1Alors que l’espace public cairote de rencontre (rues, places, parcs) et de communication (médias, société civile, espaces de discussion) (Joseph 1998) tend à se fermer, l’empiètement des cafés populaires sur le domaine public étonne. Sans être épargnés, ils disposent encore d’une marge de manœuvre face aux autorités. Lieux de rencontre, de rassemblement et de discussion, ils sont des points d’ancrage qui rendent possible la présence des classes moyennes et populaires dans l’espace urbain au quotidien.
- 1 Cette étude s’est concentrée sur l’emprise spatiale des cafés, mais d’autres travaux apportent un (...)
2Des études ont déjà porté sur des espaces semi-publics – accessibles, mais payants – tels que le zoo de Gizeh ou le parc Al-Azhar (Battesti 2006 ; Gillot 2008). Toutefois, les cafés ont cela de particulier qu’ils s’inscrivent dans une pratique de la ville au quotidien et que leur présence est diffuse dans la capitale1. S’y rendre est une habitude partagée par presque toutes les classes sociales, depuis les cafés populaires jusqu’aux terrasses des clubs privés. Il existe en effet différents types d’établissements de cafés au Caire. Les coffee-shops, espaces de loisirs de gamme moyenne ou haut de gamme, appartiennent souvent à des grandes chaînes et promeuvent des modèles de consommation occidentaux (De Koning 2005). Le terme kafeh en arabe égyptien (café) recouvre pour sa part une réalité similaire en termes d’ambiance et de clientèle, mais il s’agit davantage d’établissements indépendants et non de grandes enseignes. Enfin, et c’est sur ce troisième type que se concentre cet article, le ahwa baladi est l’archétype du café populaire cairote (Depaule 2007). Le mot ahwa désigne en arabe égyptien à la fois la boisson et le lieu où on la consomme. Si le terme maqha est écrit en arabe littéraire sur la devanture de certains établissements, il est rarement employé sous cette forme par les Égyptiens qui lui préfèrent la version dialectale. L’adjectif baladi vient du nom balad qui se rapporte au pays, à la ville, voire au village. Par son ancrage local, il distingue le ahwa des autres types de cafés plus internationalisés. Dans certains contextes, baladi (local) et sha‘bi (populaire) recouvrent le même champ sémantique, désignant un mode de vie rustre, prémoderne, voire folklorique (Armbrust 1996 : 25-26, 225-226). Le ahwa est alors un endroit où seuls les hommes se retrouvent et où il ne faut pas attendre un service de qualité. Les clients sont littéralement assis dans la rue où les corps sont exposés au bruit (dawsha), à la pollution et à la circulation dense (zahma). Mais baladi évoque aussi la tradition dans un sens plus positif, faisant référence aux valeurs morales, à un mode de vie plus authentique, à des sociabilités d’interconnaissance ancrées dans le quartier où l’on vit ou travaille.
3Les ahawi (pluriel de ahwa) sont de taille variable, de quelques chaises à plusieurs centaines installées principalement en extérieur sur le trottoir et la chaussée. Ils sont reconnaissables par leur mobilier en bois, parfois en plastique, ainsi que par les trépieds en fer blanc qui accompagnent les chichas. Ceux qui diffusent de la musique, relativement peu nombreux dans les quartiers centraux de la capitale, le font en soirée et passent soit des classiques égyptiens comme les chansons d’amour d’Oum Kalthoum: Alf Lila wa Lila, Enta ‘Umri ou Al-Hobb Keda, soit les derniers tubes sha‘bi à la mode, soit des mahraganat (musique populaire électro jouée entre autres durant les mariages) (Puig 2020). Enfin, les ahawi sont, comme les kafeh, des espaces de loisirs et de jeux, puisqu’on y regarde les matchs de football et qu’on y joue à la PlayStation, aux dominos et au backgammon.
4S’intéresser aux micro-espaces du quotidien permet d’appréhender au plus près les interactions sociales, mais aussi les négociations et arrangements qui se jouent autour de l’espace public. En contexte autoritaire, ce dernier est censé n’avoir qu’une fonction circulatoire et ne pas être le cadre d’un stationnement et de sociabilités populaires. Dès lors, comment comprendre l’ambiguïté inhérente à « l’empiètement » (Bayat 2010) des cafés populaires ? Comment cet empiètement interroge-t-il la possibilité d’un espace public accessible, tout en ouvrant la voie à des négociations pour l’espace entre divers acteurs – privés commerciaux, autorités publiques, citoyen.ne.s – participant à la fabrique de la ville ?
- 2 Ont été mobilisés les romans de Mohamed al-Fakharany, de Khaled Al Khamissi, d’Albert Cossery, d’A (...)
5Cet article se concentre sur quelques quartiers centraux mixtes et populaires du Caire (Figure 1) : West el-Balad (centre-ville), Bab el-Luq, Sayyeda Zeynab et Darb el-Ahmar. Il s’appuie sur dix-huit mois d’observation participante entre octobre 2018 et juillet 2021 dans trois cafés où je suis devenu un habitué auprès des serveurs et des clients, et où j’ai mené des entretiens et des discussions informelles. Cette présence prolongée au quotidien mais aussi lors de moments de crise – intempéries, restrictions liées à la pandémie de Covid-19, intervention des autorités – a atténué sans l’effacer mon caractère d’étranger. L’entrée sur le terrain a été facilitée par le fait de parler l’arabe égyptien et d’être un homme dans un milieu majoritairement masculin, rendant cependant plus compliquées les discussions avec des femmes. Des relations d’amitié nouées avec des serveurs m’ont aidé à circuler entre les établissements au gré de leurs changements de poste et ainsi à m’intégrer dans différents cafés, notamment plus populaires, à Sayyeda Zeynab. Elles se sont révélées fondamentales dans un contexte égyptien marqué par une méfiance de plus en plus prononcée vis-à-vis des chercheur.e.s, en particulier dans les cafés réputés être des repères d’informateurs. Dans cet environnement, il a été impossible de réaliser des entretiens de façon exhaustive avec les clients des cafés étudiés afin de garantir tant ma sécurité que celle des enquêtés. Des observations flottantes (Pétonnet 1982) menées dans une trentaine d’autres établissements, notamment au cours de balades urbaines, ont été l’occasion de comparer ces établissements avec ceux de quartiers plus périphériques (Manial, Doqqi, Madinat Nasr, Héliopolis, al-Qarafa, Shubra, Six October). Afin d’appréhender la place des cafés dans les rythmes urbains, ces observations ont eu lieu sur des plages horaires s’étendant de 7 h 30 à 5 h du matin avec des séances allant d’une demi-heure à sept heures consécutives. Enfin, un recours ponctuel à la littérature égyptienne contemporaine donne un aperçu des représentations associées aux cafés cairotes2.
Figure 1. Quartiers et rues étudiés lors de l’enquête de terrain
6Une première partie examine l’empiètement quasi-continu des cafés populaires sur le domaine public. Cette occupation varie en fonction des quartiers et des temporalités et s’accompagne d’une mise en ordre de l’espace urbain. Puis, partant du principe que l’espace public est toujours négocié, voire contesté, l’article analysera les relations avec les autorités urbaines entre illégalité, réglementation et négociation. Enfin, il montrera que cette marge de manœuvre fait des cafés populaires des espaces publics à part entière, où l’opportunité de présence dans la rue garantit un certain « droit à la ville » (Lefebvre 1968) aux classes moyennes et populaires tout en permettant des formes d’échange et de mixité. L’accessibilité et la diversité des cafés seront discutées en fonction de prismes spatiaux, temporels et de genre.
7Les rues cairotes sont des lieux de passage traversés par différents flux de véhicules et de piétons. Mais on s’y arrête également, qu’il s’agisse de groupes de jeunes installés entre les voitures, de vendeurs assis devant leur magasin ou de femmes sur le pas des immeubles dans les quartiers populaires. Les cafés populaires, tout en matérialisant une forme de privatisation de l’espace, prolongent et renforcent cette présence spontanée qu’ils tendent ainsi à instituer.
8Les cafés populaires sont des établissements commerciaux privés qui prennent place sur l’espace public. Tout en le faisant vivre, en offrant un lieu de rassemblement en extérieur, propriétaires et serveurs ne cessent de l’occuper. En effet, les cafés populaires cairotes se présentent sous la forme d’un local et, la plupart du temps, d’une extension en extérieur sur le trottoir et la chaussée. Néanmoins, tous les cafés n’occupent pas le domaine public de manière identique : différents degrés d’empiètement peuvent être distingués (Figure 2).
Figure 2. Différents degrés d’empiètement des cafés baladi sur le domaine public
9Ces empiètements dépendent certes des cafés, mais aussi des quartiers et des axes sur lesquels ils sont installés. Ainsi, les cafés populaires de la rue Qasr el-‘Ayni ne peuvent pas s’étendre du fait de la densité du trafic. Exclusivement en soirée, les voitures des clients stationnent sur la voie de gauche. Il en va de même dans la rue de Port-Saïd à Sayyeda Zeynab ou dans d’autres grandes avenues de West el-Balad. Les cafés sont aussi rares dans les rues déjà occupées par des activités marchandes, notamment par les marchés quotidiens comme à Saad Zaghloul ou bien dans la rue Suq el-Tawfiq dans le centre-ville. On peut ainsi différencier, d’une part, la rue comme espace de vie et comme espace public de rencontre et de circulation auquel les cafés populaires participent pleinement et, d’autre part, la voie réservée à la circulation, bordée par des cafés sans extension extérieure. D’autres opèrent plutôt un repli dans les interstices, notamment à West el-Balad où les cafés sont installés dans des passages étroits aux murs aveugles entre les immeubles et les magasins de vêtements, à distance des grands axes et à l’abri des regards.
10Ce grignotement plus ou moins visible du domaine public est motivé par la nécessité d’un accès à l’extérieur. Le local des cafés est souvent trop petit pour accueillir des clients. Un seul homme y prépare les boissons, les autres serveurs ne dépassant que rarement le sas et le comptoir d’où partent les commandes. En outre, proposer un emplacement en extérieur est un impératif sanitaire et de confort : le brasier de la chicha peut difficilement être installé en intérieur sous peine d’enfumer la salle. Surtout, l’empiètement des cafés s’inscrit dans une logique marchande d’extension de l’activité et de maximisation des profits. Certains propriétaires privatisent une large partie de la rue et des trottoirs (Figure 3.a), s’approprient l’espace public, allant jusqu’à fermer certains passages (Figure 3.b). C’est le cas du Hara et du Bustan à West el-Balad. Les serveurs s’empressent d’installer tables et chaises dès qu’une voiture garée s’en va en fin d’après-midi. À partir de 16 h, quand la circulation est moins dense, rue Hoda Sha‘rawi, trois mètres de la chaussée sont accaparés. La rue est aménagée et vécue comme le prolongement du local du café, permettant d’accueillir plus de clients. Concrètement, différents objets sont utilisés pour marquer le territoire, au sens d’espace approprié, du café : des voitures, des bidons dans lesquels un arbuste a été planté, ou des pavés sont mis à profit pour délimiter le périmètre de la terrasse, rendant ainsi modulable l’extension des cafés dans la rue.
11Au-delà de leur environnement immédiat, les cafés populaires tendent à occuper les friches et « dents creuses » urbaines – immeubles en cours de démolition, terrains vagues, chantiers – comme espace réserve afin d’entreposer les chaises et les tables, durant la nuit par exemple. Ces espaces sont aussi des opportunités d’extension. Entre mars et novembre 2021, l’installation de chaises en plastique sur la corniche en travaux, au pied du pont Qasr el-Nil, dès le départ des ouvriers en semaine et le week-end, est emblématique de cette occupation quasi-systématique de tout espace disponible (Figure 3.c).
Figure 3. Les cafés à la conquête de l’espace urbain cairote
3.a. Empiètement d’un café sur la chaussée à West el-Balad (Auteur, mars 2020). 3.b. Café occupant un passage dans West el-Balad (Auteur, juin 2021). 3.c. Installation des cafés sur la Corniche en travaux (Auteur, mars 2021).
- 3 Décret du ministère du Développement local no 456 pour 2020.
12L’extension des cafés sur le domaine public répond également à des temporalités propres à la ville, mais aussi aux établissements et à leur clientèle. Elle dépend des jours de la semaine, des heures de la journée ou d’événements particuliers. Logiquement, plus les clients sont nombreux et plus les cafés s’étendent sur la chaussée et le trottoir. L’affluence est la plus forte le jeudi soir, veille du week-end. C’est un rendez-vous hebdomadaire pour de nombreux habitants de la capitale. Le Caire est particulièrement calme le vendredi matin en raison de la prière du vendredi et les cafés ne font pas exception, se remplissant quelques minutes à peine après la fin de la prière. Le reste de la semaine, les clients sont moins nombreux, même si certains cafés accueillent plusieurs centaines de personnes en soirée. En effet, le moment le plus important de la vie quotidienne des cafés intervient après la prière du coucher du soleil. Le pic de fréquentation se situe entre 21 h et 2 h du matin. C’est pendant cette plage horaire que les cafés atteignent leur extension maximale. Jusqu’en 2020, ils étaient nombreux à rester ouverts 24 heures sur 24, même si tout était généralement plus calme entre 2 h et 6 h. Cependant, un décret de novembre 20203, pris au départ pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, puis pérennisé, fixe des horaires plus restrictifs : fermeture à 23 h en hiver et à 1 h du matin en été. Ces mesures sont appliquées plus strictement dans West el-Balad que dans les autres quartiers étudiés. Il y a là une volonté des pouvoirs publics de limiter l’étendue des cafés dans la rue, au moins temporellement. L’affluence diurne se concentre le midi et sur les périodes encadrant les horaires de bureau ou de l’université. Elle est particulièrement dépendante de la localisation des cafés qui bénéficient parfois d’une rente de situation leur permettant d’attirer une population extérieure au quartier. Par exemple, les cafés situés à proximité du tribunal dans West el-Balad ou bien du Parlement à Saad Zaghloul sont plutôt fréquentés en matinée et le midi.
- 4 Célébrations qui commémorent les saints de l’islam, mêlant fête et pèlerinage, et qui représentent (...)
13Des événements particuliers influencent aussi la fréquentation des cafés. Les soirs de matchs de football, les cafés populaires de toute la capitale sont bondés. En juin 2019, tous les matchs de la Coupe d’Afrique des Nations, accueillie par l’Égypte, étaient retransmis devant une foule compacte au sein des cafés cairotes. Les matchs des clubs de Zamalek et d’al-Ahly attiraient également de nombreux clients et justifiaient une extension toujours plus grande sur la rue. Depuis septembre 2019, suite à des manifestations contre le régime après la diffusion d’un match, les rassemblements dans l’espace public font l’objet d’une politique plus restrictive et les cafés doivent fermer lors des rencontres entre ces deux clubs. Ces mesures ont d’abord touché West el-Balad avant d’être appliquées à ‘Abdin, puis à Sayyeda Zeynab. Les quartiers plus périphériques ou moins populaires sont épargnés. Il s’agit là d’une nouvelle vague restrictive après la fermeture des cafés d’el-Borsa en mars 2015. Enfin, les cafés sont des lieux d’accueil dans la ville lors des grandes festivités religieuses, qu’il s’agisse des mawalid4 ou du Ramadan. Durant le mois de jeûne, ils participent souvent aux tables de charité qui offrent de la nourriture aux plus démunis. On se retrouve au café après l’iftar pour regarder ensemble les séries de Ramadan ; c’est là aussi qu’on suit l’allocution du Grand mufti d’Égypte qui fixe la date de l’Aïd al-Fitr. Les cafés sont donc pleinement intégrés aux rythmes de la capitale égyptienne qu’ils entretiennent également par leur activité quasi-permanente.
14Les acteurs des cafés populaires, en plus d’occuper l’espace public au Caire, le façonnent, le transforment et par conséquent prennent part à sa fabrique et plus largement à la fabrique de la ville. Les cafés populaires sont des dispositifs de mise en ordre de l’espace urbain. Propriétaires et serveurs participent à une organisation sélective des flux en ville, influençant la relation à l’espace et aux mobilités des résident.e.s. Par leur empiètement sur le trottoir et la chaussée, ils modifient la façon de pratiquer les espaces urbains en compliquant la circulation piétonne. Au Caire, les trottoirs, quand ils existent, sont souvent en mauvais état ou occupés par des activités marchandes, ce qui force les citadins à constamment monter et descendre et donc in fine à marcher sur la chaussée. Slalomer entre les tables et les chaises des cafés, faire face au va-et-vient des serveurs constituent un obstacle à la libre circulation. En hiver, le passage est parfois intégralement bloqué par des tentures installées pour protéger les clients du froid, du vent et de la poussière. Les cafés populaires sont donc autant de barrières à la pratique piétonne de la ville. Cette non-prise en compte des besoins des piéton.ne.s est symptomatique d’une ville de plus en plus pensée pour l’automobile. En effet, les propriétaires et serveurs des cafés font beaucoup plus cas des voitures, leur ménageant un accès minimal. Ils ont tendance à réorganiser le trafic automobile afin d’en assurer la fluidité tout en poursuivant leurs activités dans la rue. Ceci est lié à la nécessité de maintenir un équilibre pour continuer à travailler dans de bonnes conditions, mais aussi pour ne pas attirer l’attention des autorités en créant un embouteillage. En cela, ils participent d’une injonction à la mobilité. Ils tendent donc à imposer des normes par des dispositifs spatiaux, mais également sonores : par exemple, des récitations coraniques sont diffusées dans certains cafés, notamment à Sayyeda Zeynab. Lors de l’appel à la prière, les serveurs augmentent le volume des télévisions au point que l’espace du café est saturé par la voix du muezzin.
15Mais plus concrètement encore, les acteurs des cafés, propriétaires et serveurs, se substituent aux autorités publiques, prenant en charge certaines de leurs fonctions : régulation du trafic automobile et du stationnement donc, mais aussi éclairage et gestion des déchets. De nuit, les établissements tirent certes parti de l’éclairage public, mais ils utilisent aussi leurs propres installations électriques, devenant parfois la seule source de lumière dans certaines rues et ruelles. En cela, ils jouent un rôle central dans la perception fréquente du Caire comme une ville sûre. Cette présence des cafés dans la nuit marque le paysage urbain et lumineux de la capitale, remodelant la géographie des espaces vécus par les citadin.e.s. Par ailleurs, la gestion des déchets est révélatrice de cette appropriation momentanée : ils sont jetés sur la voirie avant d’être rassemblés dans un espace dédié au moment du changement de service. Les cafés s’octroient ainsi la possibilité d’apposer leurs propres temporalités au traitement des ordures sur une portion réduite de l’espace urbain. Ils assurent aussi le nettoyage de la chaussée, l’humidifiant, la recouvrant de sciure de bois et la balayant régulièrement afin d’enlever la poussière.
16S’il y a une occupation et une mise en ordre de l’espace public par les cafés, le laisser-faire des autorités municipales n’est cependant pas total. Leur empiètement résulte de négociations au quotidien et leur simple présence est source de tensions dans un contexte de resserrement du contrôle sur les espaces publics.
- 5 L’occupation de l’espace public se fait aussi de façon plus ponctuelle lors d’événements comme les (...)
17L’empiètement des cafés sur le domaine public ne va pas de soi; cet empiètement les met en porte-à-faux vis-à-vis des autorités et les place à la limite entre formel et informel, légal et illégal. De nombreux établissements sont en infraction avec la loi n° 154 de 2019 sur les magasins publics (commerces alimentaires et établissements accueillant du public). Cette dernière stipule l’obligation d’obtenir une licence avant d’ouvrir un commerce et d’y proposer des chichas. Elle interdit de s’installer dans l’espace public et d’aménager les locaux sans autorisation préalable. Elle prévoit une amende de 20 000 à 50 000 livres égyptiennes pour les contrevenants et jusqu’à six mois de prison en cas de récidive. Jusqu’à aujourd’hui, un certain laisser-faire semble toutefois prévaloir. Les propriétaires de cafés, à l’image de nombreux autres acteurs cairotes5, prennent des libertés avec la règle et un jeu du chat et de la souris s’instaure avec les autorités urbaines. En effet, ces empiètements poussent l’État à intervenir pour réaffirmer son pouvoir et faire payer des services, ici l’accès au domaine public, que des individus s’étaient appropriés illégalement. De façon aléatoire, la police municipale (baladiyya) arrive avec des camions et rafle tables et chaises installées sur la chaussée et les trottoirs. Certains propriétaires de cafés préparent à l’avance des chaises et des tables en mauvais état en prévision de ces interventions policières (entretien avec Ahmed, Le Caire, 22/04/2021). Ces dernières se font de plus en plus fréquentes, d’une à deux fois par mois en 2018 à au moins une fois par semaine en 2021 dans certains cafés. Une fois encore, les quartiers centraux sont plus touchés. Ces pratiques relèvent de la régulation, c’est-à-dire de l’application de la loi, mais participent aussi d’une répression ponctuelle. Elles sont constitutives d’une « gouvernance par l’informalité » (Elyachar 2003). Cette dernière laisse une certaine marge de manœuvre aux acteurs économiques privés, donne une possibilité d’intervention permanente aux autorités publiques et oblige les contrevenants à une contribution financière sous la forme d’amendes ponctuelles, mais surtout de pots-de-vin (bakchich) réguliers. Cette corruption banalisée du quotidien (Blundo et Olivier de Sardan 2001) permet d’appréhender les relations ambigües entre cafés populaires et police municipale, qui s’inscrivent dans ce qu’Asef Bayat appelle les « politiques de la rue » (Bayat 2010), c’est-à-dire les relations de pouvoir entre empiéteurs et autorités autour d’un même enjeu : la présence dans la rue. Dans l’un des cafés observés, les serveurs étaient prévenus une quinzaine de minutes à l’avance de l’arrivée de la police, ce qui leur laissait le temps de ranger une partie du mobilier. Un téléphone était même réservé à ces appels de mise en garde. Ces moments de tension permettent la mobilisation d’un « réseau passif » (ibid.). L’espace public, ici le café, est un lieu de cristallisation de solidarités qui se transforment en action collective face à la pression des autorités. Les clients aident à ranger. Les serveurs ont les clés de voiture de certains habitués, garées dans le voisinage. Ils déplacent rapidement ces véhicules à l’endroit occupé quelques minutes plus tôt par les activités du café, donnant l’impression qu’elles n’ont jamais eu lieu. Ils jettent ensuite de l’eau sur l’asphalte pour faire disparaître la distinction entre l’endroit où étaient garées les voitures et celui où se trouvaient les clients. Il y a un retrait tactique, passager, des gérants de cafés qui reprennent leurs activités après quelques minutes, une fois la menace passée (Figure 4).
Figure 4. Une journée sous tension, extraits de carnet de terrain (14/02/20, Sayyeda Zeynab)
18La lutte se fait contre les empiètements physiques, mais aussi sonores. Les cafés sont parfois accusés de nuisance. En décembre 2019, le chef de quartier de Bab Sha‘riyya a interdit les enceintes qui diffusent de la musique et des programmes télévisés en extérieur. Ces tentatives de régulation s’inscrivent dans la continuité d’autres mouvements, comme celui qui visait à uniformiser les appels à la prière à l’échelle de la capitale en 2004 (Farag 2009). Enfin, les cafés font l’objet d’un contrôle sanitaire par les autorités. Depuis le 15 mars 2020, en contexte de pandémie, les chichas ont été interdites. Or, de nombreux cafés continuent à les proposer, mais dans des espaces clos, auparavant dédiés au stockage de matériel. En mars 2021, à Darb el-Ahmar, un cafetier profite ainsi d’un espace vacant à l’arrière de son local pour diffuser les matchs et proposer des chichas, alors que les pratiques légales se maintiennent dans la rue. Les propriétaires et serveurs de cafés s’arrangent donc avec les règles au quotidien, jouant notamment sur les régimes de visibilité entre intérieur et extérieur. Il s’agit de dépasser l'idée que les citoyens resteraient passifs face à la puissance publique en s’intéressant aux résistances ordinaires, discrètes et pas toujours conscientisées qui prennent place à l’échelle micro-locale des cafés (Erdi Lelandais et Florin 2016).
19En théorie, cette régulation par les autorités cherche à préserver l’espace public d’un accaparement par des acteurs privés. Cependant, les cafés populaires apparaissent eux-mêmes comme un exemple de réappropriation de l’espace public par certains groupes sociaux, ce qui inquiète les autorités.
20Les cafés sont en effet des lieux d’échanges intellectuels. Si l’espace public comme forum de discussion libre ne peut être transposé tel quel dans le contexte égyptien, les cafés du centre-ville ont tout de même joué un rôle nodal, rassemblant les écrivain.e.s, journalistes, artistes et activistes de la capitale (Ryzova 2015). Les cafés spatialisent et font vivre la sphère publique, à savoir un espace virtuel de dialogue duquel émerge une opinion publique (Habermas 1962). Ils deviennent de véritables institutions de la vie intellectuelle cairote et participent d’une mythologie du centre-ville parfois teintée de nostalgie. Quelques grands noms reviennent au cours des entretiens : Al-Horreyya, al-Nadwa al-Thaqafiya (qui a longtemps accueilli Alaa El Aswany), le Suq al-Hamidiya au niveau de Bab el-Luq, l’After Eight dans un passage à proximité de Talaat Harb, l’Atelier al-Qahira où se tiennent encore des expositions. Cette spatialisation de la sphère publique peut dans certaines conditions favoriser sa politisation. Les cafés de West el-Balad ont ainsi été des points centraux de la révolution du 25 Janvier 2011. De façon moins spectaculaire et au quotidien, les cafés étudiants de Bab el-Luq et de la rue Hoda Sha‘rawi sont eux aussi le cadre d’interactions et de discussions politiques.
- 6 El Aswany, A., 2014 [2013], Automobile club d’Égypte. Arles : Actes Sud.
- 7 Mahfouz, N., 2010 [1974], Karnak Café. Arles : Actes Sud.
21Toutefois, les cafés comme espaces de libre discussion et de « politique par le bas » (Bayart 1985) sont entravés par la surveillance du pouvoir. Les informateurs y sont fréquents, à l’affût de ce qui sort de l’ordinaire. Ce rôle est ancré dans l’imaginaire cairote, comme en témoignent certains classiques de la littérature contemporaine. Le roman Automobile Club d’Égypte d’Alaa El Aswany6 met en scène un café des années 1940 où se réunissent régulièrement les employés du club pour se plaindre de leurs conditions de travail et se mobiliser. Certains ont cependant peur d’être observés par des informateurs de la direction du club ou du palais royal. De même, Karnak Café de Naguib Mahfouz7 décrit les répressions policières dans un café d’étudiants lors de la guerre des Six-Jours (5-10 juin 1967). Aujourd’hui, certains de mes interlocuteurs appartenant au milieu intellectuel cairote soulignent leur manque de confiance vis-à-vis des cafés où faits, gestes et discussions sont observés. Ils m’ont confié que certains propriétaires de cafés du centre-ville refusaient désormais d’accueillir des groupes de discussion et que celui du café dans lequel ils se réunissaient à West el-Balad les prévenait de ne pas venir lorsque des informateurs se renseignaient sur eux (entretien, Le Caire, 04/02/2020). Cette présence insidieuse sape le potentiel de contestation politique des cafés populaires. Un contrôle permanent est aussi à l’œuvre par le biais des caméras de vidéosurveillance. Il s’agit d’une obligation légale régentée par l’amendement 27 de la loi n° 154 de 2019 sur les magasins publics : tous les magasins et restaurants doivent installer des caméras à l'intérieur et à l'extérieur de leurs locaux. Il ne s’agit pas tant de mettre en place des dispositifs physiques de contrôle et de mise en ordre de la population cairote – il est peu probable que les images soient toutes visionnées – mais plutôt de répandre l’idée d’une surveillance latente et en cela peut-être plus couvrante.
22Depuis 2019, on assiste à un repli des activités des cafés face à de nouvelles lois et mesures restrictives. Mais cette attention que leur portent les autorités vient finalement légitimer leur publicité. Les mesures prises à leur encontre ne cherchent pas à libérer l’espace public de leur emprise pour permettre l’appropriation de ce dernier par tous et toutes, mais plutôt à le vider. Cette pression des autorités entérine la fermeture des cafés en tant qu’espaces de discours et d’échange politiques, entamée en 2015, et tend à les cantonner à leur fonction récréative. Cependant, si elles se font plus discrètes, les « énonciations du politique » (ibid.) dans les cafés restent présentes. Elles relèvent alors de l’infrapolitique (Scott 2009), les critiques se faisant sur le mode du chuchotement ou de la blague.
23Cette tension autour de la présence des cafés dans la rue s’étend en fait à celle des classes moyennes et populaires dans l’espace public. Espaces de discussion, les cafés populaires sont aussi des lieux de sociabilités et de mixité sociale. Ils sont constitutifs d’une (re)prise de l’espace urbain par les citadin.e.s.
24Les cafés populaires s’imposent donc sur et à l’espace public. Néanmoins, dans un contexte égyptien et plus particulièrement cairote d’aménagement et de gestion politique de l’espace urbain aboutissant à une quasi-absence de lieux de rassemblement, d’échange, mais aussi de détente en extérieur et en libre accès (Abaza 2011), ils se substituent à l’espace public à proprement parler.
25L’empiètement des cafés sur la rue et le trottoir peut être interprété comme une stratégie marchande de recherche du profit. Mais, plus indirectement, il représente aussi une (re)conquête de la rue par les classes moyennes et populaires au Caire face aux fermetures de l’espace urbain décrites précédemment. En effet, l’espace public n’existe pas en soi et n’est jamais neutre ; il est le produit de négociations et de revendications sociales. En cela, il est un espace de conflictualité où se jouent des rapports de pouvoir et de domination. Parce qu’il semble a priori appartenir à tou.te.s, il est convoité, et il est source de tensions. La simple présence des cafés et de leurs clients dans la rue implique une forme de résistance aux tentatives du régime de policer la ville et son usage. Dans le contexte cairote, la révolution de 2011 a été présentée comme une lutte pour l’espace public (Pagès-El Karoui 2014). Dix ans plus tard, la présence des citadin.e.s ordinaires dans la rue ne va toujours pas de soi et fait l’objet de mesures limitatives de la part du régime. L’extension des cafés populaires participe alors de ce qu’Asef Bayat (2010) nomme des « non-mouvements sociaux » s’appuyant sur un « empiètement silencieux » : les citoyen.ne.s procèdent à une transgression continue mais non spectaculaire de la norme et impulsent ainsi des changements sociaux par un simple « art de la présence » qui, par un effet de masse, gagne chaque jour en légitimité.
26Les cafés installés sur le pont de l’Université sont emblématiques de cette prise de l’espace ponctuelle par les citadin.e.s (Figure 5). Des tricycles à moteur et à carriole équipés de batteries électriques et de réchauds se garent le long du trottoir en fin d’après-midi et installent des chaises en plastique. De nuit, ils sont les seules sources de lumière sur le pont qui représente un espace vacant, aéré, avec vue sur le Nil et qui attire les couples et les familles. Par leur présence négociée avec les autorités, puisque des agents de police sont postés à l’entrée du pont côté Giza, ces cafés-ci légitiment d’autres pratiques. Ainsi, quand des familles s’installent sur les chaises et les tables en plastique coloré, d’autres étendent des nappes ou des couvertures sur le trottoir pour pique-niquer et passer la soirée. Il y a donc une reprise de l’espace public en parallèle des cafés et une forme de co-légitimation et de co-renforcement de la présence des classes populaires et moyennes dans l’espace public. Cet exemple témoigne également d’une présence différenciée en fonction de la centralité de ces espaces publics. Le pont de l’Université est le lieu d’une présence statique prolongée et instituée matériellement par des objets comme les chaises, les tables et les nappes. A contrario, sur le pont Qasr el-Nil, plus central et plus surveillé, qui relie la place Tahrir à celle de l’Opéra à Zamalek, la présence est debout, parfois statique lorsque les jeunes et les couples prennent des photos ou contemplent le Nil, mais toujours éphémère.
Figure 5. Installation des cafés sur le pont de l’Université
Source: Auteur, février 2021
27Dans un contexte où les opportunités de se saisir de l’espace public s’amenuisent du fait de processus de sécurisation et de privatisation (Monfleur 2017, 2020), en offrant un endroit où stationner et pas seulement à traverser, les cafés baladi donnent accès à la rue à un grand nombre d’individus, leur garantissant un droit à la ville minimal. De fait, rares sont les espaces de repos et d’immobilité conçus et aménagés pour permettre une présence statique au Caire. Les bancs publics sont rares en dehors de la Corniche et de ceux qui viennent d’être installés sur la place Tahrir, mais où il est interdit de s’asseoir. Les jardins publics sont payants, et les espaces verts qui étaient encore accessibles au public sont en train d’être fermés. Les ponts, où les habitant.e.s issu.e.s des classes moyennes et populaires aiment se retrouver en soirée, font également l’objet de fermetures aux piétons de plus en plus régulières. Ceci répond à une volonté du régime d’empêcher tout rassemblement dans l’espace public. Dans ce contexte, les cafés populaires sont l’un des rares endroits où s’asseoir et rester en ville. Ils sont le cadre d’une présence potentiellement illimitée dans la rue. De cette façon, ils participent à ralentir le rythme urbain. En tant qu’espaces d’immobilisme et d’ancrage, les cafés engendrent une forme particulière de conception et d’appropriation de l’espace. Ils permettent une approche à hauteur de chaise et non à hauteur d’homme, modifiant le regard sur l’environnement urbain, ainsi qu’un arrêt sur image. Ils sont l’une des seules interfaces au Caire entre le fixe et le mouvant. Ainsi, en s’installant au café, le client s’extirpe du mouvement constant de la vie cairote et prend une posture d’observateur. Il peut être assis dans la rue tout en se plaçant à l’écart.
- 8 Néanmoins, du fait des mesures sanitaires, les ahawi des quartiers centraux, contrairement à ceux (...)
28Plus qu’un simple cadre permettant la présence des classes populaires et moyennes dans la rue, les cafés sont des lieux d’échange qui se rapprochent de la définition de l’espace public comme lieu de mixité. Les cafés populaires sont accessibles – le prix du thé y oscille entre trois et cinq livres égyptiennes, le café coûtant dix livres égyptiennes. Ceci les différencie des coffee-shops, qui excluent par leur prix – cinq à dix fois plus élevés – et leur architecture – porte et vitres permettent de sélectionner les clients. Dans le prolongement de la rue, les cafés populaires sont des lieux de constante circulation et de brassage social. Ils sont en même temps des espaces de stationnement permettant une présence éphémère, notamment celle des individus les plus défavorisés. Les vendeuses de mouchoirs et de cacahuètes circulent de table en table et sont tolérées par les serveurs et les clients qui leur donnent souvent quelques pièces et plaisantent parfois avec elles. D’une certaine façon, elles sont, elles aussi, des habituées du café. Celui-ci est un espace ressource pour nombre d’activités annexes, du cireur de chaussures qui passe avant les heures de bureau aux vendeurs ambulants que j’ai fini par recroiser dans différents cafés au fil de mes observations. Un autre signe de cette plus grande ouverture sociale tient au verre d’eau que les serveurs apportent avec le thé mais qu’ils posent à l’opposé de la table. Ils sont destinés aux garçons de café (ahwagiyya) eux-mêmes ou à ces autres usagers temporaires du café8. Dès lors, j’avance que les cafés sont le lieu d’une plus grande mixité sociale quand les coffee-shops s’apparentent plus à des lieux de coprésence suscitant peu d’interactions entre les client.e.s de différentes tables ou entre client.e.s et serveurs. Les rapports sont plus directs dans les cafés populaires. Serveurs et clients se connaissent, ils habitent le même quartier et se croisent au quotidien dans d’autres contextes. Du fait de sa position d’interface entre les lieux d’habitation et de travail, un même café peut accueillir des clients de différents milieux économiques, culturels et sociaux. Les cafés populaires sont donc emblématiques d’un « cosmopolitisme du quotidien », à savoir
« les façons, modestes, terre à terre mais très pertinentes par lesquelles les hommes et les femmes ordinaires, originaires de différents mondes communautaires parviennent à s’engager, à s’associer et à vivre ensemble au quotidien » (Bayat 2010 : 187).
29En outre, par voie de conséquence et non par volonté des gérants de cafés, l’installation dans la rue rend aussi ces établissements accessibles aux individus en situation de handicap. On voit parfois des personnes en fauteuil roulant s’installer sur la partie « basse » des cafés.
- 9 J’ai déjà observé des pratiques d’exclusion, mais elles relevaient d’incidents et de relations int (...)
30Alors qu’il s’agit d’établissements privés, les cafés populaires font peu usage de leur droit de propriété qui leur permettrait de sélectionner leur clientèle et d’exclure certains groupes ou individus9. Ils sont des espaces socialement inclusifs. Par leur nombre important et par la mise en coprésence d’individus et de groupes sociaux divers, les cafés sont des marqueurs d’urbanité au Caire.
31Plusieurs nuances doivent cependant être apportées à la définition des cafés comme des espaces de mixité à part entière. Tout d’abord, dans les quartiers populaires, ils restent des cafés de proximité et ne sont donc pas des lieux de brassage à l’échelle de la ville. Par ailleurs, bien qu’étant ouverts socialement, ils mettent en lumière les rapports de genre et de classe au sein de la société égyptienne contemporaine. Chacun a une place dédiée. Les couples s’installent dans les espaces les moins lumineux et les générations se mélangent assez peu. La plupart du temps, les enfants sont exclus, en dehors des garçons qui accompagnent parfois leur père après la prière du vendredi. Ceci est en partie lié au fait que les femmes vont moins au café et que ce sont elles qui s’occupent des enfants. Certains cafés sont privilégiés par une génération et présentent une certaine homogénéité, comme ceux de Bab al-Luq où se retrouvent les lycéens et les étudiants. Les étrangers sont plus rares dans les cafés populaires, alors qu’ils fréquentent régulièrement les cafés et coffee-shops de Zamalek et de Maadi (dans le cas des touristes et résident.e.s occidentaux), ou bien des cafés communautaires : Soudanais à Sakakini, Yéménites à Doqqi, Syriens autour de la mosquée al-Hosari à Six October.
32En outre, sans être absentes, les femmes sont moins nombreuses dans les cafés populaires que dans les autres types d’établissements de café tels que les coffee-shops (De Koning 2006). Elles sont en général moins visibles que les hommes dans l’espace public. Les cafés populaires sont des lieux d’intimité entre hommes, parfois vus comme le prolongement du domicile, mais à l’écart des épouses. Ils peuvent être considérés comme des « espaces limitrophes », des seuils faisant le lien entre la maison et l’extérieur (Navez-Bouchanine 1991). Ils sont le théâtre de discussions et de blagues à caractère sexuel, formant un modèle de masculinité (Kreil 2016). Dès lors, l’empiètement décrit plus haut peut aussi s’apparenter à un contrôle masculin de la rue. La division genrée de l’espace s’inscrit dans l’architecture des cafés. Le fait que la plupart des cafés populaires disposent d’urinoirs (mabwala) mais très rarement de toilettes pour femmes souligne qu’ils sont à l’origine destinés à une clientèle masculine. Plusieurs soirées avec des groupes mixtes ont ainsi été écourtées par des envies pressantes et c’est un sujet de conversation récurrent chez les clientes. Lorsqu’une de mes interlocutrices demande au serveur d’un café de Sayyeda Zeynab pourquoi il n’y a pas de toilettes pour femmes, il lui répond qu’il n’a au départ pas été conçu pour elles (discussion informelle, Le Caire, 22/02/2020). Un autre enquêté explique pour sa part que les cafés du centre disposent plus souvent de toilettes pour femmes parce qu’elles y sont plus nombreuses et qu’ils sont plus « progressistes », contrairement aux cafés en périphérie (entretien, Le Caire, 25/02/2020). Pour d’autres, il s’agit d’un « moyen de contrôler le temps que les femmes peuvent passer en extérieur » (discussion informelle, Le Caire, 12/10/2021). S’il est indéniable que la clientèle féminine est moins commune dans les cafés des quartiers populaires, elle n’est pas inexistante. Les pratiques sont différentes en fonction des quartiers. Dans les zones populaires, les femmes plus âgées s’asseyent indifféremment en terrasse ou à l’intérieur, mais sont presque toujours accompagnées d’un homme. Les femmes plus jeunes s’installent dans les cafés des grands axes, souvent à l’abris des regards. Sur l’avenue Port-Saïd, par exemple, où les chaises sont installées les unes à la suite des autres sur le trottoir, elles s’asseyent plutôt derrière les abribus. Les femmes se rendent aussi au café lors d’événements particuliers comme le Ramadan, les mawalid ou certains matchs. Si la distinction entre cafés populaires périphériques conservateurs et cafés centraux progressistes est à nuancer – les femmes sont absentes des cafés d’interstices de West el-Balad –, il est vrai que plus l’on se rapproche du centre-ville, plus les femmes, notamment jeunes, sont présentes en terrasse. À Bab el-Luq, la clientèle des cafés populaires est jeune, la vingtaine, et les groupes féminins ou mixtes sont majoritaires. Certaines jeunes femmes apportent leurs cartons à dessins, jouent avec les filtres Snapchat sur leur téléphone. La plupart quittent le café autour de 22 heures. Même si la présence des femmes dans les cafés de rue va moins de soi que celle des hommes au Caire, elle est plus diffuse qu’on ne le croirait de prime abord.
33Pourtant les cafés ne sont pas des creusets où des individus de tous âges, de tous genres, de tous niveaux d’éducation et de toutes classes sociales se mélangeraient. À l’image de la société égyptienne, ils reflètent une certaine segmentation sociale auxquels les espaces publics n’échappent pas.
34À l’interface entre les domaines public et privé, les cafés populaires questionnent le concept d’espace public au Caire. Les acteurs qui permettent leur fonctionnement – propriétaires, serveurs, client.e.s – ont une action performative sur l’espace. Ils marquent profondément le paysage urbain et remodèlent l’espace public par leur occupation quasi-permanente. Les cafés populaires renversent donc les normes juridico-administratives en instaurant leurs propres pratiques socio-spatiales. Si à première vue, ils semblent se saisir de la rue et la privatiser, participant d’une dynamique de contraction des espaces publics à proprement parler dans la capitale égyptienne, ils tendent en fait à renforcer la présence des classes moyennes et populaires en ville et à leur donner de la visibilité. Il ne s’agit pas non plus d’idéaliser ces pratiques et d’attribuer automatiquement une volonté revendicatrice et politique aux gérants de cafés. Ces derniers restent des acteurs économiques à la recherche de profit. Cependant, que cela fasse ou non l’objet d’une prise de conscience par les propriétaires et les serveurs, les cafés populaires s’apparentent à des espaces publics en tant que théâtre de la sphère publique, cette dernière représentant les échanges intellectuels et politiques, mais également toutes les interactions du quotidien rendues possibles par l’ouverture d’un espace commun.
35En somme, le caractère public de ces établissements tient moins aux régimes de propriétés qu’aux appropriations de l’espace et aux pratiques et aux sociabilités du quotidien. « L’espace public est donc produit socialement par son usage en tant qu’espace public » (Mitchell 2003 : 129). La façon dont les cafés sont traités par les autorités urbaines, les craintes qu’ils peuvent susciter et les débats qu’ils engendrent sont autant de signes de leur rôle central dans la société cairote.
Remerciements
Je tiens à remercier le Centre d’Études et de Documentation Économiques, Juridiques et sociales (CEDEJ) pour son accueil et son accompagnement durant cette recherche. Je remercie également mes camarades doctorant.e.s qui ont accepté de me relire ainsi que les évaluateurs pour leurs remarques et conseils.