- 1 « Gaza coupé du monde, Elon Musk s’engage à rendre sa connexion Starlink disponible », Libération e (...)
1Après s’être largement impliqué dans la guerre en Ukraine en mettant son réseau de satellites Starlink à disposition des Ukrainiens puis en remettant en cause l’utilisation militaire de sa constellation, Elon Musk annonçait le 28 octobre dernier son intention de « soutenir la connectivité des organisations d’aide internationalement reconnues » à Gaza1. Alors que la société Starlink compte plus de 2 millions de clients dans 60 pays (Petrova, 2023), cette déclaration du PDG de SpaceX vient à nouveau questionner l’influence croissante du secteur privé dans des conflits géopolitiques et vient également réaffirmer la nature et la vocation stratégique des systèmes de télécommunications par satellite.
2L’évolution technique des systèmes de télécommunications par satellite est aujourd’hui au cœur d’enjeux sociaux, économiques et géopolitiques et fait l’objet d’une réflexion de plus en plus approfondie sur les espaces et territoires dans lesquels ils s’inscrivent. Bien qu’ils n’assurent aujourd’hui qu’une infime partie du trafic internet international, les systèmes de télécommunications par satellites sont essentiels pour de nombreux secteurs d’activités mais également pour assurer des services dans les territoires ruraux et les communautés reculées où l’installation d’infrastructures terrestres est complexe et coûteuse. Cependant, malgré une nette amélioration des capacités techniques des satellites en orbite géostationnaire depuis les années 1960, ces systèmes de télécommunications ne permettent plus de répondre aux besoins contemporains des utilisateurs. Dans de nombreux pays, cette situation conforte l’inégalité numérique entre les populations qui disposent d’une connexion par fibres optiques et celles qui dépendent d’une connexion satellitaire généralement lente et onéreuse.
3Alors que le développement des premiers satellites de communications était contrôlé par une poignée d’Etats dans les années 1960, les projets de constellations de satellites dédiés au haut débit sont désormais menés par des entreprises privées, qui exercent une influence croissante sur la gestion, le contrôle et l’accès à ces technologies (Pasco, 2019). Cette privatisation progressive soulève des interrogations quant à l’équilibre entre les intérêts sociaux, économiques et les enjeux de sécurité que servent les télécommunications par satellite. Cette situation favorise également l’émergence de nouveaux rapports de force entre les acteurs gouvernementaux et privés, ainsi que de nouvelles formes de dépendance vis-à-vis de ces derniers (Voelsen, 2021). Ces constellations offrent néanmoins de nouvelles opportunités dans les territoires isolés où les populations ne bénéficient que d’un accès limité aux ressources numériques. Dans de nombreuses communautés reculées de l’Arctique canadien, les communications dépendent entièrement des satellites car les contraintes géophysiques et géographiques (fonte du pergélisol, climat polaire, très faible densité de population, absence de routes) complexifient l’aménagement du territoire et l’installation de d’infrastructures numériques traditionnelles comme des câbles. Cette situation est d’autant plus problématique à l’Est de l’Arctique canadien, au Nunavut, car les services de télécommunications du territoire reposent uniquement sur les satellites. D’une part, cette situation de dépendance entrave la gouvernance décentralisée du territoire et d’autre part, elle accentue les inégalités sociales et d’accès aux ressources numériques qui touchent en priorité les populations autochtones, dont les Inuits qui représentent près de 86 % de la population au Nunavut (Statistique Canada, 2016).
Figure 1. Carte de localisation : l’isolement géographique des territoires arctiques nord-américains
4L’arrivée en phase opérationnelle des constellations de satellites en orbites basses dans l’Arctique canadien est un sujet intrinsèquement géographique et géopolitique. En effet, l’introduction de ce nouveau système de télécommunication dans des territoires encore dépendant du satellite modifie les logiques spatiales d’organisation des infrastructures tout en redéfinissant les rapports de pouvoir entre les acteurs traditionnellement impliqués dans le développement numérique de ces territoires (gouvernement fédéral, gouvernement territorial, opérateurs et fournisseurs de services traditionnels, organisations autochtones). L’évolution technologique des satellites contribue ainsi à redéfinir les rapports de pouvoir à une échelle locale et régionale mais également à l’échelle globale car le développement et le contrôle de ces technologies sont concentrés dans les mains d’une minorité d’acteurs étatiques et privés qui peuvent alors renforcer leur influence économique, militaire ou culturelle.
- 2 « U.S. Military Testing OneWeb, Starlink For Arctic Operations », Aviation Week Network, 05 Mai 202 (...)
5En s’appuyant sur le cas de l’Arctique canadien, cet article vise ainsi à interroger les dimensions géopolitiques du développement des constellations de satellites en orbite basse et de leur passage en phase opérationnelle dans l’Arctique en se concentrant sur les répercussions de ce nouveau système de télécommunication sur les acteurs et les différents espaces et territoires dans lesquels ils s’inscrivent. En effet, bien que les satellites de communication circulent dans l’espace extra-atmosphérique, leurs conceptions, leurs pilotages et les services qu’ils assurent sont fermement ancrés dans des politiques terrestres (Warf, 2007). En visant une couverture globale, les constellations de satellites à haut débit font également l’objet d’une attention croissante de la part des gouvernements. La Chine et la Russie ont déjà commencé à développer leurs projets nationaux – Sfera et Guowang – et l’Union Européenne a également annoncé en novembre 2022 son propre projet destiné à sécuriser ses communications et Internet dans ses territoires. Avant de servir les intérêts des communautés isolées et mal connectées, les constellations Starlink et OneWeb ont notamment été testées par l’Armée américaine pour ses opérations dans l’Arctique2.
6L’autorisation obtenue par SpaceX pour le lancement de 12 000 satellites à l’horizon 2025 a soulevé beaucoup d’optimisme dans les communautés isolées de l’Arctique canadien. Cependant, pour les associations inuites, le gouvernement territorial et les agences fédérales, Starlink soulève également l’inquiétude d’une hégémonie privée et américaine sur les infrastructures de télécommunications spatiales et sur la topologie des réseaux, qui sont des lieux fondamentaux de l’exercice du pouvoir économique et politique (DeNardis et Musiani, 2016). La multiplication des projets de constellations et la vive compétition qui se joue entre des acteurs privés et étatiques qui les soutiennent soulèvent également un enjeu crucial concernant l’utilisation des orbites et des spectres et leur régulation à l’échelle internationale. Cet article vise ainsi à examiner les enjeux géopolitiques soulevés par l’accaparement et la saturation des espaces orbitaux les plus proches de la Terre et des espaces fréquentiels utilisés pour les télécommunications par satellite, une thématique peu abordée par la littérature en géopolitique. Le cas d’étude de l’Arctique canadien permet d’illustrer la pluralité des enjeux soulevés par la multiplication des constellations de satellites à au haut débit mais également d’identifier les répercussions de leur déploiement sur les territoires qu’elles visent en premier lieu à desservir : les moins connectés. Dans une première partie, cet article cherchera à montrer l’évolution du rôle des Etats et des acteurs privés dans le développement technologique des systèmes de télécommunications par satellite. En s’appuyant sur le cas de l’Arctique canadien, la seconde partie de l’article vise à identifier les répercussions de cette évolution à la fois technologique et géopolitique sur l’organisation numérique de ces territoires.
- 3 Ecole des mines – Mooc Introduction aux communications par satellite, séance 1 : « Le marché des té (...)
7Depuis le lancement des premiers satellites de communications dans les années 1960, l’orbite géostationnaire, circulaire ou géosynchrone, est désignée comme l’orbite reine pour les télécommunications3. En gravitant à environ 36 000 km d’altitude, les satellites lancés sur cette orbite tournent à la même vitesse angulaire que la terre et apparaissent comme des points fixes dans le ciel pour l’utilisateur. Cette orbite présente un avantage de choix pour les opérateurs de satellite car elle permet de couvrir de vastes espaces grâce à des faisceaux de couverture très larges qui leur permettent de viser des marchés d’utilisateurs dans de nombreux territoires. Les satellites en orbite géostationnaire ont néanmoins un inconvénient majeur : la distance entre le satellite et l’utilisateur.
8Afin de comprendre les enjeux posés par la distance entre l’utilisateur et le satellite, il convient de rappeler succinctement le fonctionnement d’une communication par satellite. Lorsqu’un utilisateur se connecte à Internet grâce à une connexion satellite, ses paquets de données sont transformés en signaux depuis son terminal utilisateur avant de traverser l’espace libre pour rejoindre le satellite. Le satellite va ensuite décrypter la requête de l’utilisateur puis renvoyer le signal vers une station au sol connectée à une dorsale Internet. Le signal doit alors remonter jusqu’au satellite, à 36 000 km d’altitude (pour les satellites en orbite géostationnaire), puis redescendre vers le terminal utilisateur afin de le connecter à Internet. Ces allers-retours entre le terminal utilisateur, le satellite et la station au sol ont un impact concret sur les temps de latence pour les utilisateurs. Généralement, la latence de propagation – c’est-à-dire le délai de transmission pour passer de la source à la destination à travers un réseau – est imperceptible pour l’utilisateur car les paquets de données transformés en signaux voyagent à la vitesse de la lumière entre les équipements du réseau. Or, la vitesse de la lumière dans le vide est de 299 792 km/s et on estime qu’elle est d’environ 200 000 km/s dans une fibre optique (Bigo et Hamaide, 2006). C’est donc en calculant le rapport entre la distance et la vitesse de la lumière que nous obtenons un temps de latence théorique pour une communication.
- 4 Op.cit Ecole des mines – Mooc Introduction aux communications par satellite, séance 1 : « Le marché (...)
9Pour une communication par fibre optique, la latence est généralement moins importante que pour une communication par satellite car les distances parcourues par les données à la vitesse de la lumière sont plus courtes. En effet, même si les données passent par un câble qui fait le tour de la Terre (soit environ 40 000 km), la distance et donc, in fine, la latence théorique, est toujours moins importante que pour une communication par satellite. Avec un satellite en orbite géostationnaire, les données doivent parcourir 36 000 km puis revenir sur Terre (= 72 000 km). De plus, un deuxième aller-retour s’ajoute généralement à cette distance pour que les données rejoignent la station au sol du fournisseur d’accès connectée à la dorsale Internet. La distance que doivent parcourir les signaux pour atteindre leurs cibles les expose également aux perturbations météorologiques, tant terrestres qu’extra-atmosphériques4.
10La question de la distance entre le satellite de télécommunication et l’utilisateur est donc cruciale pour les opérateurs qui, dès le début des années 1990, vont s’intéresser aux orbites basses pour améliorer leurs services. Plusieurs projets de constellations commerciales d’environ une centaine de satellites vont alors voir le jour, mais très peu aboutissent étant donné le coût trop important des lancements. Les constellations Globalstar et Iridium, qui se concentrent sur les services de téléphonie par satellite, sont les seuls projets à aboutir et sont d’ailleurs toujours en fonctionnement.
- 5 “O3b Networks Limited raises total funding of US$1.2 billion, to finance fully the construction and (...)
11Au niveau des services Internet, malgré une nette amélioration des capacités techniques des satellites en orbite géostationnaire depuis les années 1960, ces systèmes de télécommunications sont progressivement considérés comme obsolètes par rapport aux infrastructures terrestres comme les câbles à fibres optiques, qui permettent d’atteindre des vitesses bien supérieures au satellite pour des coûts inférieurs. Pour les services d’accès à Internet, il faudra attendre 2007 et le lancement de la société privée O3b Networks pour qu’un opérateur décide de réduire la distance entre l’utilisateur et le satellite dans l’optique d’adapter les communications par satellites aux attentes et aux usages du numérique contemporains. Le projet de constellation O3b, porté par Greg Wyler et soutenu financièrement par d’importants partenaires privés comme Google ou SES, ambitionne alors de placer sa flotte de satellites sur une orbite moyenne, à environ 8 000 kilomètres d’altitude afin de réduire la latence des communications5. En 2012, Greg Wyler quitte O3b pour fonder WorldVu Satellites Limited, opérant alors sous le nom de OneWeb et en janvier 2015, la société annonce son intention de construire, lancer et exploiter une constellation de satellites en orbite terrestre basse dédiée à l’Internet haut débit. Le même mois, le projet de constellation en orbite basse Starlink est annoncé pour la première fois par SpaceX et quelques années plus tard, en 2017 puis en 2019, Telesat et Amazon vont lancer leurs propres projets de constellations Lightspeed et Kuiper. Alors que le développement des satellites en orbite géostationnaire était encadré et contrôlé par les quelques Etats ayant les capacités d’envoyer des satellites dans l’espace dans les années 1960, les premières constellations de satellites en orbites basses et dédiées à l’Internet haut débit vont être développées sous la houlette d’acteurs privés qui s’inscrivent dans un marché de plus en plus compétitif.
12D’un point de vue technique, le haut débit est défini par la capacité de transmission de données au sein d’un réseau mais la valeur associée au haut débit varie quant à elle en fonction des États et des organes de régulation qui associent généralement au terme de haut débit des politiques publiques visant à améliorer les services numériques pour la population. Il existe de nombreuses définitions du haut débit qui correspondent donc généralement aux contextes réglementaires et aux politiques publiques des territoires concernés. Par exemple, en France, l’ARCEP parle d’accès internet « haut débit » lorsque le débit est inférieur à 30 Mb/s6 alors qu’au Canada, le CRTC le définit depuis 2016 comme un service permettant des vitesses d’au moins 50 Mb/s en téléchargement (transfert de données entre Internet et l’appareil) et 10 Mb/s en téléversement (transfert de données entre l’appareil et Internet). Dans le cadre de la stratégie canadienne pour la connectivité soutenue par le ministère de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique, le principal objectif est d’apporter le « haut débit » à l’ensemble de la population canadienne d’ici 20307.
13Le débit – c’est-à-dire la quantité de données qui peuvent être transférées sur un réseau en une unité de temps – et la latence de propagation des données sont deux aspects distincts. Un débit plus élevé n’est donc pas caractérisé par une latence plus faible. Afin d’améliorer les services, les opérateurs de satellites, qu’ils soient géostationnaires ou en orbites basses, doivent ainsi miser sur d’autres aspects comme l’utilisation de bandes de fréquences plus élevées, des modulations avancées et des technologies de compression de données.
14Jusqu’à la fin des années 2010, les méga constellations dédiées au haut débit ne sont pas réellement prises au sérieux par les acteurs étatiques. La prise de conscience de l’intérêt stratégique et sécuritaire de ce type de constellation est en partie due à la faillite du projet OneWeb en 2020. La société américaine prévoyait de fournir des services de communications haut débit dans l’Arctique pour l’armée et sa mise en faillite a fait ressortir de nombreuses inquiétudes concernant un potentiel rachat des actifs de Oneweb par des acteurs chinois. Le lieutenant-général David Thompson, vice-commandant de l’US Space Force avait notamment déclaré que le Département de la défense américaine ainsi que la Maison Blanche et le Congrès travaillaient sur cette question et voulaient s’assurer que leurs adversaires ne disposent pas la possibilité d’acquérir ces capacités (Erwin, 2020). Les actifs de Oneweb seront finalement rachetés en juillet 2020 par le gouvernement britannique et le conglomérat indien Bharti Global (Henry, 2020).
15Bien que les premières phases du développement des constellations de satellites en orbites basses à haut débit aient été largement investies par des acteurs privés, les Etats mesurent désormais pleinement les capacités stratégiques de ces technologies. Cette situation se traduit aujourd’hui par une multiplication des projets gouvernementaux visant à obtenir cet outil technologique – le projet Guowang ou Xinhuang chinois, le projet russe Sfera ou la constellation européenne Iris2 – et donne lieu à de nouvelles réflexions sur l’accaparement et la saturation des orbites basses et des espaces fréquentiels. Ces projets de constellations sont néanmoins loin d’être opérationnels et leurs objectifs, notamment en termes de couverture, ne sont pas encore publics.
- 8 Op.cit Ecole des mines – Mooc Introduction aux communications par satellite, séance 1 : « Le marché (...)
16En se positionnant sur le marché des télécommunications satellitaires, les opérateurs privés comme SpaceX s’inscrivent progressivement dans des domaines stratégiques pour les Etats comme la gouvernance de l’Internet et la gouvernance de l’environnement spatial. La réduction progressive des coûts de lancement depuis le milieu des années 2000 a permis à de nouveaux acteurs de s’insérer dans le secteur des télécommunications par satellite. La nature compétitive de ce marché engendre aujourd’hui de nouveaux débats sur l’utilisation et la régulation des orbites basses et des bandes de fréquence, qui représentent des espaces et des ressources éminemment stratégiques pour les Etats et les acteurs privés qui les exploitent. Ces débats dépassent même la sphère de l’aérospatial pour toucher directement l’écosystème des télécommunications dans la mesure où l’exploitation de la bande 12 GHz pour la 5 G, vivement critiquée par SpaceX, a fait l’objet en mars 2021 d’une réunion entre les représentants d’AT&T, Dish Network, RS Access et OneWeb, sur la possibilité de partager la bande entre l’usage satellitaire et terrestre. En effet, la bande 12 GHz est utilisée depuis de nombreuses années par les opérateurs de satellite car elle offre d’importants avantages par rapport aux autres bandes de fréquence. Elle permet notamment de diminuer la taille des antennes de réception et donc de réduire le coût des équipements au sol, tout en s’adaptant aux transmissions à large bande, ce qui lui confère la possibilité de transporter des données à des débits élevés et donc de répondre à la demande de connectivité haut débit promise par les constellations en orbites basses. Starlink et Oneweb s’appuient donc sur la bande 10.7-12,7 GHz pour assurer leurs liaisons utilisateurs et les deux opérateurs se sont vivement opposés à l’ouverture de la bande 12 GHz pour l’exploitation de la 5G, arguant les problèmes d’interférences qu’elle pourrait engendrer avec leurs constellations (Alleven, 2022). Les systèmes de télécommunications par satellite s’appuient sur un choix limité de bandes de fréquence pour fournir leurs services. La bande de fréquence la plus utilisée est la bande Ku entre 12 et 18 GHz. La bande Ka est comprise entre 26,5 et 40 GHz, la bande V entre 40 à 75 GHz, la bande Q entre 33 à 50 GHz et la bande C entre 3,7 et 4,2 GHz. Pour la majorité des systèmes de télécommunications par satellite, les opérateurs utilisent plusieurs bandes de fréquence pour optimiser les liaisons entre les différentes entités qui composent leur réseau. Les bandes Ku et Ka sont généralement exploitées pour les liaisons entre les satellites et les terminaux des utilisateurs et les bandes Q/V – optimisées mais plus chères – sont utilisées pour les liaisons avec les stations de raccordement au réseau terrestre8.
17Pour utiliser ces fréquences, les opérateurs de satellites doivent demander des licences d’exploitation auprès des organismes de régulation nationaux en détaillant les plans orbitaux sur lesquels ils prévoient de placer leurs satellites et les fréquences utilisées. Ces licences sont attribuées en fonction des besoins du marché et des ressources disponibles en matière de spectre. Lorsqu’elles sont effectivement acceptées, l’organe de régulation dépose la demande auprès de l’Union Internationale des Télécommunications. Cette organisation internationale ne dispose pas des compétences légales pour approuver ou refuser les demandes de lancements et d’exploitation de fréquences, son rôle est plutôt de gérer la coordination internationale, la notification et l’enregistrement des fréquences radio spécifiques émises et reçues par les satellites. Pour chaque satellite ou grappe de satellite, l’Union Internationale des Télécommunication va affecter un certain espace fréquentiel que le satellite pourra utiliser sans prendre le risque d’interférer avec ses voisins. Dans le cadre de ce processus, l’UIT donne la priorité de fréquence aux satellites en orbite géostationnaire (Foust, 2015), ce qui oblige les opérateurs de constellations de satellites en orbites basses à trouver des espaces fréquentiels qui correspondent aux besoins opérationnels de leur constellation tout en s’assurant de ne pas interférer avec les satellites GEO. Les nouveaux projets de constellations et les projets les moins avancés sont donc particulièrement désavantagés car ils comptent s’appuyer sur les mêmes espaces fréquentiels et devront veiller à ne pas interférer avec les satellites GEO en plus des satellites en orbites basses des constellations déjà opérationnelles.
18Par rapport aux orbites hautes accaparées par les premières puissances spatiales, les orbites basses sont accessibles (en termes de coût et de logistique) à beaucoup plus d’acteurs étatiques et privés, ce qui en complexifie la gestion. Avec les constellations de satellites, on a donc une multiplication des demandes de lancements en orbites basses alors que le processus de l’Union Internationale des Télécommunications pour l’obtention d’espaces fréquentiels reste le même que pour les satellites en orbite géostationnaires. Il est néanmoins important de souligner que le cadre réglementaire international ne prend pas en charge la fourniture de services par satellite dans un pays particulier sans les procédures d’autorisation et de licence appropriées. C’est ce qu’on appelle les droits d’atterrissage, et les pays décident eux-mêmes de leurs conditions. L’installation de stations au sol, les licences d’utilisation du spectre de fréquences, les licences de fournisseur de services Internet et l’importation de terminaux d’utilisateurs sont toutes soumises aux lois et aux réglementations des juridictions hôtes (Akcali Gur et Kulesza, 2023).
19Avec la multiplication des projets de constellations de satellites à laquelle on assiste ces dernières années les plans orbitaux situés entre 500 et 2000 km d’altitude sont de plus en plus convoités et cette situation se traduit par une évolution des rapports de force entre les opérateurs privés qui développent ces constellations. L’entreprise Amazon s’était notamment opposée à la demande de modification des plans orbitaux de la deuxième génération des satellites Starlink auprès de la FCC, arguant que cette modification doublait l’effort technique auquel les opérateurs comme Amazon sont confrontés pour examiner les problèmes d’interférence et de débris orbitaux vis-à-vis de Starlink (Brodkin, 2021). La constellation Starlink est particulièrement compétitive par rapport à ses concurrents car elle s’appuie sur les atouts considérables de sa société mère SpaceX qui dispose notamment de lanceurs partiellement réutilisables qui réduisent considérablement les coûts de lancement. En effet, détenir une capacité de lancement est un enjeu clé pour les opérateurs mais aussi pour les Etats qui projettent de déployer leur constellation. Les concurrents directs de Starlink, Oneweb et Amazon ont d’ailleurs fait appel à SpaceX pour leurs propres lancements car l’entreprise propose des solutions de lancements très efficaces grâce à des coûts réduits et une fréquence de lancement élevée (Zaffagani, 2023).
20Les stratégies de blocage des concurrents de SpaceX n’ont pas permis de réellement bloquer les lancements des satellites, mais ont néanmoins freiné les plans de l’entreprise concernant la couverture des zones polaires. En novembre 2020, SpaceX demande à la FCC une approbation accélérée « pour faciliter le déploiement de 348 satellites Starlink sur des orbites polaires héliosynchrones à basse altitude », mais l’organe de régulation américain n’en approuve que 10, estimant devoir répondre aux problèmes d’interférence soulevés par d’autres opérateurs de satellite (Brodkin, 2021). Les entreprises Amazon, ViaSat, Kepler Communications et Pacific Dataport – un opérateur situé en Alaska et dont le partenaire de distribution est Oneweb – se sont également opposés à l’autorisation du FCC concernant les 10 satellites. Dans sa réponse formulée au FCC, SpaceX a fait valoir que l’ajout de satellites sur des orbites polaires lui permettrait de commencer le service en Alaska, et d’apporter le même service haut débit dans les régions les plus reculées de cet Etat en insistant sur les répercussions de la pandémie sur les besoins numériques de la population.
21L’orbite polaire héliosynchrone à basse altitude, privilégiée par Starlink et Oneweb, est particulièrement stratégique pour la couverture des zones arctiques. L’inclinaison orbitale héliosynchrone permet aux satellites de passer directement au-dessus des pôles tout en maintenant une trajectoire constante par rapport à la position du Soleil et de la Terre. Les satellites en orbite héliosynchrone suivent une trajectoire synchronisée avec la position du soleil, ce qui permet également une couverture continue dans l’Arctique où les éclipses solaires prolongées peuvent affecter l’alimentation en énergie solaire des satellites tout l’hiver.
- 9 Il existe plusieurs définitions et limites de l’Arctique mais généralement on considère qu’il exist (...)
22La connectivité polaire est un domaine éminemment politique pour les Etats arctiques9 qui doivent assurer la disponibilité des services de communications dans ces territoires. La couverture de la zone arctique intéresse donc en premier lieu ces acteurs. Dans le cadre de leurs programmes nationaux, les Etats-Unis, le Canada, la Norvège ainsi que la Russie exploitent des satellites de télécommunications ayant une couverture polaire. Au-delà de l’enjeu de la connectivité pour les territoires arctiques, la couverture de la zone est aujourd’hui cruciale pour la surveillance environnementale, la navigation et la sécurité maritime mais également pour l’exploration et la gestion des ressources naturelles. L’accent mis par SpaceX et Oneweb sur la couverture polaire de leurs constellations répond donc également à ces enjeux. Comme mentionné plus haut, les deux constellations ont d’abord été testées dans l’Arctique à des fins militaires et opérationnelles et sont aujourd’hui également utilisées pour répondre aux besoins des entreprises d’exploitation minière et d’extraction de ressources dans la zone.
- 10 Federal Communications Commission FCC 21-48 “Space Exploration Holdings, Request for Modification o (...)
23La couverture polaire présente plusieurs défis pour les opérateurs de satellites. D’une part, la latitude élevée des territoires arctiques se traduit par un angle d’élévation faible pour les satellites qui couvrent cette zone, ce qui peut entraîner des atténuations de signal. Et d’autre part, les régions polaires sont particulièrement sujettes aux variations ionosphériques – qui influencent la propagation des ondes radioélectriques – ainsi qu’à l’effet Faraday (les signaux traversent la magnétosphère terrestre, modifiant leur polarisation) qui peut aussi entraîner des perturbations des signaux et affecter les communications. Les conditions météorologiques extrêmes s’ajoutent également à ces défis et peuvent affecter la stabilité des équipements de transmission et de réception. Alors que les concurrents directs et indirects de SpaceX se sont opposés en bloc à ses premiers lancements de satellites au niveau des orbites polaires, l’entreprise a bénéficié d’un important soutien de plusieurs organisations et entreprises basées en Alaska qui ont envoyé des lettres à l’organisme de régulation américain pour justifier la demande de SpaceX et les intérêts publics que son service apporterait à la population. Les lettres insistaient notamment sur la rareté du service proposé par Starlink et sur les difficultés rencontrées à l’échelle locale pour atteindre des niveaux de connectivité qui répondent aux besoins de la population10.
24Dans les communautés rurales et isolées de l’Arctique canadien et en Alaska dans une moindre mesure, le choix des opérateurs et fournisseurs d’accès internet est très limité et la compétition est presque inexistante. Cette situation a engendré une forte frustration des populations qui réclament plus de choix. Or, SpaceX est le seul opérateur de constellation qui vend directement ses services à la population, agissant comme un fournisseur d’accès internet. Pour l’instant, les concurrents directs de SpaceX qui aspirent à connecter les territoires arctiques agissent uniquement comme des opérateurs de satellite et vendent leur bande passante aux fournisseurs d’accès déjà présent sur le territoire. Oneweb et le projet canadien Lightspeed développé par Telesat ont d’ailleurs signé des accords avec NorthwesTel, le principal fournisseur internet dans l’Arctique canadien et Pacific Dataport, une filiale de Microcom qui dessert une partie de l’Alaska rurale (Oneweb, 2021). En Alaska, Pacific Dataport s’est fortement opposé à Starlink auprès de la FCC et a poursuivi ses efforts en publiant un livre blanc « Clearing the LEO fog in Alaska » dans lequel la constellation Oneweb est présentée comme l’option la plus sûre et la plus rapide pour les populations rurales située en Arctique, alors que le projet Starlink est accusé de vouloir influencer les agences de règlementation et de s’appuyer sur des campagnes populistes.
25L’autorisation obtenue par SpaceX pour le lancement de ses satellites en orbites polaires a donc donné lieu à d’importantes contestations de la part des concurrents de la constellation en Arctique. Les critiques envers Starlink s’articulent également sur les supposés bénéfices du service pour les populations locales. En effet, même si la disponibilité de Starlink dans les communautés isolées et reculées de l’Arctique permet aux utilisateurs de choisir un nouveau service plus performant, l’entreprise n’est pas physiquement présente sur le territoire, ce qui soulève certains problèmes. D’une part, SpaceX ne participe pas à l’économie de ces territoires et contrairement aux fournisseurs d’accès traditionnels, elle n’emploie pas de main-d’œuvre locale et d’autre part, les utilisateurs situés dans les communautés isolées n’ont accès à aucun service client dédié aux utilisateurs pour rapporter des problèmes. La matérialité du service est pourtant un enjeu de taille dans ces communautés, car il y a très peu de profils techniques pouvant aider à l’installation du service ou à sa mise en marche. Or, l’un des principaux arguments de SpaceX pour lancer ses satellites en orbites polaires est l’intérêt civil de ce service pour les populations les moins connectées du monde, notamment dans l’Arctique.
26Les opérateurs de constellations misent sur les liaisons optiques inter-satellites qui permettent aux données de circuler à la vitesse de la lumière d’un satellite à un autre, afin de rejoindre le plus rapidement possible la station au sol qui se connecte à la dorsale Internet puis au terminal de l’utilisateur. Ce système permet de réduire la latence et le besoin de stations au sol en formant un réseau maillé interconnecté qui permet aux utilisateurs d’accéder au réseau peu importe où ils se trouvent. Les paquets de données des utilisateurs transitent de satellite en satellite jusqu’à la station au sol la plus proche, remontent jusqu’au satellite et transitent à nouveau entre les satellites de la constellation pour atteindre celui qui est le plus proche de l’utilisateur (Rodriguez-Perez et al, 2011). Actuellement, la seconde génération des satellites Starlink – dont ceux lancés sur l’orbite polaire – sont les seuls à être équipés de cette technologie ce qui permet à Starlink de contourner les coûts de la construction ou l’exploitation de stations au sol dans l’Arctique (Foust, 2021). L’utilisation des liens optiques inter-satellites confère donc à la constellation Starlink un avantage de choix pour la couverture des zones polaires, à la fois au niveau des coûts d’exploitation et des services. Oneweb a achevé sa couverture polaire il y a plusieurs mois, mais la première génération de ses satellites n’intègre pas de liaisons optiques intersatellites, ce qui semble avoir un impact sur la qualité de ses services dans l’Arctique. En décembre 2022, le groupe de lobbyiste de l’Alaska Telecom Association déposait auprès de la FCC un document dans lequel elle mentionnait des niveaux de connectivité peu satisfaisants et des coûts associés à l’exploitation trop importants pour un réseau résidentiel destiné aux populations rurales d’Alaska (Swinhoe, 2023).
27L’intensification des débats sur les opportunités et les défis soulevés par l’arrivée des constellations de satellites en orbites basses dans les communautés isolées de l’Arctique souligne ainsi la tension permanente qui subsiste entre la vocation sociétale et la vocation économique et politique des ressources et des infrastructures numériques.
- 11 La délimitation administrative de l’Arctique canadien comprend le Yukon, les Territoires du Nord-Ou (...)
28En matière de télécommunications, les trois territoires arctiques (Yukon, Territoires du Nord-Ouest et Nunavut)11 disposent d’une histoire commune liée aux monopoles exercés par BCE (anciennement Bell Canada) puis NorthwesTel au Yukon, dans les Territoires du Nord-Ouest (TNO) et au Nunavut. Avant la dérégulation des télécommunications en 1992 et l’introduction de la compétition sur les marchés, le gouvernement avait attribué des monopoles aux principales entreprises de télécommunications canadiennes afin qu’elles assurent l’ensemble des services dans les territoires concernés par les monopoles (Poitras, 2000). En 1992, le monopole de Bell sur l’Est de l’Arctique canadien prend fin mais sa filiale NorthwesTel créée en 1979 obtient un prolongement du monopole au Yukon, dans les TNO et au Nunavut jusqu’en 2012 (Delaunay, 2021, p.255). Cependant, ces trois territoires n’ont pas accès aux mêmes technologies pour assurer des services de télécommunications et cette différence alimente les inégalités entre les populations. Alors que l’infrastructure de télécommunications du Yukon repose presque exclusivement sur des câbles terrestres de fibres optiques opérée par NorthwesTel, les TNO s’appuient sur une combinaison de plusieurs technologies (satellites GEO, câbles et réseaux à tour micro-ondes) et le Nunavut est totalement dépendant des systèmes de télécommunications satellitaires (Delaunay, 2014). Pour connecter les communautés reculées et isolées de l’arctique canadien, le gouvernement fédéral s’appuie depuis toujours sur les satellites géostationnaires opérés par l’entreprise Telesat car ils permettent de contourner les contraintes liées à l’aménagement d’infrastructures numériques dans les espaces ruraux et peu densément peuplés (Delaunay, 2021, p. 249-288). Or, ce choix technologique a rendu de nombreuses communautés dépendantes à un système coûteux et qui n’offre qu’une bande passante limitée.
29La position monopolistique de NorthwesTel sur le marché des télécommunications des trois territoires bloque également l’arrivée d’acteurs concurrentiels et conforte l’inégalité de l’accès à Internet vis-à-vis des populations du Sud, mais aussi entre les classes sociales au niveau local. Au Nunavut, le coût de la vie est beaucoup plus élevé que dans le reste du Canada et les ménages les plus précaires ne peuvent généralement pas se permettre de payer un forfait Internet. Le choix du gouvernement fédéral de s’appuyer sur des systèmes satellitaires pour connecter ses populations arctiques a engendré des conséquences importantes sur l’attribution des financements qui ont suivi, car les projets d’infrastructures terrestres sont considérés comme trop risqués et coûteux par rapport aux infrastructures satellitaires déjà présentes sur ces territoires et exploitées par les entreprises de télécommunications traditionnelles. Cette tendance s’observe surtout au Nunavut ou le réseau routier est limité et où le développement de câbles terrestres demanderait un aménagement complexe en termes de logistique (Coelho, 2018).
30Le choix du satellite pour connecter les populations rurales de l’arctique canadien s’explique effectivement par les défis techniques soulevés par la pose de câbles dans ces territoires. D’une part, les câbles terrestres sont soumis aux conditions climatiques extrêmes et à l’instabilité des pergélisols qui complexifie l’aménagement des infrastructures et leur maintenance. Et d’autre part, la pose de câbles sous-marins dans le passage du Nord-Ouest demande un effort important en matière d’étude de faisabilité et d’impact environnemental car ce passage maritime est recouvert de glace durant une partie de l’année. En plus de ces efforts, les masses de glace qui se détachent progressivement du continent peuvent causer des dommages près de la section côtière d’un câble si elle n’est pas correctement protégée. Lors de la construction des premiers segments du câble alaskien Quintillion en 2017, du béton a même été posé pour renforcer l’installation et protéger davantage la filiale (Green, 2018).
- 12 « Internet slowly returns to Iqaluit, 24 hours after outage », Nunatsiaq News, 4 août 2022 [en lign (...)
31La dépendance aux satellites dans les communautés reculées de l’Arctique canadien est associée à la difficulté d’installer des infrastructures de télécommunications traditionnelles sur le territoire, ce qui en fait un candidat particulièrement enthousiaste concernant l’utilisation des constellations de satellites en orbites basses. Bien que les satellites de télécommunications en orbite géostationnaire se soient améliorés depuis les années 1970, les Fournisseurs d’Accès Internet (FAI) locaux sont toujours confrontés à de nombreux défis pour assurer des services similaires à ceux proposés au sud du pays grâce aux infrastructures terrestres. Ils doivent s’engager sur de longs contrats auprès des opérateurs de satellites comme Telesat afin d’acheter des capacités de bande passante. Dans l’Arctique canadien, NorthwesTel domine largement le marché et possède une grande partie des infrastructures terrestres : les stations au sol pour la réception de données satellitaires et le relais, les tours à micro-ondes et les câbles n’appartenant pas aux gouvernements territoriaux du Yukon et des TNO. Dans les communautés isolées, NorthwesTel s’appuie sur la bande passante du satellite Telstar Vantage 19 de Telesat mais la capacité de bande passante n’est pas suffisante pour l’ensemble des communautés et l’encombrement des réseaux qui en résulte augmente considérablement le temps de latence des communications. Le satellite de Telesat est également confronté à de nombreux défis techniques liés à la distance entre le satellite en orbite géostationnaire et les stations au sol car la météo terrestre comme la météo extra-atmosphérique peuvent venir perturber le signal entre l’infrastructure terrestre et le satellite. Les interruptions sont donc fréquentes et peuvent parfois durer plusieurs jours12.
32Depuis le lancement des principaux fonds pour la large bande et la réduction des inégalités numériques au Canada, NorthwesTel a bénéficié de plusieurs subventions pour améliorer la connectivité dans les territoires arctiques. L’entreprise avait notamment bénéficié d’un financement de $49,9 millions qui lui a permis de mettre en service en 2019 son nouveau réseau « Tamarmiik Nunaliit » et d’installer des stations au sol dans toutes les communautés du Nunavut (Frizzel, 2017). L’octroi de cette subvention avait alors fait l’objet de vives critiques car l’initiative de NorthwesTel ne répondait pas aux problématiques rencontrées localement : l’encombrement de la bande passante et le manque de résilience lié à la dépendance au satellite.
33Les critiques des utilisateurs concernant les services de NorthwesTel dans les communautés dépendantes de satellites s’articulent surtout autour du prix des forfaits internet qui ne répondent pas aux vitesses de connexion promises et des coûts de dépassement extrêmement importants. L’entreprise propose des forfaits illimités dans les zones les plus peuplées où elle exploite des câbles à fibres optiques mais ces offres ne sont pas disponibles dans les communautés dépendantes du satellite. De plus, la réputation de NorthwesTel est particulièrement mauvaise dans l’Arctique canadien. L’entreprise est notamment critiquée pour avoir privilégié des investissements dans les zones plus peuplées et plus lucratives de l’Arctique aux dépens des petites communautés isolées. Cette situation a d’ailleurs conduit à la décision historique du CRTC en 2012 d’obliger l’entreprise à mettre à niveau ses infrastructures au Nord car les services n’étaient pas satisfaisants au regard des bénéfices fait par l’entreprise (Delaunay, 2021, p.255).
34La construction et le renforcement du ressentiment de la population nunavummiut pour les FAI traditionnels dans le Nord a ainsi permis de créer un terreau particulièrement fertile pour les constellations de satellites étrangères comme Starlink et Oneweb. L’objectif de ces constellations étant d’universaliser le haut débit jusque dans les territoires les plus reculés et isolés, leur mise en service dans l’arctique canadien était particulièrement attendue par les utilisateurs. Les deux constellations sont maintenant disponibles. Oneweb est disponible via des partenaires de distribution canadiens depuis l’été 2022 et Starlink a étendu ses services au Yukon, aux Territoires du Nord-Ouest et au Nunavut au mois de novembre la même année. L’opérateur canadien Telesat a également lancé son propre projet de constellation de satellites, Lightspeed mais a pris des retards importants par rapport à Oneweb et Starlink. La constellation devait être opérationnelle en 2024 mais Telesat a annoncé en mars 2022 que la mise en service pourrait être retardée jusqu’en 2026 (De Selding, 2022).
35Le modèle économique de Starlink lui permet de contourner les fournisseurs d’accès traditionnels en vendant l’accès Internet directement aux utilisateurs contrairement à OneWeb qui a signé en août 2021 un protocole d’entente avec NorthwesTel pour étendre les solutions de connectivité pour la population, les entreprises, les gouvernements et l’exploitation minière. Initialement, NorthwesTel prévoyait de s’appuyer uniquement sur la constellation de Telesat mais l’entreprise n’a pas écarté la piste de OneWeb pour répondre à leurs objectifs dans le cadre du projet « every community » (NorthwesTel, 2020). Ce projet s’appuie sur plusieurs technologies (câbles, tour à micro-ondes et constellations en orbite basse) pour apporter le haut débit à l’ensemble de la population des TNO et du Yukon. Le projet ne concerne donc pas le Nunavut, même si Lightspeed a aussi vocation à desservir ce territoire. Si la population attendait avec beaucoup d’impatience la mise en service de Starlink au Nunavut, c’est justement parceque Oneweb et Lightspeed sont associées aux fournisseurs traditionnels comme NorthwesTel dont l’image de marque est particulièrement abimée au nord.
- 13 « Northwestel tells CRTC it’s in “urgent” need of ability to respond to Starlink’s competitive thre (...)
36La rapidité de déploiement de Starlink semble avoir pris au dépourvu les fournisseurs de services internet – peu nombreux dans l’Arctique canadien – qui craignent aujourd’hui de perdre une part de leur marché au profit de Starlink. C’est notamment le cas de NorthwesTel qui a interpellé le CRTC avant même que le service ne soit disponible dans l’Arctique, pour l’aider à contrer la menace concurrentielle que représente ce nouvel acteur. En 2021, l’entreprise a notamment demandé à l’organe de régulation de modifier le processus de dépôt des tarifs pour les services Internet de détail afin qu’il puisse se préparer à l’arrivée de Starlink sur le marché des télécommunications arctiques13. Même si Starlink n’a pas encore complété sa couverture polaire, la constellation a reçu un franc succès au Nunavut et a même engendré une levée de boucliers contre la société de logement Northview car celle-ci n’accepte pas que ses locataires posent des antennes Starlink à leur domicile. Une pétition a d’ailleurs été lancée le 04 décembre 2022 pour obliger Northview a laisser ses locataires accéder au service Starlink (Cohen, 2022).
37Au Canada, les télécommunications sont considérées comme des outils indispensables pour unir la population étant donné l’immensité du territoire et la distance qui sépare les différentes populations. Cette représentation est d’autant plus forte dans les territoires arctiques où l’étendue des entités territoriales se combine à la faiblesse des infrastructures routières, voire à leur absence dans certaines communautés (Charland, 1986). L’accès à Internet soulève également un enjeu particulièrement important à l’échelle nationale : l’égalité socio-économique entre les populations autochtones et les populations non autochtones. Depuis le 21 décembre 2016, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) définit l’accès à l’Internet haut débit sans limites de volume de données et avec une vitesse minimale de 50-10 Mb/s, comme un service universel de base à fournir à chaque Canadien, reconnaissant par la même occasion qu’Internet est un outil essentiel au développement économique d’un territoire (CRTC, 21 décembre 2016). Confortée par la pandémie de la COVID-19 et par la généralisation des études et du travail en distanciel qui en résultent, cette déclaration du CRTC admet ainsi que l’accès à Internet doit être considéré comme un vecteur d’égalité sociale, économique, mais également politique puisqu’il permet la participation démocratique aux débats qui se tiennent de plus en plus en ligne (CRTC, 2016).
38Le contexte de réconciliation – co-négocié entre Ottawa et les organisations autochtones à partir de 2008 – tient également une place importante dans les discours liés à l’équité numérique au Canada. L’accès aux ressources numériques n’est pas seulement pensé comme un besoin universel, mais comme un outil politique pour répondre aux besoins spécifiques des communautés autochtones. La réconciliation avec les populations autochtones au Canada s’appuie effectivement sur des leviers économiques et politiques. Au niveau des télécommunications, les initiatives qui s’inscrivent dans cette logique de réconciliation doivent permettre aux communautés autochtones d’atteindre une souveraineté numérique en leur donnant la possibilité de détenir et de décider de l’organisation et la gestion de leurs données et infrastructures numériques. Les infrastructures numériques sont donc pensées comme des outils d’émancipation dont les communautés doivent se saisir afin de contrôler les usages et effets du numérique et de s’assurer qu’ils répondent à leurs besoins spécifiques (McMahon, 2013).
39Depuis 2007, le réseau Kuhkenah (KO-KNET) développé dans le nord de l’Ontario est un bon exemple de l’approche de réconciliation dans le domaine des télécommunications. KO-KNET est une association à but non lucratif qui a adopté un modèle communautaire autonome et autocontrôlé pour l’infrastructure et les services numériques. Cette initiative a permis de connecter 26 fournisseurs d’accès à Internet dans les communautés des Premières nations, et chaque Première nation desservie par KO-KNET possède et contrôle sa propre infrastructure de réseau local, et est son propre fournisseur d’accès à Internet. L’intérêt de cette initiative réside dans le fait que les Premières nations contrôlent et entretiennent l’infrastructure de télécommunications « selon leurs propres politiques, mais dans la dépendance d’organismes de financement et de partenaires non autochtones et dans le contexte plus large des politiques gouvernementales » (Budka, 2015, p.37).
40Dans les TNO et au Yukon, plusieurs groupes de premières nations ont œuvré pour mettre en place ce type d’initiative mais n’ont obtenu qu’un résultat partiel. En mai 2022, le fournisseur d’accès internet NorthwesTel vendait notamment une partie de ses infrastructures au consortium de 14 premières nations au Yukon et se félicitait de contribuer aux objectifs de la réconciliation avec ce type d’initiative (Crawford, 2022). Le consortium des 14 premières nations est néanmoins revenu sur les enjeux de cet accord, en précisant qu’il s’agissait avant tout d’un partenariat commercial et a également critiqué le fait que Northwestel ait présenté cette initiative comme un exemple de réconciliation économique (CRTC, 2023).
41Au Nunavut, les associations inuites régionales sont également très impliquées dans les projets visant à améliorer les conditions d’accès aux ressources numériques et tentent de contrôler au maximum le développement des deux projets de câbles visant à connecter les communautés au sud du territoire et la capitale Iqaluit (Canadian Northern Economic Development Agency, 2021 ; CanArctic, 2021). Au Nunavut, les projets de câbles sont au cœur des revendications inuites mais n’ont cependant pas occulté les enjeux soulevés par l’arrivée des constellations de satellites à haut débit. En effet, la branche télécom de l’association inuite du Qikiqtani, PanArctic Communication, s’est emparée de ce créneau en formant la société Inuknet, détenue à 51 % par PanArctic et issue d’un partenariat avec OneWeb et Galaxy Broadband (Lipscombe, 2023). L’entreprise inuite avait également entamé des discussions avec SpaceX pour utiliser la bande passante de son réseau Starlink mais l’opérateur ne souhaitait pas vendre sa bande passante en gros afin de rester fidèle à son modèle économique. Créé en 2023, Inuknet ne déssert pour l’instant qu’un client à Iqaluit mais vise à fournir des services résidentiels dans toutes les communautés du Nunavut d’ici quelques mois. Il s’agira alors de l’unique fournisseur de service opérationnel détenu par des inuits au Nunavut.
- 14 Contrairement à NorthwesTel qui proposent au maximum des forfaits de 200 gigabits de données pour 1 (...)
42Avec Starlink, la quantité de données consommables par mois est cinq fois supérieure au volume de données allouées au plus gros forfait NorthwesTel14. Les évolutions permises par Starlink au niveau de la qualité du service et de la disponibilité des données consommables permettent donc d’augmenter les possibilités numériques des utilisateurs. L’arrivée d’acteurs compétitifs comme Starlink soulève néanmoins certains risques pointés par les organisations inuites et les concurrents de la constellation américaine dans l’Arctique canadien. D’une part SpaceX ne participe en aucun cas à l’économie des territoires arctiques et ne contribue pas aux initiatives visant à renforcer les initiatives dédiées à la réconciliation avec les populations autochtones. Et d’autre part, en récupérant une partie des utilisateurs au Nunavut, au Yukon et dans les TNO, Starlink augmente la dépendance des communautés reculées et plus largement du Canada aux infrastructures de télécommunications américaines.
43En définitive, l’avènement des constellations de satellites en orbites basses qui visent à universaliser le haut débit pour desservir les territoires isolés tels que l’Arctique canadien, soulève des enjeux géopolitiques à plusieurs échelles. L’évolution technologique des systèmes de télécommunications par satellite transforme les relations entre les acteurs privés et les États qui reconnaissent aujourd’hui pleinement l’importance stratégique de cet outil. Le modèle économique de la constellation Starlink permet à SpaceX de contrôler son réseau de bout en bout, ce qui en fait un acteur de plus en plus influent et incontournable dans les débats liés à la gouvernance de l’Internet et de ses standards et à la régulation de l’espace extra-atmosphérique et des ressources nécessaires pour y accéder (lanceur et fréquences). L’arrivée des constellations de satellites sur les marchés des télécommunications rurales souligne également l’intense compétition qui se joue entre les acteurs privés, mettant en lumière la menace concurrentielle que représente Starlink sur le marché des télécommunications par satellite. Enfin, l’avènement des constellations dans l’Arctique, à l’heure d’une réappropriation des enjeux numériques par les organisations autochtones, présente de nouvelles opportunités ainsi que de nombreux défis. L’objectif des constellations en orbites basses est de combler le fossé numérique à l’échelle mondiale et d’universaliser l’accès à Internet. Elles répondent néanmoins à des intérêts étatiques et privés très éloignés des préoccupations des communautés qui dépendent encore de services Internet limités et coûteux. L’arrivée de Starlink sur le marché des télécommunications arctiques en novembre 2022 était très attendue car ce nouvel acteur permet à la population de ne plus dépendre des opérateurs et des FAI traditionnels. Cependant, l’accaparement d’une partie du marché par Starlink a également pour effet de renforcer la dépendance aux infrastructures américaine et de conforter la concentration géographique du pouvoir décisionnel organisationnel du numérique au Sud, alors que les populations autochtones aspirent à relocaliser ces compétences localement.
44Alors que la sécurisation des systèmes de télécommunications dans les territoires arctiques est complexe et critique à de nombreux niveaux, l’introduction d’un acteur comme SpaceX dans l’écosystème numérique de l’Arctique canadien vient également questionner l’usage dual de sa constellation Starlink. L’arrivée de cet acteur sur le marché des télécommunications arctiques à l’heure d’une implication militaire claire de la constellation dans la guerre en Ukraine amène également les gouvernements territoriaux et les organisations autochtones à s’interroger sur les potentiels risques que pourrait entraîner la dépendance à Starlink pour les utilisateurs de l’Arctique canadien. L’implication directe du PDG de SpaceX, Elon Musk, dans des conflits internationaux et son comportement imprévisible introduisent un élément d’incertitude pour les acteurs traditionnellement responsables des télécommunications dans l’Arctique canadien, qui doivent aujourd’hui peser et mesurer les avantages d’une connectivité améliorée par rapport aux potentiels risques associés au double usage et aux enchevêtrements géopolitiques de la technologie.