1Coordonné par deux spécialistes respectivement de littérature égyptienne contemporaine (Richard Jacquemond) et de musique et cultural studies (Frédéric Lagrange), l’ouvrage propose une vue d’ensemble des enjeux de la culture égyptienne au xxie siècle : la question de la place qu’occupe actuellement l’Égypte dans le monde arabe ; celle de sa diversité et de son dynamisme linguistique ; le rapport, d’une actualité brûlante, entre médias et pouvoir après l’explosion révolutionnaire de 2011 puis le retour autoritaire en 2013 ; enfin et peut-être surtout, s’y pose la question des rapports entre les classes sociales et des manifestations culturelles auxquelles elles entendent se rattacher – où se mêlent les paramètres du niveau de vie, du lieu d’habitation, du niveau d’éducation et de l’occidentalisation relative des styles de vie.
2Comme l’indique d’emblée la dense introduction de Frédéric Lagrange, l’ambition de l’ouvrage n’est pas seulement de couvrir un maximum de médias – des séries télévisées à la musique en passant par les mèmes et les légendes urbaines – mais également de proposer une réflexion sur les acceptions du terme populaire, disséquées à la fois en français et dans ses équivalents émiques approximatifs. Parle-t-on donc du populaire au sens de peuple-ethnos, c’est-à-dire de la culture de l’« authentique » et du « folklorique » (baladi) ? S’agit-il de populaire comme dans pop art ou pop music, aux connotations consuméristes et commerciales ? Ou bien du populaire comme opposé à la haute culture, comme dans classes populaires (sha‘bi) ? Et s’il s’agit du populaire du peuple-demos, où les strates les plus défavorisées de la société revendiquent leur légitimité politique, alors quand bascule-t-on dans le populiste, notamment celui de la propagande d’Etat ?
3Depuis les travaux de Ferguson (1959), de nombreux travaux de linguistique ont montré à quel point la dualité rigoureuse entre la ‘ammeya, langue de tous les jours, et la fusha, « langue de l’éloquence », n’était que théorique. Le code-switching est fréquent, il existe tout un continuum de formes d’arabe plus ou moins « fusha-isées » en fonction du contexte d’énonciation et du niveau d’éducation du locuteur (e.g. Blanc 1960, Badawi 1973), tandis que l’arabe littéraire lui-même, censé transcender les frontières nationales, a fini par se territorialiser, certains termes étant préférés à d’autres selon le pays concerné et sa production médiatique propre. D’autre part, depuis bien longtemps, en Égypte comme ailleurs, on parle d’autres langues que la (les) variété(s) d’arabe locale(s) : les langues des colonisateurs – anglais ou turc –, celles des écoles privées où les élites inscrivent leurs enfants, celles des sociolectes employés pour désigner de nouvelles réalités au monde arabe, de fites et kompyuter à yshayyer/share [on Facebook].
4Toutes ces langues se mêlaient donc déjà de longue date dans un joyeux melting pot, sous la forme de néologismes entrés dans l’arabe local, ou sous la forme de constants emprunts, notamment chez les classes éduquées qui passent leur journée à consommer des contenus en anglais. Mais depuis les années 2000, l’Égypte est entrée dans une forme de « panarabisme pluriglossique », comme le démontre la contribution de Amr Kamal à travers l’étude d’un sketch de Saturday Night Live be-l-‘arabi, dans lequel le dérèglement linguistique se manifeste chez un petit garçon qui s’exprime dans l’arabe littéraire utilisé au Proche-Orient pour le doublage des dessins animés japonais, ou chez un quinquagénaire si féru de séries turques qu’il en reproduit le doublage en dialecte syrien. C’est là une nouveauté non pas à l’échelle du monde arabe, mais bien pour l’Égypte elle-même, habituée à être le centre de ce rayonnement panarabe plus qu’à se trouver du côté des récepteurs. Elle doit désormais s’habituer à un monde moins égyptocentré, « où le dialecte cairote perd sa position prestigieuse de lingua franca des médias [et où] le citoyen égyptien se trouve dans une situation de “traduction continue” » (p. 165). C’est la même dynamique d’émergence d’un monde arabe polycentrique, parcouru de médias émiratis, saoudiens, syriens ou libanais, que souligne Frédéric Lagrange en mettant l’Égypte en regard à la fois de sa « marginalité globale » (puisque le monde non-arabe ne s’intéresse guère à ses productions culturelles et que son influence géopolitique a chuté après Nasser) et de sa « centralité arabe » résiduelle, dont elle reste le pays le plus peuplé mais où son rayonnement culturel a perdu son monopole.
5Depuis les années 1990, les chercheurs travaillant à une anthropologie de la mondialisation se sont interrogés sur la permanence des différences culturelles, sous le vernis d’homogénéisation qu’impliquerait l’américanisation des pratiques globales. Si les cultures nationales et locales restent vivaces, c’est à la fois parce qu’elles savent intégrer, transformer et resémantiser des éléments exogènes, et parce qu’elles sont valorisées dans le cadre de sentiments identitaires allant de l’intérêt pour la préservation patrimoniale au chauvinisme.
6Un excellent exemple de cette dynamique est celui de la musique. Qu’il s’agisse des top hits ou des indépendants plus « alternatifs » et expérimentaux, comme l’explique Séverine Gabry-Thienpont, les références aux chansons traditionnelles, et leurs usages comme source d’inspiration, sont fréquents. Ces références et usages peuvent se traduire par un remix partiel de classiques connus de tous (e.g. Kan Lak Ma’aya « feat. Umm Kulthum », second titre le plus populaire du groupe Cairokee sur Spotify en 2021), par la citation au sein des paroles, y compris de chansons folkloriques anciennes, ou encore par l’usage du système musical modal traditionnel du monde arabe par opposition au système tonal plus fréquent dans la pop d’influence occidentale. Parfois, un tel revirement intervient au cours de la carrière de l’artiste, entre branding et quête d’authenticité, notamment dans le contexte du bouillonnement politique de 2011-2013 : ainsi Cairokee, dont la popularité a explosé après la sortie du titre « Sout El Horeya » quelques jours après le 25 janvier, chantait initialement surtout en anglais.
7L’article de Nicolas Puig insiste quant à lui sur l’aspect éminemment égyptien du genre musical du mahragan. Associé à l’esthétique sonore et aux pratiques sociales des banlieues populaires voire informelles du Caire et de la Haute Égypte (noces et mawlid), il « combin[e] l’amplification du signal sonore jusqu’à saturation et l’usage des effets électro-acoustiques, notamment écho, réverb » (p. 384) et un usage poussé de l’auto-tune, marque de fabrique du genre. Même s’ils avouent s’inspirer notamment du rap américain, ces artistes ont conscience de son origine locale, la mettent en avant et s’en enorgueillissent. L’ouvrage demeure en revanche assez « cairocentré ». Certes, une grande partie de la culture de masse est produite dans les studios audio et audiovisuels de la capitale, mais les dynamiques des zones rurales et des métropoles du Sud auraient mérité un chapitre spécifique, au regard de l’importante ségrégation socio-spatiale des pratiques culturelles. Comme le remarque Séverine Gabry-Thienpont, la musique électronique par exemple « s’exporte et dépasse à présent les frontières égyptiennes, mais sans pour autant toucher d’autres régions du pays. La jeunesse du Sa‘id ne connaît pas Abdullah Miniawy » (p. 304).
8Cette question de l’authenticité et de la mise en avant d’une identité spécifiquement égyptienne pose par ailleurs la question du jugement de valeur émis à l’encontre de ces productions culturelles, qui, en Égypte ou ailleurs, est paradoxale. D’un côté, le sha‘bi et le baladi sont valorisés, parce qu’ils appartiennent au patrimoine local, à la culture authentique et aux valeurs traditionnelles (baladi a le sens de « [pain] de campagne, [poulet, yaourt] fermier »). Mais lorsqu’ils sont employés par les classes urbaines moyennes et supérieures, ils deviennent synonymes respectivement des qualificatifs français « vulgaire » et « paysan, péquenot » ; l’argot égyptien leur a même récemment adjoint bi’a, littéralement « environnement » (donc : un peu trop « terroir »), qui traduit assez bien la notion française de « kitsch ». Comme le résume Nicolas Puig : « les frontières du populaire sont labiles entre l’acceptable et le désirable (susceptible de représenter une Égypte authentique et respectable) et le vulgaire et l’insupportable (inapte à représenter les idéaux modernistes et civilisationnels de la nation) » (p. 416).
9Pourtant, les innovations, en vieillissant, finissent pour certaines par atteindre un statut de nouveaux classiques : c’est ce paradoxe que pointe Frédéric Lagrange quand il rappelle que les titres les plus récents d’Umm Kulthum, aujourd’hui acclamés, avaient été décriés en leur temps. De même, les chansons sha‘bi tantôt se voyaient, dans les années 2000, taxées de « musique de microbus » ou de tuktuk, tantôt représentent aujourd’hui une sorte d’épitomé de l’égyptianité au point que les chanteurs de mahragan n’osent pas se rattacher à ce genre désormais devenu classique… Du reste, un nombre croissant de membres de la jeunesse dorée égyptienne et des classes moyennes supérieures s’en revendiquent comme d’une contre-culture ou d’un « retournement du stigmate » qui, pour une fois, prend pour modèle les quartiers pauvres.
10La culture populaire des masses (ou pensée comme telle) s’oppose bien souvent à la fois à la haute culture des classiques et de la bourgeoisie, et aux cultures alternatives des marginaux voire des hipsters. L’article de Richard Jacquemond illustre clairement le premier phénomène : l’écrivain Ahmed Murad, auteur de plusieurs des premiers best-sellers égyptiens, a souvent été décrié par la critique, tandis que le chercheur lui-même avoue que parfois « l’écriture paraît bâclée, les ficelles de l’intrigue trop visibles » (p. 64). Ahmed Murad cultive pourtant cette image à rebours des codes et revendique son « amateurisme »; il mène sa carrière, jalonnée de succès de librairie autant que du dédain de beaucoup de critiques, moins comme un intellectuel que comme un businessman, multipliant les séances de dédicace dont il est l’un des premiers à avoir importé la pratique, et cultivant sa présence sur les réseaux sociaux. La déploration par nombre d’intellectuels égyptiens de productions culturelles qu’ils estiment de moindre qualité ne s’arrête pas à la littérature mais s’étend au cinéma (« les films de la maison de production Sobki (…) proposent un cocktail de sexe et de violence comportant des scènes de danse érotisée et de musique sha‘bi, et font supposément horreur à la classe moyenne », p. 29) et à la musique (« sur un ton particulièrement méprisant, les musicologues accusent les chanteurs et producteurs [de mahragan] d’ignorance, notamment s’agissant du rap et de son histoire », p. 386). Cette déploration contraste en revanche avec leur succès auprès des « masses », mais aussi des classes moyennes supérieures qui les consomment souvent tout autant, fût-ce en refusant de l’avouer dans un cadre plus mondain.
11L’éducation bourgeoise n’est pas seule à mépriser les produits culturels vendus au plus grand nombre : l’Égypte a ses bobos et ses hipsters, typiquement sous la forme de jeunes Cairotes des quartiers riches éduqués en langues étrangères, qui les dédaignent comme peu inventifs, répétitifs et consuméristes. La scène musicale cairote étudiée par Séverine Gabry connaît de nombreux artistes qui s’affichent comme « alternatifs » (badil) et cherchent à « signifier musicalement [leur] indépendance » (p. 330), en refusant d’être étiquetés dans une catégorie, en investissant dans du matériel audio de qualité et coûteux, en se finançant par crowdfunding pour se maintenir hors des labels… Bien que souvent dits underground, l’auteure indique que ce terme est à réserver à des productions de niche, comme la scène de heavy metal égyptienne, ayant fait l’objet en 1997 d’arrestations de masse pour satanisme. Productions engagées ou marginales sont du reste toujours la cible de la censure d’État en plus d’être confrontées à un accès très limité aux éditeurs et aux labels.
12Dans son introduction théorique, Frédéric Lagrange suggère une distinction conceptuelle entre pop culture et popular culture, bien que le premier soit originellement l’abréviation du second. La pop culture pourrait alors être « une sous-catégorie de la “culture populaire” susceptible de contester l’hégémonie de la “culture dominante” » (p. 15). Pourtant, dans les valeurs et la vision sociétale qu’elle véhicule, c’est de la norme dominante que la pop culture se fait l’écho, ce que dénote bien le qualificatif mainstream. Peu expérimentale puisque commerciale avant tout, elle cherche à se conformer aux goûts et aux attentes du plus gros de la population. Elle est aussi conservatrice et moins encline à bousculer les usages établis – même si elle se fait parfois l’écho de débats de société qu’elle contribue à rendre visibles dans l’espace public. L’exemple de la série télévisée adaptée du roman Les années de Zeth de Sonallah Ibrahim, étudié par Teresa Pepe, montre à quel point l’adaptation doit répondre à des impératifs de distribution spécifiques, liés au goût du public autant qu’à la censure des médias d’État. La représentation déshumanisée et cynique des rapports conjugaux dans le roman a ainsi été très largement édulcorée dans la série, qui fait du mari mais aussi de l’héroïne Dhat des personnages bien plus actifs et positifs. Ces injonctions apparaissent particulièrement paradoxales pour un roman qui dénonce le consumérisme de façon si virulente, par un auteur lui-même censuré à de nombreuses reprises, et pour une série pourtant tournée en 2011, à une période où la liberté d’expression atteignait un maximum.
13Un autre exemple de séries télévisées qui, tout en se conformant à une forme de discours « bien-pensant » et mainstream, suscite aussi un certain débat public sur des controverses propres au paysage socio-politique égyptien, est l’échantillon étudié par Gaëtan du Roy. Bint min Shubra et Dawaran Shubra (ainsi que Hasan wa-Murqus évoqué rapidement) ont en commun de traiter des relations interconfessionnelles en Égypte, thème récent dans les productions audiovisuelles (mais non en littérature). Dans Dawaran Shubra, c’est un parallélisme parfait qui est mis en scène, les deux familles de voisins étant présentées comme tout à fait identiques, jusque dans certains éléments qui ne reflètent pas la réalité : « we-l-Nabi », « [je le jure] par le Prophète » y est décalqué par un inexistant « we-l-‘Adra’ », « par la Vierge ». Malgré l’indéniable convivialité interconfessionnelle que l’on peut trouver dans certains quartiers, dont Shubra, et malgré un discours officiel exaltant cette amitié entre les communautés, dans la réalité des amitiés, l’entre-soi reste la norme et le mariage mixte, toujours rare, est sujet à d’importantes crispations. L’omniprésence du discours politiquement correct ne doit ainsi pas faire oublier l’existence d’un hidden transcript, selon les termes de l’anthropologue James Scott (1990), soit « les plaintes formulées dans la chaleur de l’entre-soi, et qui ne peuvent être exprimées devant un musulman » ou un étranger (p. 147). Si l’immense majorité des productions sont partagées par les deux communautés, cette division confessionnelle affecte en revanche les normes du dicible et du montrable dans le contenu des produits audiovisuels, largement financés et contrôlés par l’État.
14May Telmissany, de son côté, analyse la chanson engagée égyptienne dans le temps long et le contexte de l’explosion de la production en 2011. Il s’agit cette fois d’examiner le populaire-prolétarisé, en même temps que cet angle socio-politique révèle les lignes de fracture du peuple égyptien. Si les élites économiques sont souvent du côté du régime, les révolutions sont plutôt propulsées par les classes moyennes que par les plus pauvres, et l’Égypte n’échappe pas à la règle puisque les shabab al-thawra comptaient de nombreux jeunes de la classe supérieure aisée. Les références aux difficultés des ouvriers dans la chanson engagée traditionnelle (celle des poètes socialistes, régulièrement emprisonnés et circulant sous le manteau, des années 1970) sont ainsi partiellement en décalage avec la réalité socio-politique d’une partie de ceux qui les reprennent en 2011. Les nouvelles productions, quant à elles, se partagent entre chansons directement inspirées des slogans lancés dans les manifestations (Ramy Essam reprenant le cri emblématique de ‘Ish, horreyya, ‘adala igtima‘iyya) et « hits nationalistes » commandités par l’État, comme le titre Teslam El Ayadi.
15Finalement, peut-on trouver une spécificité à la culture populaire égyptienne ? Certes, l’image de couverture, qui présente un homme de Vitruve composite revêtu d’éléments de costume pharaonique et de couleurs vives inspirées du pop art, invite à une réflexion sur l’inspiration que cette culture populaire peut tirer du patrimoine antique, mais celle-ci n’est malheureusement ni créditée ni commentée dans les contributions. On peut à ce titre regretter que le street art ne soit pas représenté dans l’ouvrage (certes déjà conséquent) : l’étude, par exemple, des célèbres graffitis politiques de la rue Muhammad Mahmud aurait certainement pu contribuer à intégrer la récupération ludique des motifs antiques ou même médiévaux.
16S’il est une spécificité égyptienne – en tout cas en vertu d’une réputation bien répandue dans le monde arabe – c’est peut-être en partie la capacité à rire de tout. Cet humour s’exprime particulièrement dans les productions considérées comme peu sérieuses et dont la raison d’être est parfois même directement de servir de véhicule à la blague, au premier chef les mèmes et les publicités. Chacun fait l’objet d’une contribution insistant sur leur potentiel comique, mais aussi, parfois, sur l’éventuel caractère de niche de cet humour, et son revers quand il est taxé de mauvais goût ou quand il enflamme un débat de société.
17Ainsi des dix ans de publicités de la marque de bière sans alcool « Birell » analysés par Frédéric Lagrange. Entre 2007 et 2017, la marque au départ moribonde adopte le slogan « estargel » (« sois un vrai mec »), devenant très célèbre malgré son aspect controversé, puisque les spots sont précisément faits pour faire rire et réagir. La marque y fait mine d’édicter une norme de comportement masculin volontairement ridicule – il ne faut pas pleurer à la naissance de son premier fils car seul un match de foot est un motif légitime d’avoir la larme à l’œil, il ne faut pas se promener au bras d’un ami au risque d’être pris pour homosexuel… Si le ton se veut comique et décalé, se dessinent malgré tout en filigrane les normes réelles du genre dans la société égyptienne : dans la campagne de 2013, c’est seulement quand l’homme fait preuve de machisme qu’il est récompensé par une moustache de dessin animé – moustache que gagne en retour la fille trop assertive, au détriment de son fiancé qui, ne sachant pas s’imposer, est dévirilisé par une perruque à cheveux longs. Reste à déterminer, comme l’écrit Frédéric Lagrange, si ces campagnes rient « avec » ou « contre » : « s’agit-il d’amuser de jeunes hommes qui se confortent dans une définition traditionnelle de la virilité (…) ou de faire sourire les (…) jeunes urbains cosmopolites des deux sexes » (p. 251) qui connaissent les débats de société actuels sur le genre – au risque que ce public libéral ne dénonce, comme il l’a fait, le fond de vérité présent sous l’hyperbole ?
18En réponse à cette controverse, les auteurs des publicités avancent qu’il s’agit avant tout d’autodérision. C’est particulièrement flagrant dans la dernière campagne et son slogan « w-lessa fih wahed zayy da », « Y’en a encore des comme ça ?! » (i.e., des hommes qui ne se comportent pas comme tels, après dix ans d’éducation à la masculinité idéale par Birell). Les mèmes analysés par Chihab el-Khachab, eux aussi, véhiculent une vision au vitriol de l’Égypte, à la fois satirique, contestataire et souvent extrêmement référencée. Ainsi d’une scène du film culte al-Nazir (2000), où le personnage d’Ahmed Helmy prend la parole après deux collègues mais de manière stérile et incompétente, qui a donné naissance à une flopée de mèmes. L’imbécile heureux y incarne l’Égypte, tentant de s’insérer dans le discours des nations vues comme développées, mais le vidant de sa substance en le remplaçant par les paroles de chansons sha‘bi : quand le Japon déclare « Non à l’ignorance » et les Etats-Unis « Non au chômage », l’Égypte s’égosille « Noooon pas comme ça ya ‘Abdo ». L’autodérision est symptomatique de cette « génération sacrifiée » durement touchée par les conditions politico-économiques et avide d’une connaissance au moins indirecte des autres pays. Si Chihab el-Khachab considère qu’il s’agit là de pointer ce qui devrait être amélioré, on peut aussi y voir un discours bien plus cynique et défaitiste, considérant l’Égypte comme irrécupérable, la seule solution restante étant d’émigrer.
19L'ouvrage représente un passionnant tour d'horizon de la culture égyptienne en 400 pages. Très dense conceptuellement, il lui était en revanche impossible d'être exhaustif. Si l’inclusion de la publicité, des mèmes et des séries télévisées rend l’ouvrage très complet, on pourrait regretter l’absence d’autres éléments intéressants – street art, youtubeurs, talk-shows satiriques ou jeux vidéo. Certains studios égyptiens indie développent des jeux emplis de clins d’œil pour le public local, tel « Coinscape », où le joueur contrôle une pièce de 50 piastres refusant d’être dépensée. L’étude des pratiques de consommation de jeux vidéo étrangers aurait aussi un intérêt sociologique ; de fait, l'ouvrage n'aborde qu'assez peu la question de la réception de ces médias. Quelques contributions sollicitent néanmoins des outils plus ethnographiques, comme celle de Gaëtan du Roy (sur la cohabitation entre chrétiens et musulmans dans le quartier de Shoubra), Elena Chiti sur la perception tout en contraste de Rayya et Sakkina à Alexandrie, ou Teresa Pepe relevant un débat autour de l'excision, déclenché dans les commentaires de la série Dhat sur Youtube. Une telle étude conjointe du contenu et des pratiques de réception contribue toujours à dépasser l'ancienne idée de l'école de Francfort d'une passivité intrinsèque du public face aux médias audiovisuels ou aux discours mémoriels. Comme le rappellent les travaux de Jacques Rancière (2008), consommation ne veut pas dire absence d'appropriation active.