1La côte Sud-est de la Côte d’Ivoire à laquelle appartient Dohouan 1 (30 N 0513082 / UTM 0574456 / Position ± 3m) apparait dans les documents écrits à diverses époques. L’une des plus remarquables est « Relation du voyage d’Issiny. Côte d’or, Païs de Guinée en Afrique », de Godefroy Loyer (1714). Le quotidien des populations y est décrit. Le rivage atlantique à cet endroit est logé sur la Côte de l’or, c'est-à-dire de la Côte d’Ivoire actuelle, de Grand-Bassam à Assinie, au Ghana actuel (Wondji 1985 : 21).
2Les excavations réalisées à Dohouan 1, chez les N’zema Adouvlais (Kouassi et al. 2013 : 52), ont mis à jour différents artefacts, notamment des perles. Elles permettent d’étudier d’autres aspects du passé matériel de la région et d’apporter des données nouvelles à la connaissance de l’histoire du pays par le biais de sites désertés (Kouassi 2014). Ce faisant, nous sommes en droit de nous poser la question du regard que l’archéologie peut jeter sur les rapports Europe - sud côtier de la Côte d’Ivoire aux XVIIe-XIXe siècles.
3En d’autres termes, comment les documents archéologiques disponibles permettent-ils d’appréhender les goûts et le passé matériel des populations autochtones ?
4Notre analyse portera d’abord sur la mise en évidence du contexte de provenance de ces perles, puis nous présenterons leurs spécificités techniques. Enfin, nous analyserons leurs aspects chronoculturels pour la zone côtière ivoirienne.
- 1 Carrés A1, B2, C1, C3 et D2.
- 2 Carrés A2, A4, B2, B3, B4, C1, C4, D2, D5, E2, E3, F2, F4, H4, H5, I4, I5.
- 3 Carrés A1, B1, B2, B3, C1, C2, D3, E2.
5Les perles proviennent de divers niveaux des sites de Dohouan 1 (campagne 2015)1 ; Dohouan 2 (campagne 2017)2 et Dohouan 3 (campagne 2017)3, dans les marges de la Forêt des Marais Tanoé-Ehy (FMTE) (fig. 1).
Fig.1. La zone de recherche
La Forêt des Marais Tanoé-Ehy (FMTE), située dans le Département de Tiapoum et dans la Sous-Préfecture de Npuamou au sud-est de la Côte d’Ivoire, s’étend sur une superficie de 12 000 hectares. Elle est un patrimoine forestier à l’interface des communautés Agni Sochié et Appolo ou N’Zema.
Source : IGT-Université FHB ; conception et réalisation : E. Cobo et S.K. Kouassi
6Les fouilles ont été réalisées par niveaux artificiels de 10 cm et en damier (fouille de 1/2 carré), l’objectif étant d’avoir une vision globale du site. Sur l’ensemble des fouilles, les couches identifiées sont sableuses et friables, de couleur noirâtre. Le substrat est beige. Celui-ci est atteint globalement autour de 90 cm.
7Les niveaux cependant plus proches du substrat montrent une concentration plus marquée de vestiges. À cette profondeur, les perles voisinent avec des pipes, des bouteilles, des ossements humains ou du gros gibier et des céramiques très souvent fragmentées (photo n°1) en place.
Photo n°1 : Perles en contexte
Perles gisant avec des bouteilles et de la céramique à l’issue de la fouille de ce secteur. On retrouvera également ces perles associées à des ossements humains. Résultat qui dénote de l’importance de l’usage des perles chez les populations actuelles de Dohouan dans le département de Tiapoum.
S.K. Kouassi
8Les bouteilles, les céramiques comme les pipes sont de formes variées. On peut toutefois faire remarquer que l’usage de ces objets est continu. On les retrouve dans toutes les couches identifiées. Les porcelaines se trouvent quant à elle surtout en surface. Que dire des perles qui nous intéressent plus particulièrement ?
9Partant du postulat que la composition de ces perles peut apporter des données additionnelles à la fois sur leur origine et sur la chronologie de leur production, une étude archéométrique de ce matériel devrait nous permettre d’apporter un éclairage nouveau sur les contacts N’Zema Adouvlais-extérieur du XVIIe au XIXe siècle, en fournissant des repères chronologiques et des orientations sur le passé et les goûts des populations.
10Une première campagne de caractérisation de 39 perles, par spectrométrie de masse avec prélèvement par ablation laser (LA-ICP-MS), a ainsi été effectuée au Centre Ernest Babelon (IRAMAT / UMR 5060, CNRS/Univ. Orléans) en 2016. Un total de 49 points d’analyses (perles composites, polychromie, duplication d’analyse), représentant 44 matériaux différents, a été réalisé.
11La méthode employée est la spectrométrie de masse à plasma avec prélèvement par ablation laser. L’instrumentation utilisée est constituée d’un spectromètre de masse à secteur magnétique Element XR (Thermofisher Instrument) couplée à une sonde d’ablation RESOlution M50E (Resonetic-ASI) équipée d’un laser excimer ArF 193 nm et d’une cellule d’ablation S155 (15 x 10 x 3 cm).
12Les protocoles d’analyses développés permettent de mesurer en routine cinquante-huit éléments dans les verres archéologiques (Gratuze 2016). Les analyses ont été réalisées directement sur la surface des objets, après un temps de préablation de 20 secondes, afin d’éliminer les couches altérées présentes à la surface du matériau.
13L’étalonnage est effectué à l’aide des verres étalons développés par le NIST (SRM610) et la Corning (verres B, C et D) ainsi que par des verres archéologiques de composition connue.
La justesse de la méthode est régulièrement vérifiée en analysant des verres étalons internationaux (SRM 612 et Corning A). Les limites de détection obtenues varient entre 0,1 et 0,01 % pour les éléments majeurs, et entre 20 et 500 ppb pour les autres éléments. La précision des résultats est de l'ordre de 5 à 15% relatifs selon les éléments et les teneurs mesurés.
14Afin de prendre en compte la structure des matériaux étudiés, les protocoles d’analyse permettent d’obtenir la composition moyenne du volume de matière prélevé mais aussi de calculer la composition de l’objet au fur et à mesure de la pénétration du laser.
15Dans le cas des verres, ce protocole permet d’étudier les différentes couches d’objets composites mais aussi d’identifier la présence d’inclusion cristalline au sein du matériau. Cette démarche pour Dohouan dans les marges de la Forêt des Marais Tanoé-Ehy (FMTE) a conduit aux résultats ci-après. Trente-neuf perles ont été étudiées.
16Sur les 39 perles analysées, les résultats montrent que la majorité (24 exemplaires) est constituée de matériaux qui semblent s’apparenter à des faïences vitreuses de nature différente (fortes teneurs en alumine, Al2O3 > 7 % et en alumine + silice Al2O3 + SiO2 > 80 %) et une minorité par des verres de compositions variées (15 exemplaires, et un total de 20 analyses de verre différents dues à la polychromie de certains des objets étudiés) (photo n°2).
Photo n°2 : Cellule d'ablation avec les perles analysées de Dohouan
Perles polychromes identifiables par les perles blanches à traits rouges CD2 : 15 et 16 et les perles CA1 11 (bleue à ocelles noirs) et CA1 12 (jaune-orangé à traits rouges et verts).
B. Gratuze
17Cette classification des objets est effectuée principalement sur un critère de composition et de transparence du matériau. Les perles opaques à fortes teneurs en alumine et silice ont été classées comme faïence tandis que les perles à teneurs plus élevées en fondant (soude, potasse et oxyde de plomb) ont été classées dans les verres. Les limites de cette classification sont illustrées par deux perles. La première est la perle transparente rose pâle (CD22). Cette perle contient en effet 14,4 % de soude (Na2O) et 11,2 % d’alumine (Al2O3). Sa transparence nous inciterait à la classer parmi les verres plutôt que les faïences. Cependant, sa composition très alumino-siliceuse (Al2O3 + SiO2 = 83,2 %) la positionne parmi ces dernières (fig.2).
Fig. 2. Matériaux constituants des perles étudiées
Classification des matériaux constituants des perles étudiées entre verres et faïences.
B. Gratuze
18Le second exemple de classement problématique est l’élément de décor en verre vert de la perle CA1 12. Cet élément affiche une teneur en alumine et silice de 76 % pour une teneur en fondant (soude, potasse et oxyde de plomb) de 13 %. Sa nature en tant qu’élément de décor d’une perle en verre et la possibilité d’être en présence d’un matériau corrodé, donc ayant perdu une partie de ses éléments alcalins, nous a incités à le classer parmi les verres.
19Afin de déterminer de façon unilatérale la nature du matériau, une étude de sa structure et de la composition des différentes phases présentes par microscopie électronique à balayage est indispensable. Cette classification ne doit donc pas être considérée comme définitive, mais comme constituant une première approche.
20De même, la nature de certains colorants et opacifiants a été effectuée en fonction des éléments chimiques présents au sein du matériau et de la littérature relative à la coloration des verres et des faïences. C’est en particulier le cas du colorant rose à base de chrome et d’étain. Là encore, d’autres techniques d’analyse (RAMAN, spectrométrie d’absorption en réflexion diffuse) seraient nécessaires pour identifier de façon certaine les matières colorantes et opacifiantes employées.
21Les faïences se répartissent en plusieurs groupes en fonction de l’agent fondant utilisé : potasse (4), soude (1) ou mélange potasse-soude (19). Au sein de ce dernier ensemble, différents sous-groupes de faïences à fondant potasso-sodique semblent s’individualiser. À ce stade de l’étude, notre corpus est trop réduit et nous manquons de données de référence pour attribuer formellement les variations de composition observées à des recettes de fabrication/coloration différentes, à des centres de production différents ou à la variabilité de composition d’une même production au cours du temps. Nous nous limiterons donc à scinder les faïences potasso-sodiques en deux principaux sous-groupes sur la base des rapports Al2O3/SiO2 et K2O/Na2O (fig. 3).
Fig. 3. Perles en faïence
Classification des perles en faïence en fonction de leurs teneurs relatives en soude, potasse, alumine et silice.
B. GRATUZE
22La plupart des verres étudiés (18/20) sont des verres à forte teneur en oxyde de plomb et oxydes alcalins (Na2O et K2O, figure BG3). Seuls deux verres ne contiennent pas de plomb et s’apparentent au groupe des verres calco-sodiques (l’un d’entre eux est un élément de décor d’une perle en verre plombo-alcalin). Les verres plombo-alcalins sont majoritairement des verres plombo-sodiques (16/18). Si l’on prend en compte les teneurs des verres en soude, chaux, potasse, alumine et oxyde de plomb (fig. 4 et 5), ce groupe semble se subdiviser en plusieurs sous-groupes.
Figure 4 et 5. Classification des perles en verre plombo-sodique
B. GRATUZE
23Cependant, pour les mêmes raisons que celles que nous avons avancées pour les perles en faïence potasso-sodique, nous ne subdiviserons pas cet ensemble à ce stade de l’étude. Les deux derniers verres sont respectivement un verre plombo-potassique et l’élément de décor vert en verre plombo-siliceux de la perle CA1 12.
24Les agents colorants et opacifiants identifiés au sein des différentes perles sont très variés. Pour les colorants, nous avons identifié l’oxyde de cobalt pour la couleur bleu foncé, l’oxyde de chrome seul pour les teintes verte et allié à l’oxyde d’étain ou l’oxyde de zinc pour le rose et le marron-rouge, les oxydes de cuivre pour les colorations bleu turquoise et verte (parfois en combinaison avec le chrome) et le cuivre métallique pour les verres rouges opaques, les oxydes de fer pour le rouge, l’or à l’état colloïdal pour le rose, les oxydes de manganèse pour le noir et l’oxyde d’uranium pour le jaune pâle. Pour les opacifiants, les analyses mettent en évidence la présence de fortes teneurs en oxydes d’arsenic et d’aluminium dans les perles blanches ou opacifiées avec un composant blanc et d’antimoniate de plomb pour les verres opacifiés avec un composant jaune ; dans un cas (perle CA1 12), une combinaison d’antimoniate et de stannate de plomb est probablement utilisée (cf. fig. 6 et Annexes 1a et 1b).
Fig. 6 : Matières colorantes et opacifiantes identifiées chez les perles
Types de verre et
sous types
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Couleur et principaux agents colorants et opacifiants
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Nombre d’individus
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Faïence Alumino/
potasso-sodique
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type 1
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Bleu : cobalt (6)
Rose pâle : chrome/étain (1)
Vert pâle : chrome (1)
Rouge marron : chrome/zinc (1)
Rouge : fer (1)
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10
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type 2
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Bleu : cobalt (2)
Bleu turquoise : cuivre 5
Vert : chrome/cuivre (2)
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9
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Faïence Alumino-potassique
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Blanc : alumine (2)
Jaune pâle : uranium (2)
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4
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Faïence alumino-sodique
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Rose pâle : or (1)
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1
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Verre calco-sodique
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Bleu turquoise : cuivre (1)
Noir : manganèse (1 élément de décor)
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2
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Verre plombo-siliceux
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Cuivre/antimoniate de plomb (1 élément de décor)
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1
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Verre plombo-sodique
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Blanc : arsenic (8)
Bleu : cobalt/arsenic (2)
Rouge : cuivre (3 éléments de décor)
Jaune : antimoniate et stannate de plomb (1)
Bleu : cuivre/antimoniate de plomb (1)
Vert : chrome (1)
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16
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Verre plombo-potasso-sodique
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Bleu : cobalt/arsenic (1)
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1
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Classification des perles analysées et matières colorantes et opacifiantes identifiées.
B. Gratuze
25Dans un contexte de forte perturbation des sites archéologiques, du fait des travaux champêtres, les perles découvertes à Dohouan constituent un élément à prendre en compte.
26Elles forment une aubaine pour la mise en place d’un cadre chronologique qui, à terme, pourrait permettre de caractériser d’autres artefacts de même nature, découverts sur d’autres sites de la région (Polet 1988 : 25 ; Kouassi 2012). Si elles sont suffisamment bien documentées dans d’autres parties du monde, notamment en Europe, cela n’est pas encore le cas pour notre zone d’étude.
27Cependant, au plan de l’Afrique en général, il est important de relever, comme le traduit bien Mathilde Buratti (2016 : 110-161) que, sur ce continent, l'histoire des perles reflète la multiplicité et la diversité des modes de vie. Dans ce contexte, les perles en faïence se rencontrent en grand nombre, de même que les perles en verre, entre autres au Cameroun et au Nigeria actuels. En rapport avec les types de perles qui fondent cette étude, il ressort de l’analyse de l’auteur que les « rassades » (perles en verroterie d'origine européenne) se diffusent rapidement et démocratisent l'usage des perles de ce matériau, à partir des ateliers de Murano en Italie.
28Au tournant du XVIIe siècle, par exemple, les Hollandais font irruption dans ce commerce de perles en verre bleues avec des reflets verts pour satisfaire les goûts de la population du golfe de Guinée. Au cours du XIXe siècle, d'autres ateliers se créent et favorisent une production plus importante. Le Cameroun s’illustre par un usage prononcé de perles en verre régulières avec un décor uni ou des motifs de lignes et de chevrons. Ces types sont également prisés dans les régions montagneuses de l'intérieur de l'Afrique : massif Mandara au Cameroun, Nigéria et falaise de Bandiagara au Mali. Les perles commercialisées par les Européens depuis le XVIe siècle, par leur diversité, sont un témoignage de l’adaptation aux goûts des Africains.
29Jean Polet (1988 : 481-494), à partir des perles vertes, rouges et bleues de forme cylindrique, tonneau, sphérique, discoïde en verre et en faïence découvertes en contexte archéologique dans les iles éotilé (sud-est de la Côte d’Ivoire), montre leur usage répandu sur la côte de l’or dès la fin du XVIe siècle. Celles-ci proviennent de Venise ou d’Amsterdam.
30Pour l’heure, une information importante ressort de cette première analyse des perles qui retiennent notre attention. En effet, la présence de chrome et d’uranium parmi les agents colorants des perles provenant tant du niveau CD2 que du niveau CA1, indique qu’elles ne sont probablement pas antérieures aux années 1830.
31Si ces données sont appelées à être précisées par des analyses supplémentaires, nous pouvons dire qu’elles coïncident de façon remarquable avec les sources historiques recueillies dans le village actuel de Dohouan qui signalent que les N’Zema sont arrivés sur le territoire actuel de Côte d’Ivoire dans la seconde moitié du XIXe siècle (Kouassi et al. 2013 : 50-51). Ils s’y installent du fait des ravages du commerce négrier sur leurs terres d’origine depuis le XVIIe siècle et de la torture instituée au XIXe siècle par le roi de Begnini, sa Majesté Kacou Aka (1832-1851). C’est à cette époque que, venant d’Adou - d’où leur appellation d’Adouvlai - ils créent, entre autres, Njimin, Tiapoum, Alangwanou et Nouamou, le chef-lieu de Sous-préfecture qui coiffe l’actuel Dohouan et son site déserté.
32Les fouilles de Dohouan dans les marges de la Forêt des Marais Tanoé-Ehy (FMTE), volet archéologique du Programme Recherche et Actions pour la Sauvegarde des Primates en Côte d’Ivoire (RASAP-CI), apportent chaque jour des documents insoupçonnés pour la compréhension du passé matériel de la région.
33C’est ici une preuve tangible que l’archéologie, dans une dynamique de conservation, peut apporter des arguments complémentaires dans le classement dudit espace en Réserves Naturelles Volontaires (RNV). L’importance des artefacts mis au jour et surtout les informations issues des analyses de laboratoire, sont là pour nous rappeler que, en valorisant le patrimoine, c’est l’homme qu’on honore à toutes les périodes de son histoire.
34Les réflexions prochaines sur les pipes à fumer et les verres, de même que des analyses supplémentaires sur les perles, contribueront certainement à une connaissance plus satisfaisante du cadre de vie des premiers N’zema Adouvlais.