenirs du roman, Paris, Collectif Inculte, 200 (...)
  • 5 Emmanuelle Pireyre, « Comment ne pas être data victim ? Un environnement contraignant pour les data (...)

2Estelle Mouton-Rovira : Je propose de partir de ces différents statuts, de ces différentes pratiques qui parfois débordent le livre, s’inscrivant dans ce qu’Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel ont identifié, dès 2010, comme une « littérature exposée »1. Ces activités t’ont amenée à collaborer avec l’Université selon différentes modalités. D’abord, en tant qu’autrice, invitée à participer à des événements de recherche sur la littérature contemporaine, mais aussi en tant qu’interlocutrice critique, puisque tu écris aussi des textes sur la littérature contemporaine et, enfin, en tant que docteure en recherche-création. Il me semble qu’on pourra ainsi observer une triple interaction avec l’instance ou l'institution universitaire d’un point de vue théorique, critique et créatif. Et ce faisant – c’est la partie réflexive de l’exercice – cela nous permet de nous interroger sur les modalités de notre propre dialogue critique qui a commencé lorsque j’étais moi-même doctorante, il y a huit ans – je pense par exemple à notre entretien de 2015, dans le cadre d’un colloque consacré à la question du storytelling2. Ma première question porte donc sur la manière dont tu as perçu la prise en compte de ton travail par la critique universitaire. Il me semble que c’est surtout autour de Féérie générale que cela s’est joué, puisque cet ouvrage est entré dans le corpus de mémoires de master et de thèses, et a été commenté par la critique universitaire3, ce qui t’a donné l’occasion de dialoguer avec des chercheur·euses. Et pendant ces mêmes années tu as publié deux textes critiques dans les volumes Devenirs du roman aux éditions Inculte : « Fictions documentaires »4 en 2007 et « Comment ne pas être data victim »5 en 2014. Est-ce que tu pourrais revenir sur ce dialogue avec la critique qui se fait aussi par la critique ?

3Emmanuelle Pireyre : À propos de la relation avec les chercheur·euses, quand j’étais toute jeune et que je commençais à pratiquer l’écriture, lorsque je me rendais à un colloque de littérature je ne voyais pas du tout le rapport avec mon travail. Cela me semblait tellement loin. Une fois où j’assistais à un colloque sur Flaubert à Paris, un professeur a consacré toute son intervention aux occurrences des virgules et des points-virgules chez Flaubert. Moi qui lisais énormément Flaubert, je me disais : « Comment peut-on se focaliser sur ce seul point de détail ? » Et même si les objets étaient plus proches de moi, je trouvais que ce n’étaient pas les bon·nes auteur·ices ou pas les bonnes approches. Il y avait toujours un gap important entre la recherche et l’écriture. Mais les années passant – je ne sais pas si c’est la recherche qui a changé ou si c’est moi – les centres d’intérêt ont commencé à coïncider, ainsi que les manières de chercher et les chercheur·euses que je rencontrais, comme toi Estelle, Marie-Jeanne Zenetti, Laurent Demanze. Il y a par exemple eu le projet de recherche mené par Danielle Perrot-Corpet sur le storytelling : j’ai fait des études de commerce et je trouvais impressionnant que l’université se saisisse de cet objet. Plus récemment une journée d’étude sur la littérature et la finance s’est tenue. Aujourd’hui, dans cette journée, c’est le stade suivant, comme je l’ai vécu en travaillant avec les étudiant·es de Paris 8 : des problématiques apparaissent, qui nous apprennent du nouveau. Je me sens en quelque sorte encore plus en phase avec la recherche.

  • 6 [N.D.L.R : voir l’entretien d’Arthur Brügger avec Jérôme Meizoz et Daniel Maggetti dans le présent (...)

4Ensuite, pourquoi moi-même je me suis mise à rédiger des articles critiques ? C’est intéressant d’entendre parler de Jérôme Meizoz et de Daniel Maggetti6. Je n’ai pas l’impression d’avoir vécu ce rapport qu’ils décrivent mais j’ai l’impression que nous sommes multiples, c’est à dire qu’on a tous·tes en soi un besoin de création, un besoin artistique parce qu’on a des choses en nous enfouies qu’on ne peut pas exprimer autrement. On a aussi un désir d’expliquer les choses, un désir philosophique de poser des questions et d’y répondre, un désir de critique théorique. Et puis on a enfin des nécessités sociales et vitales. Tout cela s’articule. Tu parlais tout à l’heure de la recherche que tu voulais mener sur les formations des écrivain·es ; moi je me suis complètement trompée de formation. J’ai fait des études de commerce par une sorte de déterminisme social. La littérature n’était pas très présente chez moi, tout en n’étant pas totalement absente. Disons qu’en faire son métier n’était pas envisageable : c’était ce qui me tentait, mais je n’ai pas osé, et au lieu d’aller en hypokhâgne je suis allée dans la classe d’à côté, la prépa HEC, et j’ai fait des études de commerce. C’était catastrophique [rires], donc j’ai poursuivi par des études de philosophie qui étaient vraiment celles que je voulais faire, et ça a répondu à mon désir critique.

5Il restait cependant à combler ce besoin d’expression de choses beaucoup plus bizarres, étranges, ricanantes, torturantes, qui rendait quand même nécessaire que j’écrive à un moment. Tout cela cohabite. Il n’y a pas du tout de contradictions entre ces différentes dimensions, même si au début lorsque j’ai commencé à écrire je trouvais cette pratique très différente de la philosophie : l’écriture allait fouiller dans des endroits plus noirs et inexplicables de manière structurée. Mais tout s’est quand même mis en place en parallèle, progressivement. J’ai été professeure de philosophie, ensuite j’ai arrêté, je n’ai pas fait de thèse. Enfin, la thèse est venue bien plus tard.

6Autre chose que je trouve important, même si j’ignore si c’est encore le cas chez les jeunes artistes : lorsque j’ai débuté, toutes les conversations qu’on avait entre jeunes auteur·ices et artistes s’intéressaient à un unique sujet : « qu’est-ce qu’il faut faire aujourd’hui en art ? » On ne parlait que de ça, on s’échangeait des références, et on discutait : « est-ce que c’est bien de faire ça ? Ou est-ce que ce n’est plus du tout le moment ? » Il m’avait par exemple fallu choisir entre les poètes barbus et les poètes branchés et cela ne revenait pas du tout au même de choisir un camp ou l’autre. Ce désir de théorie était constant, parallèle à la création, et ça ne lui nuisait pas, ça la nourrissait au contraire.

7Au même moment, on m’a proposé de faire un cours sur la littérature contemporaine au master d’édition de Clermont-Ferrand. Les premières années, j’ai parlé des auteur·ices qui étaient mes ami·es, ceux/celles que je connaissais. Je n’en parlais pas parce que c’étaient mes ami·es mais parce que je trouvais leurs œuvres hyper importantes et intéressantes. Puis, d’années en années, durant environ vingt ans, j’ai élargi au-delà de la poésie, aux courants du roman. Je suivais les rentrées littéraires, ce qui se publiait, comment les tendances évoluaient.

  • 7 [N.D.L.R : voir l’entretien de Cyrille Martinez et Quentin Cauchin dans le présent volume.]

8Au moment où Inculte a fait son premier volume Devenirs du roman, j’avais donné durant cinq ans ces cours à l’université et je n’étais toujours pas très au clair sur la définition du roman. Comment définir la littérature, la poésie et le roman, on en parlait déjà ce matin7. Dans les bibliothèques, le classement « littérature » n’est pas censé être la même chose que le classement « roman ». Cela fait un peu peur en tant qu’auteur·ice : quand vous êtes fourgué·es en littérature, vous êtes sûr·es de ne jamais être lu·es ; il vaut mieux être classé·e en « roman » avec un beau « R » sur la tranche du livre. J’avais un rapport de rejet et d’attirance par rapport au roman. Aussi, dans l’article « Fictions documentaires », j’ai poursuivi la recherche menée dans mes cours et clarifié la notion. C’est pour ça qu’il est assez important et qu’il a peut-être plus essaimé que d’autres articles : il développait des recherches que j’avais menées sur un temps assez long.

  • 8 Voir par exemple Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, Paris, Corti, 2019 ; Alison James, Do (...)
  • 9 Stéphanie Arc, « L’ironie dans la fiction documentaire : un renouvellement de l’engagement littérai (...)

9EMR : Tu parlais tout à l’heure de coïncidences de thèmes entre ton travail et celui des chercheur·euses. En effet, un véritable objet critique s’est constitué autour de cette notion de « Fictions documentaires », qui s’inscrit dans un souci d’époque pour les formes documentaires et leur influence sur la poétique des textes littéraires comme sur la posture des auteur·rices. On retrouve cette notion dans les travaux de Lionel Ruffel, de Marie-Jeanne Zenetti, de Laurent Demanze : des chercheur·euses qui ont en commun d’avoir commenté tes textes au prisme de la mise en fiction des savoirs, de leur spectacularisation ou éventuellement de la question de l’enquête. De façon plus distante mais tout aussi nette, c’est encore ce souci du factuel, et de la façon dont le texte littéraire se confronte au réel qui nourrit les pensées du « terrain » en littérature8. Or, ce type de notion fonctionne également comme un outil d’analyse et d’interprétation. J’en prends pour exemple un article récent de Stéphanie Arc, en critique-création justement, qui te lit au prisme des articles de Dominique Viart et de Laurent Demanze et qui s’appuie sur la notion de « fictions documentaires » et sur tes textes pour parler de sa propre pratique d’artiste9. On peut s’en réjouir : c’est avant tout le signe de la circulation heureuse d’une notion critique qui a eu un certain succès et qui a fédéré une communauté de chercheur·euses et d’auteur·ices. Mais ce succès a pour corollaire une certaine forme de circularité, ou de boucle herméneutique, qui rejoint la question du statut du commentaire qu’on évoquait tout à l’heure. Pour le dire autrement, l’exploration critique et les dynamiques qu’elles suscitent produisent des effets de légitimation, dont le revers serait peut-être une forme de restriction de champ concernant les hypothèses de lecture auxquelles les textes sont soumis et, en ce qui concerne les chercheur·euses, un resserrement probable de leurs corpus.

10Quelle serait ta position par rapport à ces questions ? Est-ce que tu as l’impression d’avoir été bien lue, à la fois par la critique journalistique et par la critique universitaire, ou est-ce que tu as l’impression qu’on a laissé de côté une partie de ce qu’on aurait pu développer en te lisant ? Je pense par exemple à la question de l’écologie, qui a été relativement peu mise en avant dans les articles sur Chimère.

11EP : De manière générale, les années passant, la critique littéraire dans les revues et les magazines m’a semblé perdre en qualité, autant qu’en nombre de pages, tandis que la critique universitaire, qui me convainquait moins au départ, tendait à la remplacer et à s’emparer des questions théoriques les plus importantes. Au contraire, les journalistes littéraires avaient l’air de fondre comme neige au soleil. J’ai eu peu à peu l’impression d’être mieux lue par l’Université. Certes, il y a au fil des ans des modes qui cristallisent ou figent certaines questions : si on organise une journée comme celle d’aujourd’hui dans cinq ou dix ans, les problématiques seront certainement différentes.

12Ce qui est vraiment cruel dans ce que tu dis, et qui montre que mes intentions n’étaient pas tout à fait couronnées de succès, c’est que j’avais l’idée que la fiction documentaire serait plus acérée pour parler du réel et le transformer que le roman. L’idée, qui était aussi celle de Rancière par rapport au cinéma, était de prendre des éléments du réel, sans changer les noms, sans rien changer, et de procéder par un travail de montage : vous avez ainsi prélevé des morceaux de réel et vous en donnez, par agencements, une autre version. Il y a des littératures qui témoignent de ce qu’est le réel, moi j’avais plutôt l’idée d’une littérature, peut-être moins facile à lire, mais qui veut transformer les données du monde. Je pense par exemple à une des questions de Féerie générale : « Friedrich Nietzsche est-il halal ? » [rires] On ne met pas souvent en relation Nietzsche et le terme « halal ». En général, ils passent l’un à côté de l’autre assez loin sans se voir.

13Mais concernant les effets escomptés, ça ne marche pas. Dans mes livres, il y a des questions politiques, sociales, scientifiques, écologiques qui me paraissent graves et qui sont peu commentées. Dans Chimère, il est question d’une chimère homme-animal, car j’avais appris qu’au Royaume-Uni on avait le droit de fabriquer de tels embryons chimériques et ça m’avait horrifiée. Dans mon livre, l’histoire est la suivante : une femme de Saint-Quentin-en-Yvelines vit avec un homme-chien et elle essaie de se débrouiller comme elle peut avec son compagnon bizarre. À ce moment-là, en France, il y avait aussi des débats sur la nouvelle loi de bioéthique, mais il n’était jamais question de la fabrication des chimères en laboratoire qui faisait pourtant partie des enjeux de cette loi. Lorsque mon livre est sorti, on me disait : « Emmanuelle, tu as vu, au Japon, on a fait naître un homme-singe chimère. » Cela devenait de plus en plus prégnant. On me le signalait de manière privée sans qu’il en soit question dans le débat autour du livre. Ça n’a vraiment rien déplacé. C’est dire que tout ne fonctionne pas très bien [rires].

14EMR : Il y a eu une réception qui a souligné la dimension ironique et surtout comique des livres. Les passages sur l’éducation Montessori de l’homme-chien sont assez drôles [rires], et peut-être qu’en effet, leur potentialité politique a été un peu atténuée. C’est une bonne nouvelle : ces textes sont disponibles pour d’autres approches.

15Je voulais aborder avec toi une autre piste, concernant tes échanges et tes dialogues avec la critique, celle des éventuelles questions de déontologie suscitées par le champ contemporain lui-même. As-tu déjà eu l’impression, dans un entretien, ou lors d’une invitation à parler de tes livres, que ton discours était contraint ? Si oui, de quelle façon l’était-il ?

16EP : Oui. Je peux soumettre par exemple un écueil déontologique auquel j’ai assisté. Lors d’une journée de recherche sur la fiction radiophonique, je me suis confrontée à ma propre autocensure. Blandine Masson, directrice des fictions de France Culture, était un personnage central de cette journée de recherche. Elle a du pouvoir dans la mesure où c’est elle qui décide si vous allez pouvoir faire jouer un texte ou non. Personnellement, j’avais eu une mauvaise expérience à France Culture dans les fictions, mais je me suis censurée parce qu’elle était présente. Pour les fictions radiophoniques, en général les auteur·ices livrent leur texte et ne participent pas à la réalisation. Avec Jean-Charles Massera, on a écrit cinq épisodes de microfictions, et on a voulu aller plus loin que le simple travail d’auteur·ices en participant à la réalisation. Mais à France Culture, les choses doivent être très léchées, on recrée les bruits en studio par exemple, plutôt que de les prendre directement dans la rue. Nous, on voulait quelque chose d’un peu plus brut, plus proche de la vie. Quand on est arrivé·es avec nos idées, ça a été vraiment compliqué, on nous a mis des bâtons dans les roues. La fiction n’est finalement pas si bien que ça, parce qu’au lieu de nous aider, les technicien·nes ont plutôt cherché à nous montrer qu’on était dans le faux. C’était un problème intéressant, je trouve, car il montre comment les choix techniques, a priori neutres, sont en fait responsables d’une esthétique. J’aurais aimé en parler, mais ça n’a pas été possible parce qu’une personne de pouvoir se trouvait au nombre des invité·es.

  • 10 Emmanuelle Pireyre, Incantesimo generale, Roma, Gremese Editore, trad. Francesca Bononi, 2013.

17EMR : Il y a aussi, parfois, des effets de porosité entre pratiques critiques et pratiques littéraires. Je travaillais à Rome quand mon équipe a invité Emmanuelle Pireyre à venir jouer la performance Chimère à Rome et à Palerme. Les représentations de Chimère à Rome et en Italie sont rapidement mentionnées dans le livre. Quand je l’ai lu pour la première fois, même si c’est une information somme toute négligeable, j’ai été surprise par l’effet de résonance entre un fragment non fictionnel et un échange critique qui avait eu lieu plusieurs années auparavant, dans lequel j’étais partie prenante. Tu mentionnes aussi ta traductrice, Francesca, qui a effectivement traduit Féerie générale10. On peut bien sûr lire cela comme l’un des nombreux indices de la continuité énonciative et posturale que tu maintiens avec ta narratrice – si tant est que l’on veuille maintenir cette distinction – et qui fait que la fiction est nourrie d’éléments autobiographiques. Mais on pourrait aussi interroger, à ce prisme, les relations qu’entretiennent, dans le champ contemporain, les chercheur·euses et les auteur·ices. Comment est-ce que tu perçois cela ?

18EP : Pour Chimère, j’ai souhaité élaborer un scénario, alors que pour Féerie générale j’avais travaillé en faisant de vastes schémas d’idées. Je me suis dit que j’allais passer au roman ! Il fallait aussi que l’échelle européenne soit présente pour parler de politique, de technique et de sciences. Or, justement, dans les rencontres qui avaient eu lieu en Italie, le thème était « L’Europe des écrivains ». Je procède en cherchant dans mon histoire autobiographique des petits événements qui font sens et qui peuvent nourrir la fiction.

19EMR : Je voudrais maintenant qu’on parle un peu de ta thèse, soutenue à l’université Paris 8 : « La Performance narrative. Panorama, syntaxe, texture d’une forme contemporaine ». Il y a deux parties bien distinctes dans cette thèse sur la performance : une partie très académique, et une deuxième partie beaucoup plus libre, dans laquelle tu reviens sur ton activité de performeuse. Pourrais-tu nous expliquer comment tu as conçu cet objet, qui relève en partie de la recherche-création, et comment tu as abordé cette démarche, entre deux régimes d’écriture ?

20EP : Cette partie-là de la thèse est un petit roman-photo où je raconte ma vie en images, avec la poésie et la performance. Elle fait une trentaine de pages et je l’ai réalisée très vite, en deux ou trois jours. Le reste correspond à trois ans de recherche, et contient beaucoup plus de pages [rires]. On ne peut donc pas vraiment dire que ce soit une thèse de recherche-création. C’est peut-être décevant, mais c’est ce qui s’est passé, et j’ai trouvé que c’était une expérience intéressante à vivre.

21Au départ, on m’avait dit que si je voulais faire une thèse de recherche-création, il fallait une mention « Recherche-création » dans l’Université, mais à Paris 8 il n’y en avait pas : tout y est plus ou moins habité de « recherche-création ». Lionel Ruffel, qui me guidait vers le contrat doctoral, m’a de son côté conseillé d’être assez académique. Donc, pour le projet de thèse, j’ai fait quelque chose d’assez classique, en disant que ce serait de la recherche-création parce que je parlais du point de vue de quelqu’un qui pratique la performance. En effet, quand on a expérimenté ce métier pendant vingt ans (en se rendant dans les lieux, en rencontrant les gens, etc.), il est certain qu’on n’a pas le même regard qu’un·e observateur·ice extérieur·e. Mais la manière dont j’ai pu aborder la recherche-création se limite à cela, avec ce petit texte en plus.

  • 11 [N.D.L.R. : voir la contribution d’Anna Levy, « Le festival littéraire : une instance de légitimati (...)

22Il y a plusieurs dimensions à considérer : d’abord j’avais des choses à dire sur ce champ, qui n’est pas très étudié, on en parlait ce matin avec Anna Levy11. La performance littéraire est encore peu répertoriée, et la performance narrative, transversale, en art, littérature, théâtre, danse, n’est jamais étudiée de ce point de vue transversal. Il y avait donc beaucoup de choses à dire, qu’il fallait exprimer le plus clairement possible et je n’avais pas envie de brouiller le message en rajoutant une dimension de création. Je voulais m’exprimer le plus simplement possible.

23Par ailleurs, Yves Citton, qui était dans le laboratoire de recherche, me soufflait, ou disait dans des réunions d’équipe, que puisque mes livres comportent beaucoup de recherches, de documentation, mon projet de recherche-création mené à Paris 8 aurait pu être un prochain livre. Ça aurait été complètement autre chose, peut-être même une aubaine. J’ai trouvé intéressant de me rendre compte que je n’avais pas du tout envie que l’institution regarde par-dessus mon épaule pendant que j’écris un de mes livres. C’est déjà assez complexe, l’usage de la liberté de création – en général je ne sais pas du tout comment procéder pendant des années et puis, tout d’un coup je trouve. Ajouter une composante qui serait de devoir réussir devant l’institution, de montrer là où j’en suis etc., était une contrainte beaucoup trop grande. Donc finalement, il y a eu disjonction entre mes livres de littérature et la thèse. Simplement, je l’ai menée du point de vue de quelqu’un qui connaissait bien le milieu de la littérature hors du livre.

24Par contre, j’ai travaillé la recherche-création avec les étudiant·es, ce qui me mettait dans la posture du maître-ignorant parce que je ne savais pas spécialement comment faire ! Les étudiant·es du master de création littéraire, futur·es écrivain·es, ont un projet littéraire à rédiger pendant les deux ans de master et, en plus de cela, un petit texte de quinze pages de critique théorique, sur lequel je travaillais avec eux/elles – ça constituait ma mission d’enseignement complémentaire de la thèse. J’ai trouvé cet accompagnement passionnant parce que ça m’a donné accès, un peu comme aujourd’hui, à l’imaginaire de la publication et de l’écriture chez de très jeunes auteur·ices, aux problèmes qu’ils/elles rencontrent.

25Ils/elles choisissaient un sujet en rapport avec ce qu’ils/elles étaient en train d’écrire et ce qui les intéressait. C’était soit leur posture d’auteur·ice, soit des thèmes de leur recherche, par exemple la forêt pour une étudiante, ou encore la question de savoir si on peut écrire et publier aujourd'hui en restant caché ou si on doit nécessairement être exposé dans les médias. Cela pouvait aussi toucher à des problèmes techniques d’écriture, par exemple comment faire exister un personnage secondaire. Je les ai poussé·es à aller vers le narratif et l’invention formelle dans leurs essais et cela a donné lieu à beaucoup d’inventivité, avec parfois des images insérées dans le texte, beaucoup d’essais stimulants qu’on peut trouver sur le site de Paris 8. Ça crée à la fois une bibliothèque de problématiques touchant les jeunes auteur·ices contemporain·es et de petits essais de recherche-création.

26EMR : Ta thèse contribue à étendre la notion de performance littéraire. Elle permet aussi de cartographier ces objets qui se sont peu à peu éloignés de ce qu’était originellement la performance littéraire – bien que les héritages demeurent – pour aller du côté de ce que tu appelles la performance narrative. Il y a donc ce travail de délimitation d’un corpus, mais aussi de forge d’une catégorie critique. À propos de la dimension pédagogique de ta pratique avec les étudiant·es, j’aurais une autre question : est-ce que tu as utilisé la performance comme support d’enseignement ? Est-ce que tu t’en es servi dans le cadre d’ateliers d’écriture ou de recherche-création et est-ce que tu fais de la performance un outil pédagogique ?

27EP : Cette question soulève un problème compliqué. De mon côté, la réponse est plutôt non. J’ai tenu à considérer ces performances comme des œuvres et à en établir une esthétique. J’ai toujours peur qu’on instrumentalise cette forme, dans la diffusion de propos scientifiques, politiques, de contenus de savoir ; mais c’est en même temps une forme qui le cherche bien puisque c’est à peu près ce qu’elle fait. C’est donc à la fois poreux et pas très clair non plus : le rapport entre savoir et art est très ambigu dans ces formes-là.

  • 12 Nicolas Fourgeaud, « Les conférences de l'Encyclopédie de la parol », in Laurence Corbel, Christoph (...)

28Ce que j’ai appelé « performance narrative », c’est ce qu’on appelle en art « conférence-performance » depuis les années 1990 à peu près. En général, l’artiste ou l’auteur·ice est devant son public, et lui adresse un discours, mais ce discours est souvent travaillé de l’intérieur par une étrangeté de la parole. S’y ajoutent aussi des médias de toutes sortes, la vidéo, la chanson, le PowerPoint… Cela ressemble effectivement à des conférences. Si j’ai appelé ça « narratif », c’est parce que je me suis aperçue que depuis une dizaine d’années, il y avait de plus en plus de conteurs dans ces formes-là, de « néo-conteurs »12 dirait Nicolas Fourgeaud, qui ont habité cette forme de conférence pour se mettre à raconter des histoires. Le conteur était devenu obsolète, un peu ridicule et puis petit à petit, les histoires, qui permettent d’agglomérer des contenus complexes de manière très simple et agréable, comme l’a bien montré la théorie du storytelling, apparaissent dans les performances et c’est très plaisant.

  • 13 Thomas Clerc, « Le régime didactique de la performance », « Performances contemporaines 2 », Art pr (...)

29J’ai donc toujours une petite gêne quand on veut enseigner par cette méthode-là, même si cela se tient, évidemment. Thomas Clerc, qui est vraiment un excellent performeur de performance narrative, avait écrit un article dans un numéro spécial d’Art press sur la performance, justement pour montrer que son travail d’enseignant à l’université à Paris était aussi un travail de performeur13. Mais j’ai toujours peur qu’on instrumentalise la performance. J’ai vu des conférences scientifiques où, pour faire passer un propos scientifique, parfois contestable, on agite quelques objets qui ont l’air ludique et je me dis que ce n’est pas ça du tout, en fait. Il faut que l’ensemble soit beaucoup plus travaillé de l’intérieur, souvent par un travail sur la parole, mais c’est compliqué de bien faire la distinction, et il pourrait y avoir des avis divergents sur le sujet.

30Questions de la salle

31Anna Levy : Juste une petite remarque, sur le travail d’Hortense Belhôte, qui est historienne de l’art : c’est peut-être ce à quoi tu t’opposes, la performance comme vulgarisation de la culture, mais sans que ce soit péjoratif. Elle fait des sortes de performances-conférences, dont une qui s’appelle Performeureuses : on est vraiment dans la mise en abyme. Elle propose, à travers d’autres médias comme le PowerPoint, une forme qui est assez comique, proche du stand up, de l’adresse au public, et elle propose de faire des conférences qui sont très documentées, où je trouve que l’ensemble des objets qui sont mobilisés fait sens. Il me semble que dans son travail beaucoup plus que dans les performances que j’étudie, la performance devient vraiment un outil de médiation, en l’occurrence de l’histoire de l’art.

32EP : Oui, ça me trouble ce que tu dis, c’est problématique, [rires] c’est intéressant. Tout cela est continu, il n’y a pas de différence de nature, mais plutôt de degré.

33EMR : Sur la question de la médiation, il y a aussi la question du lieu. Tu as joué tes performances dans des espaces très différents, dans des colloques universitaires, ou en école d’architecture devant des étudiant·es, mais aussi dans des lieux culturels, dans des théâtres. À chaque fois c’est quelque chose de très différent. On a beaucoup parlé aujourd'hui de réflexivité, mais aussi de rapport à l’institution : selon l’endroit où tu joues, selon le public et la manière dont tes interventions s’intègrent ou non à l’institution qui les accueille, j’imagine que cet enjeu de médiation se déplace.

34EP : Je ne sais pas. Il y a plusieurs manières de pratiquer la performance. Les miennes, au fur et à mesure que je les joue, se fluidifient, et deviennent des objets indépendants – malgré ce que j’ai montré dans ma thèse. Pour la plupart des auteur·ices, il y a une prise en compte hyper importante de la commande. Le lieu qui demande, ce qui est demandé, quel genre de discours, de public : ça peut influencer fortement la teneur de la performance. Par exemple, dans un cycle de performances à Lyon, deux programmatrices proposaient aux auteur·ices de prononcer des commencement speech : le genre de discours qu’une personne connue, invitée, fait dans les universités américaines pour introduire l’année, devant un parterre d’étudiant·es. Ce discours inaugural est un genre codé : la personnalité invitée montre le chemin aux étudiant·es, raconte sa vie, il y a un peu de storytelling mais il faut être sympa, tout en délivrant quand même quelques idées.

35Ces deux programmatrices ont proposé à plusieurs auteur·ices de produire un discours de ce type devant un public de théâtre. Ça a donné des performances très intéressantes, tout à fait étranges, du fait qu’il y avait cette commande au départ. C’était une commande rémunérée, donc les auteur·ices avaient le temps de se mettre vraiment au travail. En particulier, Hélèna Villovitch a créé la performance « La mort de Nicolas Granger » qui répondait à la commande tout en faisant autre chose. Dans ce cas-là, le contexte est important. En ce qui concerne mes performances, en tout cas celles qui sont les plus abouties et que je joue plusieurs fois, c’est plutôt le rapport à l’auditoire, en effet, qui change. Mais il y un moment où elles deviennent des œuvres que je peux jouer un peu partout, et ça ne me gêne pas trop, avec lumière ou sans, confort de diffusion ou non. Sauf qu’au début, quand je les mets en place, comme elles ne sont pas terminées, ce qui se passe sur le moment avec le public peut contribuer à fabriquer la performance pour les fois suivantes. Ça se produit quand elles sont en création, en même temps que le livre est en train de s’écrire.

  • 14 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l'auteur, Genève, Éditions Slatkine (...)

36Arthur Brügger : J’aurais deux questions. Dans le cadre de mes recherches, j’ai interrogé Jérôme Meizoz – qui a notamment développé la notion de posture littéraire14 – et j’avais l’impression que son statut de praticien-auteur était plutôt une ressource, un avantage, puisque cela lui permettait de connaître la situation d’un·e auteur·ice en médiation. Mais, au contraire, il m’expliquait que dans certaines situations, notamment lors de colloques en sciences sociales, sa pratique s’avère plutôt délégitimante : on lui reproche une forme de biais de l’observateur. Je serais curieux de savoir comment a été perçu votre point de vue de praticienne dans votre thèse sur la performance : est-ce que ça a été reçu positivement par l’institution ou est-ce que ça a posé problème pour vous et pour la réception de votre jury ?

37Deuxième question : est-ce que vous envisagez de publier votre thèse ? Et si oui, dans quel contexte ? Est-ce que ce serait un objet complètement séparé de vos œuvres ? Vous disiez « ce n’est pas un de mes livres » : mais quel statut aurait-elle, à vos yeux, si vous la publiez ?

38EP : Merci pour la première question. En plus des problèmes déontologiques que j’évoquais tout à l’heure, j’ai rencontré une autre difficulté. Le fait que je veuille parler des performances était très bien reçu par l’institution, surtout qu’on manque de thèses à ce sujet pour l’instant. Mais j’ai rencontré un énorme problème tenant au fait que je voulais balayer ce champ transversal : je fais partie du champ mais je trouvais gênant de parler de moi. Si bien que j’ai eu tendance à me gommer. Mais au bout d’un moment, c’était bizarre parce que cela créait quelques trous. Je ne dis pas non plus que je prends beaucoup de place, mais tout de même je fais partie du champ. Justement on a parlé des articles pour Inculte : dans le premier sur la fiction documentaire, je n’ai pas du tout parlé de moi. Ensuite, lorsqu’ils ont fait une deuxième commande, je me suis accordé la possibilité de détailler ma propre méthode. Pour la thèse, ce problème s’est posé de nouveau. Je n’allais pas commenter mon propre travail, mes propres performances. Je n’en ai parlé que lorsque j’arrivais à un thème où il y avait vraiment quelque chose à dire que je ne trouvais que chez moi ou lorsque c’était un problème important que j’avais rencontré. De manière générale, j’ai trouvé cela épineux. Pour la recherche sur les autres auteur·ices je crois que tout le monde était content que je m’en occupe, il fallait bien que quelqu'un le fasse !

39Au sujet de la deuxième question, je pense en effet publier ma thèse, si bien que je vais passer l’été à réécrire l’ensemble, dimension ennuyeuse de la question des thèses. On fait une thèse – déjà on y passe trois ans –, c’est très fatigant, on traverse l’épreuve de la soutenance, puis ce qu’on a mis des années à écrire, il faut le re-diviser par deux pour pouvoir le publier et le simplifier et que ça n’ait pas l’air trop académique, comme le demandent les éditeurs.

40Adrien Chassain : Ma question porte sur votre statut d’autrice qui a déjà tout une carrière et une bibliographie derrière elle. Pourquoi s’engager dans une thèse ? Vous auriez pu écrire un essai. Il y a peut-être une donnée financière dans le contrat doctoral, ce qui rejoint la question de la diversification croissante des sources de revenus pour les auteur·ices. Les auteur·ices qui vivent de leur plume ne vivent plus exactement de la vente de leurs livres, mais davantage d’activités connexes. Avec les masters de création, de plus en plus d’écrivain·es sont titularisé·es à l’Université. Est-ce que c’est une option à laquelle vous pensez, une carrière possible ou un lieu possible pour vivre, écrire, travailler ? Sachant que vous venez de dire que vous n’avez pas envie qu’on regarde par-dessus votre épaule.

41EP : Oui, c’était un désir de stabilisation. Le mode de vie des auteur·ices, ce sont des dizaines de contrats de trois cents euros, tout le temps. C’est beaucoup de précarité, même si on en vit – j’étais d’ailleurs étonnée, compte tenu du caractère expérimental de ce que j’écrivais, de pouvoir vivre de ce métier ; cela m’a paru miraculeux. En même temps, après une vingtaine d’années, je me sentais fatiguée de ce mode de vie, de l’administration énorme autour de la création, et du rapport de connexion entre idées artistiques et argent que je commençais à trouver insupportable. À un moment, les injonctions sont trop contradictoires. L’invention telle que je la conçois est tellement extravagante qu’elle est difficile à mettre en rapport avec un mode de subsistance viable, par exemple quand on a des enfants. Ça ne coïncide pas. Et puis, j’adore l’université. Depuis que j’ai fait le mauvais choix (en n’allant pas en hypokhâgne mais en classe préparatoire HEC), je voulais me rapprocher de l’université qui est un endroit pour moi assez magique, que j’aime vraiment. Sinon, par ailleurs, je travaille maintenant en Suisse, où je fais un atelier d’écriture à l’École d’art de Genève.

42Anna Krykun : Une de vos phrases m’a frappée dans sa formulation : vous avez dit « le désir de théorie était toujours là ». Ce désir de théorie, c’est quelque chose qui me fait réagir. Quand j’ai interrogé plusieurs auteur.ices, j’ai été surprise par le fait qu’ils et elles aient toujours pensé ou envisagé cette carrière ou vie autre où ils et elles seraient chercheur·euses ou enseignant·es. Si on scrute la zone de contact entre la littérature contemporaine et l’Université, on voit que souvent ce sont les mêmes personnes qui reviennent. Je commence à penser que celles et ceux qui sont présent·es et qui font cette zone de contact, ce sont peut-être les auteur·ices de littérature contemporaine qui, comme vous, ont ce désir de théorie en elles ou en eux. Derrière tout ça, la question que je me pose est la suivante : est-ce qu’on ne cherche pas la mêmeté dans ce qui est différent ? En disant qu’on aimerait bien ouvrir l’Université à la création contemporaine, est-ce qu’on ne cherche pas un type d’écrivain·e qui nous ressemble un peu ? Autrement dit, des écrivain·es qui ont cette appétence pour les discours métaréflexifs.

43EP : C’est intéressant. On espère quand même qu’il y a plus de variété parmi les auteur·ices invité·es et qu’il n’y a pas seulement celles et ceux qui aiment bien théoriser. Parfois, je me dis que je fais des livres pour universitaires. Ça me fait aussi penser au fait que pour moi, en littérature, une certaine dose de bêtise doit être présente dans le texte. Il y a toutes sortes de niveaux de pensée, et ce qui me plaît le plus quand j’écris de la littérature – et là c’est le contraire d’une thèse – c’est la bêtise qu’on a tous·tes à penser le monde de manière non souhaitable, à tourner en rond, à avoir des obsessions. On parlait de Brigitte, le personnage qui vit avec l’homme-chien à Saint-Quentin-en-Yvelines, dans Chimère. C’est une lectrice de Télérama, bien-pensante. Elle a un homme-chien avec elle, et se dit qu’elle doit bien l’éduquer, donc hop ! Méthode Montessori ! Ce sont des espèces de mécanismes de pensée. Ou bien un Eurocrate, fonctionnaire européen, qui adore faire des voyages dans les pays du centre de l’Europe : lui, son truc c’est de promouvoir la langue romani comme langue de l’Europe.

44Bon là, ce sont encore des modèles un peu intelligents. Mais on a aussi toutes sortes de marottes pas du tout intelligentes en nous, et en rendre compte me plaît beaucoup. À un moment, j’adorais lire des discussions en tous genres sur les forums en ligne, tous ces endroits où l’on tourne en rond autour de problèmes liés à la technique, aux choses qui ne marchent pas. C’est là ma matière d’écriture et c’est ce qui m’excite le plus finalement. Ce ne sont pas des choses très intelligentes, mais elles se mettent en rapport avec d’autres qui le sont plus. De même que dans nos vies on a toutes ces strates qui apparaissent les unes après les autres ou parfois en même temps. Ça me paraît important, parce que le monde contemporain est compliqué, avec ce rapport constant à la technique dans laquelle on baigne, qu’on ne comprend pas, sur laquelle on n’a aucune prise et qu’on nous impose sans arrêt. Il y a aussi la complexité politique de l’Europe par rapport au niveau national ou au niveau international. L’ensemble est d’une complexité incroyable et nos sentiments, qui nous accompagnent dans la réflexion, ne coïncident pas du tout avec cette complexité. On n’y arrive pas. Pour moi, c’est ça la chose principale à dire en littérature : comment on n’arrive pas à embrasser la complexité du réel. Ce n’est donc pas du tout la même chose que la thèse, qui arrive bien à s’occuper d’une certaine dose de complexité, elle se débrouille avec un objet limité dont elle se sort à peu près.

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Notes

1 Olivia Rosenthal, Lionel Ruffel (dir.), Littérature, no 160, « La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », 2010, et Littérature, n° 192, « La Littérature exposée 2 », 2018.

2 Journée d’études « Identités narratives ou storytelling ? Écriture et lecture de soi à l’ère numérique », organisée par Alexandre Gefen et Danielle Perrot-Corpet dans le cadre du projet « Storytelling » (CRLC/Labex OBVIL). Sorbonne Université, 3 avril 2015.

3 Voir par exemple Agnès Blesch, « Recombiner les data : Féerie générale d’Emmanuelle Pireyre, un “livre-Web” », Fabula / Les colloques, « Internet est un cheval de Troie », URL : http://www.fabula.org/colloques/document4139.php, consulté le 17 avril 2024 ; Laurent Demanze, « Les encyclopédies farcesques d’Emmanuelle Pireyre », Revue des sciences humaines, n° 324, 2016, p. 105-118 ; Estelle Mouton-Rovira, « Fragments, collages et étoilement des récits : la fiction littéraire comme espace de déconnexion dans “Féerie générale”, d’Emmanuelle Pireyre », Comparatismes en Sorbonne, 2016, 7 ; Marie-Jeanne Zenetti, « Une tératologie du savoir : chimères littéraires d’Emmanuelle Pireyre », dossier « La littérature au risque des médias », in Nathalie Piégay, Marie-Laure Rossi (dir.), Revue des Sciences Humaines, n° 331, 2018, p. 89-106.

4 Emmanuelle Pireyre, « Fictions documentaires », in Devenirs du roman, Paris, Collectif Inculte, 2007.

5 Emmanuelle Pireyre, « Comment ne pas être data victim ? Un environnement contraignant pour les data », dans Devenirs du roman 2, Écriture et matériaux, Paris, Collectif Inculte, 2014.

6 [N.D.L.R : voir l’entretien d’Arthur Brügger avec Jérôme Meizoz et Daniel Maggetti dans le présent volume.]

7 [N.D.L.R : voir l’entretien de Cyrille Martinez et Quentin Cauchin dans le présent volume.]

8 Voir par exemple Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, Paris, Corti, 2019 ; Alison James, Dominique Viart (dir.), Littératures de terrain. Revue critique de fixxion française, n °18, 2019. URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/fixxion/1254 ; Mathilde Roussigné, Terrain et littérature, nouvelles approches, Vincennes, PUV, 2023 ; Marie-Jeanne Zenetti, Factographies. L’Enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2014.

9 Stéphanie Arc, « L’ironie dans la fiction documentaire : un renouvellement de l’engagement littéraire ? », Carnets [En ligne], Deuxième série - 23 | 2022, DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/carnets.13565.

10 Emmanuelle Pireyre, Incantesimo generale, Roma, Gremese Editore, trad. Francesca Bononi, 2013.

11 [N.D.L.R. : voir la contribution d’Anna Levy, « Le festival littéraire : une instance de légitimation de la littérature performée et un espace de redéfinition du canon littéraire en dehors de l’Université ? » dans le présent volume.]

12 Nicolas Fourgeaud, « Les conférences de l'Encyclopédie de la parol », in Laurence Corbel, Christophe Viart (éds.), Paperboard. La conférence-performance : artistes et cas d’étude, Paris, T&P publishing, 2021.

13 Thomas Clerc, « Le régime didactique de la performance », « Performances contemporaines 2 », Art press 2, n° 18, août-septembre-octobre 2010, p. 101-112.

14 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l'auteur, Genève, Éditions Slatkine, 2007.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Estelle Mouton-Rovira et Emmanuelle Pireyre, « Des échanges écriture/université à géométrie variable : création, interprétation, diffusion
Entretien entre Estelle Mouton-Rovira et Emmanuelle Pireyre »
Essais [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/13853 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wqf

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Auteurs

Estelle Mouton-Rovira

Maîtresse de conférences en Littérature française à l’Université Bordeaux Montaigne
estelle.mouton.rovira[at]gmail.com

Emmanuelle Pireyre

Docteure, autrice et enseignante à l’Haute École d’Art et de Design (HEAD) de Genève
emmapireyre[at]gmail.com

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Droits d’auteur

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