1La capitale de la Colombie (Figure 1) a conclu en 2022 une ambitieuse réforme des transports publics urbains qui s’est étalée sur deux décennies, avec deux étapes majeures.
Figure 1 – Localisation de Bogotá en Amérique du Sud. Élaboration des auteurs à partir des données GADM1
2D’abord au tournant des années 2000, la mise en service de Transmilenio a représenté une révolution qui a été abondamment commentée par la littérature spécialisée. Ce système de BRT (Bus Rapid Transit), sigle emprunté à la littérature anglophone [Tun et al., 2020], repose sur un réseau structurant de voies réservées parcourues par des autobus articulés, organisé autour de nœuds de correspondances entre les lignes, avec un service de rabattement depuis les quartiers périphériques. La littérature s’est essentiellement focalisée sur le caractère innovant du BRT, en tant qu’objet sociotechnique, sur son succès de fréquentation et sur les limites rencontrées [Gil-Beuf, 2007 ; Rodríguez, Puyana et Fonseca, 2017]. Transmilenio a été conçu dans une logique de rationalisation de l’offre de transport public, à moindre coût pour les finances publiques, mais sans s’attaquer frontalement à l’explosion du parc motorisé privé (automobiles et motos) dont les effets négatifs avaient été critiqués très tôt [JICA, 1995 ; Montezuma, 1998]. Transmilenio n’est qu’un élément d’une série de politiques publiques visant plus largement à remettre les transports collectifs au centre des priorités, pour répondre à la fois à l’engorgement du trafic, à la piètre qualité de service du transport artisanal (dominant dans les années 1990) et à améliorer les conditions de travail des transporteurs.
3La seconde étape a été la mise en place du Système Intégré de Transport Public (SITP), de 2012 à 2022. Elle a représenté un changement d’échelle dans la réforme du transport collectif de Bogotá et produit un bouleversement d’ampleur au moins aussi important que Transmilenio, bien que moins médiatisé à l’international. Voulant intégrer l’ensemble du transport artisanal dans le schéma de fonctionnement du BRT, le SITP ambitionnait de réduire le coût des déplacements des populations défavorisées à l’échelle du District de Bogotá, offrant au moyen d’un seul ticket stocké sur un support magnétique des correspondances illimitées sur le réseau pendant une certaine durée [Campo et al., 2009]. Mais plus encore que pour Transmilenio, le recours limité au financement public rendait difficile la réalisation des objectifs sociaux de cette réforme. Toute la contradiction des politiques néolibérales analysées dans cet article peut se résumer ainsi : d’une part, la dérégulation du transport public et le retrait de l’État qui a culminé au début des années 1990 a produit une explosion de l’offre artisanale, une dégradation de la qualité du service et une congestion importante. D’autre part, les solutions proposées pour y remédier ne sont pas moins libérales : influencées par les institutions multilatérales du développement [Paquette, 2014], elles reposaient sur le principe difficilement soutenable du recours massif au portefeuille des usagers [Figueroa, 2005].
4La réforme des transports publics est intervenue alors que Bogotá connaissait un étalement urbain de grande ampleur (Figure 2) ainsi qu’une fragmentation spatiale peu favorable au transport public. Les périphéries, de plus en plus éloignées du centre, ont concentré l’essentiel de la croissance urbaine [Dureau, Gouëset & Mesclier, 2006], avec toutefois différentes phases. Au début du processus de transition urbaine [Ibid.], les migrations provenant des zones rurales ont alimenté un mouvement massif d’auto-construction informelle en périphérie, multipliant la superficie urbaine de Bogotá par 4 entre 1955 et 1975, alors que la densité moyenne de population s’effondrait. A partir des années 1980, les migrations et la croissance démographique ont commencé à diminuer, ralentissant l’expansion de la superficie urbanisée, au bénéfice d’un processus de densification, principalement dans les périphéries [Le Roux, 2015]. La souplesse et la capacité d’adaptation des lignes de bus artisanales ont accompagné la croissance des périphéries dans le dernier tiers du XXème siècle, en proposant une offre de transport aux quartiers tout juste créés et dépourvus de services urbains [Montezuma, 1998]. Aujourd’hui, les populations modestes des périphéries les plus éloignées affrontent des conditions de déplacement de plus en plus difficiles, du fait d’une desserte limitée par le système Transmilenio - SITP, qui les rend dépendantes de l’offre informelle résiduelle [Dureau et al., 2014; Robert et al., 2022].
Figure 2 – Évolution de l’expansion urbaine de Bogotá depuis le XVIème siècle. Élaboration des auteurs à partir de [Garavito & De Urbina, 2019]
5Cet article interroge donc la durabilité de la réforme des transports publics de la capitale colombienne, en analysant la conception et la mise en œuvre de l’action publique [Lascoumes et Le Galès, 2018] dans le domaine de la mobilité, alors même que Bogotá est confrontée, comme les autres métropoles latinoaméricaines, à une augmentation du nombre de parties prenantes dans la gouvernance urbaine [Mercier et al., 2019]. Un des objectifs est de comprendre les difficultés de la réforme du transport public et la lente émergence du SITP à Bogotá. La description de l’offre artisanale issue des réformes néolibérales - désignée localement sous la formule de « guerre du centime » - est choisie comme point de départ de la réforme dans les années 1990. Nous montrons ensuite comment l’introduction du système Transmilenio au tournant du millénaire a constitué une première rupture, qui a rendu ensuite possible la réforme ambitieuse du SITP dans la décennie 2010. En mobilisant un corpus constitué de données de terrain, d’entretiens experts, de sources secondaires et du cadre réglementaire, nous analysons sa mise en œuvre et les difficultés rencontrées par cette réforme.
- 2 Principalement : la base bibliographique Zotero constituée dans le cadre du projet ANR Modural, auq (...)
6La méthodologie repose à la fois sur la conduite d’entretiens semi-directifs et la réalisation d’observations de terrain, complétées par l’analyse des sources secondaires à notre disposition : la bibliographie sur la mobilité durable en Amérique Latine et dans le monde2, les sources juridiques réglementant les politiques publiques et l’exploitation des transports urbains à Bogotá (Lois et décrets, contrats de concession de Transmilenio phases I et II puis du SITP, schéma conceptuel du SITP), ainsi que les bases de données contenant les tracés et horaires des lignes du SITP et les inventaires des véhicules en circulation.
- 3 « Métropoles d'Amérique latine dans la mondialisation : reconfigurations territoriales, mobilité sp (...)
- 4 « Les pratiques de la mobilité durable dans les métropoles d’Amérique latine : étude comparée de Bo (...)
7L’originalité de notre approche est la mobilisation de deux campagnes d’entretiens sur les mobilités à Bogotá réalisées à deux époques différentes de la réforme des transports publics. Tout d’abord, une série d’entretiens semi-directifs auprès d’experts a été réalisée en 2009-2011 dans le cadre du programme ANR Metal3 afin de comprendre le pilotage de l’offre de transport dans la phase décisive de consolidation du BRT et de conception du futur SITP. Une seconde campagne d’entretiens semi-directifs a été conduite en 2021-2022, à la fois auprès d’experts et d’usagers, dans le cadre du programme ANR Modural (2020-2023), qui porte sur les pratiques de mobilité durable dans les périphéries populaires de Bogotá et Lima4. La première campagne portait sur 26 entretiens du secteur public et 18 du secteur privé et de la société civile. La seconde a permis de recueillir 44 entretiens d’usagers, 43 entretiens d’acteurs clef du transport et 17 entretiens experts. Le corpus présenté en annexe se limite aux 22 entretiens (sur 148) mobilisés en réponse aux besoins du présent article, qui se centre sur l’analyse du point de vue des experts et acteurs clefs du transport urbain. Ils sont référencés dans le texte de E1 à E22.
8Les observations de terrain ont également été mobilisées, dans le but de caractériser la diversité de l’offre de transport in situ, en faisant ressortir le contraste entre le déploiement de l’offre formelle sur la majorité du territoire, représentée par le SITP, et la prédominance d’une offre informelle protéiforme dans les périphéries populaires. Enfin, la mobilisation du cadre réglementaire, au même niveau que les matériaux empiriques, permet une compréhension fine de la mise en œuvre de la réforme.
- 5 Thèse en cours de Hugo Thomas sur les perspectives d’évolution pour une mobilité plus durable à Bog (...)
9Une partie des résultats présentés dans cet article sont le produit d’un stage de recherche réalisé en 2021-2022, portant sur la caractérisation des politiques de transport urbain à Lima et Bogotá, et prolongé depuis par une recherche doctorale5.
10Au tournant du XXIème siècle, le transport public à Bogotá sortait de deux décennies d’expériences néolibérales marquées par un désengagement de l’État, qui a culminé en 1992 avec la liquidation de l’entreprise publique de transport (EDTU), laissant le champ libre aux entreprises privées, autorisées à fixer leurs tarifs, mais privées de subventions par la Loi 86 de 1989. Ainsi, des lignes très longues convergeaient sur un nombre réduit d’avenues desservant le centre, et leurs terminus étaient repoussés toujours plus loin en périphérie, pour accompagner l’étalement urbain incontrôlé. Le modèle économique était structuré autour de trois acteurs : les compagnies de transport, les propriétaires de véhicules et les conducteurs-receveurs [Montezuma, 1998]. La Direction du trafic et du transit (STT), autorité de régulation du District de Bogotá, distribuait les permis d’exploitation des lignes à des compagnies privées de transport. Celles-ci possédaient les lignes mais pas les véhicules, dont les propriétaires devaient payer des droits d’affiliation pour exploiter une ou plusieurs lignes. Malgré une grande atomisation du marché, on observait une forte concentration des pouvoirs et des capitaux ; un petit nombre de grands propriétaires exploitant les lignes rentables détenues par quelques très grandes compagnies. Les conducteurs, rarement propriétaires de leur véhicule, étaient la plupart du temps payés au forfait (par passager transporté), ou plus rarement versaient un loyer au propriétaire et conservaient les recettes de billetterie. Leurs journées de travail étaient exténuantes, autour de 15 heures, un tiers de conducteurs dépassant les 16 heures [Montezuma, 1998]. C’est à cette seule condition que le système pouvait fonctionner et garantir des tarifs relativement bas aux usagers, tout en assurant une rentabilité élevée aux compagnies de transport. En conséquence, les conducteurs se livraient une compétition sans merci pour la collecte des passagers aux arrêts les plus rentables, au mépris de la qualité de service et de la sécurité routière. Cette modalité d’exploitation est appelée « guerre du centime » (guerra del centavo), un terme inventé par le cinéaste colombien Ciro Durán en 1985. C’était la pierre angulaire du système [Burbano Valente et Fernández, 2012 ; Montezuma, 1998].
- 6 20 entreprises en 1969, 44 en 1990, 67 en 1995. Le nombre de véhicules aurait doublé pendant la déc (...)
11Malgré un gel du parc de véhicules resté sans effets, le nombre de compagnies et de véhicules a explosé pendant la période de dérégulation6. Dans le même temps, les véhicules introduits étaient de moins en moins capacitaires, avec l’arrivée des busetas (Figure 3), sorte de minibus, puis des colectivos, petits véhicules de type van. Le taux de remplissage des bus n’a fait que diminuer, et la congestion augmenter [Figueroa, 2005]. Les tarifs des bus les plus anciens ont été plafonnés par la STT, afin de favoriser leur remplacement. Ceci a eu pour conséquence de pénaliser les plus pauvres, en les confinant dans des véhicules vétustes circulant surtout à l’aube, ou en les contraignant à recourir à la marche à pied [Montezuma, 1998]. Du fait d’un taux de motorisation faible, les ménages les plus pauvres étaient donc fortement dépendants du transport public et particulièrement affectés par sa mauvaise qualité et par la congestion [Figueroa, 2005 ; Montezuma, 1998 ; Vasconcellos, 2010].
Figure 3 : Congestion de busetas sur la 10e Avenue en 1998. Crédit: O. Figueroa.
- 7 São Paulo a inauguré son métro en 1974, Santiago en 1975, Belo Horizonte en 1986.
12Le débat sur le choix du mode de transport massif à Bogotá remonte aux années 1970, et le métro avait été évoqué pour la première fois dès les années 1950. Dans un contexte de compétition entre métropoles régionales7, le sujet est devenu urgent après que la seconde ville de Colombie, Medellín, a inauguré une première ligne en 1995. En 1998, alors que l’État avait déjà entériné la décision de construire un métro à Bogotá, un contexte de mauvaise conjoncture économique, ajouté au triplement du coût du métro de Medellín par rapport au budget initial, a contribué à un renversement de situation en faveur du projet de BRT [Ardila-Gómez, 2004]. Ce dernier était le projet phare du nouveau maire de Bogotá, Enrique Peñalosa, avec le soutien d’agences multilatérales du développement comme la JICA, qui avait esquissé un premier schéma de couloirs réservés aux bus dans son Plan Directeur des transports Urbains en 1996 [JICA, 1995], ainsi que la Banque Mondiale, qui avait financé l’infrastructure des couloirs de la phase I [E18, 2021].
13Le paradigme général était de tenter mettre fin à la suroffre du transport artisanal [E1, 2009 ; E7, 2011], responsable d’une congestion importante du trafic routier [Montezuma, 1998 ; Salazar, 2008 ; Vasconcellos, 2010]. Le développement d’un système de transport massif a d’abord été pensé dans une logique « d’efficacité » [Acevedo et al., 2009 ; Ardila-Gómez, 1995 ; Chaparro, 2002 ; JICA, 1995 ; Transmilenio S.A., 2000]. Le cadre de la réforme, proposé dans le Plan Directeur de l’Agence de coopération internationale japonaise [JICA, 1995] était clairement néolibéral, au sens où la « concurrence saine » [Duarte Carvajal, 2009] devait stimuler « l’entreprenariat » et la « compétitivité » de la ville [Chaparro, 2002], à condition qu’elle s’organise « pour le marché » [Acevedo et al., 2009].
- 8 Toutes les traductions des entretiens dans le texte ont été réalisées par les auteurs de l’article.
« Il y a toujours une offre de transport collectif importante qui congestionne le trafic. Avec le futur SITP, ce sont 5 000 busetas qui vont sortir du système : ce sont bien des véhicules en trop. » 8[R. Montezuma, Docteur en urbanisme, directeur de la Fondation Ciudad Humana (E7, 2011)]
- 9 Principe de « chatarrización », dont les taux étaient définis dans les contrats : 1 bus articulé de (...)
14Transmilenio est né d’un partenariat public-privé : l’État et le District de Bogotá ont financé les infrastructures respectivement à hauteur de 70% et 30%, tandis que les entreprises concessionnaires apportaient les véhicules [E5, 2009] et finançaient l’exploitation avec les recettes de billetterie, sans subvention publique [E19, 2021 ; E20, 2021]. Une société de projet, Transmilenio S.A., a été créée afin de gérer, contrôler et coordonner le réseau de transport urbain, dont l’armature était le BRT. Transmilenio S.A. organisait le marché public d’attribution des contrats de concession du BRT. Depuis les premières négociations avec le transport artisanal, jusqu’à l’appel d’offres, tout a concouru à la formation de grands consortiums issus du transport artisanal : la grille d’évaluation des candidatures valorisait l’expérience de la conduite d’un bus à Bogotá par les candidats, favorisant ainsi l’écosystème local. Les exploitants étaient rémunérés proportionnellement aux véhicules-km réalisés, avec une partie garantie par le District. Pour chaque nouveau bus articulé entrant, les exploitants devaient acheter et mettre à la casse un certain nombre d’anciens véhicules9. C’est ainsi que les deux premières phases de Transmilenio ont remplacé 2 441 véhicules anciens par 666 nouveaux bus articulés (Figure 4) [Jímenez Poveda, 2005]. Le coût de remplacement assumé par les opérateurs a été intégré au prix du billet [E21, 2021]. Les anciens propriétaires qui se sont retrouvés sans véhicule se sont vus proposer de devenir actionnaires du système. La première phase de Transmilenio était donc une entreprise très peu risquée financièrement pour les investisseurs privés, tant par ses conditions contractuelles que par sa localisation sur des grandes avenues concentrant une forte demande [Ardila-Gómez, 2004 ; Prieto, 2018].
« À l’origine, il était envisagé que Transmilenio atteigne la couverture des charges d’exploitation avec les recettes de billetterie une fois que le système serait complètement en service. […] Évidemment, en réalité le District doit subventionner l’exploitation. » [J. Pinzón, Sociologue et urbaniste, Université Santo Tomás, Bogotá (E19, 2021)]
Figure 4 : Bus biarticulé de Transmilenio sur l’Avenue Ciudad de Quito en novembre 2021.
Crédit : H. Thomas.
15Les développements ultérieurs de Transmilenio ont dans un premier temps reproduit le modèle économique initial. Mais les petites entreprises et les propriétaires restés en dehors de cette première phase ont également tenté de saisir l’opportunité offerte par les concessions de la phase suivante [Ardila-Gómez, 2004]. Ils ont été entendus après être descendus dans la rue en 2000. Ainsi, l’appel d’offre de la deuxième phase a augmenté la participation des petits actionnaires dans le système Transmilenio.
16Au départ, Transmilenio a été fortement plébiscité par la population. Ainsi en en 2012, le BRT concentrait 40% des usagers du transport public, dont la fréquentation totale est restée assez stable entre 2001 et 2012 [Bocarejo et Urrego, 2020]. La demande pour Transmilenio a augmenté rapidement, passant de 1,7 millions de passagers par jour en 2011 à 2,5 millions en 2019 [Del Valle et al., 2019]. La rapidité d’implémentation des phases I (2000-2002) et II (2003-2006) de Transmilenio doit beaucoup à l’adhésion des grandes compagnies et propriétaires du transport artisanal, mais aussi à la continuité donnée au programme par les maires successifs [E9, 2011].
« Le maire Peñalosa a été le promoteur de Transmilenio. […] Puis le maire Mockus est arrivé et il a respecté le développement du système. Ensuite, le maire Garzón a donné continuité à Transmilenio, à contrecœur. Aujourd’hui, le maire [Moreno] ne peut pas s’opposer à la croissance de Transmilenio. » [V. Martínez, Directeur général de SI99, principal groupement concessionnaire de Transmilenio (E9, 2011)]
17Le succès rencontré auprès du public est tel que le BRT a rapidement connu un phénomène de saturation [E2, 2009 ; E3, 2009], qui a conduit à générer un mécontentement croissant auprès des usagers et à relancer le débat sur le métro.
« Le système a des problèmes : les bus sont pleins, les stations sont pleines. Certains disent qu’il est victime de son succès. Transmilenio atteint des niveaux de trafic dignes d’un métro. » [C. Garcia, Direction de planification du transport à Transmilenio, S.A. (E3, 2009)]
- 10 Ratio bénéfices/coûts de 2,8 pour la phase I et 2,5 pour l’ensemble de la phase I et de la phase II (...)
18La rentabilité socio-économique très élevée des phases I et II10 a été permise par la grande capacité d’un système transportant un nombre élevé de passagers à des tarifs assez supérieurs à ceux du transport artisanal. Ainsi en 2019, l’usage quotidien de Transmilenio coûtait 13 à 15% du salaire minimum mensuel ; une proportion stable dans le temps [E20, 2021]. Les forts profits des consortiums privés, garantis par le District, ont été fortement critiqués, de même que l’absence de subvention et l’inclusion du coût de l’élimination de la suroffre dans le tarif [E20, 2021 ; E21, 2021].
« Le coût de la mise à la casse [des anciens bus] a été facturé aux usagers de Transmilenio à travers le prix du ticket. » [C. Pardo, Psychologue, Fondation Despacio, consultant chez NUMO, Bogotá (E21, 2021)]
19Les usagers sont principalement issus des classes populaires, rendant par ailleurs inopérant l’objectif affiché des « subventions croisées », où les usagers riches financeraient les pauvres [E3, 2009 ; E7, 2011 ; E20, 2021]. Transmilenio n’a donc pas permis de résoudre les difficultés d’accès à la mobilité des populations les plus modestes, déjà manifestes sous le régime artisanal de la « guerre du centime » [Rodríguez, Puyana et Fonseca, 2017].
« Qui utilise le transport public ? Les plus pauvres. Donc les plus pauvres subventionneraient d’autres pauvres ? Socialement, cela n’a aucun sens, les subventions devraient donc venir de l’État. Mais aujourd’hui, il n’y a pas de ressources pour de telles subventions ». [C. Garcia, Direction de planification du transport à Transmilenio, S.A. (E3, 2009)]
« La mauvaise qualité de service de Transmilenio est principalement due à son schéma tarifaire. On a dit pendant trop longtemps aux habitants de Bogotá qu’ils devaient payer les charges d’exploitation à travers leur ticket, mais c’est un équilibre précaire qui finit par produire un transport public trop cher et de mauvaise qualité. » [G. Prieto, Ingénieur, coordinateur du programme de spécialisation « Gestion des Transports », Université J. Tadeo, Bogotá (E20, 2021)]
20Au tournant de la décennie 2010, la « guerre du centime » était restée le mode dominant d’exploitation du transport public, en dehors des avenues équipées du BRT Transmilenio [Acevedo et al., 2009 ; Burbano Valente et Fernández, 2012].
- 11 « Mobilité durable : la mobilité est un droit des personnes qui doit contribuer à améliorer leur qu (...)
- 12 Op. cit. Article 8.
21Un changement de paradigme est intervenu en 2006, avec un élargissement des compétences de la Direction du trafic et du transit (STT), placée au-dessus de Transmilenio S.A. dans la hiérarchie du District, et renommée Direction de la mobilité (SDM). On est ainsi passé d’une approche centrée sur l’offre et la technique à un recentrage sur la demande et les usagers [E2, 2009 ; E19, 2021]. Le Plan Directeur de Mobilité (Plan Maestro de Movilidad) adopté en 2006 a ainsi entériné l’adoption du paradigme de la mobilité durable11, définissant comme « durables » le transport public et les modes non-motorisés, auxquels on donnait désormais officiellement priorité12 face à un engorgement automobile critiqué par les experts [E2, 2009 ; E4, 2009 ; E6, 2009]. C’est ce Plan Directeur qui a fixé les grandes orientations du futur Système Intégré de Transport Public (SITP).
« Aujourd’hui, il est nécessaire de donner la priorité au service public sur le transport particulier. » [D. Becerra, Sous-directeur du transport terrestre, Ministère des Transports (E2, 2009)].
« Le défi est de réussir que les gens ne descendent pas du transport public. […] On doit améliorer beaucoup le service, pour éviter le scénario où tout le monde se déplacerait en voiture. » [J.P. Bocarejo, Expert en transport, docteur en ingénierie, Université de los Andes (E4, 2009)].
« Ce n’est pas qu’on veuille empêcher les gens d’avoir des voitures. Nous ne sommes pas les ennemis de l’importation, ni de la vente de ces véhicules, mais de l’utilisation irrationnelle et simultanée de tous les véhicules au même endroit. » [M. Camacho, Avocat, conseiller de bureau de l’ex-Directeur de Transmilenio S.A. (E6, 2009)]
22Ainsi le débat sur le transport public, traditionnellement polarisé entre les partisans du métro et ceux de la poursuite du BRT, s’est élargi. Les acteurs économiques ont adopté un discours de la modernité, voyant dans le SITP une opportunité d’éradiquer un système désigné comme appartenant au passé, représenté par le transport artisanal et la « guerre du centime ». La puissante Chambre de Commerce de Bogotá, représentant les intérêts du monde économique, militait pour que le SITP bénéficie en priorité à des consortiums de petites et moyennes compagnies et aux propriétaires non intégrés à Transmilenio [Acevedo et al., 2009 ; Campo et al., 2009 ; Montezuma et al., 2009]. Il s’agissait de standardiser la qualité de service, d’améliorer la productivité du système et d’offrir de meilleures conditions de prêts aux entreprises [Bocarejo et Urrego, 2020], désormais tenues d’être propriétaires de leurs véhicules. En outre, les conditions de travail des conducteurs devaient être améliorées, avec des journées de 8 heures, et la flotte progressivement modernisée. Modernité, compétitivité et efficacité allaient donc de pair [E1, 2009 ; E3, 2009 ; E22, 2022].
« Le Plan Directeur est un Décret qui dit aux entreprises “Attention, ça va changer. On ne va plus vous attribuer les lignes de bus au piston, celle-ci à untel, celle-là à tel autre. On va lancer un appel d’offres, et il y aura libre concurrence.” » [C. Garcia, Direction de planification du transport à Transmilenio, S.A. (E3, 2009)]
Figure 5 : Bus de rabattement de Transmilenio à Ciudad Bolívar en janvier 2022.
Crédit: H. Thomas.
23La maitrise d’ouvrage était assurée par Transmilenio S.A. Ainsi le SITP dans son ensemble englobe à la fois le BRT Transmilenio proprement dit, son système de rabattement (les « alimentadores », Figure 5), et les bus urbains quadrillant l’ensemble de la ville (désignés sous le terme de « SITP Zonal », Figure 7). Sous l’impulsion de la Chambre de Commerce, la ville a été divisée en 13 zones de concession ; une organisation censée permettre aux entreprises d’optimiser l’exploitation. Les lots incluaient à la fois des extensions de Transmilenio (phase III), les bus urbains du SITP Zonal, ainsi que la fourniture et la maintenance des véhicules par les concessionnaires. En ce sens, le déploiement du SITP représentait bien un changement d’échelle dans la formalisation du transport à Bogotá, puisqu’il visait à couvrir l’intégralité de l’offre de transport collectif [E5, 2009] (Figure 6).
« Le système intégré est surtout un cadre d’action du District pour transférer presque tout le service de transport collectif traditionnel au sein du schéma de Transmilenio. » [A. L. Flechas, Ingénieure spécialiste en mobilité, ex-Directrice de la Mobilité de Bogotá (2012-2013)(E5, 2009)].
Figure 6 : Le réseau urbain SITP en 2023.
Crédit : H. Thomas
- 13 Op. cit. Article 15.
- 14 Op. cit. Article 20.
- 15 Op. cit. Article 62.
24Le SITP nourrissait de grandes ambitions, consignées dans le Plan Directeur de 2006 et reprises dans le schéma conceptuel de 2008 [Salazar, 2008]. Son but premier était de réaliser une intégration tarifaire et opérationnelle du transport public13. En élargissant la carte de paiement magnétique du BRT à l’ensemble des bus urbains, afin de proposer des tarifs attractifs et des correspondances gratuites pendant une certaine durée [E1, 2009 ; E3, 2009], il poursuivait un objectif social de premier plan pour satisfaire les besoins des plus pauvres [E1, 2009 ; E5, 2009 ; E22, 2022]. Dans le sillage de Transmilenio, le SITP devait enfin éliminer complètement la suroffre de transport résiduelle14 (7 000 autobus devant remplacer totalement les 15 000 véhicules de transport artisanal), améliorer la sécurité routière et réduire la pollution15. Il devait mettre fin à la « guerre du centime » sur une période de près de deux ans, évitant ainsi de reproduire la soudaineté du modèle de réforme dont il s’inspirait, celui de Santiago du Chili [Tun et al., 2020]. En effet, la mise en service du jour au lendemain de TranSantiago, en novembre 2007, avait été extrêmement chaotique. La réforme de Santiago avait été largement sous-dimensionnée, prétendant améliorer l’offre à moindre coût [Figueroa, 2013], au point d’être érigée en contre-exemple à ne surtout pas reproduire à Bogotá, selon les professionnels interrogés [E1, 2009 ; E3, 2009].
« Ils [La SDM] proposent une chose un peu trop ambitieuse : lancer des appels d’offres pour l’ensemble des lignes de transport traditionnel, pour repartir de zéro. Même si ça a des avantages, on y voit une énorme faille : au moindre problème, on paralyse toute la ville. C’est un peu ce qui s’est passé à Santiago du Chili, où ils ont tout révolutionné en un jour. » [G. Prieto, Ingénieur, coordinateur du programme de spécialisation « Gestion des Transports », Université J. Tadeo, Bogotá (E1, 2009)].
25Mais le SITP répondait au même impératif de couverture des coûts d’exploitation par les recettes de billetterie [E4, 2009 ; Campo et al., 2009]. En complément des ressources limitées du secteur public, la logique néolibérale de cette réforme nécessitait d’attirer de nouveaux investisseurs via des partenariats public-privé16. Toutefois, des concessions sur des zones de plusieurs milliers d’habitants, à la demande bien moins massifiée que celle des couloirs principaux du BRT, ne promettaient pas une rentabilité aussi forte [E5, 2009 ; E9, 2011]. Les lignes nouvelles du SITP desservaient une demande moindre, ne disposant que rarement de voies réservées et elles étaient pénalisées par une vitesse commerciale inférieure à celle du BRT [E9, 2011 ; E17, 2021 ; E19, 2021]. Selon les professionnels interrogés entre 2009 et 2011, la concession de l’ensemble de la ville en une seule fois était risquée [E1, 2009 ; E9, 2011] et le manque de préparation de la SDM a été pointé du doigt avant même les premiers appels d’offres [E5, 2009 ; E21, 2021]. Les opérateurs des phases I et II dénonçaient des concessions déséquilibrées et un désengagement des pouvoirs publics. Ils craignaient surtout que le SITP ne viennent diminuer leur rentabilité, voire les mette en péril [E9, 2011].
« Imaginons que l’on veuille un excellent système de transport public qui d’une part améliore l’accès à la ville des plus pauvres, et d’autre part soit financé uniquement par les recettes de billetterie. Ajoutons que les plus pauvres doivent pouvoir payer le ticket. Eh bien, ça ne marche pas, cette équation n’a pas de solution ». [J.P. Bocarejo, Expert en transport, docteur en ingénierie, Université de los Andes (E4, 2009)].
« Notre problème le plus complexe, c’est d’équilibrer les phases I et II avec l’ouverture de nouveaux appels d’offres pour de nouvelles zones. D’une certaine manière, les lignes les plus rentables sont déjà prises. » [A.L. Flechas, Ingénieure spécialiste en mobilité, ex-Directrice de la Mobilité de Bogotá (2012-2013) (E5, 2009)].
« Le financement du SITP est un défi en soi, parce que convaincre les banques avec un montage financier aussi faible ne va pas être facile. » [V. Martínez, Directeur général de SI99, principal groupement concessionnaire de Transmilenio (E9, 2011)]
Figure 7 : Bus urbain du SITP Zonal sur la 7e Avenue en mars 2020.
Crédit : V. Gouëset
26Sur les 13 consortiums de petites et moyennes entreprises lauréates des appels d’offres, trois ont fait faillite avant même d’avoir pu commencer l’exploitation, faute d’obtenir les prêts nécessaires à l’acquisition des véhicules. Les autres se sont trouvés en grande difficulté pour trouver des investisseurs. Tous n’ont pas pu acheter les véhicules requis pour réaliser l’offre prévue. La SDM a dû autoriser en urgence les exploitants du transport artisanal à couvrir les lignes manquantes avec les vieilles busetas, de manière provisoire, sous le nom SITP Provisional (Figure 8). La transition du transport artisanal au SITP Zonal s’est donc faite ligne par ligne, sur une décennie : la SDM créait la nouvelle ligne sur le parcours de l’ancienne, puis retirait le permis d’exploitation de cette dernière, ce qui n’a pas été sans générer de la résistance de la part des transporteurs concernés. La disparition totale du SITP Provisional, par retrait des permis des dernières lignes, n’est intervenue qu’en en décembre 2021, alors même que le déploiement du nouveau système n’était pas encore complet [E19, 2021 ; E22, 2022].
Figure 8 : Buseta du SITP Provisional à La Candelaria avant sa disparition, en novembre 2021.
Crédit : H. Thomas
27Le discours de la SDM et de Transmilenio S.A. a toujours été très critique à l’égard du transport artisanal et de la « guerre du centime » : l’informalité et le « désordre » associé étant perçus à la fois comme un problème à régler et comme la cause de l’échec des premiers appels d’offres :
« Avant le SITP, on avait un problème d’informalité. […] Le District n’avait pas de contrôle sur le système ». [R. Fernández, Sous-direction du transport public de la SDM (E22, 2022)]
« Les petites entreprises de l’ancien système […] n’étaient pas habituées à une structure formelle et n’ont pas su s’organiser. […] Celles qui n’ont pas fait faillite en ont profité pour se défausser de leurs obligations » [R. Fernández, Sous-direction du transport public de la SDM (E22, 2022)]
28La défiance envers les transporteurs traditionnels est palpable, tant dans les entretiens réalisés auprès des acteurs publics que dans les rapports techniques des consultants [Salazar, 2008 ; E1, 2009 ; E3, 2009 ; Tun et al., 2020]. Mais à l’impréparation des concessionnaires s’est en outre ajouté le retard à la mise en œuvre du système de paiement électronique, qui était la clef de voûte de l’intégration tarifaire, dont on a vu que le principal avantage pour les usagers devait être la réduction des coûts de transport.
29Alors que Bogotá a officiellement terminé de démanteler l’offre de transport artisanal début 2022, il convient de s’interroger sur les coûts sociaux et économiques induits par cette réforme. Dès 2017, la satisfaction des usagers vis-à-vis du nouveau système était bien plus faible que pour l’ancien, principalement en raison des temps d’attente plus longs et d’une réduction de confort [Rodriguez-Valencia, Rosas-Satizábal et Hidalgo, 2023]. En outre, les coûts de transport sont restés élevés pour les usagers. Ainsi, les plus pauvres peuvent dépenser entre 25% et 30% de leurs revenus mensuels pour se déplacer et sont particulièrement affectés par les retards dans la mise en place de l’intégration tarifaire [Burbano Valente et Fernández, 2012 ; Rodríguez, Puyana et Fonseca, 2017].
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30Ensuite, le SITP est venu introduire un déséquilibre structurel dans les finances de Transmilenio. Pour faire face à des dépenses exceptionnelles, un « fonds de contingence » était prévu, financé par les usagers, via un surcoût sur leur billet. En situation dégradée, si les coûts des exploitants dépassaient le produit des recettes, le fonds de contingence pouvait être mobilisé pour atteindre l’équilibre. Cela ne s’était produit qu’une fois avant l’avènement du SITP. Mais à partir de 2012, le fonds de contingence a été mobilisé systématiquement, avant que le District ne se résolve à combler les déficits sur son budget de fonctionnement. En 2016, le District a financé 30% des coûts d’exploitation du SITP [Rodríguez, Puyana et Fonseca, 2017]. En 2023, alors que la réforme est terminée mais que la fréquentation du transport public n’a pas retrouvé son niveau antérieur à la pandémie17, la participation du District s’élève à 50%, soit 11% de son budget. En outre la fraude dans le SITP, qui atteint aujourd’hui des niveaux records, estimés à 3 passagers sur 10, vient aggraver ce problème18.
31Par ailleurs, le SITP propose une offre lacunaire, ce que les entretiens réalisés dans les périphéries populaires de Altos de Cazucá, Ciudad Bolívar et Suba en 2021 par L. Penagos et V. Prada permettent de saisir [Penagos, 2021a, 2021b ; Prada, 2021]. À cette date, la couverture spatiale du SITP Zonal était plus faible que celle de l’ancien système artisanal, car les vieilles lignes n’ont pas été remplacées à l’identique, certaines étant plus courtes [E10, 2021 ; E12, 2021]. La fréquence et l’amplitude horaire sont également moindres, particulièrement dans les périphéries populaires [E11, 2021 ; E13, 2021 ; Rodriguez-Valencia, Rosas-Satizábal et Hidalgo, 2023]. Sur les lignes principales, les bus sont surchargés [Moscoso et al., 2019]. La pandémie a en outre conduit à une révision à la baisse de l’offre [E12, 2021].
« Il y a beaucoup d’endroits où ils ont enlevé le transport traditionnel sans le remplacer par le SITP, et donc c’est là-bas que s’installent les voitures pirates. […] Ou alors, ils ont raccourci les lignes. » [J. Pineda, Conducteur du SITP (E12, 2021)]
« Le SITP dessert la zone toutes les 30 ou 40 minutes. Et l’informel, toutes les 5 minutes. » [G. Llanos, conducteur du transport informel à Ciudad Bolívar (E13, 2021)]
32Enfin, la décennie de transition vers le SITP a fortement affecté les acteurs de la « guerre du centime », à commencer par les quelques 11 000 propriétaires et leurs familles, mais aussi les conducteurs et tout l’écosystème d’emplois informels associés. La reconversion professionnelle des anciens opérateurs informels n’a pas toujours été possible, surtout au-delà de 40-50 ans [E17, 2021]. Les conducteurs interrogés reconnaissent la difficulté de s’intégrer au nouveau système, dont les exigences et la rémunération à échéance de la quinzaine et les contrats courts reconductibles sont une source de précarité [E11, 2021 ; E15, 2021]. D’autre part, 42% des conducteurs de l’ancien système n’avaient pas le baccalauréat, niveau requis pour intégrer le nouveau [Burbano Valente & Fernández, 2012].
« Comme conducteur, on signe un contrat de trois mois, au bout de trois mois un contrat de six mois, au bout des six mois, un an, puis deux, etc. On a toujours cette inquiétude de savoir s’ils vont nous prolonger ou pas. » [J. de Aza, Conducteur du SITP (E11, 2021)]
33Le SITP laisse donc une demande insatisfaite, du côté des usagers, et génère une perte d’emplois du côté des anciens conducteurs. Cette situation crée les conditions du développement de l’informalité dans les interstices du nouveau système, selon un constat partagé par des employés de l’entreprise Transmilenio [E10, 2021], les conducteurs du SITP [E11, 2021 ; E12, 2021] et ceux du transport informel [E13, 2021 ; E14, 2021].
« S’il y a un transport informel, c’est parce que le transport public formel ne passe pas. » [E. Guerrero, Employée de Transmilenio à Ciudad Bolívar (E10, 2021)].
Figure 9 : Van informel chargeant un vélo à Ciudad Bolívar en janvier 2022.
Crédit : H. Thomas.
34Pour cette raison, il subsiste un offre informelle protéiforme, qui pallie les lacunes du SITP dans les zones mal desservies, principalement dans les périphéries populaires, où elle a toujours eu un rôle très important [Figueroa, 2005 ; Thomas, 2022]. Cette offre illégale fait l’objet d’une tolérance à géométrie variable par la police du trafic lors des contrôles [E14, 2021 ; E16, 2021].
« La police du trafic arrive et te confisque le véhicule sans justification […] parce qu’ils disent que c’est illégal. Mais ensuite ils te laissent le récupérer, donc ça ne devrait pas être illégal. » [Anonyme, Conducteur de vélotaxi de l’association ASOPROBISUBA (E14, 2021)]
« Le problème de la police du trafic, c’est qu’elle vient nous prendre les véhicules, nous les confisquer ; on ne peut rien dire, ils se moquent de savoir que l’on doit se nourrir, que l’on a des besoins. » [F. Angarita, Conducteur de transport informel à Altos de Cazucá (E16, 2021)]
35L’offre informelle dessert à la fois des territoires plus vastes, au-delà des terminus, et des lignes du SITP à faible fréquence. Les vélotaxis, taxis collectifs, minivans et jeeps sont en forte croissance dans les périphéries (Figures 9 et 10), où ils font directement concurrence au SITP [E14, 2021 ; E19, 2021]. L’ampleur de la mutation professionnelle vers l’informalité reste cependant à quantifier [E21, 2021].
Figure 10 : Vélotaxis diesel attendant des passagers à Soacha en décembre 2021.
Crédit : H. Thomas.
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36La question du financement durable de l’exploitation du SITP et de Transmilenio est donc devenue urgente et politique. L’abrogation de la loi 86 de 1989, en 201519, a permis de régulariser ce qui était devenu la situation de facto à Bogotá, et a ouvert la possibilité de chercher des financements alternatifs. Le fonds de contingence a été pérennisé et converti en « fonds de stabilisation technique » (FET). Le District a d’abord eu recours à une nouvelle taxe sur les carburants, à la mobilisation de fonds issus de la décapitalisation de son entreprise d’énergie, puis à un emprunt auprès d’une banque multilatérale [Del Valle et al., 2019]. Mais il restait à trouver des sources pérennes. La SDM entend développer un certain nombre d’entre elles. Parmi les plus avancées, le régime de circulation alternée existant depuis 2001 (le « pico y placa ») a été converti en une sorte de péage urbain20, en vigueur depuis 2021 à l’échelle du District de Bogotá. Le stationnement payant est en phase expérimentale dans la localité aisée de Chapinero, depuis novembre 2021. La SDM a d’autres projets, comme l’affectation d’une partie des amendes de circulation au FET, une surtaxe à l’usage des parkings, et un « péage de congestion généralisé » [E22, 2022]. Ces projets, défendus de longue date par certains experts [E1, 2009], suscitent des débats houleux, notamment auprès des automobilistes des classes aisées, peu enclins à participer au renflouage d’un système déficitaire qu’ils n’utilisent pas. L’opposition autour des projets de transport public sur la 7ème Avenue, qui relie les localités aisées du Nord au centre de Bogotá, est à ce titre emblématique [E8, 2011 ; E21, 2021].
« La 7ème Avenue est la voie d’accès de la classe dirigeante non seulement de Bogotá, mais de la Colombie. […] Cette classe dirigeante était favorable au métro, peut-être pour qu’il passe sous terre et que personne ne le voie, pour que personne ne voie les pauvres et qu’on laisse l’avenue aux voitures. » [J. Acevedo, Ingénieur expert en transport, U. de los Andes (E8, 2021)]
« La minorité d’automobilistes a un fort pouvoir de décision. Les conflits autour de la 7ème Avenue en sont la meilleure expression. » [C. Pardo, Psychologue, Fondation Despacio.org, consultant chez NUMO, Bogotá (E21, 2021)].
37La voiture reste le mode de transport le plus sélectif socialement. À Bogotá, sa possession est quasi exclusivement associée aux classes élevées. Pour autant, pour les classes supérieures, pouvoir s’en passer est aussi associé à une certaine qualité de vie [Dureau et al., 2014 ; Iglesias et al., 2022].
38Avec le SITP, le District de Bogotá voulait mener une réforme ambitieuse du transport public. Il est parvenu à un résultat presque unique dans une métropole d’Amérique latine (en dehors de Santiago du Chili), qui a été la quasi-éradication de l’offre informelle de transport collectif, sur une douzaine d’années. Ainsi dans une métropole de taille comparable, à Lima, le transport artisanal et la « guerre du centime » continuent de structurer l’offre de transports collectifs. Mais cette réforme du SITP, passée relativement inaperçue dans les forums internationaux et dans la littérature spécialisée, souffre de limitations quantitatives et qualitatives, qui interrogent sur sa pérennité. La satisfaction des besoins de déplacement des plus pauvres par le transport public reste un défi, auquel l’informalité continue d’apporter une réponse de proximité dans les périphéries populaires, guidée par la nécessité.
39Le transport public est de plus en plus confronté à l’individualisation des pratiques de mobilité [Figueroa, 2005 ; Mercier et al., 2019], qui vient réduire sa part de marché [Bocarejo et Urrego, 2020], au point que sa « dé-massification » remet au cause son caractère « durable », postulé a priori [Duarte Carvajal, 2009]. Les limites du système BRT, qui peine à freiner la croissance du trafic routier, malgré de bons chiffres de fréquentation, se font également sentir, tant à Bogotá [Vasconcellos, 2010] qu’ailleurs en Amérique Latine, où le modèle s’essouffle et la congestion routière s’installe durablement [Figueroa, 2005 ; Mercier et al., 2019]. Ainsi à Bogotá, la part du transport public dans les déplacements motorisés, restée stable autour de 70% entre 1995 et 2006, est tombée à 52% en 2019, tandis que la demande en valeur absolue a diminué de 30% entre 2015 et 2019. Toutefois et avant la pandémie de covid-19, elle restait encore bien supérieure aux 39% relevés par exemple à Santiago en 2014 [Bocarejo et Urrego, 2020]. Ce déclin progressif du transport public laisse le champ libre à la voiture pour les classes moyennes et supérieures, et pour les autres la moto et les modes informels, ou les modes actifs « par défaut », c’est-à-dire la marche ou le vélo, en plein essor dans la capitale colombienne [Iglesias et al., 2022]. Jusqu’à quand la collectivité pourra-t-elle financer à perte un système de transport en voie de désaffection auprès de ses usagers ? La question est désormais centrale dans les débats sur la mobilité à Bogotá. La ville est aujourd’hui engagée, après l’avoir repoussée pendant plusieurs décennies, dans une nouvelle étape de modernisation de ses transports public, avec la construction d’une première ligne de métro, pour désengorger les tronçons les plus chargés de Transmilenio. Pourtant, elle n’a toujours pas trouvé de solution pérenne pour financer le fonctionnement du SITP. Il s’agit donc d’un pari à haut risque.