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Special Feature

Politiser la ville, contester le régime : espaces publics liminaires et réappropriation de la rue à Khartoum (2009-2018)

Politicizing the City, Challenging the Regime: Liminal Public Spaces and Reclaiming the Street in Khartoum (2009-2018)
تسييس المدينة ومعارضة النظام: الفضاءات العامة الحدية واستعادة الشارع في الخرطوم (٢٠٠٩-٢٠١٨)
Clément Deshayes
p. 23-47

Résumés

Depuis le tournant des années 2010 au Soudan, des mouvements de contestation du pouvoir du Parti du Congrès National ont tenté de se réapproprier la rue et de mettre en place des lieux d’échanges et d’expression d’un dissentiment politique. Dans un contexte où le contrôle de l’espace public est érigé en enjeu par le pouvoir soudanais, l’irruption innovante et conflictuelle de ces groupes marque une bifurcation dans le répertoire d’action collective de l’opposition. À partir de l’étude de deux types d’action, le discours public et la réunion ou le comité de quartier, cet article montre la manière dont se construisent et se diffusent des espaces liminaires ou semi-publics à partir de l’impulsion de militants politiques. Ces pratiques, restituées dans leur univers de sens et dans leur sociogenèse propre, interpellent sur la capacité de groupes politiques à se projeter dans l’espace public et à en contester les usages dans une configuration autoritaire. Cependant, les mouvements politiques contestataires, en jouant sur les échelles et les lieux (lieux de passage, université, rue, quartier, maison) et en rendant publique la conflictualité, ont participé aux redéfinitions symboliques et politiques de l’espace urbain de la ville de Khartoum.

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Texte intégral

  • 1 L’exercice de bornage des contextes de fluidité politique est complexe (Dobry 1986) et les lendema (...)

1Un jeune homme juché sur les épaules d’un autre harangue la foule. Des personnes lui répondent ou l’encouragent. Cette situation, impensable au Soudan après le coup d’État de 1989, est devenue habituelle depuis la révolution et l’occupation, du 6 avril au 3 juin 2019, de la place devant le quartier général de l’armée. Durant la révolution1 de multiples comités de « résistance » ont vu le jour et se sont développés de manière exponentielle (El Gizouli 2020). Ils ont expérimenté des formes d’organisation délibératives qui ont supplanté les anciens comités populaires administrant les quartiers résidentiels de Khartoum et des principales villes du pays. Quelques mois auparavant, ces pratiques et ces formes d’organisations étaient illégales et durement réprimées par le pouvoir soudanais qui attachait une importance centrale au contrôle de l’espace public. Néanmoins, dès les années 2010, des groupes locaux et des mouvements politiques ont tenté, au travers d’expériences diverses, de se réapproprier la rue et de mettre en place des lieux d’échanges et d’expression d’un dissentiment politique.

  • 2 Une majorité de la première génération militante de ces deux groupes est issue de ce que nous avon (...)

2Ces groupes, Girifna (« Nous en avons assez ») et Haraka al-taghyir al-an (Changement pour le Soudan Maintenant/Sudan Change Now), ont vu le jour en 2009 et 2010 et ont développé leurs activités lors des élections de 2010. Ils sont depuis des acteurs incontournables d’un espace contestataire. Considérés comme illégaux, ils sont progressivement devenus une des cibles prioritaires d’une répression féroce et protéiforme (emprisonnements, tortures, viols, atteintes aux droits civiques) (Deshayes et Mahé 2020) qui les pousse à pratiquer certaines formes de clandestinité (Deshayes 2016). L’impulsion de jeunes militants issus des partis de la gauche soudanaise (essentiellement le Parti Communiste Soudanais) et de mouvements se définissant comme libéraux a été cruciale dans la création de ces deux mouvements, et traduit une filiation à la fois idéologique, politique et familiale2. Cependant plusieurs éléments, parmi lesquels leur volonté affichée de rupture avec les partis traditionnels, permettent de constater leur caractère créatif et innovant (Pommerolle 2007).

  • 3 Les partis politiques au Soudan, hormis les groupes armés, peuvent être de manière schématique cl (...)

3D’abord, bien que leurs manifestes politiques ne les caractérisent pas explicitement comme « mouvements de jeunesse », la composante « jeune » (et estudiantine) y est centrale (Hale et Kadoda 2015) et la plupart de leurs membres sont issus de groupes urbains relativement favorisés. Ensuite, c’est surtout au niveau des discours qu’apparait leur originalité en tant que formation d’un nouveau type dans le panorama des organisations politiques au Soudan, ainsi que leurs similarités avec d’autres mouvements de contestation dans les pays arabes et africains (Ben Nefissa 2007, Hassabo 2009, Branch et Mampilly 2015). Il en est ainsi de la critique des partis politiques issus de la période post-coloniale3, du pacifisme revendiqué, de l’absence d’un projet de prise de pouvoir à court terme, de la centralité des principes de liberté d’expression et des droits de l’homme et de la faible attention envers les questions de classe malgré un discours axé sur la justice sociale. Enfin, en ce qui concerne les pratiques militantes, la nouveauté est aussi visible : les deux mouvements se sont saisis, dès leur création, des outils de communication des réseaux sociaux et d’Internet; ils ont mis en place de nouvelles formes de réappropriation d’un espace public largement dépolitisé (Tilly 2000) par le régime, et ils se sont distingués par leur manière de « prendre la rue » lors des manifestations.

4L’irruption spectaculaire de ces nouveaux mouvements politiques ouvre la voie à l’étude des pratiques de la conflictualité politique dans leur articulation avec les reconfigurations de l’espace urbain. En effet, longtemps laissé de côté dans l’étude des formes de contestation, l’espace de la ville ne peut être considéré uniquement sous les angles de la topologie et des ressources qu’il fournit aux protestataires (Combes, Garribay et Goirand 2015, Pailloux et Ripoll 2019). Si ces aspects sont centraux (Ripoll 2005), il est nécessaire d’interroger les insertions sociales et urbaines multiples des militants pour comprendre la force et le sens de leurs contestations (Gould 1991). La ville dans son ensemble – et dans son hétérogénéité – ne peut être analysée dans sa complexité seulement par le prisme de ces mouvements. En revanche, les mouvements et leurs militants indiquent des séparations et des frontières urbaines fondées sur des « régions morales » (Agier 1996) à la définition desquelles ils participent. Ce concept nous autorise à travailler sur les représentations multiples d’espaces de la ville tels qu’ils sont lus, compris et appréhendés par les militants. Au gré́ des mobilités, des lieux de luttes et de rencontres des militants se dessine une géographie de la ville en lutte. Celle-ci répond à des lectures et des représentations que les groupes ont de leur ville. Le concept de région morale est nécessairement souple et émique, et recouvre ainsi des réalités diverses.

5Cet article fait ainsi l’hypothèse que l’intelligibilité sociologique de l’effort sans cesse renouvelé des militants pour créer des espaces d’expression passe par une étude scrupuleuse de l’enchâssement des pratiques dans des dynamiques sociales urbaines faites d’appartenances multiples, de solidarité de voisinage, d’inégalités et d’implantation citadine familiale sur plusieurs générations. Ainsi, l’étude des mouvements sociaux dans la ville (Agier 2015) se doit d’interroger les effets structuraux de l’intervention étatique tout en étant à l’écoute du sens et des représentations portés par les citadins. Ceux-ci participent à la production de la ville, notamment à travers la mise en action de leurs « compétences citadines » (Berry-Chikhaoui et Deboulet 2000) dans de multiples « situations sociales » (Gluckman 1940, Agier 2015). Ces mouvements de contestation seront donc interrogés en tant qu’acteurs d’une ville en transformation dont ils contribuent, par leurs actions et la façon dont ils prennent la rue, à produire les sens multiples et hétérogènes (Fassin 1996).

  • 4 L’étude de la structuration spatiale des mouvements clandestins soudanais n’est pas l’objet de cet (...)

6Cet article propose d’étudier trois pratiques de résistance au Soudan prérévolutionnaire (pré-2018) sous l’angle de la réappropriation de l’espace urbain et de sa politisation. La question centrale de cet article tourne autour de l’apparente contradiction entre un contrôle fort de l’espace urbain exercé par un pouvoir coercitif et la création d’interstices plus ou moins publics contestant cette emprise par leur existence même. Dans un contexte de coercition, la question des lieux de regroupement, de discussion et d’organisation est un élément central des mobilisations urbaines (Hmed 2008). La projection dans la ville des mouvements ne va pas de soi, et les espaces d’interactions entre militants et non militants sont une question incontournable des pratiques militantes. Cet article examine ainsi des espaces intermédiaires conflictuels ou délibératifs créés par ces groupes dans l’espace urbain Khartoumois4.

7En nous saisissant du concept d’espace public pour analyser ces pratiques contestataires, nous souhaitons analyser aussi bien la capacité d’action des acteurs et le sens qu’ils donnent à leurs pratiques que les effets que celles-ci produisent sur les définitions et les usages de la ville. Nous ne définissons pas l’espace public comme un espace immatériel unique qui prendrait place à l’échelle nationale et irait de pair avec un régime pluraliste. Soumis à la critique d’anthropologues qui jugent cet espace « introuvable » (Olivier de Sardan 1999), du fait, entre autres, de son développement très européen dans les sciences sociales (Laurent 2002, Dahou 2005) et de son usage croissant dans les discours sur la gouvernance et la société civile (Le Bris 1999), cette notion n’en garde pas moins un intérêt lorsqu’on s’intéresse aux pratiques des acteurs (Hilgers 2013). Nous la questionnerons au travers des pratiques d’occupation de l’espace urbain et de l’étude d'interstices délibératifs parfois insoupçonnés. Dans le contexte soudanais de contrôle et de répression, la double revendication de participation politique et de présence publique portée par ces mouvements marque les définitions conflictuelles des espaces publics.

  • 5 La littérature scientifique en géographie ou en anthropologie urbaine s’est particulièrement conce (...)

8Nous étudierons, premièrement, les « discours publics » illégaux organisés par Girifna et Sudan Change Now dans des lieux de passage (gares, marchés, universités) de l’immense ville segmentée et inégalitaire qu’est Khartoum5. Deuxièmement, face à l’impossibilité de maintenir une présence permanente dans ces lieux, d’autres espaces semi-publics ont éclos dans les quartiers d’habitation. Nous retiendrons deux de ces espaces : les comités et réunions d’habitants (qui se réunissent dans des lieux fermés) et les groupes de jeunes qui « surveillent » les quartiers. Cet article s’appuie sur une ethnographie des groupes politiques clandestins de contestation au Soudan menée entre 2015 et 2018. Nous avons privilégié une méthodologie qualitative, fondée sur l’observation participante et des entretiens biographiques et informels auprès de deux mouvements soudanais. Pour des raisons de sécurité et d’accès au terrain, ce travail ethnographique a été complété par un travail sur les productions vidéo des groupes étudiés. L’observation de rue ou des endroits semi-publics a été impossible du fait des formes de surveillances et de répression exercées par les services de sécurité et leurs informateurs. Les passages de cet article faisant référence à ces pratiques se fondent essentiellement sur les récits des protagonistes.

La construction d’espaces publics éphémères de la contestation

  • 6 Les derniers discours dont nous avons eu connaissance avant la période révolutionnaire d (...)
  • 7 Girifna est né en 2009 et prend la forme d’une campagne politique dans le cadre des élections de 2 (...)
  • 8 Voir par exemple deux de ces discours filmés en 2010 et visionnés pour la dernière fois (...)
  • 9 L’idée de dépolitisation ou de politisation à sens unique est entendue dans cet article comme une (...)
  • 10 L’État en lui-même est rarement ciblé. La cible principale est le NCP, les partisans du (...)

9Girifna s’est fait connaître par ses discours publics (mukhatabat) dans les rues, les bus et les marchés de Khartoum. Les premiers discours publics ont un succès important et sont filmés pour être diffusés sur les réseaux sociaux et sur le site de ce mouvement. En pratique, les discours se déroulent majoritairement dans les endroits de passage que sont les gares routières, les marchés ainsi que les environs des universités. Le déroulé des discours a peu changé sur la période étudiée6. Girifna a été l’initiateur de ces discours publics mais n’est pas le seul mouvement à organiser ce type d’action. Sudan Change Now en a également organisé un certain nombre7. Ces discours publics8 sont nouveaux dans l’espace urbain. Par cette action, les militants de Girifna et d’autres organisations essaient de repolitiser des espaces dépolitisés9 et de créer une arène d’expression du dissentiment. Lors des discours, un ou deux militants de Girifna ou de Sudan Change Now commencent par scander des slogans et annoncent à la foule que leur mouvement va s’exprimer. Deux militants déploient une banderole sur laquelle sont inscrits le slogan et le nom du mouvement. Les deux personnes qui ont attiré l’attention des passants s’adressent alors à la foule en s’échangeant la parole parfois à plusieurs reprises pour créer une dynamique. Pendant ce temps, la personne qui ne s’adresse pas à la foule distribue des tracts sur lesquels sont écrites les principales revendications. Généralement, les discours publics commencent par une présentation rapide du groupe avant de dénoncer la politique du Parti du Congrès National (PCN)10, et enfin de faire état de demandes plus précises. Dans l’ensemble des discours que nous avons pu visionner ou que des acteurs nous ont racontés ou rejoués a posteriori, l’accent est mis sur trois grandes thématiques : les conditions de vie, la guerre civile, et la question de l’unité nationale soudanaise face à la politique de division du pays du PCN.

  • 11 « Girifna al-sûdâniyya tajribat i‘tiqal yafshaluhâ al-jamâhîr », vidéo citée, nombre de visionnages (...)
  • 12 « Girifna fî mukhâtba fî mawqaf al-jadîd al-Sûdân », vidéo citée, nombre de visionnages relevé le (...)

10Ces discours sont en général assez courts, de quelques minutes à dix minutes. Certains ont été arrêtés par la police et des militants ont été incarcérés. Ces prises de parole produisent un sentiment fort chez les militants, mais aussi chez les personnes qui écoutent. Sans micro ni mégaphone, les orateurs doivent crier pour se faire entendre dans ces lieux de passage bruyants que sont les marchés ou les gares routières. Ils utilisent également l’espace en bougeant au milieu du cercle de passants qui se crée autour d’eux et en prenant directement à partie leurs interlocuteurs. Cette configuration accompagnée de banderoles envoie une image de détermination auprès des récepteurs. Celle-ci est renforcée par les mots durs employés contre les partisans du régime (« voleurs », « assassins ») et par l’appel en fin de discours à la chute du régime au travers de slogans tels que : « le peuple veut la chute du régime », « tombe, tombe ya kîzân  » ou « la paix est le choix du peuple ». La défiance filmée de plusieurs militants envers les policiers essayant de les arrêter ou de disperser les attroupements a aussi marqué les esprits. Ces discours publics ont ensuite été diffusés largement sur les réseaux sociaux. La plupart des vidéos de discours ont été visionnées entre 30 000 et 70 000 fois et deux vidéos citées en exemple plus haut ont été visionnées 794 000 fois11 et 593 225 fois12 sur Youtube. Au travers de ces vidéos, les militants opèrent un dédoublement de l’agora qu’ils ont ainsi produite. La première agora, celle de l’interpellation et de la harangue publique, précède ainsi la seconde, numérique et désincarnée, qui tire sa légitimité et son existence de la première. Et c’est au nom de l’irruption dans la rue que les mouvements sont capables de poursuivre le débat en ligne et d’augmenter massivement leur audience. Ainsi, grâce aux discours publics, Girifna et Sudan Change Now créent deux espaces, aux contours différents, de publicisation du mécontentement.

  • 13 La présence de ce type de pratique « institutionnalisée », mais non nécessairement légale ne doit (...)
  • 14 Le Democratic Front est un syndicat étudiant fondé en 1953 et est lié au PCS. Il a été une des deu (...)
  • 15 Ce parti politique est lié au mouvement armé rebelle au Darfour du Sudan Liberation Movement/Army (...)

11Le recours aux discours est une variation d’un répertoire d’action collective préexistant (Tilly 1984). Cette innovation tactique (McAdam 1983) ne provient pas, d’après les acteurs, d’un calcul délibéré. En effet, les militants de Girifna ou de Sudan Change Now, dont un certain nombre a milité au sein d’organisations étudiantes, ont transposé et adapté des techniques existantes à l’université. A l’université de Khartoum, les discours publics sont une tradition qui remonte, d’après les militants, aux conférences publiques tenues par les organisations syndicales et le Syndicat des Etudiants de l’Université de Khartoum dans les années 1960. Cette généalogie reste imprécise faute de travaux et de sources sur cette activité militante avant les années 1990. Fortement réprimées depuis le coup d’État de 1989, ces harangues ont changé de formes et se tiennent de manière plus aléatoire jusqu’en 2005. À cette date, grâce à la libéralisation politique très relative qui suit les accords de paix avec la rébellion au Soudan du Sud, les discours étudiants reprennent de manière plus systématique, quoique dans un contexte toujours violent. À l’université, ces discours sont appelés « coins de discussion » (arkan niqash)13 et couvrent sensiblement les mêmes usages que les mukhatabas14 en dehors de l’université. Nous avons pu assister à plusieurs reprises à des discours publics sur le campus du Nil de l’Université de Khartoum, tenus par des groupes politiques tels que le Front Démocratique (FD) ou par des étudiants affiliés à Sudan Change Now mais se présentant comme indépendants sous le nom de Front Populaire Uni (FPU)15. L’extrait suivant rapporte le compte rendu d’une observation faite un mercredi de décembre 2017 à l’université de Khartoum :

  • 16 L’ensemble de mes données ont été codées pour des raisons de sécurité. Les noms et surnoms ont don (...)
  • 17 Les « dames de thé », sittat al-shay, sont des vendeuses de rue de thé. Ces petits cafés en plein (...)
  • 18 Journal de terrain, 13 décembre 2017.

Je suis assis avec « Fumeur16 » et « Afro », deux militants de Sudan Change Now à la sitta al-shay (dame de thé)17 au bout de shari‘ al-Main, la rue principale de l’université. « Fumeur » est aussi un ancien porte-parole du FD et n’est plus étudiant à l’université de Khartoum, mais revient régulièrement pour écouter les discours publics. Il s’est fait exclure de l’université à cause de ses activités politiques. Les deux militants sont populaires et de nombreuses personnes viennent nous saluer, ce qui nous empêche en réalité d’avoir toute conversation, mais me permet de rencontrer ou de revoir de nombreuses personnes déjà croisées. À un moment, des étudiants se mettent à crier dans les rues latérales du campus. Ils crient des slogans du FD et appellent les gens à se rassembler sur la rue principale pour écouter le discours du FD. Je reconnais « Petit Frère » dans les personnes qui battent le rappel et deux autres militants du FD déjà croisés auparavant. « Petit Frère » est un des porte-paroles du FD et aussi un membre de Girifna depuis 2010. Après avoir lancé l’appel, une quarantaine de personnes se rassemblent et écoutent le discours public. L’orateur est « Petit Frère ». Son discours porte sur les nouvelles augmentations de prix annoncées pour janvier 2018 et sur le budget de l’État. Suite à son intervention d’une dizaine de minutes, deux militant-e-s jouent une scène de théâtre dénonçant les violences domestiques faites aux femmes. Je suis frappé par la ressemblance des discours du FD avec ceux de Girifna et Sudan Change Now sur la forme. […] J’ai interrogé cet après-midi-là « Petit Frère » sur la proximité des discours du FD et de Girifna et il m’a répondu « Je n’y avais pas pensé comme cela, mais je pense que c’est parce que beaucoup de membres parmi les plus actifs de Girifna sont passés par le FD. Nous avons des formations quand on devient orateur, etc. »18

  • 19 Organisation étudiante liée au parti d’opposition Sudanese Congress Party.

12La filiation de la pratique semble évidente, même si l’exemple choisi est postérieur au début des discours publics de Girifna et Sudan Change Now. Le nombre important d’étudiants passés par le FD semble être la source principale de cette transposition dans un autre espace. Ainsi, l’ensemble des orateurs et oratrices de discours publics que j’ai rencontrés étaient ou avaient été membres d’une organisation étudiante : FD le plus souvent, mais aussi associations étudiantes et du Congrès Etudiant Indépendant19.

13Pourtant, cette transposition a dû aussi s’adapter au nouvel espace. Les stations de bus et les marchés sont par définition des lieux de passage, des lieux ouverts, contrairement à l’université, et par conséquent ils sont plus anonymes et accueillent un public plus hétérogène. Les discours sont donc accompagnés de tracts et d’une imagerie forte, aux couleurs du mouvement, tandis que l’identification réciproque au sein de l’université rend moins nécessaire ce type de pratique. Les militants, en dehors de l’université, ciblent des espaces de croisement des individus qui sont dans des « situations de passage » (Agier 2015). En menant ces actions, ils créent de petites agoras politiques qui, le temps de la performance, brisent l’anonymat de ces espaces de passage. Il s’agit d’espaces qu’ils connaissent, qui font partie des espaces du familier dans leur carte mentale de la ville et qui dessinent en creux leur « ville militante ».

14Dans un premier temps, les discours publics ont été prononcés exclusivement dans deux lieux hautement symboliques : les marchés et les gares routières. Concernant les interventions publiques sur les marchés, c’est au sein des plus grands d’entre eux, et plus particulièrement ceux proches du centre-ville (souk Omdurman, souk Al-Arabi et souk Al-Markazi), que s’est déroulée la quasi-totalité de ces discours. Comme cela nous a été répété à plusieurs reprises durant notre enquête, les marchés, et particulièrement les grands marchés, sont perçus par les militants comme un « lieu de rencontre » et un « lieu mixte ». Ainsi, le marché, dans les représentations de la ville des militants, est un des seuls endroits de rencontre, la mixité étant identifiée avant tout comme une mixité de genre et de classe sociale. En miroir, cette stratégie exprime la conscience d’évoluer dans une ville fragmentée, au sein de laquelle les différentes composantes ne se croisent pas nécessairement. Pourtant, en examinant la répartition spatiale des marchés fréquentés par les militants à Khartoum, d’autres frontières et effets de différenciation apparaissent. Ainsi les marchés ciblés par les militants se situent exclusivement dans les centres-villes des trois villes sœurs que sont Khartoum, Khartoum Nord et Omdurman. Les marchés situés dans des zones plus populaires et périphériques, comme Umbadda ou Haj Yousif, sont très largement délaissés, malgré leurs dimensions et fréquentations importantes. Le marché est perçu comme un lieu où les frontières sociales, physiques et symboliques peuvent être brisées. Pour les militants, il s’agit ainsi d’un espace particulier à la fois dans la ville, mais aussi hors de ses frontières localisées. En ciblant seulement certains marchés proches de leurs lieux d’habitation, les militants participent à la création de régions morales au sein de la ville.

  • 20 Ces trois principaux nœuds de transport sont situés dans chacune des trois villes du Gra (...)

15Les militants ne déploient pas seulement leurs activités dans les marchés, mais aussi dans les stations de bus et à l’intérieur des bus eux-mêmes. Le bus et la gare routière sont des espaces de transit encore plus emblématiques que le marché. Le caractère très étalé de la ville a nourri un réseau de transports privés complexe et organisé autour de gares et de nœuds de communication. Les khartoumois doivent souvent prendre plusieurs bus pour se rendre sur leur lieu de travail. De nombreux travailleurs pauvres habitant dans des zones périphériques dorment une partie de la semaine dans le centre et rejoignent leurs familles seulement le vendredi pour économiser du temps et de l’argent. La mobilité interne dans la ville est souvent un véritable défi pour de nombreux habitants. La gare de bus est ainsi un endroit où se croisent pendant toute la journée et en soirée, les travailleurs, salariés ou non, les étudiants et d’autres publics. C’est également dans ces lieux et, notamment, dans les trois grands nœuds de transport que sont Jackson, Al-Shuhada et la station centrale de Khartoum Nord (al-mahatta al-wusta Bahri)20, qu'ont été prononcés de nombreux discours publics des mouvements de contestation. Du fait du contrôle policier, la possibilité de tenir un discours dans ce type de lieu dépend de techniques militantes acquises par l’expérience de la répression, notamment durant un parcours universitaire.

  • 21 La critique du régime et du pouvoir est largement présente au Soudan mais se fait essentiellement (...)
  • 22 Nous faisons référence ici aux représentations théâtrales de rue qui ont parfois été tolérées par (...)

16Comme le démontrent ces expériences de prise de l’espace par Girifna et Sudan Change Now, les lieux de transit sont porteurs de représentations et de rapports sociaux. Les caractéristiques sociales et physiques de ces lieux sont aussi utilisées comme une ressource par ces groupes pour mener une action politique contestatrice. Les espaces sont ainsi momentanément appropriés et les usages sociaux du bus et du marché sont détournés et politisés. Les discours dans ces lieux prennent une teinte plus sociale et matérielle et abordent essentiellement des questions relatives au coût de la vie, à l’augmentation des prix et aux privatisations. Le « dispositif de sensibilisation » (Traini 2009) déployé par les militants des mouvements de contestation dans ces espaces porte sur l’expérience partagée (ou imaginée) des difficultés quotidiennes et s’articule à un discours fort sur l’éducation et l’avenir de la jeunesse. En plus de faire exister une parole critique publique (inexistante dans ces espaces), le discours participe à la contestation du contrôle territorial sur lequel l’État soudanais exerce une hégémonie21. De manière similaire à ce qui a été démontré dans d’autres contextes, comme à Cuba (Geoffray 2015), les autorités soudanaises peuvent faire preuve d’une tolérance limitée à l’égard de certaines initiatives comme les performances artistiques à visée sociale22. En revanche, concernant la contestation politique de leur contrôle de la rue et des espaces symboliques de la ville, les autorités répriment durement et tentent d’invisibiliser la contestation. Comme le notait Sewell (2001), les groupes ou organisations qui contestent doivent le faire dans un espace qu’ils ne contrôlent pas et qui leur est « imposé ». Sewel écrit que « les insurgés produisent de l’espace en changeant les sens et les usages stratégiques de leur environnement » (Sewell 2001 : 56). Ce détournement et cette réappropriation de lieux publics pour contester le pouvoir du régime soudanais sont précisément l’une des stratégies des mouvements. De plus en plus réduits à des interstices et des temporalités courtes dans leur expression, ces mouvements contribuent néanmoins à la contestation de l’ordre urbain et, par là même, à la diffusion de nouveaux sens liés aux usages de la ville.

17Les appropriations momentanées d’un espace réduit, que nous venons de décrire, comportent ainsi deux caractéristiques fondamentales. D’abord, elles mettent en scène visuellement les groupes de contestation dans leur affrontement avec le pouvoir. Ensuite, elles ont pour objectif de créer des agoras (Olivier de Sardan 1995, 1999) ou des espaces publics localisés et éphémères.

Contrôle, « situation autoritaire » et espace public

  • 23 Sur le contrôle et la dépolitisation de l’espace urbain dans d’autres régime comme en Ég (...)
  • 24 Ces lois concernent, entre autres, les interdits de consommation d’alcool ou de drogues, l’habille (...)

18La question de la mobilisation en situation autoritaire pose de manière frontale la question de la relation à l’espace. Comment protester, si prendre la rue et exprimer politiquement son dissentiment dans des lieux publics est empêché par tous les moyens par le pouvoir ? Depuis sa prise de pouvoir, le régime soudanais a tenté d’étouffer toute expression publique de défiance. À l’exception des marques de soutien au régime en place, l’espace urbain a été transformé et contrôlé23 à de multiples niveaux, au moyen notamment d’une politique d’urbanisation volontariste (Lavergne 1997). L’expression religieuse est une particularité du contrôle de l’espace urbain du Grand Khartoum. En effet, à partir des années 1990, le régime a articulé son entreprise de réforme de la société à une volonté d’islamiser les pratiques du quotidien au travers des lois d’ordre public (Berridge 2013). Ces lois régentent les comportements sociaux en ville selon des critères religieux et sont appliquées par une police spéciale redoutée24. Nombreux sont les militants et militantes ou simples manifestants condamnés en application de ces lois. Par ailleurs, comme Noah Salomon le décrit (2016), le régime soudanais a favorisé l’émergence d’une esthétique de l’islam, et les espaces publics s'agrémentent de contenus islamiques au travers d’affiches, de cassettes audio de prêche ou de noms de lieux. Le régime du PCN a été très attentif à la symbolique de son pouvoir et a veillé à marquer l’espace de l’empreinte de l’islam : création de nouveaux bâtiments de pouvoir dans des lieux considérés comme réticents à toute domination, constructions de nombreuses mosquées (notamment à côté des nouveaux bâtiments publics), rues ou localités renommées en hommage à des martyrs (Choplin 2006b) ou figures emblématiques de l’histoire de la communauté musulmane. Cette « théâtralisation du pouvoir » (Balandier 1992) s’effectue au moyen de symboles et de mises en scène, mais elle s’articule aussi à la volonté de surveiller et de contrôler la population par le biais de diverses institutions.

  • 25 Le SRSN (National Intelligence and Security Service, NISS) était le service de renseignement intér (...)
  • 26 Le FNI dirigé par Hassan al-Turabi est le principal acteur du coup d’État de 1989. Ce parti est is (...)

19La seconde particularité du contrôle spatial du pouvoir s’exprime au travers du rôle joué par les comités populaires (lijan sha‘biyya) et des différentes formes de police communautaire (Berridge 2013, Abdalla 2013) mises en place dans les quartiers de la ville. Ces unités administratives étaient des outils de contrôle politique et d’étouffement des formes de dissentiment. Les comités populaires travaillaient généralement avec, à la fois, les militants du PCN qui de fait contrôlaient les postes de responsabilité de ces comités, et les services de sécurité. Ils effectuaient un travail d’information pour les Services de Renseignement et de Sécurité Nationale (SRSN)25 qu’ils guidaient lors des arrestations et perquisitions. Il est probable que la composition des comités populaires dans les années 1990, très militante du fait de l’appartenance de nombreux membres au Front National Islamique (FNI)26, ait fait place à d’autres trajectoires politiques locales au sein de ces comités. Ces comités sont aussi l’unité administrative de base chargés de distribuer de nombreux services, d’entretenir le cadastre, etc. Ce maillage des territoires de la ville pour décentraliser le contrôle ne s’exerce pas partout de la même manière. En effet, le régime surveille prioritairement les populations qu’il considère comme dangereuses car venant de régions périphériques ou en guerre. Dans d’autres quartiers, les solidarités anciennes préexistantes ont parfois permis de résister aux pratiques multiples de contrôle quotidien du régime (Deshayes 2016). Ainsi l’espace, dans sa production idéologique et matérielle, concourt à l’emprise d’un pouvoir politique autoritaire (Planel 2015) qu’il est possible de lire selon la notion de grassroots authoritarianism, qui désigne des formes coercitives pas nécessairement verticales et dépendant de configurations locales multiples et complexes (Bayart 1984), dont les comités populaires soudanais sont un exemple particulièrement pertinent. La matérialisation de la domination de l’État dans l’espace urbain est ici double : directe-verticale et locale-diffuse.

20Ce contexte ne favorise pas l’expression et l’élaboration d’une contestation structurée, car l’espace physique et social de la contestation est consciencieusement cadenassé. Par ailleurs, le régime a supprimé les espaces publics considérés comme dangereux. Ainsi, le souk Al-Arabi, dans le centre de Khartoum, a été réorganisé et la ville ne comporte pas de grandes places (Choplin 2006b). Le dernier exemple de cette fermeture des espaces potentiellement porteurs de résistance à un ordre moral est l’interdiction des « dames de thé » (sittat al-shay) sur les berges du Nil. Malgré les raids de la police des mœurs, ces petits cafés en plein air sont devenus depuis les années 2000 un lieu de sortie populaire où la jeunesse khartoumoise se retrouve le soir.

21Pourtant, dans certains cas, des formes de contestation organisée peuvent émerger malgré un contexte peu favorable. Les militants politiques de Girifna et Sudan Change Now ont mené une action protéiforme de réappropriation et de repolitisation de l’espace de la ville au travers de discours publics, de distributions de tracts et de graffitis politiques. Ces actions reposent sur un fort travail de visualisation et sur des pratiques d’appropriation temporaire de l’espace et de contournement des ingénieries de contrôle. La contestation est intermittente dans l’espace public, et connaît des pics et des reflux spécifiques aux configurations autoritaires. En dehors des moments de soulèvement comme en 2012 et 2013, il est impossible pour les organisations de se maintenir en permanence dans l’espace public.

Des espaces délibératifs semi-privés : le comité, la réunion et les groupes de jeunes

22Mathieu Hilgers invite à analyser les pratiques de prise de l’espace public, y compris dans ce qu’il appelle des régimes semi-autoritaires (Hilgers et Mazzochetti 2010), car les formes de décentralisation ont permis à des espaces délibératifs de se former (Hilgers 2013) et de créer des espaces insoupçonnés de discussion. Au Soudan, cette décentralisation du pouvoir a débuté dans les années 1970 et s’est accentuée dans les années 1990 et 2000 avec des réformes touchant à l’approfondissement du fédéralisme, au renforcement des pouvoirs des comités populaires et à la revitalisation de l’Administration Indigène (Casciarri 2001). Les travaux de Hilgers examinent les espaces publics ou semi-privés (la maison, les réunions de groupes semi-privés et d’associations diverses) au sein desquels des échanges ont lieu. Ces « espaces liminaires constituent une voie d’émancipation pour des acteurs dont les capacités critiques ne cessent de croître » (Hilgers 2013 : 159). En effet, si le Soudan n’a pas connu de phénomène d’ouverture semblable au Burkina Faso, les espaces urbains ont vu émerger des lieux de discussion. Nous allons d’abord explorer la constitution de groupes locaux d’échanges et de comité d’action avant de nous interroger brièvement sur la place qu’occupent les groupes de jeunes dans les quartiers résidentiels. Si une partie des réunions et comités ont été initiés par Girifna et Sudan Change Now, il serait simplificateur de réduire ces dynamiques à ces seuls groupes. Contrairement aux discours publics, ces comités et ces espaces d’échange ont pu se maintenir de manière permanente ou semi-permanente. Suite à la répression sanglante des manifestations insurrectionnelles de septembre 2013, les nombreux comités ayant été formés entre 2012 et 2013 ont perdu de leur intensité avant de connaître une nouvelle dynamique à partir de 2016. Cet accroissement de leur activité est lié à la multiplication des conflits locaux et aux grèves générales de novembre et décembre 2016. Ainsi leur activité est à la fois liée au contexte politique national et aux dynamiques conflictuelles locales.

23Après cette analyse des discours publics, notre attention se porte sur l’échelle des quartiers, car ils sont le « collectif d’appartenance » (Hilgers 2012) le plus souvent revendiqué par les militants politiques, mais aussi un espace de repli et de politisation « au quotidien ». Ainsi les militants se définissent comme venant d’un quartier spécifique avant de décliner d’autres formes d’appartenance. Dans cet espace, les pratiques ordinaires des militants politiques sont basées sur la propagande et la création d’espaces d’échanges et de débats. Les militants glissent des tracts sous les portes des maisons et organisent des réunions chez eux pour présenter le mouvement et échanger sur les problématiques locales, comme nous pouvons le voir dans cet extrait d’entretien effectué à Khartoum avec un militant de Girifna à propos des manifestations de 2013 :

CD – « Comment organisez-vous ces réunions ? Je veux dire, est-ce que ce sont des réunions ouvertes, fermées ?
E - Ouvertes c’est impossible !! [Rires.] Non, en général, nous ciblons des personnes que nous connaissons, des personnes engagées ou non. Tu sais, nous nous connaissons tous dans les quartiers. Nos parents ont construit les maisons, nous sommes allés à l’école ensemble. Tout se sait. Nous savons que telle ou telle famille travaille avec le régime, que cette personne a travaillé avec les services de sécurité… Nous ne savons pas tout, mais à partir de cela nous invitons des gens que nous connaissons et en qui nous avons confiance.

  • 27 Entretien avec un militant de Sudan Change Now âgé de 28 ans, 2015.

CD – C’est comme ça que tu as fait toi ? Quand tu as organisé des réunions ?
E – Oui, et je me suis renseigné aussi. J’ai passé beaucoup de temps à l’université à militer, donc je n’étais plus au courant de tout dans le quartier, mais j’ai demandé à mes frères et sœurs, à des amis de lycée qui ne sont pas trop allés à l’université, et après nous avons invité des gens. […]
CD – Comment se déroule une de ces réunions ?
E – En général, on présente le mouvement de manière brève, et ensuite on parle des problèmes du quartier et de la vie en général. Beaucoup de choses portent sur les problèmes des jeunes, du travail, etc. Quand on connaît un peu mieux les gens, on discute des moyens d’action et de comment s’organiser dans le quartier27. »

24Plusieurs éléments centraux dans le processus de création d’espaces localisés du dissentiment ressortent de cet extrait d’entretien. L’organisation locale des actions de Girifna et Sudan Change Now repose sur des liens de voisinage et d’interconnaissance. Les réunions ne sont pas ouvertes pour des raisons de sécurité. Ainsi les militants recrutent de proche en proche, de façon réticulaire : d’abord les membres de leurs familles, puis des amis et anciens camarades de classe. La réputation attachée à l’ensemble d’une famille selon sa proximité et sa participation, réelle ou supposée, au régime est un second marqueur des liens politiques dans le quartier. Contrairement au discours d’atomisation des appartenances dans l’environnement urbain, il est frappant de voir que la famille est toujours perçue par les militants comme une entité politique et économique qui prime sur l’individualisation des trajectoires.

  • 28 Notons que la proportion de chaque catégorie dépend des quartiers et des niveaux socio-é (...)

25Aussi, la distinction fondée par William Foot Whyte à Boston entre « gars de la rue » et « gars de la fac » (Whyte 1995) semble aussi opérante à Khartoum28. Les militants de ces mouvements, même s’ils gardent un ancrage local, vont à l’université, circulent et participent à des activités politiques à l’échelle de la ville. Ils font le lien entre des pratiques politiques développées à divers endroits de la ville. Ces militants font office de courtiers de la contestation entre les différentes échelles urbaines. Ils bénéficient de l’expérience croisée d’un militantisme de quartier estudiantin, parfois au sein d’organisations politiques. Cette position en fait les meneurs de certains mouvements de contestation. L’ancrage urbain à l’échelle de la ville ne s’oppose ainsi pas à l’ancrage localisé dans un territoire. Les militants de Girifna et Sudan Change Now déploient leurs activités sur les deux échelles. Ils s’inscrivent dans un « entre-deux » qui varie selon les configurations sociales des quartiers entre « gars de la fac » et « jeunes du quartier ».

26Ces réunions informelles organisées par des militants politiques de ces mouvements ont été le cadre à partir duquel de nombreux comités révolutionnaires se sont formés en 2012 et 2013 dans plusieurs quartiers de la ville. Les manifestations de 2012 et le soulèvement plus généralisé de 2013 ont eu pour cadre essentiellement les quartiers résidentiels. De nombreux quartiers ont ainsi vu naitre des « comités révolutionnaires » organisant la protestation et dont les participants des réunions de Girifna et Sudan Change Now ont formé la structure. La répression extrêmement brutale et l’arrestation de plusieurs milliers de protestataires, dont de nombreux membres de ces comités (certains plusieurs semaines ou mois après le soulèvement sur dénonciation d’informateurs et de membres locaux du NCP), ont mis un coup d’arrêt au développement de ces réunions politiques. Néanmoins celles-ci n’ont pas disparu et ont connu une nouvelle vigueur en 2016 sous l’impulsion de ces mêmes groupes et de partis politiques d’opposition, qui ont ainsi consacré cette pratique dans le répertoire d’action oppositionnel.

27À côté des réunions et comités révolutionnaires impulsés par ces mouvements, un second type d’espace d’échange et d’organisation a vu le jour dans différents quartiers de la ville. Lors de conflits liés à la terre, à l’accès à l’eau potable, à la privatisation des services, des comités locaux ont été désignés par les habitants et chargés d’organiser la mobilisation et de porter les revendications. Comme nous avons pu l’observer à Shajara lors des mobilisations concernant les coupures d’eau, ces comités ont parfois évolué vers d’autres revendications localisées concernant le problème de la terre ou de l’éducation publique (Casciarri et Deshayes 2019). Cette forme d’organisation a été surtout présente dans les quartiers historiquement opposés au pouvoir et souvent couplée à des modes plus routinisés de manifestation au début de la mobilisation. Ces comités, dont la composition est nettement différente des comités révolutionnaires du fait de la surreprésentation d’hommes plus âgés, ont été des espaces de discussion et de politisation de premier plan dans lesquels les militants de Girifna et Sudan Change Now se sont également largement investis. Les habitants, délaissant parfois l’inefficacité des comités populaires officiels, ont pu réclamer l’intervention ou l’intermédiation de ces groupes non reconnus par l’État. Ce sont parfois ces comités qui ont négocié avec les spéculateurs immobiliers, les compagnies d’eau et parfois les représentants de l’État ou de la municipalité. Les revendications et les conflits ont été essentiellement présentés comme des problématiques locales concernant l’intérêt des habitants. Cette dépolitisation de façade, qui a pu aussi prendre la forme de dénonciations de la corruption qui nuit à la qualité d’un service, a entrainé une certaine tolérance de ces oppositions et comités par les forces de sécurité – sans toutefois empêcher des formes de répression.

  • 29 Ces associations ont parfois gagné des élections pour le contrôle local de club de quartier sous l (...)

28Les clubs de quartier sont un autre lieu emblématique de discussion politique fréquenté essentiellement par la jeunesse khartoumoise (El Gizouli 2020). Ces « clubs », inspirés des grands clubs héritiers de la colonisation britannique, sont en réalité de petites maisons avec quelques chaises et une télévision où se réunissent les jeunes du quartier. Ces jeunes, souvent désœuvrés ou au chômage, échangent et construisent des sociabilités, des liens de solidarité denses fondés sur l’appartenance géographique. Ce sont bien souvent ces jeunes gens que l’on retrouve aux abords des quartiers et qui exercent des formes de vigilantisme à l’égard des intrus29. Ces groupes de jeunes ont créé de nombreuses associations chargées de venir en aide aux personnes de leur quartier, d’organiser la collecte de déchets ou d’accompagner les malades à l’hôpital. Les espaces du café à la bordure du quartier, des abords du terrain de foot central et du club sont devenus progressivement des espaces d’auto-organisation et de débats. D’abord étroitement contrôlées et même encouragées par les comités populaires et leur bras armé, la police communautaire, ces initiatives ont progressivement dépassé la surveillance du régime. Les clubs de jeunesse sont administrativement placés à la fois sous la tutelle du Ministère de la Jeunesse et sous le contrôle des comités populaires dans chaque quartier. La direction de ces clubs est assurée par des jeunes du quartier élus par leurs pairs dans un processus également placé sous la surveillance des comités populaires qui sont en charge d’en valider les résultats. Ces élections ont donné lieu avant la révolution à une concurrence intense entre les jeunes regroupés au sein d’associations d’entraide diverses et les membres des sections locales du NCP. Dans certains quartiers, loin d’être majoritaires, ces clubs sont passés sous le contrôle d’associations et de groupes de jeunes non affiliés au régime, marquant ainsi un effritement de l’emprise locale du parti hégémonique. Néanmoins, ces dynamiques sont extrêmement hétérogènes d’un quartier à l’autre, en fonction de la composition sociale et économique de celui-ci, de l’histoire et des mémoires locales, et de l’ancienneté de la citadinité.

29Ainsi, au sein des différents quartiers, plusieurs types d’initiatives se juxtaposent, se croisent et souvent se coordonnent. Premièrement, les réunions et les comités constitués par des militants politiques peuvent à certains moments avoir pris une importance déterminante, au point d’apparaître comme concurrents des comités populaires (comme cela a été le cas à Shajara ou à Al Gereif lors des conflits sur l’eau et la terre). Deuxièmement, des groupes plus ou moins informels de jeunes se sont progressivement structurés autour de lieux et d’actions spécifiques. Le premier type, bien que constituant un espace de débat et de prise de décision semi-privé, est hautement conflictuel. Le second s’est d’abord inséré dans les marges ouvertes par les organes d’administration et de contrôle de l’échelon local avant de s’en autonomiser progressivement.

30En conclusion, dans un espace politique considéré comme fermé, les formes d’expression et de discussion collective ne se situent pas seulement en périphérie de l’espace officiel, mais aussi dans les interstices de la société. Nous en trouvons trace dans les groupes de jeunes qui « surveillent » certains quartiers, dans les comités d’habitants réclamant le rétablissement de l’eau potable en cas de crise (Casciarri et Deshayes 2019), dans les organisations féministes essayant de survivre malgré la répression (Nagar et Tonnessen 2017) et dans l’action de Girifna et Sudan Change Now.

31L’hypothèse de l’existence d’espaces semi-publics ou délibératifs dans des situations de contrainte conduit à cinq remarques conclusives.

32Premièrement, si les discours publics s’articulant autour de la création d’autres espaces d’échange ont un impact réduit et difficilement quantifiable, ils sont porteurs de transformations sociales, la libération étant d’abord la « libération dans l’imaginaire » (Althabe 1969). Cette action de se positionner dans la rue pour prendre la parole publiquement n’a donc pas seulement une fonction de défi, mais elle est aussi performative car elle crée de manière temporaire des espaces où peut s’exprimer une vision politique alternative. En cela, ces discours participent aux redéfinitions symboliques des lieux et des espaces publics en changeant, temporairement, les sens et les usages habituels.

33Deuxièmement, l’occupation éphémère de lieux publics et la participation à des réunions et des comités où s’exprime un discours porteur d’une critique virulente du pouvoir politique contribuent à diffuser un sens politique du juste et de l’injuste autant que des usages critiques des lieux de la ville. Il paraît indéniable que les compétences politiques des groupes de jeunes, des groupes informels et des comités illégaux n’ont cessé de se développer. Ces espaces publics ou semi-publics de la parole et de la discussion ont ainsi été des incubateurs de nombreuses pratiques et de l’autonomisation d’une partie de la jeunesse vis-à-vis des organes de contrôle.

34Troisièmement, ces pratiques protestataires et délibératives, après avoir été l’apanage de ces deux groupes, se sont largement diffusées dans l’espace urbain khartoumois, devenant une partie substantielle du répertoire d’action protestataire. À partir de 2015-2016, la grande majorité des partis politiques soudanais et de nombreux groupes locaux ont organisé à leur tour des discours publics et des réunions semi-privées dans les espaces d’habitation. La routinisation de ces pratiques est devenue apparente lorsqu’un parti d’opposition, Reform Now, dont le président, Ghazi Salah el-Din Atabani est l’ancien secrétaire général du PCN, a commencé à utiliser ces pratiques pour s’opposer aux politiques de ce dernier. La diffusion de ces pratiques est aussi une extension géographique en dehors de Khartoum et des quartiers historiquement opposés au régime.

35Quatrièmement, malgré la diffusion de ces formes de réappropriation temporaire de l’espace public et de création d’espaces semi-publics délibératifs, celles-ci restent essentiellement cantonnées dans des espaces politiques et temporels liminaires et imbriquées à des formes de conflictualité avec l’État. Ainsi, jusqu’au processus révolutionnaire qui démarre en décembre 2018, Khartoum, à la différence d’autres villes africaines, n’avait pas connu des “parlements de rue” contribuant à une prise de parole massive (Banégas, Brisset-Foucault et Cutolo 2012). Le Soudan n’avait pas vu se développer des institutions locales ouvertes sur des prises de décisions limitées par les habitants non affiliés au parti au pouvoir, comme au Burkina Faso par exemple (Hilgers 2012). Cinquièmement, nous retrouvons cette propension à l’auto-organisation et des formes similaires de harangue publique durant le processus révolutionnaire qui s’ouvre en décembre 2018. La sociologie des changements de régime et des crises politiques invite à une grande prudence sur les questions de la causalité et des temporalités révolutionnaires (Dobry 1986, Sewell 2009). Ainsi, nous ne pouvons pas considérer que la diffusion de ces pratiques et leur intégration dans le répertoire d’action collectif est « la » ou « une » cause des événements de 2018 et 2019. Néanmoins, ces pratiques constituent l’une des ressources politiques et l’un des langages dans lesquels se sont exprimés les révolutionnaires soudanais. L’attention portée aux pratiques, aux crises politiques antérieures de 2012, 2013 et 2016 et aux espaces d’expression du dissentiment éclaire la sociogenèse de l’évènement révolutionnaire (Gobille 2008, Gaiti 2015) sans présumer une issue particulière à ce processus. Il semble probable que ces pratiques et savoir-faire, du fait des changements rapides de la situation soudanaise, échappent désormais à l’univers de sens qui les a vus naître et soient chargés d’imaginaires largement retravaillés par le vécu révolutionnaire des protagonistes de ces événements.

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Notes

1 L’exercice de bornage des contextes de fluidité politique est complexe (Dobry 1986) et les lendemains révolutionnaires ne correspondent pas nécessairement au passage mécanique d’un système politique à un autre (Allal et Vannetzel 2017). Pour la clarté du propos, nous pouvons identifier quatre périodes de la révolution à partir d’évènements qui entrainent des bifurcations politiques majeures. La première phase est une période de confrontation entre les acteurs révolutionnaires et le régime et prend fin avec l’occupation d’avril et la déposition d’Omar el-Beshir par l’armée (décembre 2018 – 6-11 avril 2019). La seconde période est marquée par la tension et les négociations entre forces militaires et civiles qui aboutissent à la signature du document constitutionnel (avril 2019 – 17 août 2019). La troisième période est celle du partage chaotique du pouvoir entre civils et militaires et le démarrage du démantèlement des intérêts de l’ancien régime (17 août 2019 – 25 octobre 2021). La quatrième période est celle du retour à la confrontation entre les révolutionnaires et l’armée suite au coup d’État mené par cette dernière le 25 octobre 2021.

2 Une majorité de la première génération militante de ces deux groupes est issue de ce que nous avons identifié comme des « familles militantes ». Celles-ci se caractérisent par l’engagement oppositionnel, voire clandestin dans certains cas, de plusieurs membres de la famille directe (parents, grands-parents, oncles et tantes), des mariages entre militants, l’expérience de l’incarcération de ces personnes ou encore celle de perquisitions du domicile par les services de sécurité. Ces héritages politiques et ces expériences de la coercition marquent la socialisation politique familiale des premiers militants de Girifna et Sudan Change Now, ainsi que leur rapport conflictuel à l’État (Deshayes 2019).

3 Les partis politiques au Soudan, hormis les groupes armés, peuvent être de manière schématique classés en trois groupes : les partis du mouvement islamique avec le National Congress Party (NCP) au pouvoir, le Popular Congress Party (PCP) de Hassan Al-Turabi et Reform Now de Ghazi Salah Al-Din Atabani ; les partis issus d’ordres confrériques avec le Democratic Unionist Party (DUP) dirigé par la famille Mirghani et le National Umma Party (NUP) dirigé par la famille Al-Mahdi ; enfin, les partis de la gauche avec l’historiquement très puissant Parti Communiste Soudanais (PCS) et des partis plus faibles comme les quatre partis Baʿath ou le parti social-démocrate Hagg. Depuis une dizaine d’année, des partis se définissant comme libéraux ont pris une place importante dans l’opposition comme le Sudan Congress Party (SCP).

4 L’étude de la structuration spatiale des mouvements clandestins soudanais n’est pas l’objet de cet article même si certains éléments sont abordés. Pour plus d’informations sur l’organisation spatiale interne des mouvements, les rapports ordinaires à la ville et à leurs quartiers, les jeux d’échelles entre quartiers, villes, pays et transnational, voir Deshayes 2019.

5 La littérature scientifique en géographie ou en anthropologie urbaine s’est particulièrement concentrée sur les inégalités dans l’espace urbain du grand Khartoum et sur les effets de frontières entre différents espaces de la ville. Sur la production de Khartoum comme une ville segmentée et inégalitaire voir entre autres Denis 2005, Choplin 2006a, De Geoffroy 2009, Bakhit 2015, Franck, Casciarri, El Hassan 2021.

6 Les derniers discours dont nous avons eu connaissance avant la période révolutionnaire datent de 2017 pour Girifna et 2016 pour Sudan Change Now. Les premiers se déroulent en 2010 pour Girifna et 2011 pour Sudan Change Now.

7 Girifna est né en 2009 et prend la forme d’une campagne politique dans le cadre des élections de 2010. Ce mouvement se transforme par la suite en un mouvement horizontal dont l’objectif est la chute du régime soudanais en 2011. Sudan Change Now nait lui en 2010 et s’organise à la fois comme une plateforme réunissant différents groupes préconstitués à Khartoum et dans les grandes villes du pays et comme un mouvement plus vertical doté d’un bureau de coordination. Il s’agit des deux groupes les plus importants qui ont émergé dans cette période et surtout les seuls qui ont pu maintenir leurs activités jusqu’à la révolution de 2018/19. Pour plus d’informations sur les évolutions organisationnelles de ces groupes, voir Deshayes 2019.

8 Voir par exemple deux de ces discours filmés en 2010 et visionnés pour la dernière fois le 30/07/2021 « Girifna fi mukhatba fi mawqaf al-jadid al-Sudan », 4 mars 2010 :

https://www.youtube.com/watch?v=uk1gWjY3taI et « Girifna al-sudaniyya tajribat i‘tiqal yafshaluha al-jamahir », 28 mars 2010 : https://www.youtube.com/watch?v=hg9IfU_VnGg&frags=pl%2Cwn.

9 L’idée de dépolitisation ou de politisation à sens unique est entendue dans cet article comme une absence de contradiction ou de présence de formes explicites, multiples et concurrentielles de politisation. Le politique n’est pas absent de l’espace public, qu’il s’agisse d’une politisation en soutien au régime en place (affiches et autres) ou d’une islamisation de l’espace en accord avec l’ordre moral prôné par le pouvoir (Salomon 2016). De même, des formes de politisations non explicites de l’espace fondée sur des pratiques de résistance (Scott 1985) ou d’empiètements (Bayat 1997) sont largement répandues quoiqu’également réprimées. Néanmoins, ces résistances ordinaires ne sont pas au cœur des dynamiques de la contestation explicites ou de la création d’espaces semi-publics.

10 L’État en lui-même est rarement ciblé. La cible principale est le NCP, les partisans du régime appelés kîzân (kûz au singulier), et les services de sécurité.

11 « Girifna al-sûdâniyya tajribat i‘tiqal yafshaluhâ al-jamâhîr », vidéo citée, nombre de visionnages relevé le 24/11/2021

12 « Girifna fî mukhâtba fî mawqaf al-jadîd al-Sûdân », vidéo citée, nombre de visionnages relevé le 24/11/2021.

13 La présence de ce type de pratique « institutionnalisée », mais non nécessairement légale ne doit pas occulter le caractère hautement conflictuel de l’espace universitaire. D’abord, cette pratique n’est tolérée par intermittence presque uniquement qu’à l’université de Khartoum, sur les 30 universités publiques et 73 institutions privées que compte le pays. Ensuite, ces discours donnent lieu plusieurs fois par an à des affrontements mortels avec les étudiants du NCP encadrés par les services de renseignement.

14 Le Democratic Front est un syndicat étudiant fondé en 1953 et est lié au PCS. Il a été une des deux principales forces étudiantes des années 1960 aux années 1990 (avec les étudiants du National Islamic Front). Malgré une répression féroce qui s’abat sur ses membres suite au coup d’État de 1989, cette organisation reste le principal syndicat étudiant d’opposition durant les années 1990 et 2000. Entre 2008 et 2010, le DF change de stratégie politique et s’allie avec de nouveaux mouvements politiques et les nombreuses associations étudiantes qui se développent pour contester le contrôle des universités par les étudiants membres du parti au pouvoir.

15 Ce parti politique est lié au mouvement armé rebelle au Darfour du Sudan Liberation Movement/Army (SLA/M). La branche étudiante est particulièrement présente dans les campus de l’ouest du pays et recrute de nombreux étudiants dans les grandes universités de Khartoum.

16 L’ensemble de mes données ont été codées pour des raisons de sécurité. Les noms et surnoms ont donc été changés et sont identiques à ceux que j’ai utilisés dans mon journal de terrain.

17 Les « dames de thé », sittat al-shay, sont des vendeuses de rue de thé. Ces petits cafés en plein air que l’on trouve partout dans la capitale sont un des rares espaces publics de sociabilité. Du fait de cette présence dans la rue, ces vendeuses de thé subissent une pression forte à la fois des autorités communales et de la police des mœurs.

18 Journal de terrain, 13 décembre 2017.

19 Organisation étudiante liée au parti d’opposition Sudanese Congress Party.

20 Ces trois principaux nœuds de transport sont situés dans chacune des trois villes du Grand Khartoum : Omdurman, Khartoum Nord et Khartoum. Les villes sont reliées par des ponts.

21 La critique du régime et du pouvoir est largement présente au Soudan mais se fait essentiellement au sein de cercles d’interconnaissance et non sous la forme publique d’une interpellation des passants.

22 Nous faisons référence ici aux représentations théâtrales de rue qui ont parfois été tolérées par la police et les services de sécurité ainsi qu’aux concerts organisés par Girifna.

23 Sur le contrôle et la dépolitisation de l’espace urbain dans d’autres régime comme en Égypte et en Iran par exemple, voir Bayat (2017).

24 Ces lois concernent, entre autres, les interdits de consommation d’alcool ou de drogues, l’habillement des femmes avec l’interdiction du pantalon et l’obligation du voile, les interactions hommes–femmes avec l’obligation pour les femmes dans de nombreux cas d’être accompagnées par un responsable légal masculin. De nombreux articles sont en fait très flous et ne détaillent pas nécessairement ce qu’est un comportement moral, laissant une marge d’appréciation très forte aux policiers et plongeant les acteurs protestataires dans une incertitude permanente quant aux risques qu’ils encourent.

25 Le SRSN (National Intelligence and Security Service, NISS) était le service de renseignement intérieur et extérieur. Ces services de sécurité ont été renforcés au cours des années 1990 et sont directement sous le contrôle du président soudanais. Outre la surveillance des opposants politiques, le NISS est également en charge de la censure de la presse et du contrôle numérique. Il encadre et finance un certain nombre de milices au Darfour et dans le sud du pays. Il dispose également d’un vaste réseau d’informateurs dans chaque district, et d’unités combattantes.

26 Le FNI dirigé par Hassan al-Turabi est le principal acteur du coup d’État de 1989. Ce parti est issu des frères musulmans soudanais et sera dissous suite au coup d’État. Les cadres du parti ont formé l’armature du pouvoir post-coup d’État au sein des différentes institutions soudanaises. Un nouveau parti hégémonique sera créé par la suite, le National Congress Party (NCP) (Marchal 1996) ainsi qu’une plateforme nommée le Sudanese Islamic Movement qui regroupe, au-delà du NCP, d’autres partis et organisations politiques organisés autour d’un référent religieux.

27 Entretien avec un militant de Sudan Change Now âgé de 28 ans, 2015.

28 Notons que la proportion de chaque catégorie dépend des quartiers et des niveaux socio-économiques de chaque quartier. Également, certains « gars de la rue » ou « jeunes du quartier » dans le contexte des quartiers plus bourgeois sont parfois des lycéens et de futur « étudiants ».

29 Ces associations ont parfois gagné des élections pour le contrôle local de club de quartier sous le contrôle officiel des comités populaires dont la mission est d’organiser des activités culturelles et sportives pour les jeunes. Ces associations formeront dans certains quartiers des espaces de mobilisations centrales lors des mobilisations prérévolutionnaires et serviront souvent d’ossature aux comités de résistances durant la révolution de 2018-2019.

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Pour citer cet article

Référence papier

Clément Deshayes, « Politiser la ville, contester le régime : espaces publics liminaires et réappropriation de la rue à Khartoum (2009-2018) »Égypte Soudan mondes arabes, 24 | 2023, 23-47.

Référence électronique

Clément Deshayes, « Politiser la ville, contester le régime : espaces publics liminaires et réappropriation de la rue à Khartoum (2009-2018) »Égypte Soudan mondes arabes [En ligne], 24 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/esma/697

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Auteur

Clément Deshayes

Clément Deshayes est chercheur sur l'Afrique de l'Est à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire (IRSEM). Il a soutenu sa thèse d'anthropologie à l'université Paris 8 en 2019 et a été postdoctorant au sein du programme ANR Thawra-sur (Thinking Alternative World Across Sudanese Revolution). A partir d'une approche ethnographique son projet de recherche actuel porte sur les reconfigurations hétérogènes des relations entre institutions de pouvoir (gouvernement, comités révolutionnaires) et administrations publiques dans les situations (contre)révolutionnaires.

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