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Comptes rendus

Claude Dauphin, Pourquoi enseigner la musique ? Propos sur l’éducation musicale à la lumière de l’histoire, de la philosophie et de l’esthétique

Marie-Cécile Barras
p. 188-191
Référence(s) :

Claude Dauphin, Pourquoi enseigner la musique ? Propos sur l’éducation musicale à la lumière de l’histoire, de la philosophie et de l’esthétique, Les Presses de l’Université de Montréal, 2011, 249 p.

Texte intégral

1« Les enseignements artistiques font partie intégrante de la formation scolaire primaire et secondaire » : l’annonce de la suppression programmée de cette phrase du Code de l’éducation en France, dans le projet de loi pour la Refondation de l’école, durant l’hiver 2012-2013, a suscité inquiétude et mobilisation de la part des enseignants des disciplines artistiques, du secondaire à l’université ; le ministère de l’éducation nationale semblait vouloir se délester des enseignements artistiques au profit des collectivités territoriales. Si cette phrase a finalement été rétablie dans le Code de l’éducation, lors des débats à l’Assemblée nationale, n’en reste pas moins le sentiment de devoir plus que jamais défendre la légitimité des enseignements artistiques dans le cursus de l’éducation nationale.

Cette question est également sensible au Canada, où les politiques actuelles et de récentes réformes dans le système d’éducation québécois interrogent les matières au programme à l’aune de leur utilité et cristallisent – comme de l’autre côté de l’Atlantique – leurs conceptions éducatives dans les notions de compétence et de transversalité.

2Ne se privant pas de critiquer les dérives de telles réformes, Claude Dauphin, musicologue, théoricien et historien des pédagogies musicales, professeur au Département de musique de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), propose dans son ouvrage Pourquoi enseigner la musique ? une réponse en forme de plaidoyer passionné, et richement argumenté, organisé autour de trois grands axes éclairant notre connaissance de l’éducation musicale : l’histoire, la philosophie et l’esthétique.

  • 1 Chapitre 1 reprenant, avec quelques modifications, son article paru en 2004, dans Musiques : une en (...)

Partant de l’histoire la plus proche (dans le temps) et connue davantage des musiciens, l’ouvrage s’ouvre sur « Les grandes méthodes actives du XXe siècle »1 mises au point par des musiciens et remarquables pédagogues : Jaques-Dalcroze, Kodály, Martenot, Orff, Susuki, Willems.

  • 2 Marcel Landowski, Batailles pour la musique, Paris, Le Seuil, 1979, p. 61-69.

3L’auteur n’omet pas le versant des critiques auxquelles elles ont donné lieu (p. 42-46), notamment le reproche d’initier à une musique – faite de mélodie et de rythme – plutôt qu’à la musique (en laissant de côté l’expérimentation sonore au sens large), mais il rappelle que ces méthodes dites actives opposaient une alternative à un enseignement très cérébral du solfège tenant lieu d’éducation musicale et responsable de l’abandon de la musique par de nombreux enfants ; pour exemple, le combat de Marcel Landowski, directeur de la musique au Ministère de la culture en France dans les années 1970, et qui plaidait pour elles (p. 45-46) : « il faut chanter, jouer des instruments simples, s’amuser en musique ; en un mot avoir appris à “aimer” la musique avant d’en apprendre les codes. Faire l’inverse est une faute majeure »2.

  • 3 Dans son acception moderne, la solmisation correspond au principe du « do mobile », qui permet de g (...)
  • 4 La musique au temps des Encyclopédistes, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe si (...)
  • 5 Le Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau : une édition critique, Berne, Peter Lang, Vari (...)

4Suit un passionnant chapitre consacré à l’histoire et aux pratiques de la solmisation, terme d’un usage rare en français, renvoyant à l’ancien solfège médiéval et à l’association de la structure de la gamme chantée avec les syllabes (ut)/do re mi fa sol la sans tenir compte de la hauteur absolue3. L’auteur rappelle toute l’inventivité pédagogique de Guido d’Arezzo au XIe siècle (cf. la suite des syllabes ut re mi fa sol la, chacune prise au début d’un vers latin d’une hymne à saint Jean-Baptiste, et l’invention d’une mélodie permettant à chaque début de vers chanté – donc à chaque syllabe – de gravir un degré de l’échelle mélodique, la mémorisation de cette structure permettant ensuite de transcrire des mélodies et d’en déchiffrer de nouvelles). Il souligne le lien entre solmisation et oralité : heureux titre de paragraphe que ce « Ouï-lire la musique » (p. 48) ! Et en éclaire enfin la filiation… avec Jean-Jacques Rousseau (ch. 1, p. 29 ; ch. 2, p. 67-72). Claude Dauphin est en effet un spécialiste reconnu de l’époque des Lumières4, comme en témoigne notamment son édition critique du Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau5 ; il est de surcroît titulaire d’un Doctorat de musicologie de l’Académie Franz Liszt de Budapest (1987) et fin connaisseur de la pédagogie hongroise. Qui mieux que lui pouvait, textes à l’appui, mettre en lumière avec autant de clarté le lien existant entre un outil clé de la pédagogie musicale hongroise du XXe et XXIe siècles ! – la solmisation, et la contribution essentielle de Jean-Jacques Rousseau à son adaptation à la pédagogie moderne ?

5Cette somme de réflexions est irriguée par une éthique qui puise aux fondements de la philosophie antique pour justifier la place de l’art de la musique dans l’éducation (ch. 3 « Du rôle de la musique en éducation »), et c’est plaisir de voir offerts au lecteur les textes réunis de Platon (La République) et d’Aristote (La Politique) auxquels renvoient souvent implicitement les articles spécialisés ou les experts en éducation musicale, textes que l’auteur a souhaité rendre accessibles, en mettant en avant les propos qui pourraient « alimenter la réflexion sur nos choix et nos pratiques éducatives actuels » (p. 77).

  • 6 Règles de correspondances établies, avec une connotation morale, entre les modes (échelles de sons (...)

6Tout en rappelant et éclairant des notions fondamentales pour les théoriciens de l’Antiquité comme l’ethos des modes6 ou bien le clivage entre hommes libres et esclaves (qui fait classer la musique dans les arts libéraux – le terme de musique ayant une acception artistique plus large qu’aujourd’hui), Claude Dauphin met en évidence la modernité de Platon et d’Aristote, pour qui la musique apparaît comme « une activité destinée à accompagner l’être humain pendant sa vie entière » (p. 88), et résume la position d’Aristote par un sophisme : « la musique est nécessaire parce qu’elle est inutile » ! En effet « elle est trop liée à la vie intérieure pour qu’on lui cherche des justifications concrètes et pratiques » (p. 80). Ce dernier point est en effet en lien avec une question très actuelle, celle de la valeur éducative de la musique : utilité ou gratuité ?

7Cette même question est au cœur des deux chapitres (4-5) qui suivent, « La réforme scolaire et les finalités humanistes de l’éducation musicale » et « Herméneutique de l’éducation musicale ». Interrogeant le « récent virage » de l’école québécoise, Claude Dauphin s’inquiète de la « dilution progressive des objectifs de l’éducation musicale » (p. 117) au profit d’une multiplicité d’attentes extra-musicales, sociales et humaines : « En devenant des accessoires de la sociologie, les pratiques artistiques perdent de leur valeur ontologique. L’entière autonomie des langages artistiques à dévoiler l’expérience humaine la plus profonde est mise en doute » (p. 123) et s’insurge : « si nous ne parvenons pas à saisir la pédagogie musicale par la racine esthétique, ce sera peine perdue » (p. 109).

8En effet, il importe aujourd’hui de « démocratiser les arts savants et [de] les maintenir vivants sur le terrain égalitaire de l’éducation » (p. 128) pour éviter que tout un pan de culture patrimoniale ne disparaisse de l’humanité. Sont présentés maints exemples éloquents, dont celui d’El Sistema, le mouvement d’orchestres d’enfants lancé au Venezuela par José Antonio Abreu dans les quartiers défavorisés de Caracas en 1975, qui a transfiguré la vie de dizaines de milliers de jeunes (voir le documentaire Tocar y Luchar – jouer et lutter).

9La thématique de l’esthétique, sous-jacente au livre tout entier, se déploie dans la dernière partie dédiée non plus à l’éducation scolaire mais à l’« Esthétique du titre musical », aux sonates de Mozart et de Beethoven, ou à l’« Esthétique du Requiem ». Ces quatre derniers chapitres prouvent, s’il en était besoin, la cohérence de l’ensemble puisque l’auteur s’applique à lui-même la ligne de conduite prônée en avant-propos (p. 11) : « l’impérieuse nécessité, pour l’enseignant d’art, d’entretenir son état d’artiste en continuant d’attiser sa passion pour l’art et de la communiquer ».

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Notes

1 Chapitre 1 reprenant, avec quelques modifications, son article paru en 2004, dans Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle. Les savoirs musicaux, vol. II, Jean-Jacques Nattiez (éd.), p. 833-853.

2 Marcel Landowski, Batailles pour la musique, Paris, Le Seuil, 1979, p. 61-69.

3 Dans son acception moderne, la solmisation correspond au principe du « do mobile », qui permet de garder inchangée une séquence de syllabes do (tonique) ré, mi, fa, sol, la, ti, et de la transposer telle quelle dans toutes les tonalités (= chanter sur ces mêmes syllabes le même air à partir d’une autre hauteur), alors que les touches du clavier (ou les hauteurs absolues) sont désignées par des lettres C (do pour les pays latins), D, E, F, G, A, B. Ce principe pédagogique est utilisé dans les pays anglo-saxons (tonic solfa) ou en Allemagne (Tonika Do), en Hongrie (en association avec des gestes de la main – la phonomimie – correspondant à la place des degrés dans l’échelle mélodique et équivalant à une pré-notation musicale), mais aussi en Chine !

4 La musique au temps des Encyclopédistes, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2001 (Prix Opus du livre de l’année 2001 du Conseil québécois de la musique).

5 Le Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau : une édition critique, Berne, Peter Lang, Varia Musicologica, 2008. « Penser et montrer le musical au temps des Lumières », introduction au Dictionnaire de musique de Rousseau et aux « Planches de lutherie », de l’Encyclopédie de Diderot, édition préparée et présentée par Claude Dauphin, Arles, Actes Sud, 2007, p. X-LXVIII.

6 Règles de correspondances établies, avec une connotation morale, entre les modes (échelles de sons dont on se sert pour composer, avec des tournures mélodiques privilégiées selon les modes) et des affects, un mode particulier supposé exercer un effet psychologique sur l’humeur, le caractère du musicien ou de l’auditeur (pour exemple, les qualifications antiques de modes « plaintifs », modes « orgiaques et voluptueux », modes « sages »…).

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Cécile Barras, « Claude Dauphin, Pourquoi enseigner la musique ? Propos sur l’éducation musicale à la lumière de l’histoire, de la philosophie et de l’esthétique »Essais, 4 | 2014, 188-191.

Référence électronique

Marie-Cécile Barras, « Claude Dauphin, Pourquoi enseigner la musique ? Propos sur l’éducation musicale à la lumière de l’histoire, de la philosophie et de l’esthétique »Essais [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 17 janvier 2022, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/essais/10214 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.10214

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Auteur

Marie-Cécile Barras

EA 4593 CLARE
ESPE Aquitaine
marie-cecile.barras@u-bordeaux.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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