1L’œuvre de Maurice Daumas est mal connue, et elle ne fait pas l’unanimité. Dans « Lucien Febvre lu par Maurice Daumas : comment écrire une histoire des techniques au XXe siècle », Valérie Tesnière observe l’historien au travail et analyse les concepts qu’il met en œuvre. Elle y décrit un historien inspiré par les apports de l’histoire économique et sociale d’Ernest Labrousse et Fernand Braudel, concevant l’histoire des techniques comme « une histoire de la créativité technique, qui ne peut s’exercer sans facteurs exogènes » (Tesnière 2021 :290), ce qui l’amène, dès la fin des années 1970, à utiliser avec beaucoup de clairvoyance, le concept de « fluidité » pour appréhender l’évolution technologique contemporaine. Un double mouvement se déploie sous sa plume conclut-elle : « le principe de fluidité des techniques industrielles est ce qui correspond à un mouvement quasi irrépressible de la pensée et à une même fluidité de son expression matérielle » (des revues aux calculateurs et aux ordinateurs) (Tesnière 2021 :292).
2Dans « Writing Technology into History », Eda Kranakis est autrement plus sévère. Comparant deux approches éditoriales, celle qui prévaut dans les Histoires des techniques publiées par Ch. Singer et M. Daumas dans les années 1950-1970 (Singer 1954-1958 ; Daumas 1962-1978), et celle mise en œuvre par Johan Schot et Phil Scranton dans Making Europe : Technology and Transformations, 1850-2000 (Schot, Scranton 2013-2019), elle stigmatise la synthèse de Daumas, « agressivement internaliste » :
« Il a ignoré les guerres mondiales, la dépression, la montée du fascisme, la guerre froide et la décolonisation. Rien n’indique que la technologie ait été orientée vers la violence et la terreur à une échelle sans précédent dans les années 1900. Au contraire, comme pour effacer cette histoire vécue, Daumas insistait sur le fait que la technologie incluait uniquement les activités de l’humanité qui ont pour but de rassembler, d’adapter et de transformer des matériaux naturels afin d’améliorer les conditions de son existence » (Kranakis 2021 : 220-221).
- 1 Eda Kranakis a contribué à l’édition de la version anglaise de l’Histoire générale des techniques d (...)
- 2 Terme employé ici au neutre, et donc sans indication de genre. Il en ira de même pour tous les term (...)
3Violente, la charge interroge : d’où vient que deux articles, également intéressants, également bien menés, également documentés1, aboutissent à une telle différence d’appréciation ? L’angle d’attaque certes diffère : V. Tesnière se focalise sur la relation intellectuelle Febvre-Daumas et son impact sur la conception de l’histoire des techniques, tandis qu’E. Kranakis compare des projets éditoriaux conduits en des époques totalement différentes aux plans politique, économique, technique et culturel. Mais si nous admettons qu’au-delà de la contradiction, il y a raison partagée, cela interroge la compréhension de l’Histoire, son épistémologie. D’où la question qui fonde cet article : qu’est-ce que concevoir une histoire des techniques à une époque donnée ? Maurice Daumas fut un concepteur, en effet : trente années durant, il a travaillé à constituer l’histoire des techniques en tant que discipline. Voilà pourquoi j’analyserai les fondements de sa pensée dans la décennie d’après-guerre (1945-1955). Puis, après avoir présenté les méthodes et concepts qu’il a déployés durant les années 1960, j’analyserai comment et pourquoi dans les années 1970, à partir d’une conception identique de l’histoire des techniques, Maurice Daumas et Bertrand Gille se focalisèrent sur deux concepts différents, celui de complexe technique pour Daumas, celui de système technique pour Bertrand Gille sans que l’un et l’autre ne comprenne la complémentarité de leurs approches. Je reviendrai pour conclure, sur l’apport et les limites de son œuvre et ce qu’elle offre aujourd’hui aux historiens2 des techniques.
- 3 Né à Béziers le 19 décembre 1910, Maurice Daumas vit à Paris depuis le début des années 1930, d’abo (...)
- 4 Organe du Mouvement de libération nationale, le journal Combat. De la résistance à la révolution so (...)
- 5 Elles seront publiées toutes les deux, aux PUF, la première, Les instruments scientifiques aux XVII(...)
4Dans ces années de l’immédiat après-guerre, des années chaotiques où se mêlèrent des sentiments aussi contrastés que la joie et le chagrin, le soulagement et la crainte d’une nouvelle guerre, la haine et le désir de paix, le désespoir et l’optimisme, le désir d’humanisme et l’anathème totalitaire, des années de refondation intellectuelle aussi, Maurice Daumas poursuit l’engagement qu’il avait initié lors du Front populaire en 19363 Il participe au journal Combat, alors piloté par Albert Camus4, décide de devenir un historien professionnel, rencontre G. Bachelard et se lance sous sa direction dans l’écriture de ses deux thèses, principale et complémentaire sur les instruments scientifiques aux XVIIe et XVIIIe siècles et sur Lavoisier théoricien et expérimentateur qu’il soutient en 19525 Dans cette décennie fondatrice, trois éléments majeurs structurent sa conception de la science historique : la dénonciation du lyssenkisme, les débats menés dans Thalès sur la nécessité d’autonomiser l’histoire des techniques, l’épistémologie historique partagée par ses maîtres, G. Bachelard et L. Febvre.
5Ses chroniques scientifiques et techniques dans Combat montrent un intellectuel persuadé du rôle que sont destinées à jouer les techniques et la science dans la reconstruction et le renouveau des sociétés abîmées par la guerre. Le ton est tranchant, toujours. « C’est la routine et la crainte des nouveautés techniques qui retardent le développement de notre industrie », titre-t-il en mars 19486 Dans « L’organisation du travail est-elle une science ? Disputes autour d’un mot »7, il souligne la complexité nouvelle qu’affrontent les sciences ; il propose que la technique des « groupes de recherche opérationnelle » soient « transposées aux activités civiles » et appelle les techniciens « à une autre façon de comprendre l’organisation du travail » en lien avec les sciences humaines, pour qu’« une présence plus réelle s’impose, l’homme ». Humaniste convaincu, il plaide pour un « progrès scientifique international », puisque « la science doit son essor aux hommes de tous les pays »8
6Publié le 10 septembre 1948, l’article « Mendel... ou Lyssenko - Les débats de Moscou nous ramènent-ils au temps de Galilée ? » va faire date9 Appuyé par Staline, Lyssenko considérait les théories de Mendel sur la génétique, comme relevant d’une « science bourgeoise » à laquelle il fallait opposer une « science prolétarienne »10 Tous les savants du bloc soviétique qui prônaient la génétique classique, la théorie de la résonance, qui approuvaient la théorie des liaisons chimiques, le principe d’incertitude, ou la théorie de la relativité, furent destitués et pour la plupart envoyés au Goulag. En France, à l’exception notable de Jean Rostand ou encore de Jacques Monod, les intellectuels et savants, et non des moindres (Jean-Toussaint Desanti, Roger Garaudy, Louis Aragon, par exemple) acceptèrent le lyssenkisme, soit parce qu’ils le considéraient comme un néo-lamarckisme, soit parce qu’ils y virent un questionnement sur la constitution de la pensée scientifique. Mais ceux des savants membres du parti communiste, qui rejetèrent d’emblée les théories de Lyssenko ou qui comprirent qu’il s’agissait d’une imposture, tel Marcel Prenant, biologiste de réputation mondiale, ancien chef des FTP et membre du comité central du Parti, furent exclus sans autre forme de procès.
7Ce que dénonce Maurice Daumas dans son article est moins l’absurdité des thèses de Lyssenko, que le fait qu’elles ne pouvaient être réfutées, ni même discutées en Russie :
- 11 « On ne renverse pas une théorie scientifique comme on renverse un ministère » avait déclaré la vei (...)
« Les théories actuelles de la génétique ont mis en difficulté les notions introduites par Darwin... Ces théories se heurtent elles-mêmes à certaines contradictions. Mais ce n'est pas en les condamnant au nom de principes idéologiques qu'on résoudra le problème de façon définitive. L'expérience et la discussion menée avec des arguments scientifiques, conduiront seules à une nouvelle étape de la connaissance »11
- 12 En 2006 encore, Armand de Ricqlès, titulaire de la chaire de Biologie historique et évolutionnisme (...)
8La mort de Staline mit fin à cet épisode peu glorieux de l’histoire des sciences. Discrédité, Lyssenko fut mis à l’écart. Et en 1953, le PCF reconnut « l’objectivité des lois de la nature ». Mais le milieu scientifique en sortira profondément meurtri. Pour Maurice Daumas, et toute cette génération d’intellectuels, la règle fut d’éviter toute interférence entre l’idéologique et le scientifique12
- 13 Thalès : recueil annuel des travaux de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques de l’Un (...)
- 14 Sur François Russo (1909-1998), acteur majeur de l’histoire des sciences et de l’histoire des techn (...)
9Cette année 1948, Thalès, la revue de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques (IHST) fondé par Abel Rey en 1932, reprenait vie avec un numéro consacré à la philosophie des techniques et à l’histoire des sciences et des techniques13 François Russo y propose un article au titre assez étrange, « Introduction à l’étude de la structure des sciences et techniques du monde physique », mais central pour notre propos puisqu’il s’agit d’un programme de recherche pour « les études historiques, méthodologiques et philosophiques sur la science et la technique »14 « Structure », c’est le terme qu’il utilise pour désigner « le système de rapports existant entre les divers éléments des sciences et des techniques ». Faute d’en avoir une connaissance claire, affirme-t-il, il n’est pas possible de déterminer de manière aussi exacte que possible « les problèmes, inventions, et notions qui les constituent et les rapports pouvant exister entre ces facteurs ». Et il préconise un « sérieux redressement méthodologique » pour « assouplir et enrichir les schèmes classiques qui ont cours » (Russo 1948 :27)
- 15 On retrouve ces mêmes distinctions chez H. Simon, dans les Sciences de l’artificiel. L’impact des t (...)
10Ce redressement méthodologique, il le fonde sur deux principes. Tout d’abord, la nécessité de conjuguer l’étude interne, « malheureusement méconnue par trop d’historiens de la science et de la technique », et l’étude externe, c’est-à-dire l’analyse de « l'action sur le développement de la science et de la technique, du milieu de culture et de civilisation ». En appui de quoi, il propose le travail d’André Leroi-Gourhan sur « l’interaction du milieu technique constitué par la totalité des moyens d’action matérielle avec les milieux dans lequel il baigne et dont il ne peut qu’artificiellement être dégagé », qu’il s’agisse du « milieu intérieur », constitué « par le capital intellectuel d'une masse humaine, c’est-à-dire un ensemble extrêmement complexe de traditions mentales », auquel appartient le milieu technique et « le milieu extérieur », constitué de « tout ce qui matériellement entoure l'homme : les facteurs géologiques, climatiques, la faune, la flore et les éléments matériels provenant d'autres groupes humains »15 La nécessité de faire de l’histoire des techniques une discipline autonome constitue le second principe :
« comme, par ailleurs, l'histoire des techniques n'est pas encore vraiment constituée comme discipline autonome, des questions importantes sont traitées de façon sommaire, ce qui n'est pas sans inconvénient non seulement pour les techniques elles-mêmes, mais aussi pour les disciplines humaines où elle s'insère : nous manquons de descriptions assez détaillée des activités techniques ; le rôle des techniques comme source de mythes et de croyances mériterait d'être plus développé ; de même que le rôle des techniques physiques et chimiques dans le développement de l'art ».
- 16 Sur l’état des lieux de l’histoire économique et sociale en France, on se rapportera aux articles d (...)
11Ceci posé, quel programme déployer pour « situer la science et la technique au sein d'une civilisation et établir les dépendances réciproques » ? La réponse tient en trois points : établir le degré et le caractère de la préoccupation scientifique et technique ; analyser les rapports de la science et de la technique avec la pensée et la vie religieuse et l’influence des conceptions philosophiques sur le développement des sciences et des techniques ; enfin, établir un tableau de la structure d'ensemble de la science et de la technique, en distinguant leurs domaines respectifs, leurs principaux intérêts, le degré d'unité de la science, les conditions sociales du travail scientifique et technique, enfin. Quant aux relations avec l’évolution économique, il interroge : « dans quelle mesure la technique détermine-t-elle l'évolution économique ? L'état actuel de la science économique ne permet pas de le dire avec précision » (Russo 1948 :37)16
- 17 Normalien, Gilbert Simondon obtient l’agrégation de philosophie cette même année 1948, en compagnie (...)
12Nous sommes donc là devant un intéressant état des lieux, où transparaissent tous les manques : trop peu d’études internes, entendons d’histoire technique de la science et d’histoire technique des techniques, qui permettraient de sortir du discours convenu ; pas de définition appropriée de la notion de « milieu », d’où le recours à André Leroi-Gourhan ; incapacité à comprendre l’interaction entre économie et technique, du fait de l’absence conjointe d’une véritable histoire des techniques, et de travaux sur le sujet en histoire économique et sociale ; absence de méthodologie pour élaborer une véritable histoire technique des techniques. En regard, l’article présente tous les axes de recherche, tous les approches méthodologiques de la période qui nous préoccupe, depuis les articles publiés sur le sujet de ces années d’après-guerre jusqu’aux ouvrages parus dans les années 1980 : Maurice Daumas s’est lancé, pour sa thèse principale, dans une recherche sur l’histoire technique de la science à l’époque moderne, dont il donne la primeur dans cette même livraison de Thalès ; G. Simondon approfondira la notion de « milieu » dans Du mode d’existence des objets techniques, sa thèse complémentaire17, Lui-même, François Russo, propose en appendice de cet article des « directives pour faire l’histoire d’une technique élémentaire », amorçant une typologie qu’il développera ensuite et que B. Gille reprendra à son compte.
13F. Russo certes parle en son nom, mais ses idées n’ont pas manqué d’être discutées au sein du comité de rédaction de la revue, et elles ont été considérées comme suffisamment représentatives pour être publiées, représentatives donc de ce que souhaite la nouvelle génération de chercheurs qui gravitaient autour de l’IHST, Maurice Daumas, Guy Beaujouan en histoire des sciences, Bertrand Gille, ou encore Claude Fohlen en histoire de l’économie.
14Au centre du tableau, il y a deux institutions : l’IHST et son directeur, G. Bachelard, la toute jeune sixième section de l’École pratique des hautes études (EPHE), et son directeur, Lucien Febvre. René Taton, qui fut son élève, se rappelle :
« Bachelard avait le très rare mérite de savoir orienter réflexions et recherches de la façon la plus discrète et la plus efficace, sans tenter le moins du monde d’imposer ses propres conceptions aux chercheurs de formation et de spécialisation très diverses qui travaillaient sous sa direction ou qui, simplement, venaient lui demander conseil » (Taton 1984 : 335).
15Qui étaient alors ses élèves ? Outre René Taton et Maurice Daumas, je citerai dans le champ qui nous occupe : Abraham Moles (1954 : thèse principale sur la créativité scientifique, thèse secondaire sur la théorie de l’information et la perception esthétique), Gilles-Gaston Granger (1955 : thèse sur la méthodologie économique), Georges Canguilhem (1955 : thèse sur la formation du complexe de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles). Si l’on élargit à la seconde génération, on trouve Gilbert Simondon qui achève, en 1958, sa thèse secondaire « Du mode d’existence des objets techniques » sous la direction de G. Canguilhem, et dirige ensuite la thèse de 3e cycle d’Yves Deforge (1966 : « Genèse des produits industriels : l’invention technique »), ou encore François Dagognet (1963 : thèse sur La raison et les remèdes : essai sur l'imaginaire et le réel dans la thérapeutique contemporaine). Tous vont jouer un rôle majeur dans la conception ou le développement des études sur les techniques, sur l’imaginaire et le réel, l’objet technique, la créativité technique, la connaissance technique, dans les domaines historiques ou philosophiques.
- 18 Bachelard 1949/1966 :199 et Bachelard 1953/1972 : 232. Les éditions consultées sont celles de la bi (...)
16G. Canguilhem, en 1957, résume ce qu’il considère être l’essence de l’enseignement de Bachelard, les trois axiomes sur lesquels repose son épistémologie (Canguilhem 1957/2015 :731-732). Il y a d’abord le primat théorique de l’erreur auquel correspond la notion d’obstacle épistémologique ; il y a ensuite la dépréciation spéculative de l’intuition, à laquelle correspondent les notions d’ « épistémologie régionale », de « cité scientifique » et celle de « rupture épistémologique » tant avec le sens commun qu’avec l’espace de pensée habituel au scientifique ; et enfin, le primat du travaillé sur le donné, auquel correspond la notion de « phénoménotechnique », « technique d’organisation de phénomènes », qui « double le réel par le réalisé »18 Or, lorsqu’on place en regard les écrits épistémologiques de L. Febvre, tels qu’il les rassemble en 1952 dans Combats pour l’histoire, on est surpris de la communauté de pensée entre les deux « cités », celle des scientifiques pensée par Bachelard, et celles des historiens, telle que la pense et l’espère L. Febvre : primat de l’erreur ; mise à distance de l’intuition, mise à jour « des sources inconscientes de la conviction » (Bachelard 1953 :58) pour la première ; recommandation faite d’établir une généalogie du sujet choisi et travaillé de manière à s’éloigner d’une subjectivité synonyme de possible blocage, pour la seconde.
17Les deux soulignent dès les années 1930 le primat du travaillé sur le donné. « La science réalise ses objets, sans jamais les trouver tout faits. La phénoménotechnique étend la phénoménologie. Un concept est devenu scientifique dans la proportion où il est devenu technique, où il est accompagné d'une technique de réalisation », écrit Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique en 1934 (Bachelard 1970/1980 :145). Un an auparavant, L. Febvre avait affirmé que toute thèse était à ses yeux, « une hypothèse ». Pour l’analyser, ajoutait-il dans ce style direct qui le caractérise, « je me mets à la besogne avec mes outils et la technique de mon métier. Quoi, pour ou contre ? Façons grosses de parler. Sous quelles conditions, historiquement parlant, et à quelles conditions l’hypothèse peut-elle être considérée comme répondant à la réalité ? Voilà le problème » (Febvre 1933/1995 :83). « Que nous enseignent ces sciences solidaires, dont l’exemple doit peser sur l’histoire ? écrit-il encore en 1936. « Bien des choses, et ceci notamment : que tout fait scientifique est « inventé » - et non pas donné brut au savant… » (Febvre 1936/1995 :57). Où l’on rejoint la phénoménotechnique de G. Bachelard :
« Les faits, pensez-vous qu’ils sont donnés à l’histoire comme des réalités substantielles, que le temps a enfoui plus ou moins profondément, et qu’il s’agit simplement de déterrer, de nettoyer, de présenter en belle lumière à vos contemporains ? » (…) Non bien sûr, car « sans théorie préalable, sans théorie, préconçue, pas de travail scientifique possible. Construction de l'esprit, qui répond à notre besoin de comprendre, la théorie et l'expérience même de la science », (Febvre 1947/1995 :115-117).
- 19 « La science devient une opération spécifiquement intellectuelle qui a une histoire mais point d'or (...)
18Qu’impose alors de considérer que le fait scientifique est « construit » ? Certes, d’effectuer une « archéologie » des topiques de pensée, de dresser « une généalogie du sujet », mais également de comprendre ces « techniques » matérielles et mentales, cet « outillage mental » disait L. Febvre, qui structure à la fois la conceptualisation, l’expérimentation, la vérification et la mise à disposition. Et, pour cela, en dresser l’histoire. Ce pourquoi, aux yeux de Bachelard, il n’est d’épistémologie qu’historique, et aux yeux de Febvre, d’histoire qu’épistémologique, c’est-à-dire conceptualisante et non historisante19
19On comprend dès lors pourquoi Maurice Daumas a ouvert un champ inédit de l’histoire des sciences, en consacrant sa thèse principale à l’histoire des instruments scientifiques, composants matériels de la phénoménotechnique, ce construit technique indispensable à l’élaboration de toute pensée scientifique ; et pourquoi ensuite, il a travaillé tout au long de son œuvre sur la relation science/technique, et décrit en termes de « complexe technique » et de « complexe technologique », les « structures », pour reprendre le terme de F. Russo, que cette relation engendrait. Mais on comprend aussi que Maurice Daumas n’a pas « adopté » la conception de l’histoire défendue par L. Febvre : il s’est inscrit dans cette communauté de pensée qui existait entre le philosophe et l’historien, et avec lui cette nouvelle génération de chercheurs tels Bertrand Gille, Claude Fohlen, Guy Beaujouan, François Caron, Fernand Braudel, qui placeront avec insistance l’histoire des techniques au fondement de l’économie. Et comme il ne s’agit pas d’« histoire historisante » mais d’ « histoire conceptualisante », tous, jusqu’à A. Koyré qui ne fut pas des moindres, insisteront sur la nécessité de construire des méthodes et des concepts spécifique à l’histoire des techniques.
- 20 Lucien Febvre décède en septembre 1956. F. Braudel lui succède à la tête de la VIe section de l’EPH (...)
- 21 L. Febvre obtint pour cela l’appui de Gaston Berger. Koyré eut pour adjoint René Taton et Pierre Co (...)
20On comprend, enfin, l’implication de Lucien Febvre. Implication institutionnelle d’abord, avec la mise sur pied en 1947 de la VIe section (sciences économiques et sociales) de l’EPHE qu’il dirigea jusqu’à son décès en 195620 On lui doit dans ce cadre, la création en 1954 de la chaire d’histoire de la pensée scientifique, confiée à Alexandre Koyré, et, en 1956, la création de charges de conférences associés, prélude à la création du Centre d’Études et d’enseignement de l’histoire des sciences et des techniques21 Implication intellectuelle aussi, avec le soutien appuyé au colloque international Le fer à travers les âges. Hommes et techniques, qui se déroula à Nancy, en octobre 1955, dont il fut le président d’honneur (Leuilliot 1956).
21Le rapport que F. Braudel, E. Labrousse et P. Renouvin rédigent en 1959 pour le CNRS sur « les recherches d’histoire moderne et contemporaine » s’inscrit dans cette filiation épistémologique. Ils placent l’histoire économique au premier rang du programme de recherche proposé « après une consultation à laquelle tout le corps électoral du CNRS a été appelé à participer ». Dans ce cadre, ajoutent-ils,
« on inscrira en tête l’histoire des techniques, à étudier dans ses liaisons avec toute l’histoire économique et sociale. (…) Une telle histoire - histoire des techniques agricoles, histoire des techniques industrielles- (…) sera évidemment attentive au mouvement scientifique, aux origines du progrès technique. Mais plus encore à sa réception sociale, aux modalités et aux poussées de sa diffusion, à son financement, à ses répercussions, parfois capitales sur l’histoire des groupes sociaux ». (Braudel, Labrousse, Renouvin 1959 : 44)
- 22 La durée de vie du Centre d’Histoire des entreprises fut très courte, de même que celle de la revue (...)
22Pour ce faire, ils appellent à « constituer un groupe de travail qui rapprocherait notamment ingénieurs, sociologues et historiens », en donnant pour modèle le « groupe de recherches sur l’histoire des entreprises » de la VIe section de l’EPHE « auquel notre collègue B. Gille donne l’impulsion » (Braudel, Labrousse, Renouvin 1959 :36-37)22 La création du CDHT va suivre de peu.
- 23 Consacré aux origines de la civilisation technique, la parution du premier volume était prévue pour (...)
23Désormais directeur du musée national des techniques, Maurice Daumas s’occupe activement de la publication de l’Histoire générale des techniques (HGT). Né dans le bureau de G. Bachelard courant 1952, le projet devait comporter 4 volumes de 600 pages, destinés à paraître entre 1960 et 196323 Son objectif : « servir de base à l'étude de l'histoire des techniques » et « de promouvoir en France le développement des études en histoire des techniques » (Daumas 1960 :415).
- 24 Les contributions d’André Leroi-Gourhan, Bertrand Gille et André-George Haudricourt représentent 45 (...)
- 25 Citons parmi les contributeurs : André Garanger (machines-outils) Pierre Mesnage (horlogerie, chron (...)
- 26 Spécialiste de Husserl, directeur général de l’enseignement supérieur depuis 1953, Gaston Berger es (...)
- 27 Il était prévu initialement qu’il soit placé dans l’orbite du CRHST, avec lequel il collaborera étr (...)
24Signe de l’intérêt porté, les chercheurs actifs du domaine l’accompagnèrent dans cette aventure éditoriale : André Leroi-Gourhan, Bertrand Gille, André-George Haudricourt pour le premier volume, Bertrand Gille et son père Paul Gille, pour les volumes 2 et 324 Autour d’eux gravitait un groupe d’auteurs pluridisciplinaires, qui rappelle le « groupe de recherche en histoire des techniques » souhaité dans le rapport Braudel. On y trouve des chercheurs du CNRS, du Collège de France, de l'EPHE et de diverses universités (Toulouse, Rennes, Clermont-Ferrand, Sorbonne), des ingénieurs et directeurs d'écoles professionnelles (polytechnicien, agronome, ESPCI, ICT), ainsi que des conservateurs de musées (musée de l'Homme, musée du CNAM, musées nationaux de la bonneterie et de l'imprimerie)25 C’est pour soutenir leurs recherches qu’est créé en 1960, avec l'aide de Fernand Braudel, Gaston Berger et Louis Ragey26, le Centre de Documentation en Histoire des Techniques (CDHT). Ce centre, commun au CNAM, au CNRS et à la VIe section de l'EPHE, reçut pour première tâche « l’inventaire d’une masse considérable de documents de toute sorte se trouvant à la Bibliothèque du Conservatoire » (Russo 1960)27
- 28 Faute de moyens matériels et humains, Daumas s’assura « l’hospitalité » de la Revue d’histoire des (...)
25En octobre 1961, un pas supplémentaire est franchi, avec le lancement des Documents pour l’Histoire des techniques (DHT)28 Le comité éditorial composé de Jean Fourastié, Bertrand Gille et René Taton « indique son haut niveau intellectuel », commente Lynn White Jr, qui salue chaleureusement l’arrivée de la nouvelle revue dans Technology and Culture (White Jr 1963).
26Restait l’enseignement. En 1966, Daumas, qui militait depuis longtemps pour doter l’histoire des techniques d’un « enseignement véritablement scientifique » (Belot 2020 : 9) entame les démarches pour l’ouverture d’une chaire d’histoire des techniques au CNAM. Son but :
« apporter aux auditeurs les concepts sur le développement historique des grandes disciplines scientifiques et techniques qui donnent à la civilisation du vingtième siècle ses caractères fondamentaux. Les connaissances générales qu'ils acquerront les aideront à surmonter les inconvénients d'une spécialisation trop rigoureuse et à mieux comprendre le sens et l'intérêt des activités dans leur propre domaine » (Herlea 2018 :21).
27En 1969, c’est chose faite : il est désormais titulaire de la chaire d’Histoire des Techniques contemporaines. Dans ses cours, on trouve les questionnements théoriques qui le hanteront toute sa vie, note Robert Belot : le complexe technique et son environnement, la dynamique de l’évolution des techniques contemporaines, l’influence des guerres mondiales et coloniales, ainsi que le rôle initiateur de la technique et de la science (Belot 2020 :10). L’approche de Daumas, posée dès 1962 dans la préface générale de l’HGT, demeure donc inchangée : considérer l’époque et le milieu, s’intéresser à la transmission autant qu’à la diffusion, comprendre l’interdépendance entre l’organisation commerciale, l’activité financière et les techniques, ne pas sous-estimer l’aspect démographique, et abandonner l’idée que la connaissance scientifique a toujours conduit l’évolution des techniques (Daumas 1962/1996 : VIII-XI). En somme, il s’agissait de concevoir une histoire des techniques qui aide à la compréhension des changements technologiques en cours, question cruciale pour les techniciens et futurs ingénieurs, public habituel du CNAM.
- 29 L’appellation « effet Cheval de César » vient de la critique des propos de Raymond Aron qui écrit d (...)
28Entre 1963 et 1983, Maurice Daumas a dédié à l’histoire des techniques stricto sensu trois articles programmatiques : « Le mythe de la révolution technique » (MRT) en 1963 ; « Les relations entre le progrès des sciences et celui des techniques » (PST) en 1964 ; « L’histoire des techniques : son objet, ses limites, ses méthodes » (HTOLM) en 1969. Cette conception de l’histoire des techniques qu’il élabore dans cette décennie, il la reprend dans chacune des préfaces de l’Histoire générale des techniques et la met en œuvre dans son dernier ouvrage, Le cheval de César ou le mythe des révolutions techniques (CC) achevé en 1983 et publié peu après son décès en 198429
29Daumas se méfie de la notion de progrès technique, dont, dit-il, on perçoit la complexité sans pouvoir en donner une interprétation convenable (MRT 1963). Surtout, il s’oppose catégoriquement à la notion de « révolution », lorsqu’elle est appliquée aux techniques ou à l’industrie ». Il qualifie de mythe, la notion de « révolution technique » et il s’en prend violemment au concept de « révolution industrielle », qui est à ses yeux un des meilleurs exemples de conception stérilisante pour l’histoire des techniques (HTOLM 1969). D’abord parce que technique et industrie ne se confondent pas. Ensuite parce que faire l’hypothèse d’une révolution industrielle n’implique pas qu’il y ait une révolution technique (MRT 1963). Enfin, parce que le concept, quoiqu’il devienne de plus en plus vague, « centre toujours l’attention sur certains thèmes qui n’ont une apparence globale que s’ils sont étudiés sous leur aspect économique » (HTOLM 1969 :15). En 1984, il insiste : « notre conviction est que la notion de révolution n’est pas un schéma épistémologique convenable pour rendre compte de l’évolution des techniques » (CC 1984 :308).
30Le progrès technique demeurera mal connu tant que l’on supprimera les techniques du schéma d’analyse et que l’on estompera l’histoire des techniques au profit de l’histoire économique et même de l’histoire générale (HTOLM 1969). Daumas ne conteste nullement l’importance des aspects économiques et sociaux dans l’histoire des techniques, mais « traiter d’histoire des techniques en restant muet sur le contenu technique de cette histoire » ne peut conduire qu’à des erreurs. Ainsi, F. Braudel qui, dans Civilisation matérielle et capitalisme, sous-estime l’importance des machines à feu de Newcomen au motif que « l’analyse du niveau technique de l’époque laisse à penser qu’il ne permettait pas leur réalisation » (CC 1984 : 21). Doter l’histoire des techniques de bases sûres, c’est-à-dire d’une « connaissance très sûre de l’évolution des procédés et des moyens techniques » (PST 1964 :55), est donc une nécessité, une œuvre utile pour toutes les formes d’Histoire. L’incroyable aventure éditoriale qu’a été la publication des 5 volumes de l’Histoire générale des techniques résulte de ce double souci méthodologique et épistémologique.
31En 1984, la perspective est autre. D’une part, le travail est fait. D’autre part, l’histoire économique elle-même a pris ses distances avec le concept de révolution industrielle. De ce fait, « il n’est pas question de mettre à l’index le terme « révolution », pour une raison simple : ce n’est plus un concept, tout juste « un point de repère historique commode, comme l’Empire romain, le Moyen Âge et la Renaissance qui recouvrent des évènements multiples et des périodes quelque peu imprécises ». L’évolution des techniques fait partie de ces évènements multiples. Lui, rejoint la notion de « moment », telle que proposée par Louis Bergeron à la suite de Franklin Mendels :
« Le concept d’un changement de rythme et de nature au sein d’une croissance séculaire d’ancien type n’est pas non plus incompatible avec les idées chères aux tenants de la proto-industrialisation qui insistent sur la continuité dans le très long terme du processus d’industrialisation, et réduisent la classique révolution industrielle à un « moment », celui de la transition de la « phase I » à la « phase II ». » (F. Mendels). Sur un aspect partiel de la révolution industrielle, celui de l’évolution des techniques, c’est exactement notre conception ». (CC 1984 :15-16).
32Son but, dans cette synthèse ultime qu’est Le cheval de César, est de proposer un schéma épistémologique convenable pour rendre compte de l’évolution des techniques. Pour cela, il revient sur la notion de « structure », appliquée cette fois au processus technique, et donc à l’étude des « complexes qui ont successivement correspondu à des exigences économiques et sociales », et celle, complémentaire, « de la dynamique de leur transformation et de la logique de leur succession » (CC 1984 : 308). Et ce schéma épistémologique repose sur trois notions liées entre elles, qu’il n’a cessé de travailler, celle de « technologie », celle de « complexe technique », et celle, plus tardive, de « créativité technique/créativité technologique ».
33Daumas fut l’un des premiers, en France, à comprendre la transformation en cours du régime de pensée technique et à en prendre la mesure. Tout part de l’analyse qu’il fait des relations entre le progrès des sciences et celui des techniques, au début des années 1960. Il constate alors que les définitions des termes « science » et « technique », « banales et purement formelles » ne rendent pas compte de la réalité contemporaine. À quoi tient cette obsolescence sémantique ? À l’entremêlement des domaines. « Les relations entre science et technique nous paraissent aujourd'hui si étroites que nous avons le sentiment de nous trouver en face d'un seul ensemble d'activités qu'il n'est plus nécessaire, ni même possible de dissocier » (RST 1962 :16). Dans le monde contemporain, il s’est créé entre science et technique, une large « zone de contact » qui « empiète autant sur le domaine technique proprement dit que sur le domaine scientifique » (RST 1962 :16).
34Cette zone de contact, cet espace partagé entre science et technique, il s’attache à la comprendre et à la définir. En 1962, il la présente comme un « un vaste et complexe réseau d’influences et de tensions réciproques, qui les rendent toutes dépendantes les unes des autres (RST 1962 :36). Puis, l’interaction l’emporte sur la tension, le complexe science-technique devient une « zone frontière », qu’il dénomme « technologie » :
« La technologie devient pour nous le domaine où les interactions des sciences et des techniques sont immédiates et permanentes » (PST 1964 :64).
35Il s’explique de ce sens nouveau qu’il donne à un terme ancien :
« Il n’est pas mauvais que nous disposions ici d’un terme employé au singulier. En effet si les activités de ce domaine sont multiples elles sont dominées par un caractère commun et un objectif commun. La technologie reçoit toutes les acquisitions de la recherche scientifique et toutes les réalisations de la technique pour répercuter sur l’une et l’autre tous les résultats utilisables par l’une et l’autre » (PST 1964 :64).
- 30 Mario Bunge développe une approche voisine dans “The Philosophical Richness of Technology”, PSA: Pr (...)
36En conséquence, il préconise de ne plus considérer le binôme sciences-techniques, mais le trinôme sciences-technologie-techniques (PST 1964 :64), qu’il qualifie de « complexe »30 :
« L’interpénétration des sciences et des techniques a donné lieu à un complexe à peu près homogène d’activité dans les domaines de création », un complexe, « formé par la trilogie science-technologie-technique, qui, malgré la disparité de ses composants présente une certaine homogénéité. » (PST 1964 : 64, 78, 71).
37Cette même année 1964, dans la préface du volume 2 de l’HGT consacré aux débuts du machinisme, entre XVe et XVIIIe siècle, il relie « l’apparition de la technologie » à la position émergente de l’ingénieur entre le savant et l’artisan :
« leur formation leur permet de dominer, à l'aide des éléments de science qu'ils ont acquis, l’ensemble des problèmes des techniques auxquels ils se consacrent. Ils savent transmettre à leurs contemporains un enseignement écrit présenté sous une forme rationnelle. Ils commencent à créer, dès cette époque, une forme nouvelle d'activité, que l'on pourrait désigner conventionnellement par le terme de technologie, car elle est différente à la fois de la simple technique d'application et de la science de découverte. La technologie se situe entre la science et la technique et se caractérise par leur pénétration mutuelle ». (HGT 1964 : XVI).
38Et il explique qu’il utilisera le terme « pour désigner un peu arbitrairement une sorte de technique élevée, de technique savante, ou mieux la science de la technique » (HGT 1964 : XVI-XVII).
39Vingt ans plus tard, conforté par le développement fulgurant des technologies de l’information, il pose l’émergence de ce complexe technologique, comme un moment-clé de l’évolution des techniques au XXe siècle :
« La technologie a précisément investi la technique entre les deux guerres mondiales. La tendance s’est si profondément accentuée depuis un demi-siècle que nous avons appelé complexe technologique l’ensemble des techniques en évolution continue qui n’a laissé subsister à peu près aucun des facteurs structurant le complexe classique, non pas à la suite d’une brusque rupture, mais d’une étape de transition » (CC 1984 :72).
40Il ne se contente plus de le nommer, il donne pour principales caractéristiques des grandes techniques qui le constituent, la flexibilité, qui est « la facilité avec laquelle l'exploitation d’un moyen technique nouvellement développé s’adapte aux besoins de domaines très divers de production et d'utilisation » ; et la fluidité, qui est « une qualité plus subtile d'adaptation à des conditions particulières pour surmonter des obstacles ou créer des systèmes divers à l'intérieur d’un même domaine. La fluidité est toujours subordonnée à la flexibilité technologique ». (CC 1984 :175). C’est ainsi qu’il parle de la saisie de l’information, sa transmission et son traitement par l’électronique, puis de sa sortie du secteur des télécommunications vers celui de l’automation :
« Rendus programmables, nantis d’une mémoire, complétés par des systèmes d’entrée et de sortie, les microprocesseurs ajoutèrent à la flexibilité naturelle de l’électronique une fluidité qui permit l’utilisation des moyens informatiques dans des domaines les plus variés (CC 1984 :167-168).
41Enfin, analysant l’industrie des composants électroniques, il voit apparaître un caractère tout à fait nouveau de la créativité technique, « l’effet de récurrence technologique » :
« Une seule branche industrielle fait appel à ses propres créations pour développer en qualité et en quantité sa propre production. Naturellement, elle ne travaille pas en circuit fermé et adopte tous les moyens existants quelle qu'en soit l'origine. Mais cet effet de récurrence technologique à l’intérieur d'un même système de production est un fait nouveau dans l'histoire des techniques et on comprend l’importance qu’il revêt pour l’analyse du complexe technologique de notre deuxième moitié de siècle (CC 1984 :173).
42Cela va le conduire à définir le complexe technologique comme une structure immatérielle de maillage :
« Cette créativité repose non plus sur la convergence de plusieurs filières (…), mais sur un mode de relations entre un certain nombre d’entre elles qui s’établit dans différentes directions. On peut y voir une sorte de maillage qui favorise et même suscite les interactions latérales aussi bien que verticales des technologies et crée de multiples points de rencontre. C’est cette structure immatérielle de maillage qui semble caractériser le complexe technologique que nous voyons évoluer aujourd’hui » (CC 1984 :210).
- 31 Pour rappel, le temps est alors celui des systèmes experts, des premières mises en réseau des ordin (...)
43Cette définition qu’il donne du « style technique contemporain », pour reprendre l’expression de Lucien Febvre : interpénétration des sciences et des techniques, maillage entre filières, interactions latérales et verticales, structure immatérielle, est difficilement réfutable et on s’étonne de la justesse d’un diagnostic porté au début des années 198031
- 32 Quoiqu’il ait été professeur à la Faculté des lettres de Clermont-Ferrand de 1958 à 1971, c’est à N (...)
44Maurice Daumas et Bertrand Gille avaient beaucoup de points communs : ni l’un ni l’autre n’étaient des historiens « académiques ». Daumas était scientifique de formation, Gille était archiviste. Les deux avaient de forts caractères et des opinions bien tranchées. L’un et l’autre étaient soucieux de la question des archives, archives industrielles pour B. Gille, archives scientifiques et techniques pour M. Daumas ; l’un et l’autre n’eurent de cesse de joindre enseignement, recherche et valorisation avec la mise sur pied de centre de recherches, de revues, en y joignant la valorisation muséale. L’un et l’autre étaient parfaitement insérés dans les réseaux liés à leurs activités : milieu entrepreneurial, politique, scientifique, autour du projet de Musée sidérurgique que B. Gille déroula à Nancy, entre 1957 et 196632 ; milieu éditorial et scientifique, pour Maurice Daumas, qui forma de nombreux élèves, dans le cadre du CDHT. Les deux étaient des personnalités reconnues à l’international.
45Au plan conceptuel, les deux s’inscrivent dans l’héritage de G. Bachelard et L. Febvre. Les deux lient la question de l’évolution technique à celle de l’interaction entre techniques. Ils s’accordent autour de l’idée que toute société, en un temps donné, se caractérise par une homogénéité, une solidarité, une interdépendance des techniques utilisées, et que ces « ensembles techniques » donnent à chaque société son « style » technique (HTOLM 1969 :6). Pour les deux, tout environnement technique possède une dynamique interne qui lui est propre, distincte des autres dynamiques sociétales, ce qui n’exclut nullement les influences réciproques, bien au contraire. Ce pourquoi, ils collaborèrent étroitement quinze années durant, participant aux mêmes associations professionnelles, et, on l’a vu, travaillant étroitement à l’édition de l’HGT.
- 33 Ce Joseph-Adolphe Melderen n’a rien écrit en dehors de ce compte-rendu, et B. Gille était coutumier (...)
- 34 La réponse tardive de Daumas sera de regretter que B. Gille ait été le seul, parmi les auteurs cont (...)
46Pourtant, c’est de l’HGT que viendra la discorde, dans la fin des années 1960. Gille le fait savoir, au travers d’un compte-rendu signé du nom improbable de Joseph-Adolphe Melderen, que publie la Revue d’Histoire des Sciences en 1971. Gille, qui donc se dissimule à peine derrière ce pseudo33, s’agace publiquement du refus de Daumas d’analyser l’évolution technique en termes de « révolution », négligeant au passage d’indiquer que le chapitre qu’il lui a été donné de rédiger sur l’évolution de la métallurgie, s’organise autour de la notion de « révolution technique » (Daumas 1968 : 585-616)34 Surtout, il en veut à Daumas d’avoir ignoré son désir de rédiger à propos de l’expansion du machinisme entre XVIIIe et XIXe siècle, thème du volume III, l’équivalent des synthèses qu’il avait faites pour le Moyen Âge et la Renaissance.
47De fait, à la fin des années 1960, un fossé conceptuel s’est creusé entre Daumas et Gille, qui adoptent désormais des perspectives différentes. Tandis que Daumas s’en tient à l’analyse de la dynamique du processus technique avec le concept de « complexe technique », Gille insiste sur la notion de « système technique » qu’il avait mise en chantier dans le milieu des années 1960. Ceci, explique-t-il dans son séminaire de l’année 1972-73, afin d’étudier les liaisons entre structures techniques d’une part, entre « système technique et systèmes autres, économique, social, etc. », d’autre part :
« Cohérence et compatibilité sont nécessaires entre les diverses structures techniques pour que le système soit économiquement viable. Historiens et économistes ont eu conscience non seulement de l'existence de la notion de système technique, mais même de l'existence de systèmes techniques successifs, encore que comme dans le cas de Lewis Mumford, ils n'en aient donné que des descriptions assez floues et assez confuses » (Gille 1973 :527)
48Tout complexe technique, pour Maurice Daumas, se caractérise par la mise en réseau des techniques. L’influence réciproque, qui en découle, ce « jeu complexe de tensions qui a pour effet de les rendre solidaires les unes des autres (MRT 1963 :300), détermine la nature du complexe technique, en particulier la manière dont les techniques sont transmises ou acquises. Quant à la dynamique qui en résulte, elle provient de cette structuration interne et de sa cohérence avec le « système des besoins », expression qu’il emprunte à G. Simondon (HTOLM 1969 :18).
49D’où vient cette idée de l’existence de complexes d’activité et de connaissance, différents selon les sociétés et les époques ? Côté histoire des techniques, l’expression était utilisée par Lewis Mumford, je pense ici moins à Technics and civilisation qu’à Technics and the Nature of Man, ce remarquable article dans lequel Mumford présente les activités motrices humaines de base, telles que pousser, marteler, croquer, couper, poignarder, comme constituant une partie essentielle de son premier « complexe technique » et montre que l’autre partie repose sur sa capacité à symboliser (Mumford 1966). Peut-être s’inspirait-il alors d’André Leroi-Gourhan, qu’il cite, et qui lui-même avait écrit un chapitre entier sur le « complexe technique du néolithique » dans le premier volume de l’HGT (HGT 1962 : 61-74).
50Mais il y a aussi Bachelard. On a vu, en première partie, le poids épistémologique du concept de phénoménotechnique dans la construction du domaine de recherche « histoire des techniques » dans les années 1950. L’interprétation - inédite-, lui-même l’accorde - que Maurice Daumas fait de la « technologie » s’inscrit dans cette filiation intellectuelle, et prend ses racines dans l’Essai sur la connaissance approchée, ouvrage dans lequel le philosophe distingue la pensée technique de la pensée scientifique : « pour connaître la machine ou l'objet créés par le technicien, nous devrons suivre une méthode différente de la pure méthode scientifique ». Construire un espace de connaissance dans l’ordre technique contraint à élaborer une approche distincte tout à la fois de la pratique - l’empirisme- et de la science, celle-ci étant, par définition, une connaissance inachevée, en raison de « l’inconnu inépuisable de la réalité » (Bachelard 1928/1969 :16).
51Pour désigner ces agencements cohérents dont la dynamique et le caractère structurant vient de l’interdépendance de ses éléments, Bachelard use facilement du terme « complexe ». Il parle ainsi du « complexe possibilité-réussite » comme lieu d’inscription du probable (Bachelard 1928/1969 : 135), du « complexe percept-schéma » dans la dynamique de connaissance de l’objet (Bachelard 1928/1969 :253). L’objet, « se présente comme un complexe de relations » qu’il faut « appréhender par des méthodes multiples » (Bachelard 1934/1968 :14), à l’instar du « complexe énergie-matière » devant lequel se trouve « toujours » le chimiste (Bachelard 1934/1968 :62) ou encore du « complexe espace-temps, qui est l’essence même du phénomène » (Bachelard 1934/1968 : 51).
52Quelle différence alors entre « complexe » et « système » ? Le système, pour Bachelard, est cet espace de pensée dont l’ordonnancement est nécessaire au développement de la connaissance scientifique, ou technique, un espace dont la fonction épistémologique est d’enclore pour saisir, comprendre et donc connaître.
« les éléments abstraits qui figurent (…) le général dans la « nature construite » (natura structa) de la technique, ne restent pas à l'état d'isolement. Ils forment un système… L’avant-projet, les programmes plus ou moins détaillés nous paraissent jouer épistémologiquement un rôle, similaire aux diverses hypothèses de travail dans la recherche scientifique. Avec cette différence toutefois que ce sont des hypothèses vérifiées a priori puisque l'effort technique consiste précisément à les imposer au concret » (Bachelard 1928/1969 :156-157).
- 35 « En suivant les enseignements de la Physique mathématique, nous nous trouvons, dans doute pour la (...)
53Former système c’est donc élaborer consciemment les référentiels indispensables à toute pensée scientifique et/ou à toute pensée technique. Le système par définition borne la pensée. En regard, définir un « complexe » revient à opérer un autre acte mental : c’est inscrire tout à la fois l’objet étudié et l’outil de pensée dans l’agencement qui les constitue et que le savant – ou le « technicien »- travaille à détecter et à étudier. L’un et l’autre participent du dispositif phénoménotechnique, et donc de cette métatechnique propre à la « nature construite », la nature artificielle35. La suite de l’exposé va montrer que Daumas et Gille, tout à leur construction intellectuelle, vont oublier qu’eux aussi, comme tout historien, produisent des « natures artificielles ».
54Gille connaît la notion de « complexe technique », sans la pratiquer vraiment. En 1973, dans son analyse des « structures techniques » (Gille 1973 :522), il reprend l’idée chère à François Russo d’un niveau intermédiaire entre les structures élémentaires (acte unitaire et machines) et les systèmes. Il qualifie de « complexe technique », ces « ensembles techniques » regroupant « les opérations techniques qui ne se résument pas par des schémas simples », et donne l’exemple du haut-fourneau. Mais à dire vrai, il ne sait pas trop quoi en faire. Le haut-fourneau est ainsi tour à tour qualifié de complexe technique (Gille 1978 :17), d’ensemble technique Gille 1979 :26), voire des deux (Gille 1973 : 523). Dans les « Prolégomènes », l’ensemble technique désigne « des techniques complexes qui nécessitent non pas (…) une technique unitaire, mais des techniques affluentes dont l’ensemble concourt à un acte technique bien défini » ; les « suites d’ensembles techniques destinés à fournir le produit désiré » sont qualifiées de « filières », elles-mêmes représentant des « complexes techniques » (Gille 1978 :16-18).
55De son côté, Daumas connaît la notion de « système technique ». Dans son article programmatique de 1969, il cite Bertrand Gille : « la définition d’un niveau technique général, d’un système technique global, n’implique pas nécessairement des relations identiques, dans tous les secteurs entre les phénomènes cités » et le rejoint sur la nécessité de différencier les relations entre les phénomènes, selon les périodes, et dans une même période, selon les secteurs d’activité (HTOLM 1969 :25-26). En 1971, il insiste sur la question de l’adéquation entre les moyens techniques disponibles et les systèmes économiques - ce sont ses mots :
« le processus d’acquisition a pris un caractère nouveau lorsque, à la fois, les systèmes techniques et les ensembles techniques ont commencé à devenir plus complexes ; (…) les problèmes économiques, politiques et sociaux ont commencé à exercer une influence de plus en plus étroite sur le processus d’acquisition des techniques » (Daumas 1971 :8-9).
56Mieux, en 1981, il souligne l’intérêt du concept de « système technique » et des principes méthodologiques proposés par B. Gille « désormais à la base des recherches en histoire des techniques » (Daumas 1981 : 841). Mais, depuis longtemps, il reproche à Gille, de vouloir « embrasser un champ trop vaste », son schéma d’analyse, les quatre notions sur lesquelles il s’appuie : progrès technique, invention, innovation, progrès économique (ou croissance), manque de limpidité lorsque « pensant à la période contemporaine, il laisse face à face progrès économique et progrès scientifique ». Surtout, il regrette qu’il se soit polarisé sur les blocages aux dépens de la créativité :
- 36 Le reproche est de 1969, mais B. Gille, rappelons-le, n’eut de cesse de republier ses textes. Les P (...)
« supprimer pour une bonne part l’étude du processus de création dans un domaine ou science et technique sont de plus en plus dépendantes l'une de l'autre sans pourtant se confondre aussi totalement qu'on l'affirme souvent », c’est retomber dans le « discours » (HTOLM 1969 : 30)36
57Tant et si bien qu’en 1979, ce sont deux récits, à la fois analogues et distincts, que les deux historiens proposent aux lecteurs, pour décrire l’évolution technique : là où Gille dans son Histoire des techniques, décrit une suite de systèmes techniques : néolithique, mésopotamien, égyptien, chinois, grec, musulman, sud-américain, médiéval, classique, moderne, contemporain enfin, pour lui en cours de constitution, Daumas présente une succession de complexes techniques : archaïque, traditionnel (autour des machines), classique (XIXe siècle), complexe technologique contemporain enfin.
- 37 Son histoire va ainsi de systèmes bloqués en systèmes bloqués : l’Égypte, la Grèce classique, la Ch (...)
- 38 « Dans cette étonnante moitié du XVIIIe siècle, on rencontre, en Grande-Bretagne seulement, un rése (...)
58Plus fondamentalement, là où Bertrand Gille, analyse, pour chaque système technique, ses limites et ses blocages, posture induite en partie par le concept, sans jamais s’interroger sur sa constitution37, Daumas se focalise sur les facteurs d’évolution, techniques, économiques, politiques ou sociaux qui vont conduire à ce qu’un complexe se transforme en un autre complexe38 Il cherche à comprendre comment une mutation technologique transforme un complexe socio-économique (HGT 1978 :XIX) :
« Dans la foulée des autres grandes voies de recherches technologiques et scientifiques, les brèches dans le tout récent complexe classique commencèrent à béer pendant la période qui sépara les deux guerres mondiales ».
59Et, dans le complexe technique contemporain, « les interactions sont arrivées à s’articuler en un réseau si dense que nul effet d’innovation ne reste aujourd’hui circonscrit » (HGT 1979 :XI).
- 39 D’où cette succession de « systèmes bloqués », ou encore la création de « faux » systèmes technique (...)
60En d’autres termes, au plan épistémologique, consciemment ou non, chacun a opté pour le concept qui lui permettait de démontrer ce qu’il voulait démontrer. Se focaliser sur la notion de complexe technique, c’est implicitement se donner les moyens intellectuels de démontrer l’incessant mouvement de transformations et d’améliorations que connaissent les techniques dans les filières considérées, une vie technique sans crise ni rupture en somme. Mais se focaliser sur les systèmes techniques, c’est certes se donner les moyens intellectuels de confronter historiquement l’évolution du secteur technique à celle des autres secteurs sociétaux, tout en tenant compte de ses spécificités, mais c’est aussi mettre l’accent sur un espace clos, par définition, et, d’une certaine manière, s’obliger à le clore39 François Russo le répétera abondamment : conceptualiser l’évolution des techniques requiert de prendre en compte les trois niveaux d’expression du fait technique : détecter l’acte unitaire, comprendre les complexes, ensembles et filières techniques, analyser enfin la manière dont ces deux premiers niveaux sont susceptibles, ou non, de faire système. Et ce, en les confrontant, pour chacun des trois niveaux, à la réalité sociétale (et naturelle) environnante.
- 40 Les raisons de ce désintérêt pour l’HGT, comparé à l’engouement qu’elle a suscité dans les années 1 (...)
61L’accueil de l’Histoire des techniques de Bertrand Gille sera enthousiaste. Très peu en regard, s’intéresseront aux derniers volumes de l’HGT40 Mais ceux qui le feront, Jean-Jacques Salomon en France, Cecil O Smith Jr aux États-Unis, souligneront la complémentarité des approches (Salomon 1980, Smith Jr 1985). Cecil O Smith Jr conclut ainsi avec une grande clairvoyance :
« Il est dommage, surtout pour les étudiants en ingénierie qui cherchent à comprendre les effets systémiques de l’innovation technique, que Daumas et Gille, deux esprits si complémentaires, n’aient pas collaboré à une histoire générale de la technique. Car bien que les concepts d’une histoire générale des systèmes aient une brillante exposition dans l’introduction de Gille, l’exécution des chapitres sur les systèmes modernes et contemporains laisse beaucoup à désirer. À l’inverse, bien que l’Histoire générale n’ait pas le principe des systèmes organisateurs et donc la périodisation générale, elle contient une grande partie du matériel qui manque dans le compte rendu des systèmes de Gille de l’histoire technologique moderne (Smith Jr 1985 :697).
62De quoi pouvons-nous hériter, en lisant les travaux de Maurice Daumas, en histoire des techniques ? Des apports et des limites de son œuvre, bien sûr. Je placerai au rang des apports, une méthodologie rigoureuse, celle d’un intellectuel, dont l’habitus s’est forgé dans la crise des années 30, la guerre et l’Occupation, qui toujours, dans son travail, a cherché à séparer les deux formes de pensée, la scientifique et l’idéologique ; celle d’un scientifique de formation, qui toujours a cherché à privilégier l’enquête et le travail de terrain, pour la compréhension des faits et la construction de l’analyse ; celle enfin d’un chercheur devenu historien des techniques, parce que les techniques représentaient un élément structurant de l’histoire des sociétés humaines. Ce pourquoi il s’est obligé à élaborer une histoire technique des techniques, la plus rigoureuse possible, laissant aux historiens à venir, « historiens sociaux, économiques et politiques, la tâche de de mettre judicieusement en valeur d'autres traits pour construire leur propre interprétation d'une réalité qui se présente comme un grand mélange culturel », comme l’écrivait Thomas Hughes (Hughes 1998 :857).
- 41 D’où le ton relativement désabusé dont il fait preuve dans les dernières préfaces de l’HGT sur le p (...)
63Véritable « encyclopédie des techniques » (Caron 1973 :1197), l’HGT offre de précieuses histoires techniques des machines-outils, de l’industrie chimique, des débuts de l’informatique. Est-ce pour autant « agressivement internaliste » ? Qui prend le soin de lire les préfaces que Daumas a pris soin de rédiger pour chaque volume, comprend le regret à chaque fois exprimé de n’avoir pu intégrer cette histoire technique des techniques dans une approche plus vaste, faute de place et d’auteurs41 C’est ce qu’il tente dans le Cheval de César, ouvrage injustement négligé, qui demeure à ce jour, une excellente histoire de l’évolution technologique du monde contemporain. Et l’historien, plus que tout autre, doit comprendre qu’aucun savant, aucun scientifique, aucun intellectuel ne peut dépasser les barrières de son temps.
64Maurice Daumas a toujours privilégié le travail de terrain, l’étude minutieuse et humble des sources, lui qui, en 1980, appelait les historiens de l’industrie à prendre leurs bottes pour comprendre ce qu’était leur objet in situ, et, depuis toujours, à se saisir des techniques, pour comprendre leur objet tout court. Lui-même, s’est focalisé sur la relation science-technique, en se donnant pour horizon de recherche personnel, la relation science-technique-industrie. Analysant le rôle qu’a joué cette relation dans la dynamique industrielle des XIXe et XXe siècles, il s’est affirmé comme l’historien des grands secteurs industriels contemporains : chimie, électronique, informatique. Parmi les premiers en France, il a compris le tournant majeur que représentait le développement du complexe technologique, dont il apporte une définition plus que jamais actuelle, avec les notions de réseaux, de fluidité, de créativité technique, regrettant discrètement, dès la fin des années 1960, que ce pan de recherche inédit ait été négligé (Daumas 1969). Avec ce double souci qui habite toute son œuvre : rejeter comme inadéquate et trop simpliste, cette idée qu’évolution industrielle, évolution économique et évolution technique sont identiques au point qu’on puisse assimiler les unes aux autres ; rejeter comme inopérante, cette idée que l’évolution technique s’effectue par à-coups.
65C’est là d’ailleurs qu’il pèche, essentiellement. Certes, son refus de la notion de « révolution » pour expliquer la place prise par l’industrie dans le développement économique à partir du XIXe siècle, n’est pas resté sans écho : après une longue décennie de discussion dans les années 1980, les historiens de l’industrie se sont accordés pour parler d’industrialisation plutôt que de révolution industrielle. Mais à trop vouloir démontrer la continuité entre passé, présent et avenir, il en est arrivé dans sa construction phénoménotechnique à négliger les notions, pourtant très bachelardiennes, de « blocage épistémologique » et de « rupture ». Elles auraient pu l’amener à conceptualiser la rupture épistémique induite par la transformation du complexe technique en complexe technologique qu’il met en évidence dans Le Cheval de César ou encore à formaliser le rôle joué par les crises techniques dans cette évolution, voire l’impact de ces crises techniques sur les sociétés. Mais l’erreur n’est-elle pas aussi un héritage ? Plutôt que de « l’annuler », variante contemporaine et effrayante de la censure, il importe de l’analyser. Car pour dépasser, il faut comprendre. N’est-ce pas d’ailleurs la raison profonde de la science historique, fût-elle des techniques ?