1Dans son ouvrage Maadi:The Making and Unmaking of a Cairo Suburb, 1878-1962, publié en 2021 aux Presses de l’Université américaine du Caire, l’historienne Annalise J. K. DeVries invite à une plongée dans l’histoire de l’Égypte dite cosmopolite de la première moitié du xxe siècle à travers celle, originale et stimulante, d’un des quartiers mythiques de la capitale égyptienne, Maadi. À partir d’un grand nombre de portraits de ses fondateurs, constructeurs, résidents et détracteurs, l’histoire du quartier est racontée depuis les prémices de sa construction au début du siècle jusqu’à la nationalisation, à l’époque nassérienne, des clubs, jardins et autres villas qui firent sa grandeur. L’ouvrage est ainsi l’occasion de comprendre l’histoire de cette Égypte sous tutelle britannique qui, de l’essoufflement de l’Empire ottoman à la révolution socialiste, favorise les influences européennes et leur « mainmise » sur l’économie égyptienne (p. 3, notre traduction dans toute la recension). Il permet aussi d’appréhender la place particulière occupée par les populations européennes en Égypte, celles que l’autrice appelle les « résidents étrangers » (p. 4) pour souligner tout à la fois leur « résidence » – donc le lien particulier d’appartenance qu’ils développent au fil du temps – et leur « extranéité », qui leur octroie des droits importants en termes d’investissement et d’exploitation du territoire. C’est en partie à la description de cette ambivalente appartenance entre inclusion et exclusion que le livre est consacré, offrant une plongée vivante dans cette Égypte des privilèges dont Maadi est l’une des incarnations.
2Construit en quatre parties subdivisées en onze chapitres, l’ouvrage suit une trame chronologico-thématique qui peut être découpée, pour plus de lisibilité, en trois grandes périodes.
- 1 Sur le régime des Capitulations plus largement, voir Van Denboogert 2005.
3La première période (chapitres 1 à 3) revient sur les débuts de Maadi à l’époque du Khédivat sous tutelle britannique à partir de 1882. C’est une époque faste pour les résidents étrangers, c’est-à-dire les sujets qui n’appartiennent pas à l’Empire ottoman, qui bénéficient d’une extraordinaire liberté de circuler, d’entreprendre et de résider. Celle-ci tient à l’existence du système des Capitulations, pièce centrale (voir p. 3) pour comprendre l’assise juridique de la domination des élites étrangères dans l’Égypte du début du xxe siècle. En effet, les Capitulations1, soient une somme d’accords bilatéraux signés entre l’Empire ottoman et différentes puissances étrangères, soustraient les étrangers à l’emprise administrative locale et les maintiennent sous l’autorité de leurs États d’origine. Sur le plan juridique, ils sont ainsi soumis à l’autorité de Tribunaux mixtes où siègent les Consuls chargés de faire respecter le droit national en terre étrangère. Sur le plan fiscal, ils sont soustraits à toute forme d’imposition locale et jouissent d’une absence de restriction quant à leur part prise dans l’économie nationale. Ce mode d’administration des étrangers fait de l’Égypte une terre très attractive pour un grand nombre d’Européens, dès lors à même d’y exporter leur mode de vie tout en bénéficiant de perspectives économiques exceptionnelles (Gorman 2015). C’est à cette époque parfois dépeinte comme celle du cosmopolitisme égyptien (Starr 2009) ou encore du « zénith de l’influence européenne » (De Gayffier-Bonneville 2016, 249-271) que naît et prospère la ville de Maadi.
4Annalise J. K. DeVries montre avec finesse comment l’édification de Maadi naît de la rencontre entre ce contexte juridique, qui fait de l’Égypte une terre remarquable d’investissement et de profit pour les étrangers ; un contexte économique de grands travaux de développement, notamment ferroviaires, impulsés quelques décennies plus tôt par le Khédive Ismaël, mais qui demeurent le fait d’acteurs privés majoritairement européens ayant obtenus des concessions de l’Etat égyptien ; et un contexte social où des élites européennes et juives, non-sujets de l’Empire ottoman, composées de quelques grandes familles, cherchent à faire fructifier leurs ressources tout en se construisant un lieu d’installation pérenne dans la région. Le projet de création de la ville nouvelle de Maadi provient du croisement de ces dynamiques spécifiques.
5En 1904, l’entreprise Delta Railways, détenue par des entrepreneurs européens, obtient la concession de la ligne de chemin de fer qui relie les villes du Caire et de Helwan. Elle achète la quasi-totalité des terres qui jouxtent ce projet, proches du village de Maadi al-Khabiri. Une nouvelle entreprise gérée par un agrégat composite d’entrepreneurs juifs égyptiens, d’ex-fonctionnaires coloniaux et de marchands grecs est ainsi créée, Delta Land. Cette compagnie devient propriétaire et gérante de l’ensemble de ces terres et de la ville naissante, jusqu’à sa disparition en 1962. Progressivement, les réseaux détenus par ces investisseurs pionniers entraînent l’arrivée de grandes familles entrepreneuriales européennes qualifiées par l’autrice de « levantines » en raison de leurs vies passées entre les ports levantins de l’Empire ottoman. Annalise J. K DeVries montre bien comment la conjonction des capitaux économiques et sociaux transnationaux détenus par cette élite plurielle permet l’édification des premières rues et des premières villas, et offre au projet de Maadi un futur florissant.
6Au-delà d’une logique purement spéculative, le projet de Maadi est légitimé par celui des garden cities conceptualisé par Sir Ebenezer Howard en Angleterre en 1898 (Howard 2010). L’objectif affiché est de contrebalancer la segmentation sociale et la pauvreté en favorisant un modèle de ville à vocation pluraliste et humaniste, et justifiant au Caire la construction d’autres quartiers de ce type, à l’instar d’Héliopolis (p. 6-7). Comme ce dernier toutefois, le projet social de Maadi est immédiatement dévoyé de son ambition initiale et devient un « lieu de privilège », dont « la campagne environnante évitait aux résidents d’être exposés à la pauvreté urbaine » du Caire (p. 34) Plusieurs mécanismes contrôlés notamment par Delta Land y assurent une forte endogamie sociale : l’attribution des terres à louer aux particuliers, processus entièrement géré par l’entreprise, mais également le « cahier des charges », exceptionnel outil de contrôle social et architectural (voir p. 48-49 ; 54-56). On y apprend par exemple que les demeures de plus de 15 mètres de hauteur sont interdites ou encore que la propriété construite ne doit pas excéder la moitié de la parcelle de terre vendue, limitant donc les surfaces habitables. Maadi devient rapidement une « société de villas » reposant sur la hiérarchisation sociale et l’entre-soi (p. 47, et plus largement chapitre 3). Plusieurs années plus tard, quand le projet d’électrifier la ville voit le jour, les résidents s’y opposent au motif que les employés de leurs villas en profiteraient pour se retrouver sous les lampadaires publics le soir et viendraient ainsi rompre la quiétude du lieu. Cela en dit long sur les pratiques de domination sociale qui structurent alors Maadi (p. 84-85).
7À cette première période de développement faste, succède la deuxième période lors de laquelle le projet de Maadi est mis à l’épreuve de l’essor nationaliste qui s’intensifie d’une guerre mondiale à l’autre. Maadi s’adapte à ces défis dans une période de sursis politique (chapitres 4 à 7). Le quartier devient l’incarnation de l’impérialisme britannique. D’abord, parce qu’il est matériellement la base arrière des troupes britanniques pendant la Guerre de 1914-1918 et, de fait, le lieu où est pensée la mise sous tutelle du pays (p. 62-66). Ensuite, parce qu’il incarne symboliquement l’étendue des faveurs attribuées aux élites européennes au détriment de la population égyptienne. La consigne donnée aux troupes australiennes installées dans la ville de ne pas interagir avec les populations égyptiennes est révélatrice de la nature conflictuelle et structurellement inégalitaire de ces interactions sociales que l’autrice qualifie de « destructrices » (p. 65). Le vent nationaliste qui souffle à la sortie de la Première Guerre mondiale menace alors toute la structure qui sous-tend l’existence même de Maadi, à commencer par la remise en cause des Capitulations, structure fondamentale d’une politique et culture des privilèges.
8Mais le projet de Maadi trouve un second souffle en profitant des atermoiements de la politique égyptienne, et en particulier des agissements du parti Wafd. Tout en refusant l’impérialisme britannique et en réclamant le départ des occupants, ce dernier se montre très conciliant avec le projet. Favorable à la présence d’une élite européenne et au confort bourgeois que la nouvelle ville entend offrir, le parti diffère l’abolition des Capitulations et encourage l’élite nationale égyptienne, les effendiyya (p. 80-87), à résider à Maadi. Avec la bénédiction du Delta Land qui sait son existence menacée, ce renouvellement résidentiel « stratégique » (p. 92) permet à l’administration de la ville de gagner du temps dans un contexte où la présence des étrangers et les largesses sur lesquelles celle-ci repose est de plus en plus contestée.
9Le compromis instable sur lequel se poursuit le développement de Maadi tient donc à la conjonction de deux dynamiques paradoxales : la croissance du courant indépendantiste égyptien et la montée de la génération nationaliste des effendiyya d’un côté, et, de l’autre, le maintien des formes anciennes de privilèges de l’ère ottomane, facilité par le Wafd. Cet équilibre fragile se traduit par l’augmentation du nombre de résidents égyptiens, leur entrée dans les comités d’administration d’un certain nombre de grandes entreprises, mais également par le changement symbolique de plusieurs noms de rues. L’avenue Williamson, du nom d’un des fondateurs de Delta Land, devient l’avenue Wahib Doss, d’après le patronyme du sénateur de Haute-Égypte à l’origine de la dénonciation du système des Capitulations (p. 95-96). De nouvelles infrastructures voient aussi le jour et traduisent ce renouvellement national des élites, tels que le Maadi Sporting Club créé en 1920 et rénové en 1940, qui devient pendant près de trois décennies le symbole de la mixité nationale et confessionnelle promue à Maadi. À la différence du Gezira Club de Zamalek, symbole de la ségrégation impérialiste puisque la présence des Égyptiens y est alors interdite, le Maadi Sporting Club est pensé comme un espace de rencontres et de socialisation entre élites (p. 89-91). Aux infrastructures religieuses chrétiennes et juives, s’adjoint la construction de la première mosquée du quartier, en 1939. Dédiée au roi Farouk 1er, elle incarne tout ce que les élites de Maadi – égyptiennes ou étrangères – doivent au monarque, dont le règne est indissociable du sursis qui a bénéficié à la ville pendant l’entre-deux guerres (p. 110-111).
10Ce sursis s’effrite toutefois dans les années 1930 avec l’adoption de la Loi sur la nationalité égyptienne en 1927 qui préfigure la politique de préférence nationale. C’est aussi une décennie marquée par la contestation croissante de la monarchie et l’affaiblissement de son autorité, par la signature de la Convention de Montreux en 1937 qui prévoit l’abolition définitive des Capitulations après une période de douze ans, et par la montée de l’antisémitisme qui gagne peu à peu l’Égypte et fragmente la communauté européenne de Maadi. Dans ce contexte, les résidents étrangers, dont certains installés dans le pays depuis plusieurs générations se considèrent comme des mutamassirin (égyptianisés), sont renvoyés à la fragilité de leur situation administrative en Égypte et sommés de choisir leur camp (p. 100, 122). Les autres, plus simplement « étrangers » car nationaux d’un autre État, voient leur avenir en Égypte et leur sentiment d’appartenance commune à une élite européenne menacés par la vague nationaliste qui touche l’Europe comme le Moyen-Orient. Cette dynamique d’effritement s’accentue avec la Seconde Guerre mondiale qui s’exporte aussi sur le sol égyptien et dont Maadi sert toujours de base arrière (p. 127-129). Ce conflit aiguise les velléités d’indépendance et « cause des dommages irréparables » sur une ville et sa société « déjà sous très forte tension » (p. 127). En quelques années, la ville est ainsi devenue « un lieu investi de significations rivales. C'était encore une ville-jardin ordonnée et esthétiquement agréable pour certains. Pour d'autres, cependant, elle représentait le maintien des inégalités socio-économiques, soutenu par des formes obsolètes de privilèges » (p. 138). Les tentatives de Delta Land de pallier à ces critiques en proposant des extensions urbaines à la ville, dont son versant populaire de Hadayeq El Maadi, n’y font rien (p. 160-161). Et le refus de l’entreprise d’adopter des modes de construction plus modestes et proches des modèles traditionnels nubiens proposés par un architecte égyptien, trahit son irrédentisme élitiste (p. 133-38). À l’image de la monarchie qui survit encore quelques années à la sortie de la guerre, l’élite résidente, fondatrice et administratrice de Maadi sait ses heures égyptiennes comptées, comme en témoignent les premiers départs vers l’Europe.
11À cette seconde période de bouleversements suit la troisième et ultime période étudiée par l’autrice, celle d’une remise en cause radicale d’un projet social, économique et politique dans le contexte de la fin de la monarchie et du Nassérisme (chapitres 8 à 11). Un enchaînement de réformes achève l’ébranlement de l’ordre qui sous-tendait l’existence de Maadi. La Loi sur les entreprises de 1947 instaure des mesures de protection en instaurant des quotas maximums d’étrangers et se combine à la suspension des Capitulations devenue effective en 1949, impactant ainsi durablement la place des Européens dans l’économie égyptienne. La Guerre israélo-arabe de 1948 et la défaite égyptienne sont décrites comme un « évènement transformateur » pour Maadi (p. 142) en ce qu’il questionne la place des résidents juifs dans le pays, nombreux parmi les élites entrepreneuriales à y résider. Pendant quelques années encore toutefois, la jeune génération alors résidente de Maadi – rencontrée par l’autrice – relate une vie quotidienne toujours partagée entre le Club, le cinéma, ou les pauses café à Groppi en centre-ville (p. 149). Ces témoignages attestent de la persistance d’une vie définitivement à part et insouciante, aveuglément protégée d’« une série de perturbations sociales complexes » qui affecte pourtant leur avenir (p. 152).
12La vague de nationalisations qui suit l’arrivée au pouvoir de Gamal Abdel Nasser impacte l’administration de la ville et Delta Land, symbole de ces investisseurs transnationaux et de ces institutions de pouvoir externalisées à l’origine de l’édification de la ville. L’entreprise est nationalisée, provoquant le départ de Gregory Dale, fils de Tom Dale, fondateur historique de Delta Land, qui quitte l’Égypte en 1948 (p. 157). L’entreprise devient alors un auxiliaire de la nouvelle municipalité cairote, à laquelle Maadi est désormais intégrée, avant d’être définitivement dissoute en 1962. À cette nationalisation de l’administration se greffe celle d’une partie des institutions sociales locales, telles que les clubs et les écoles, à l’instar du très cossu Victoria College, devenu symboliquement le Victory College (p. 176-77). La nationalisation des structures se double d’une nationalisation des appartenances politiques. Pour l’autrice, Nasser fait le choix de la promotion d’un nationalisme égyptien qui coexiste avec une identité panarabe, pour laquelle il abandonne toute référence à une identité nationale méditerranéenne, ou fortement associée à des connexions européennes (p. 170).
13Les résidents étrangers ne trouvent plus leur place dans ce nouveau monde qui se dessine. Les départs qui se multiplient affectent la structure sociale autant qu’architecturale de Maadi. La vague de départs vers l’Europe entraîne la vente d’un grand nombre de villas, bientôt détruites pour donner naissance à des immeubles de plusieurs étages permettant de loger un nombre croissant d’Égyptiens, loin des canons promus par le précédent cahier des charges (chapitre 11). À l’image de la trajectoire de Sasha Rabinovitch relatée par l’autrice, qui réside dans un petit appartement de la rue 9 et dont la mère travaille comme femme de ménage au Maadi Sporting Club, la ville subit des modifications profondes à l’heure où la croissance démographique explose et signe la fin de l’âge d’or de Maadi et de ses résidents (p. 146 et plus largement chapitre 9). Si quelques résidents égyptiens se rassemblent en comité de défense du quartier, et tentent vainement de faire respecter le cahier des charges sous couvert de protection de l’environnement (p. 167-68, 177-82), cette initiative apparaît comme « une antiquité », réminiscence d’une ère cosmopolite révolue (p. 181). L’autrice conclut ainsi sur les « silences conservateurs » de ce comité sur les inégalités sociales qui ont permis l’édification de la ville (p. 182) et leur incapacité à proposer une « participation inter-classes sociales », manquements qui auront été, avec le recul, le talon d’Achille de Maadi (p. 184).
14Ce long résumé suffit à lui seul à montrer la richesse de l’ouvrage, remarquable à plusieurs titres. Tout d’abord, celui-ci s’inscrit dans une lignée récente de travaux en histoire sociale du Caire qui se sont intéressés aux villes-jardins que sont par exemple Héliopolis (Dobrowolski 2006) ou Zamalek (Hamamsy 2005). Cet ouvrage vient enrichir les recherches de Samir Raafat (1994, 2003), pionnier en la matière, et en particulier celles consacrées à Maadi, en prêtant une attention aux dynamiques économiques et sociales transnationales, et à leur dimension coloniale dans la fabrique urbaine du Caire. L’autrice montre ainsi de façon exemplaire comment se sont constitués des empires financiers et administratifs protégés par l’occupant britannique et la monarchie égyptienne, à même de donner naissance à des projets comme Maadi. Elle démontre ainsi l’importance d’une histoire sociale du Caire sensible aux apports d’une économie politique transnationale.
15L’ouvrage offre ensuite une entrée vivante dans l’histoire des statuts sociaux et des formes d’appartenance politique en s’intéressant à la figure de ces résidents étrangers dont l’autrice cherche à dresser un portrait nuancé et complexe. Elle montre d’abord la pluralité des agents sociaux qui constitue ce groupe hétéroclite, où se croisent des marchands grecs, des administrateurs coloniaux britanniques, des hommes d’affaires juifs et souvent naturalisés européens. Elle souligne ensuite leur inscription dans un groupe social privilégié par la détention commune de capitaux économiques et sociaux qui leur donne accès à des droits largement supérieurs à ceux détenus par la population égyptienne. L’existence d’un tel espace d’opportunités en Égypte, sous-tendu par le système des Capitulations, affecte leurs pratiques entrepreneuriales et leurs circulations, soulignant bien l’imbrication entre la fabrique du corps social, les migrations et la dynamique coloniale.
- 2 Voir, par exemple, sur le cas grec, les travaux d’Angelos Dalachanis (2017), et sur le cas des pop (...)
16En s’intéressant donc à ces élites mouvantes et mobiles, Annalise J.K. DeVries retrace non seulement l’histoire de Maadi mais aussi celle des migrations et des appartenances politiques en Égypte et plus largement en Méditerranée. À cet égard, l’ouvrage propose un cadrage renouvelé pour l’étude de ces populations étrangères : il ne s’agit plus d’étudier leur seule « fuite » à partir des années 1950, en tant que victimes d’une politique nationaliste radicale, comme cela a été le cas dans un grand nombre de recherches2, mais au contraire de remonter le fil du temps, et de comprendre l’inscription de ces populations dans le tissu social, politique et économique égyptien. Ce cadrage permet à l’autrice d’étudier « l’empreinte » laissée par ces étrangers « qui furent un jour des locaux » et dont atteste l’existence même de Maadi (p. 187) mais également d’en comprendre les ressorts fondamentalement inégalitaires. L’autrice esquisse ainsi un portrait en demi-teinte de ces élites qui bien qu’intéressées par le profit et les avantages que leur offrait la vie en Égypte, n’en ont pas moins développé avec le temps, une relation d’appartenance particulière à un territoire que le l’opposition étranger/national ne permet pas de saisir. En s’intéressant enfin à leurs modes de vie et aux liens que les évolutions politiques les conduisent à tisser localement avec les élites nationales, ici les effendiyya, c’est plus largement une histoire des élites égyptiennes que nous livre Annalise J. K. DeVries. En restituant les détails de ces modes de vie bourgeois partagés, à l’instar des activités pratiquées ensemble au Club, elle livre un regard critique sur le « cosmopolitisme » égyptien sensible à une lecture en termes de classes sociales, soulignant comment celui-ci naît et se développe sur un mécanisme de reproduction des inégalités sociales.
17L’histoire sociale de cette élite offre également une radiographie du système politique égyptien qui favorise la présence des résidents étrangers, plus ou moins volontairement, alors qu’il oscille pendant une cinquantaine d’années entre vestiges de l’Empire ottoman et ascensions nationalistes. En balayant toute la première moitié du xxe siècle, l’ouvrage présente notamment les atermoiements d’une monarchie dont la légitimité n’est jamais acquise et dont la politique favorisant l’occupation britannique et les privilèges des classes dominantes aura raison de son existence. L’histoire de Maadi est également celle des institutions et des formes de pouvoir qui régissent alors l’Egypte, à travers l’étude du rôle central joué par Delta Land. Bien plus qu’une simple entreprise de bâtiments et de travaux publics, celle-ci devient un véritable régisseur économique, politique et social, dont l’étude souligne ici comment, à Maadi comme dans d’autres garden cities que compte la capitale, l’ordre comme le développement sont assurés par un acteur entrepreneurial privé. En bénéficiant d’un plein pouvoir sur cette zone urbaine qu’elle construit à sa guise, la compagnie Delta Land s’impose comme un exemple paroxystique de la privatisation des modes de gouvernement à laquelle met fin, pour un temps, la révolution socialiste des années 1950 et 1960.
18Cet ouvrage offre ainsi une réflexion sur l’économie politique du pays dont le développement a été permis par l’extraordinaire concentration des richesses dans les mains d’une minorité et la latitude laissée aux entreprises développementalistes privées, permises par le système des Capitulations. En choisissant des bornes chronologiques (1878-1962) qui ne recoupent pas celles habituellement mobilisées pour appréhender l’histoire égyptienne (telles que l’occupation britannique de 1882 ou la Révolution des Officiers libres de 1952), et privilégiant au contraire celle de 1878, date de la mise sous tutelle du budget égyptien par la France et la Grande Bretagne, et celle de 1962 qui signe la nationalisation du secteur privé, et accessoirement, la fin de Delta Land, l’autrice souligne l’importance des dynamiques économiques pour mieux comprendre l’histoire politique de Maadi comme celle du pays.
19Sur le plan formel, l’histoire très bien séquencée nous permet de suivre pas à pas, année après année, l’histoire du quartier, ses agrandissements, l’évolution de ses résidents, les bouleversements produits par les deux guerres mondiales, la montée progressive du sentiment antibritannique ou encore de l’antisémitisme européen. Cette narration permet une immersion réussie dans ces années où le lecteur voit, littéralement, le quartier et la société égyptienne évoluer devant ses yeux. Le revers de cette qualité est l’impression, au fil des chapitres, d’un séquençage excessif qui, sur le fond, ne permet pas toujours de saisir clairement les éléments structurels du pouvoir détenu par ces acteurs transnationaux par exemple et leurs évolutions dans le temps. Ainsi, le système des Capitulations mais également des dispositions en vigueur en matière d’appartenance politique et de nationalité, auraient pu être davantage décrits pour mieux rendre compte, par exemple, du statut très particulier de ces mutamassirin, résidents étrangers égyptianisés ou de celui des Juifs dits d’Égypte. Cela aurait permis de montrer une dimension plus instrumentale du fait national par ces populations particulières qui ont joué stratégiquement de leurs multiples appartenances.
20On regrettera ensuite que la méthode et la démarche d’enquête n’aient pas fait l’objet d’un développement plus approfondi, en dehors d’une brève mention du terme « entretien » à la page 147 et de l’évocation des enquêtés dans les remerciements. S’il s’agit là certainement d’un choix éditorial, les méthodes mixtes mobilisées dans cette recherche, combinant archives, presse, entretiens, et sources orales, auraient pu être l’occasion de développements méthodologiques et réflexifs assurément passionnants.
21En conclusion, Maadi:The Making and Unmaking of a Cairo Suburb 1878-1962 est une formidable plongée dans l’Égypte du début du xxe siècle, originale par l’entrée qu’elle propose de l’histoire sociale du Caire et de la société égyptienne d’alors par l’étude du quartier de Maadi. Facile d’accès par son caractère ancré et didactique, vivant par la galerie de portraits de ces bâtisseurs et résidents et par sa narration au fil du temps, l’ouvrage saura séduire tant les férus d’histoire coloniale et globale, les spécialistes de l’Égypte moderne que les résidents du Caire, qui trouveront là une occasion unique de découvrir les racines d’un des quartiers phares de la capitale égyptienne.