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Dossier

Quel avenir pour la technoscience après la Seconde Guerre mondiale ?

Une réflexion méconnue de Maurice Daumas dans le journal Combat
What future for technoscience after the Second World War? A little-known reflection by Maurice Daumas in the newspaper Combat
Robert Belot

Résumés

Entre la fin de la guerre et son entrée au Conservatoire national des arts et métiers, Maurice Daumas a fait une brève incursion dans le monde journalistique. À Combat, journal prestigieux issu de la Résistance dirigé par Albert Camus, il tente de repérer les grandes lignes d’évolution de la recherche dans un contexte en plein renouvellement par suite de la guerre et de l’avènement de l’âge atomique et biologique. Soucieux de promouvoir un « humanisme scientifique » après la catastrophe nazie et Hiroshima, il cherche les nouvelles opportunités qui permettront à la technique d’assurer le « bien-être » des populations. Attentif à la place de la France dans l’offre scientifique mondiale, il n’hésite pas à interpeler les politiques, au moment de l’élaboration du Plan Monnet, pour que ceux-ci organisent les conditions d’une meilleure prise en compte des chercheurs et de la recherche française. Cet intermède dans sa carrière mérite d’être connu car il permet d’entrevoir les linéaments de sa théorie sur les rapports science/technique.

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Texte intégral

1Entre la fin de la guerre et son entrée au Conservatoire des arts et métiers, Maurice Daumas (1910-1984) a fait une brève incursion dans le monde journalistique. Cet intermède est méconnu. Il mérite de ne plus l’être car il permet de découvrir une autre facette de l’historien des sciences et des techniques qu’il est en train de devenir : un homme engagé dans son temps, soucieux de décrypter les évolutions du champ technoscientifique après le choc de la guerre, engagé dans les débats qui animent la communauté scientifique, soucieux de vulgarisation. Pendant trois années, de 1946 à 1948, Maurice Daumas intervient (à titre bénévole) dans le journal Combat, né sous l’occupation allemande en France, grâce au mouvement de Résistance du même nom, fondé par Henri Frenay (Granet-Michel 1957). En 1945, ce journal sort de la clandestinité. Dirigé par l’écrivain Albert Camus, Combat est un organe de presse indépendant, prestigieux et très lu (Ajchenbaum 1994).

  • 1 Il est à noter que son passage dans l’institut d’Alexis Carrel n’apparaît pas dans son « état des s (...)

2En 1946, Daumas, de formation chimiste, est déjà l’auteur de quatre livres : deux biographies (de Lavoisier en 1941, et d’Arago en 1943), un livre publié en 1941 dans la toute nouvelle collection « Que sais-je ? » consacré aux Matières plastiques, et, en 1945, L’Acte chimique. Essai sur l’histoire de la philosophie chimique, une réflexion épistémologique. Il n’est pas un inconnu. Mais contrairement aux grandes figures qui, à la Libération, s’imposent dans les débats sur l’avenir de la science, Daumas n’a pas de titre de résistant à faire valoir. D’ailleurs, après un passage au Laboratoire municipal de la Préfecture de police de Paris (1935-1942) et au Laboratoire R&D des établissements Doittau à Corbeil (1942-1943), il intègre, à partir de mars 1944, la Fondation française pour l’étude des problèmes humains (organisme controversé créée par Alexis Carrel)1. On le retrouve « chargé de mission » dans l’organisme qui lui fait suite en octobre 1945 (l’Institut national d’études démographiques) jusqu’au 1er décembre 1947, quand il devient conservateur adjoint au CNAM. S’arrête alors sa collaboration avec Combat.

La vraie « nouveauté » : l’atome ou la biologie ?

3Peut-être son petit livre sur les matières plastiques a-t-il joué un rôle dans sa présence à Combat. Il a montré qu’il pouvait s’intéresser à un phénomène industriel en émergence mettant en jeu les rapports très concrets entre la technique et « la vie moderne » (Daumas 1941 : 8). La signature de Maurice Daumas apparaît dans Combat au mois d’août 1946. La presse de la Libération est alors en pleine réflexion sur les rapports entre la science, l’homme et la nature. La révélation de l’énergie atomique, intervenue par la tragédie d’Hiroshima et de Nagasaki, bouleverse les consciences.

4Il convient de noter que la tendance générale, en France, est plutôt favorable à une sorte de technophanie que l’atome incarne (Belot 2015 : 72). Avec une rapidité déconcertante, l’opinion (des savants, des médias et des politiques) se prononce en faveur du détachement de la question atomique de son contexte militaire et guerrier. L’atome, à la découverte duquel les savants français ont pris une part décisive depuis 50 ans, devient le symbole de la renaissance de la France. C’est sans scrupule que le monde académique accepte de concevoir en termes complémentaires la connaissance et la puissance. Après l’obscurantisme nazi et vichyste, après le cycle des anti-Lumières, triomphe alors l’idée que la technoscience est la condition, voire le symbole du progrès, mais aussi que le progrès technique est une valeur en soi et le vecteur de l’humanisme. Il y a un consensus autour de l’idée que la science et les progrès de la « civilisation matérielle » apporteront le « bien-être » aux individus.

5Maurice Daumas porte son attention sur des sujets très divers : « La télévision française dispose des studios les mieux équipés du monde » (4 août 1946) ou « La navigation interplanétaire devient l’un des problèmes scientifiques à l’ordre du jour » (11 août 1946). Il s’introduit dans des laboratoires de recherche (« Une équipe française de physiciens étudie les rayons cosmiques », 21 septembre 1946), tout en montrant un intérêt pour la vulgarisation de la science (« Brillant début de saison au palais de la Découverte », 22 octobre 1946).

6Maurice Daumas n’aime rien tant que de penser à contre-courant. Partout, on entend que le monde est « entré dans l’âge atomique ». C’est de ce constat que part Maurice Daumas dans son article (« Le pouvoir de l’homme sur l’homme », Combat, 10 décembre 1946). Mais aussitôt, il s’inscrit en faux contre ce « concept populaire ». Il considère que « cette expression est trompeuse » en arguant que le phénomène marquant de cet après-guerre est peut-être moins le développement des techniques nées de la physique et de la chimie que l’avènement des « techniques dérivant des sciences biologiques ». Cela peut étonner car dans son livre Le Cheval de César consacré au « mythe des révolutions techniques », Daumas accorde une place infime au génie génétique, alors que le nucléaire occupe un chapitre entier (Daumas 2001 : 303).

7Au mot « révolution », il préfère celui de « nouveauté », précisant que cette « nouveauté » est liée aux « techniques » résultant (« dérivant ») des sciences biologiques. Cela permet peut-être de mieux comprendre sa réticence à évoquer le nucléaire. En effet, la découverte brutale du potentiel énergétique du nucléaire fragilise sa thèse des « ruptures de rythme » progressif (Daumas 1963) et sa conception selon laquelle la technique n’a retiré que de « très maigres bénéfices des connaissances scientifiques » (Daumas 1981). Son ancien étudiant Alexandre Herléa explique :

« Pour la première fois, les problèmes sont renversés avec l’énergie nucléaire dont le développement technique (bombes, réacteurs) ne fut qu’une conséquence du développement de la théorie » (Herléa 1982).

8Au moment où un accord général se fait pour penser que la découverte de la fission atomique est l’équivalent de la découverte du feu, Maurice Daumas explique que, s’il ne s’agit pas de nier l’importance de cet événement technoscientifique, il convient de le relativiser. Si l’on prend pour critère l’impact des sciences sur « les modes de vie », seuls « les facteurs externes » de l’homme sont « touchés » (on dirait aujourd’hui son environnement), mais non l’homme lui-même. Provocateur, il affirme que l’homme de 1946 n’est pas encore tellement éloigné de ce qu’était son ancêtre de Néandertal. Une innovation de rupture se présentera lorsque la science et la technique réussiront à modifier les « facteurs internes » et « organiques » de l’homme, c’est-à-dire l’homme lui-même :

« Il peut qualitativement et quantitativement réduire ou développer à volonté tel ou tel type humain ; il peut modifier les proportions numériques entre les représentants de chaque sexe, façonner des génies et des athlètes, interrompre la propagation de certaines tares, reconstruire en somme une humanité qui ne devrait plus rien à l’originale et mystérieuse Création ».

9Pour Daumas, l’homme est virtuellement doté de ce pouvoir et il le voit comme un « progrès ». Il reste aux sciences biologiques à frayer les chemins de l’application. Il revient sur cette question dans l’article « Avec H. J. Muller, prix Nobel, la génétique est à l'honneur » (20 novembre 1946). Daumas salue ce pionnier de la génétique moderne qui vient de recevoir le prix Nobel de physiologie. Il se félicite qu’« aujourd’hui », la génétique n’est plus seulement une science de recherche mais également une technique d’application ». La mise en œuvre des connaissances acquises dans ce domaine offre la possibilité inouïe, selon lui, d’« améliorer l’humanité elle-même ». Il fait référence au livre de Muller, Hors la nuit (publié en 1939 et interdit par les nazis) où l’auteur laisse entrevoir « la possibilité de pratiquer, sur des femmes consentantes, l’insémination artificielle de spermatozoïdes issus d’hommes reconnus éminents ».

10On sent, dans cette intervention, le rôle qu’a pu jouer sur sa vision son passage au sein de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, créée en 1941 par Alexis Carrel. Cette institution a été fortement critiquée. Carrel fut inquiété par les autorités de la Libération, mais il est mort avant de rendre compte à la Justice. L’idéologie de Carrel, basée sur la « biocratie », était clairement eugéniste et nataliste, en phase avec la culture de Vichy, à la suite de « l’invasion des techniciens » dans la sphère politique (Brun 1985 : 167). Dotée de moyens considérables, cette institution a pu séduire et attirer des jeunes talents, comme François Perroux, le supérieur hiérarchique direct de Daumas, qui démissionnera. On se demande encore pourquoi Daumas y a participé et ce qu’il y a fait. Ce qui est sûr, c’est qu’il se retrouve à la Libération dans l’organisme qui succède à la Fondation : l’Institut national des études démographiques (INED), à titre de personnel chercheur (Drouard 1992 : 178).

11Pourtant, le chroniqueur a conscience que la science génétique peut engendrer autant de « promesses » que de « menaces ». Il écrit dans l’article « Le pouvoir de l’homme sur l’homme » : « Ce pouvoir sur l’homme, quel usage l’homme en fera-t-il ? » C’est le fondement même de la « morale », de « l’éthique » et la « spiritualité » qui est en jeu. Selon l’historien, c’est une source d’« inquiétudes » pour la société : « Il n’y a aucune commune mesure entre les problèmes qui naîtront et ceux soulevés par l’utilisation de l’énergie atomique, par exemple ».

« Le pouvoir de l’homme sur l’homme » : un échange inattendu avec l’écologiste Bernard Charbonneau

12Dans l’article « Le pouvoir de l’homme sur l’homme », Daumas donne l’exemple de « l’insémination artificielle » (on dirait aujourd’hui la « conception artificielle ») sur la base d’une information qui circule à cette époque (Cahiers Laënnec 1946) : cette technique aurait été pratiquée au service de ménages américains pour qu’ils puissent avoir des enfants malgré la séparation imposée par la guerre. S’agit-il d’une nouvelle « technique militaire » ? Le chroniqueur cite à nouveau les travaux du « génétiste » américain de gauche Herman Joseph Muller dont les théories, teintées d’eugénisme, visaient à « élever le niveau moyen de l’humanité » (Missa, Susanne 1999). Contrairement à l’article précédent (« Avec H. J. Muller, prix Nobel, la génétique est à l'honneur »), Maurice Daumas note que ses positions ont suscité des polémiques et il souligne le danger qu’elles représentent sur les libertés individuelles, n’hésitant pas à faire allusion au nazisme : « Un passé trop récent nous montre à quels extrêmes peuvent être fixés ces critères ».

13En même temps, il ne se reconnaît pas dans la critique spiritualiste des milieux catholiques (à l’instar d’un Gabriel Marcel, par exemple) qui réprouvent l’artificialisation de la procréation : « Cette position intransigeante ne semble pas être non plus la meilleure ». Selon lui, elle relève d’un certain obscurantisme et rappelle les interdictions de dissection de cadavres humains. Daumas défend ici une certaine vision positiviste de la science dont la vocation n’est pas de protéger un supposé « ordre naturel » intangible : s’il admet que « l’on a toujours mésusé des moyens d’action qu’a révélé la science », il pose que, « malgré les oppositions de toute nature (…), le fait scientifique finit toujours par s’imposer ». De fait, c’est en 1953 qu’aura lieu la première insémination à partir de sperme congelé à la suite d’expériences conduites par des chercheurs de l’université de l’Iowa aux États-Unis, ce qui ouvrera la voie, une vingtaine d’années après, aux banques de sperme.

  • 2 Lettre de Bernard Charbonneau à Albert Camus, 1946. La Grande Mue : un site dédié à la pensée de Be (...)

14Cet article suscita une réaction (inédite à ce jour) d’un des fondateurs de l’écologie politique : Bernard Charbonneau. Se disant « lecteur assidu de Combat », un « journal sérieux » (Charbonneau, Ellul 2014), il écrit une lettre à Albert Camus, son directeur2. Il ne doute pas non plus que

« la mise au point d’une technique de la génération artificielle n’entraîne des bouleversements aussi considérables que ceux que pourraient provoquer l’emploi de l’énergie atomique, puisque cette fois l’homme ne sera pas mis en question par l’intermédiaire de la transformation de son milieu mais directement lui-même ».

15Il reconnaît également qu’une « activité importante pour l’avenir du pays ne soit pas abandonnée à l’initiative des particuliers », tout en formulant une réserve : « Et si l’intérêt collectif  : celui de la Science ou celui de la Nation, impose l’insémination artificielle, pourquoi n’imposerait-il pas l’euthanasie  ? »

16Charbonneau commente le fait que Daumas assimile la position de l’Église d’aujourd’hui par rapport à la reproduction artificielle de celle prise autrefois vis-à-vis de la dissection des cadavres : il y a une différence de nature entre un être vivant et un corps inerte ; pourtant, dans les deux cas, « c’est le caractère sacré de la vie humaine qui est en jeu ». Au nom du respect de la » dignité » de l’homme, ce lecteur éminent s’inquiète de la banalisation de la technique eugénique (comme variable d’ajustement démographique) qui pourrait provoquer un bouleversement social « plus profondément que la bombe atomique » et conduire à « un délirant chaos ». C’est poser la question essentielle d’un « monde où un pouvoir suprême joindrait à la maîtrise absolue des forces naturelles la maîtrise sur l’homme », où « ces mots de Liberté, d’Amour, seront alors dépourvus de sens ».

17Ce pionnier de l’écologie met en garde, de manière plus générale, contre « le désordre actuel » produit par le « déséquilibre entre un homme qui reste fort près de celui de Néandertal et le perfectionnement de ses moyens ». Pour lui, « le pouvoir de l’homme sur la nature » n’est viable que « si le pouvoir sur soi-même le complète ». C’est pourquoi il considère que le titre de l’article («  le pouvoir de l’homme sur l’homme  ») peut prêter à équivoque. Fabriquer « un surhomme », c’est se soumettre à l’idée que les hommes ont à un moment donné de « la perfection ». Tel est le danger de l’hypertechnicisation du monde et du rêve du «  meilleur des mondes  » entrant en concurrence avec « un ordre de valeurs intemporel » protecteur de la « dignité de la personne autonome ». Et Bernard Charbonneau de terminer sa lettre par une profession de foi personnaliste :

« Car le salut de l’homme n’est pas plus contenu dans le progrès des sciences de l’homme que dans celui des sciences de la nature  ; comme aux premiers temps, il est en lui ».

18Nous ne savons pas si Maurice Daumas a pris connaissance de cette lettre, mais il est certain qu’il en aurait accepté l’esprit.

19La science peut-elle conjurer les « faillites » de la civilisation ? Ses prises de position sont le reflet d’un postulat et d’un principe : si la science n’est pas elle-même « responsable des maux dont on l’accuse », elle ne peut rester « impassible devant les immenses problèmes de cette époque ». À la veille de Noël 1946, il n’hésite pas à rédiger un long article sur « La science et le monde d’aujourd’hui » (Combat, 17 décembre 1946), une interrogation sur la nature et les limites de la science à partir de deux livres parus en 1946.

20Il analyse d’abord l’ouvrage de Rémy Collin : Les deux savoirs. Ce professeur de médecine de Nancy, fondateur de la neuroendocrinologie, se prononce contre « le matérialisme et le déterminisme scientifique » en s’opposant à l’idée qu’il y aurait « des vérités scientifiques absolues ». Cette notion « d’incertitude », qu’il met en parallèle avec la connaissance philosophique, convient à Daumas, même s’il souligne qu’il faut se tenir à distance des « spiritualistes » qui érigent le scientisme en bouc émissaire des maux de l’homme : « On ne saurait, plaide-t-il, rendre le scientisme responsable d’une prétendue décadence morale de l’humanité ».

21Et d’expliquer qu’il faudrait alors démontrer que, dans l’histoire de l’humanité, « quelque spiritualisme ait réussi à engendrer un monde parfait ». Daumas prend soin de noter que Collin, tout spiritualiste qu’il est, ne fait pas le procès de la science mais tente de « légitimer avec discrétion la connaissance métaphysique ». C’est un peu le discours que tiennent Bernard Charbonneau et Jacques Ellul au même moment. Le positivisme du chroniqueur de Combat ne l’empêche pas de faire preuve de vigilance à l’égard de la technoscience :

« Car, il faut bien le reconnaître, l’intelligence est la qualité humaine la plus menacée par la pléthorique invasion des techniques scientifiques ».

22Mais la science conserve toute son utilité pour libérer l’homme des contraintes. Elle a « son mot à dire » pour toute une partie de la planète qui la regarde avec « espoir ».

23C’est ce que voudrait montrer un autre livre empreint d’un grand pessimisme : L’Espoir de l’abîme. Jacques Ménétrier dépeint les « faillites » de la civilisation, mais il le fait au nom, remarque Daumas, d’un « humanisme scientifique, si ces mots dont on a abusé avaient encore une signification ». Notons que l’auteur, médecin touche-à-tout dont certaines thèses ont été contestées, a été le premier secrétaire général de Fondation Carrel (jusqu’en septembre 1942). Ménétrier explique que des progrès importants sont à faire pour satisfaire les « besoins matériels » de l’homme mais aussi ses « aspirations élevées » : nourriture, habitat, éducation, culture… La science peut et doit être mobilisée pour livrer ce combat. « Il n’est pas un de ces postes du cahier des charges auquel nos connaissances scientifiques ne permettent de répondre au mieux de ses intérêts ».

24Daumas, en fin d’article, fait un aveu : il se dit plus optimiste que Ménétrier, car il pense que

« l’humanité, qui ne se conduit pas autrement qu’un gigantesque organisme vivant, aura, grâce à la science, le réflexe de défense qui le sauvera ».

25Cette métaphore biologisante témoigne de son passage chez Carrel mais elle lui permet surtout d’affirmer que la science et la technique réunies peuvent apporter du bien-être à l’humanité. La technique au service de l’homme, mais pas comme moyen de déploiement non-contrôlé de puissance. Pour Daumas, l’autonomie de la technique est source de danger tout autant que les discours déclinistes ou technolâtres.

Le retard de la France et le « rythme » de la recherche technologique

26L’historien a conscience du rôle que la science a joué pour hâter la fin de la guerre et que du désastre peut naître un bien. Dans le chapitre « Le Prométhée déchaîné » de son livre Le cheval de César, il reconnaît que la guerre provoque un « effet d’accélération de la créativité technique » (Daumas 2001 : 73). Il sait aussi que la science est une condition du redressement de la France. C’est le sens de son article : « L’avenir de la science se joue maintenant » (Combat, 26 décembre 1946).

27Il revient à la question atomique pour admettre (mais sans jamais prononcer l’expression « bombe atomique ») que « la première révélation qui nous vint de l’extérieur fut celle d’un progrès technique considérable ». Révélation ou révolution ? Déjà, il évite le mot « révolution », très en vogue à cette époque. Maurice Daumas convient que le nucléaire est la promesse d’un changement important :

« Le moins averti des hommes, devant qui se déroulait cet étonnant spectacle, comprenait que ces techniques surgies de la guerre allaient dominer les nouvelles conditions d’existence : le sort individuel aussi bien que le sort collectif leur étaient étroitement assujettis ».

28Il reconnaît que la guerre permet de « décupler les moyens de création » et d’invention. Sa foi en la technoscience permet de comprendre pourquoi il salue ce que le tragique événement de la bombe porte comme potentiel de progrès, comme symbole de la réconciliation entre science et technique : le perfectionnement de la technique atomique a pour origine « un labeur scientifique d’une étonnante fécondité » et un dialogue entre savants et techniciens. D’ailleurs, à l’instar de Joliot-Curie, l’inventeur de la fission atomique, il participe au regret que la France n’ait pas pu y prendre sa part :

« Mais une nouvelle étape du machinisme et de la technique s’était accomplie sans que les Français aient pu y participer. Et nous savions qu’il nous fallait tout acquérir à notre tour ».

29S’il déplore le « retard » français par suite de l’Occupation, il reste optimiste sur les possibilités de palingénésie : « pour l’instant, les chances de la France ne sont pas définitivement compromises » car elle a encore « un rôle à jouer » dans cet effort mondial « pour l’accroissement des connaissances ». D’ailleurs, si les chercheurs ont manqué de moyens pour travailler sous l’Occupation, s’ils ont subi un isolement dommageable par rapport au « mouvement scientifique général », Daumas note qu’ils ne sont pas restés inertes, et de citer : radioélectricité, microbiologie, chimie nucléaire. Il inclut l’ethnologie, en pensant à son ami Leroi-Gourhan, à qui il consacre un article (« L’histoire qui n’est pas écrite », 6 octobre 1946) qui commence ainsi :

« Comme quelques hommes d’action, M. Leroi-Gourhan s’est vu imposer, pendant les premiers temps de l’occupation, une retraite provisoire. Il a mis à profit ces loisirs inattendus pour reprendre les quarante mille fiches précédemment accumulées et en tirer ses premiers aperçus conceptuels ».

30Ce résultat, c’est une publication par Albin Michel en deux tomes : Évolution et techniques et L’Homme et la matière.

31Pour l’historien des techniques, c’est principalement le « rythme » de la recherche technologique qui a été bouleversé par la guerre. Dans l’article « Les chances de la science française » (Combat le 27 décembre 1946), il énonce la pierre d’angle de sa théorie :

« Car aucune des réalisations de la guerre ne constitue une découverte proprement dite. Le principe scientifique des plus sensationnelles créations était déjà connu en 1939. » L’accélération des mutations ne saurait être assimilée à une « révolution ».

32Ce que la guerre a définitivement fait exploser, en raison de la mobilisation sans précédent des moyens étatiques mis au service du développement des techniques de la recherche, c’est « la vieille distinction entre science pure et science appliquée » qui, précise-t-il, n’est plus depuis un quart de siècle « qu’une vue de l’esprit ». Daumas introduit alors un autre élément de sa théorie émergeante de la dynamique d’innovation : le progrès de « la science pure » est « à son tour lié à la perfection des moyens techniques ». Le nucléaire est précisément un cas qui permet de souligner l’importance des dispositifs d’expérimentation comme « accélérateurs » de découverte. C’est pourquoi Daumas plaide pour que « l’outillage » des scientifiques français soit renouvelé. Il prend différents exemples, comme les problèmes biologiques qui ne relèvent plus du microscope optique mais du microscope électronique.

33Là est le problème de la France comme conséquence de la guerre : la France a « perdu du terrain » ; elle accuse un « retard technique » qui pourrait hypothéquer « un travail de qualité internationale » et qui exige du politique des engagements forts en termes de moyen : « Ou bien considérer la science comme une activité essentielle à la reconstruction du pays, et lui fournir les moyens d’action nécessaires, ou bien inscrire le problème de la recherche scientifique sur un papier, sur l’interminable liste des problèmes urgents, et attendre. » Il salue les efforts des « hommes de science » français qui « ont été les premiers à pouvoir faire exactement le bilan de notre infériorité et de nos chances d’après-guerre ».

Une enquête sur l’état de la recherche en France

34Ce n’est donc pas par hasard si Maurice Daumas se lance dans une enquête « de terrain » sur l’état de la recherche en France. Il a rencontré de nombreux acteurs de la recherche française dont il souhaite restituer l’opinion dans son article déjà cité sur « Les chances de la science française ».

35Le premier chercheur auquel il rend visite est un jeune biologiste, qui a vécu aux États-Unis. À ce moment, en France, dans le domaine scientifique comme dans le domaine industriel, l’Amérique est le modèle. Il lui dépeint la situation avec tes tons idéalisés. Daumas y est sensible :

« Je pensais à l’organisation et l’outillage qui évitent là-bas toute perte de temps et tout effort inutile, aux appareils perfectionnés qui facilitent même les activités annexes du travail scientifique, aux dictaphones et aux multigraphes, aux bibliothèques, aux microfilms ; je pensais à tout en allant rendre visite à un physicien dont le laboratoire gîte dans la Sorbonne, au sommet d’un escalier discret ».

36Son souci de l’outillage, assez rarement exprimé à l’époque, témoigne de l’intérêt qu’il portera toujours à la question des instruments scientifiques. Ce sera d’ailleurs le thème de sa thèse. Mais Daumas est convaincu depuis longtemps de la vertu créatrice de la relation science/technique.

37La première considération de ce savant consiste à expliquer à son interlocuteur que, las de travailler dans un laboratoire aussi sale, il vient de le balayer lui-même. La comparaison entre la vie de laboratoire en France et aux États-Unis est un lieu commun. Daumas le sait : il s’agit de « thèmes si faciles qu’on hésite à les exploiter ». Mais il le fait quand même, animé par le souci de montrer que les conditions matérielles de la recherche française ne sont pas bonnes. Le problème, à suivre l’enquêteur, serait moins « la pénurie de moyens » que « la routine et l’inconscience » qui « paralysent trop souvent les hommes ». Qu’il s’agisse des remboursements de frais de correspondance ou de financement d’équipements, les chercheurs seraient en butte avec une technocratie indifférente. Il révèle que pendant l’hiver 1944-1945, le ministère de la Production industrielle a refusé au Museum une allocation de charbon pour chauffer les serres, ce qui a entraîné la destruction des collections de plantes qui représentaient « un patrimoine national » unique.

38Le grand problème, c’est le « rééquipement » et la modernisation des appareils scientifiques. Or, le matériel coûte trop cher car le marché de la recherche publique est trop restreint. Il faut, plaide Daumas, consentir à un « effort financier particulier » pour assurer cette jouvence et le rang de la recherche française. Le deuxième problème, c’est celui de la construction qui doit permettre de vaincre la pénurie d’espaces dédiés. Il faut éviter, à suivre le chroniqueur, les bâtisses en pierre de taille, et préférer « des édifices légers qui dureront le temps de résoudre tout un groupe de problèmes ». L’adaptabilité et la souplesse sont la clé du redressement, affirme-t-il. Et de citer une nouvelle fois « la science des hormones et la génétique » qui se développe rapidement, mais dans un cadre qui ne lui est pas adapté. Il recommande de créer « un institut des laboratoires de chimie, de biologie, de physiques, des annexes pour loger les animaux d’expérience, un jardin et des serres pour les plantes, etc. »

39Le troisième problème est celui de la « documentation ». En fait, il veut parler de la politique éditoriale et de publication. Il déplore qu’on ait privilégié, « pour des raisons de prestige et de propagande française », des « albums de mode » destinés à « la riche clientèle du Caire ou de l’Amérique du Sud », en sacrifiant, par exemple, le Bulletin de la Société chimique. Le résultat, à le suivre, est qu’on peut « à peine citer une ou deux revues scientifiques françaises qui, par leur présentation, soient dignes de figurer à côté des revues étrangères ». Le coût de l’imprimerie n’aide pas à l’amélioration des choses. Les thèses également risquent ne plus être diffusées.

40Tel un lanceur d’alerte, Daumas annonce « la disparition de la littérature scientifique française » et dénonce « une démission de notre pays ». Son constat est partagé par la communauté scientifique, si l’on en juge par le rapport de réorganisation du CNRS, du 21 octobre 1944, dont les auteurs considèrent que « la tâche de la recherche scientifique a toujours été sous-estimé en France » (Nicault, Durand 2005 : 292). Soucieux de joindre le geste au verbe, Daumas participe dès 1946 au Centre international de Synthèse où il rencontre celui qui deviendra un ami, l’historien des sciences René Taton (Taton 1984 : 334), tous deux étant les assistants d’Alexandre Koyré (Berthelot, Martin et Collinet 2005 : 46) dont le projet phare est la création de la Revue d’histoire des sciences et leurs applications (1947).

41Il y a l’enjeu des moyens techniques, mais il y aussi celui des moyens humains. Dans l’article « Il faut donner aux Facultés les moyens de former un personnel scientifique d’élite » (Combat, 31 décembre 1946), Daumas reprend un constat que les chercheurs ont fait dans les années 1930 : « aucun enseignement systématique ne prépare les étudiants à la carrière de chercheur », si l’on excepte l’Association des travailleurs scientifiques ou l’Office de la recherche scientifique coloniale. Il note que les cours du Collège de France comme ceux de l’Institut Pasteur ou du Muséum ne s’adressent pas spécialement à de futurs chercheurs. Par conséquent, le seul vivier se trouve dans les universités et « un peu au hasard ». S’il admet que l’École normale supérieure a produit des chercheurs « éminents », ce n’est pas sa vocation première. Quant aux écoles d’ingénieurs, elles ont « moins heureusement servi la recherche ».

42C’est le cas de l’École polytechnique, fortement « critiquée » pour former des jeunes qui, après des études « stérilisantes », cherchent d’abord des « places bien rétribuées ». Les services de l’État les affectant à des tâches administratives, ils sont « perdus pour la science ». D’autant, regrette Daumas, qu’on a dévalorisé « le diplôme d’ingénieur-docteur ». Les universitaires réclament à la Libération la fin de cette « bipolarisation » et un partage équitable des moyens entre universités et grandes écoles qui captent les meilleurs éléments. Il comprend « l’animosité » que rencontre Polytechnique en expliquant que celle-ci affecte « le plus profond mépris envers les Facultés ». Une commission a même envisagé la suppression de l’École polytechnique, sans succès. Trop peu de chercheurs sortent des écoles d’ingénieurs, estime l’historien des techniques. Une seule école trouve grâce à ses yeux : l’École de physique et de chimie industrielles de Paris, où se sont illustrés Paul Langevin et son disciple Frédéric Joliot, qui a découvert la radioactivité artificielle, « événement historique assez considérable », note en passant Daumas ; mais « pour brillant que soit cet exemple, il s’agit seulement d’un cas particulier ».

43En fait, c’est aux « facultés » qu’échoit le rôle de recruter les chercheurs. Or, juge le chroniqueur de Combat, « n’importe quel universitaire vous dira que les facultés ne sont plus en état d’assumer cette tâche » car elles sont « démunies ». Daumas estime que les crédits dont dispose la Faculté des sciences de Paris sont égaux à 1,7 fois ceux de 1936. Si l’on prend en compte la dépréciation de la monnaie et l’augmentation des étudiants (due notamment à l’afflux d’étudiants de province), ces moyens sont « dérisoires ». La référence à 1936 aurait pu être l’occasion pour Daumas de mentionner que le Front populaire a justement lancé un processus fondamental de professionnalisation et de rationalisation de la recherche, qui a abouti, notamment, à la création du CNRS (dont il ne fait pas mention). Les cours sont surchargés, les enseignants ploient sous les copies et ne peuvent faire de la formation à la recherche.

44Cette situation n’a pas échappé au gouvernement, reconnaît l’historien, qui est allé interviewer le directeur des enseignements supérieurs, le physicien Pierre Auger, un des savants qui a convaincu le général de Gaulle de créer le CEA et qui jouera un rôle déterminant dans la fondation du CERN à Genève. Cette réforme institue les trois cycles, avec un troisième cycle préparant aux métiers de la recherche, intégrant dans l’enseignement théorique un séjour dans les laboratoires. Mais pour cela, il faut créer des postes (surtout des maîtres de conférences et des chefs de travaux) et trouver des crédits.

La collectivité doit s’intéresser au sort de la recherche pour l’organiser

45Au lendemain de la guerre, les chercheurs cherchent le modèle idéal de l’organisation de la science. Deux modèles semblent co-exister dans les représentations : les États-Unis, on l’a vu, mais aussi l’URSS. Avant que la guerre froide ne cristallise les positions, Maurice Daumas, comme beaucoup de savants français, est fasciné par le volontarisme scientifique de l’URSS. Dans l’article « Les instituts scientifiques et le parti communiste en URSS » (Combat, 7 juin 1947), il cite le plan quinquennal soviétique :

« Non seulement nous allons rattraper, mais dépasser dans l’avenir le plus proche, les résultats obtenus par la science à l’étranger ».

46Il semble participer à cette euphorie, même si, prudent, il met en garde en attirant l’attention sur l’absence d’éléments objectifs concernant la réalité authentique de la situation soviétique. Ce qu’il entend mettre en valeur, c’est l’émergence d’un nouveau « climat intellectuel », mais sans méconnaître le problème de « l’éducation politico-idéologique » des savants russes qui pourrait avoir des conséquences défavorables sur leur créativité. Ce qui se passe en URSS est à l’image de ce qui se passe dans le monde. La guerre a profondément modifié le rapport à la science :

« À des degrés divers, selon les pays, la dernière guerre a fait de la recherche scientifique une affaire d’État ».

47C’est ce qu’on va appeler la « méga-science ». Et comme la plupart des savants de l’époque, Daumas s’étonne de la politique américaine d’encadrement strict de la diffusion des résultats de la recherche :

« pour la première fois dans l’histoire de la science, des savants n’ont pas le droit de publier leurs découvertes ».

48L’intervention étatique dans ce domaine, principalement en faveur de l’équipement collectif, fait consensus après la guerre (Kuisel 1981) où l’objectif de modernisation correspond au projet d’« économie concertée » (Margairaz 1991 : 1333). Pour Daumas, la « recherche planifiée » est non seulement une nécessité du moment, mais aussi « à l’avenir une nécessité permanente. » Même aux États-Unis, remarque-t-il, « où règne le plus grand libéralisme, on voit s’exprimer l’opinion que le gouvernement ne devrait plus s’en remettre à l’initiative privée, mais coordonner dans une certaine mesure la recherche ». Sentiment partagé en France où, constate-t-il, « la grande majorité des travailleurs scientifiques souhaitent une organisation efficace de la recherche ». Daumas rejoint l’opinion dominante des chercheurs pour qui la science est devenue un facteur de transformation sociétale :

« Les applications des découvertes ont des répercussions sociales trop importantes pour que la collectivité continue à se désintéresser du sort de la découverte ».

49Cela présuppose qu’une réflexion ait lieu sur les finalités de la science et la nature de la science. Mais il convient de fixer des limites à l’intervention étatique afin de préserver « la curiosité intellectuelle » qui est le ressort premier de l’agir scientifique. Le chercheur doit être libre :

« Comme tout créateur, l’homme de science doit avoir le droit de travailler librement et en toute indépendance d’esprit ».

50L’enjeu crucial du moment est de trouver un équilibre entre l’intervention étatique et la liberté académique.

51L’ardente obligation du politique au sortir de la guerre, c’est de tenter de résoudre la contradiction qui fait que, selon lui, la dynamique de la recherche n’aurait pas progressé depuis 1936 alors qu’il y a une offre pléthorique d’organismes de recherche provoquant « une situation anarchique ». Il écrit dans son article du 17 juin 1947 (« Aurons-nous un Conseil supérieur de la recherche scientifique » ?) :

« Nul ne pourrait dresser la liste de tous les établissements ou organismes de recherche qui existent aujourd’hui en France. Depuis une dizaine d’années, pendant et après cette dernière guerre, leur nombre s’est accru dans de grandes proportions ».

52Songe-t-il aux vingt laboratoires créés au sein du CNRS lors de l’année 1946, au Commissariat à l’énergie atomique (1945), à l’Office national d’études et de recherches aéronautiques (1945), à l’INED (1945) auquel il collabore à ses débuts, au Centre national d’études des télécommunication (1944), à l’Institut national de la recherche agronomique (1946) ? Il est vrai qu’au lieu de repenser globalement le système de l’enseignement supérieur et de la recherche, les gouvernements successifs, avant la guerre comme pendant et après, ont créé des organismes sans liens entre eux. Le seul fil rouge, ce serait peut-être la volonté de ne pas faire confiance à l’université. D’où le système bipolaire qui règne en France depuis fort longtemps et qui n’est pas près de disparaître. Daumas précise sa pensée. La « prolifération » des organismes a principalement concerné « la recherche technique » :

« Il n’est pas un ministère, une grande administration, un groupement professionnel ou interprofessionnel qui n’ait voulu posséder un service chargé d’étudier les applications des connaissances scientifiques au cas particulier de son domaine d’activité ».

53D’où le « grand désordre » qui règne dans les affaires de la science, qu’il s’agisse du personnel scientifique, de l’outillage ou des travaux.

54Et de plaider en faveur d’un effort de coordination et d’harmonisation qui pourrait prendre la forme d’une « autorité coordinatrice supérieure ». Cette mission ne peut être remplie par le CNRS, prévient-il, car il n’a pas été conçu à cet effet. Il n’est pas assez transversal et ne relève que de l’Éducation nationale. Le gouvernement y a pensé. Il a même provoqué la création d’une commission qui a abouti au projet d’un Conseil supérieur de la recherche scientifique et technique. Son rôle, consultatif, n’est pas de contrôler les organismes, mais d’élaborer « une politique nationale de la recherche et d’appeler tous les organismes scientifiques à faire de cette politique une réalité ».

55Ce serait, se réjouit Daumas, une aide décisive au Plan Monnet (Jean Monnet est nommé commissaire général au Plan en 1946). Mais il regrette que ce Conseil, au lieu d’être rattaché à la présidence du Conseil, comme c’était initialement prévu, soit sous la coupe de l’Éducation nationale. On sait depuis que le ministère de l’Agriculture et celui des Armées s’y sont opposés (Prost 1988 : 41-62) et que des chercheurs, favorables au « laisser-faire », craignent un effet de centralisation (Bouchard 2008 : 117). Le nouvel organisme sera donc voué à « l’impuissance », tranche Daumas à juste titre, rejoignant le point de vue de l’ancien directeur du CNRS, Henri Longchambon (Guthleben 2013 : 135-137).

56Cette idée d’incorporer la recherche dans le premier Plan qui devait organiser l’entrée de la France dans l’après-guerre est partagé par la majorité des chercheurs, Frédéric Joliot-Curie en tête. Encore aujourd’hui, on peut s’interroger sur cet « oubli » dans le Plan Monnet. Les acteurs de la recherche s’en sont émus en 1947 (le Plan est approuvé le 7 janvier 1947) en publiant un manifeste de dix pages (recueillant plus de 500 signatures) qui s’intitule justement : « Sur un oubli dans le Plan Monnet » (Verschuren 2022). Daumas aurait pu signer cette pétition qui disait notamment :

« Il ne s’agit pas pour la France de continuer à maintenir la Recherche scientifique et technique en vie quoique le pays soit pauvre. Il s’agit de la développer parce que le pays est pauvre ».

57Dans Combat du 8 avril 1947, il fait paraître l’article suivant qui témoigne de son engagement : « Le Plan Monnet a oublié la science française ». Son dernier article est un acte de foi dans une « planification » de la recherche (« La véritable planification de la science », Combat, 14 octobre 1947) et dans une « science de l’homme » qui s’intéresserait enfin à la manière dont « les applications techniques influent sur les conditions quotidiennes de l’existence » (nutrition, habitat, travail, fatigue, sommeil, repos…) et participent au développement du « bien-être ».

58À Combat, la signature de Maurice Daumas disparait au cours de l’année 1948. Elle apparaît une dernière fois le 10 septembre 1948. C’est à titre d’expert qu’il répond à la sollicitation de son ancien journal afin de réagir aux pseudo-théories émises par le biologiste russe Trofim Lyssenko (1898-1976). Celui-ci n’hésite pas à mettre en cause les lois générales de l’hérédité élaborées par Mendel et Morgan (la théorie chromosomique) présentées comme des « servantes du monde capitaliste ». Un « fake » soviétique dénoncé par Daumas comme une stupidité qui inaugure un « nouvel obscurantisme » marqué par la soumission de la science à l’idéologie en URSS. Le titre est tout un programme : « Les débats de Moscou nous ramènent-ils au temps de de Galilée ? ».

59Le départ de Maurice Daumas est lié à sa nomination, en 1947, au poste de conservateur adjoint du musée des Arts et Métiers (poste qu’il occupera une dizaine d’années avant de devenir universitaire à part entière). Il devenait fonctionnaire, et donc soumis à une obligation de réserve. Ce n’est que plus tard qu’il recevra l’onction académique. Mais, surtout, il s’était lancé dans la rédaction d’une thèse sous la direction de Gaston Bachelard qu’il soutiendra en 1952 (Daumas 1953). Sa contribution journalistique n’est pas dénuée de clairvoyance et de courage mais elle témoigne d’une volonté, qui sera constante, de déjouer les prophètes de malheur qui entretiennent une « suspicion générale » à l’égard de la science (Daumas 1957 : VIII). Le discours dominant de l’époque sur les apports de la science et de la technique au relèvement de la France et au progrès humain dissimule la difficile question des moyens que la puissance publique entend mettre au service de la recherche. Daumas le dit sans détour, exprimant une revendication centrale de la communauté scientifique.

60C’est l’honneur de Combat d’avoir soutenu ce mouvement et d’avoir invité, en 1949, Pierre Biquard, qui fut chef de cabinet d’Irène Joliot-Curie et de Jean Perrin lorsqu’ils étaient secrétaires d’État à la Recherche sous le Front populaire, à exprimer dans ses colonnes « l’émotion intense » qui fut celle des savants lorsqu’ils constatèrent que la recherche et l’enseignement supérieur étaient exclus du premier Plan Monnet ! L’intérêt de la contribution de Maurice Daumas à la presse de la Libération est triple : elle révèle une sensibilité de l’historien aux questions de son temps, à l’instar de son inspirateur Lucien Febvre (Tesnière 2021) et une proximité avec les acteurs du renouveau de la politique scientifique en France ; elle laisse entrevoir les linéaments de ce qui constituera son apport épistémologique à l’histoire des sciences et des techniques, et notamment son concept de « complexe technologique » où la technologie se présente comme le point de confluence et d’interaction entre les sciences et les techniques ; elle montre une attention aux conditions humaines, matérielles et organisationnelles du développement de la recherche considérée comme un « réseau » qui, en raison de l’importance acquise par le recours à la technique, dépend de plus en plus des moyens que la sphère publique veut bien lui allouer, et qui, en raison de son importance sociale, relève d’une expérience collective et présuppose un « télos ».

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Notes

1 Il est à noter que son passage dans l’institut d’Alexis Carrel n’apparaît pas dans son « état des services civils » du ministère de l’Éducation nationale.

2 Lettre de Bernard Charbonneau à Albert Camus, 1946. La Grande Mue : un site dédié à la pensée de Bernard Charbonneau. https://lagrandemue.wordpress.com/2020/02/28/lettre-a-albert-camus-sur-leugenisme/#more-1443

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Pour citer cet article

Référence électronique

Robert Belot, « Quel avenir pour la technoscience après la Seconde Guerre mondiale ? »e-Phaïstos [En ligne], XII-2 | 2024, mis en ligne le 26 novembre 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ephaistos/13616 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12rzp

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Auteur

Robert Belot

Robert Belot est professeur d’histoire contemporaine. Il a fondé et animé le laboratoire RECITS à l’université de Technologie de Belfort-Montbéliard (France) où il a développé des recherches sur l’histoire de la technoscience (L’Atome et la France. Aux origines de la technoscience française, Paris, éditions Odile Jacob, 2015). Il a ensuite créé le département des Patrimoines culturels à l’université Jean Monnet (Saint-Étienne, France) où il dirige le master européen Erasmus Mundus DYCLAM+ dédié aux dimensions géopolitiques de la mémoire et du patrimoine (Patrimoine, Péril, Résilience, Paris, Maisonneuve & Larose/Hémisphères, 2022, co-direction avec Philippe Martin). Titulaire du module Jean Monnet « HISTOREUPA » à la suite de sa Chaire Jean Monnet, ses recherches et son enseignement s’organisent aujourd’hui autour des enjeux historiographiques, culturels et idéologiques de l’histoire européenne (Resistenza e la rinascita dell'idea europea 1942-1947, collana “Fonti e studi sul federalismo e sull’integrazionne europea”, Bologna, Il Mulino, 2022).

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