1Maurice Daumas a introduit l’archéologie industrielle en France et lui a donné ses lettres de noblesse au travers d’un ouvrage qui couvrait tout le territoire français et qui n’a pas été remplacé. Mais, pour ce qu’il a dit et pour ce qu’il n’a pas dit, son héritage fait débat. Je voudrais rappeler ici quelques-uns des points les plus importants, en espérant que les générations aux commandes aujourd’hui auront à cœur de dépasser les hésitations et les pas de clerc auxquels la mienne s’est trop souvent livrée. Je propose d’abord un détour par les origines de l’ouvrage, analyser le texte lui-même, son impact et esquisser un état des lieux, aujourd’hui.
- 1 L’effet est tellement saisissant que la question des désindustrialisations et des friches industrie (...)
2Les années 70 qui précèdent la publication de l’ouvrage sont marquées par les deux crises du pétrole (1973 et 1979). L’un de leurs effets a été, en privant l’industrie d’une énergie peu chère, d’accélérer la fin du système industriel fordiste, qui s’était prolongé et épanoui après la Seconde Guerre mondiale. Les usines ferment les unes après les autres et dans des régions entières, les grands bassins miniers qui avaient été jusque-là les poumons industriels des pays, tombent dans la misère du jour au lendemain1 C’est le cas, en France, du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, prolongé en Belgique, mais aussi du Bassin lorrain, ainsi que des nombreux bassins de taille plus modeste du centre et du sud de la France. Les conséquences sociales et humaines sont catastrophiques. À la culpabilisation des ouvriers, à qui on attribue les échecs et les fermetures des usines, s’ajoute le discrédit des friches industrielles, vastes espaces abandonnés au futur incertain. Le rôle de la DATAR (créée en 1963, Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action régionale, auprès du Premier ministre) va aggraver la situation : elle propose l’arasement d’une partie des friches du Bassin lorrain, laissant les ouvriers orphelins de leur passé.
3Dans le même temps, venue d’Amérique, la reconquête des vieux centres devient un modèle et une mode. Une fois de plus, les Nord-américains donnent le ton avec la rénovation du port de Boston (Quincy Market 1976). Avant même que les spécialistes du patrimoine industriel n’aient défini leurs objectifs, leurs outils et leurs domaines d’intervention, les acteurs des grandes métropoles décident du modèle de rénovation des anciens centres, qui va se décliner en lieux de loisirs, restaurants, bars, boutiques, centres commerciaux, éventuellement musées de site. Ce modèle sera reproduit sous tous les cieux. Aux États-Unis, d’autres débats décisifs influent sur la manière de voir les sites anciens.
- 2 https://fr.wikipedia.org/wiki/Gare_de_Grand_Central_Terminal.
- 3 https://www.lowellma.gov/982/Historic-Places-and-Architecture.
4Ainsi, la question de la gare du Grand Central de New York enflamme les passions. Menacée d’arasement sous la pression des lobbys immobiliers, la mythique gare popularisée par de grands films comme La mort aux trousses de Hitchcock, doit sa survie à la mobilisation populaire et à l’intervention de Jackie Kennedy2 Au-delà de quelques sites majeurs, comme celui-ci, ce sont des régions entières qui sont désindustrialisées, telle la Nouvelle-Angleterre textile. Pour ne pas saupoudrer les aides, les autorités décident de les capitaliser sur une seule ville, Lowell, qui devient une sorte de laboratoire des reconversions3 Des musées de site (le Boarding House Museum) ou plus ambitieux (le musée du textile dans Boot Mill, l’une des usines les plus prestigieuses), sont mis en place, à côté des aménagements touristiques le long du canal, jusqu’au barrage. On transforme les usines en bureaux ou en logements ; on installe des unités d’informatique, perçues à l’époque comme l’essence même de l’industrie nomade.
5On remarquera, cependant, que toutes ces réalisations n’aboutissent pas à une grammaire adaptable en tous lieux, ni à la conception d’une politique générale. Il s’agit, pour le moment, d’une succession de cas, auxquels on a apporté des solutions rarement transposables. Retenons de ces différents exemples une caractéristique commune : dès les années 1960, avant donc les deux crises pétrolières, l’évolution de l’industrie elle-même (gigantisme des installations portuaires, d’une part, délocalisations industrielles, d’autre part) dans les pays les plus anciennement industrialisés avait conduit à des solutions d’aménagement où le respect des structures antérieures n’était pas la priorité. Les désindustrialisations qui suivent les crises du pétrole en Europe ne font que précipiter et amplifier le mouvement. Si la tentation de détruire pour effacer est forte, des intellectuels s’assemblent pour trouver une explication et des solutions à ce phénomène qui semble leur échapper.
- 4 Plus précisément, les 5 volumes de l’Histoire des Techniques dirigée par Maurice DAUMAS paraissent (...)
6Quand Maurice Daumas publie en 1980, aux Éditions Laffont, l’ouvrage qu’il intitule L’archéologie industrielle en France, il vient tout juste de terminer l’imposante Histoire des Techniques en 5 volumes, éditée aux Presses Universitaires de France4 D’une certaine façon, L’archéologie industrielle en France en est l’écho. Dans son introduction, il évoque le contexte de son enquête, commencée en 1974, qui lui a permis d’accumuler une information inédite sur la situation de ce qui, de son point de vue, relève de l’archéologie industrielle en France.
7À cette date, le sujet n’est pas totalement nouveau. Sans reprendre son histoire ab ovo, rappelons que la première publication annonçant l’archéologie industrielle, en tant que domaine à étudier et à préserver (même si son contenu nous paraît insuffisant, aujourd’hui,) est de l’Anglais Kenneth Hudson en 1963 (1963). Bien que très descriptif, venant d’une personnalité importante, connue pour ses actions en tant que muséologue et journaliste, cet ouvrage fut bien reçu, preuve qu’il s’agissait bien d’une question d’actualité. Il ouvrait une période de recherches et d’actions en Europe dont la thématique choisie par cette revue, où se publient ces lignes, montre qu’elle n’est pas éteinte.
- 5 Neil Cossons est lui-même géographe de formation.
- 6 Les premiers colloques se sont tenus en Europe du Nord : Ironbridge (1973), Bochum (1975), Stockhol (...)
8Dix ans plus tard, en 1973, Neil Cossons, alors directeur de l’ensemble muséal d’Ironbridge, près de Sheffield, réunissait sur le site un groupe formé par les plus grands spécialistes en matière de géographie5, d’histoire économique et d’histoire des techniques, venus d’Europe du Nord et des États d’Amérique du Nord. Soucieux du devenir des sites les plus emblématiques de l’industrie, ils décidèrent d’un commun accord la fondation d’une association internationale, qu’ils appelèrent TICCIH (The international committe for conservation of industrial heritage). Comme on le voit d’après le titre, ce n’était pas l’identification des sites qui était, pour eux, le problème majeur, mais leur conservation. Très vite, cette association se faisait connaître par la tenue de colloques où l’adhésion internationale devint de plus en plus large6
- 7 En trois langues : français, anglais, flamand. L’ouvrage est épuisé mais accessible librement en li (...)
9Le mouvement était lancé. Parmi ceux qui étaient à l’écoute, les Belges se distinguaient par leur engagement et leur réflexion. Des architectes, sous le sigle de l’association AAM (Archives de l’Architecture Moderne), réalisaient l’exposition Paysage de l’Industrie et publiaient son beau catalogue en 1975. Dans l’introduction, Franco Borsi définissait les contours et les problématiques de l’archéologie industrielle, laquelle, de son point de vue, fournissait, par sa collecte exhaustive du témoignage, la matière même à une histoire sociale de l’architecture industrielle (Borsi et al 1975)7.
10Deux ans plus tard, Serge Chassagne rapportait, dans les Annales, les grands axes d’un colloque qui s’était tenu au Creusot en 1976, sur la question de la conservation du patrimoine industriel (Chassagne 1977). Les congressistes (une majorité de Français mais aussi un pourcentage non négligeable de voisins européens) pointaient « la nécessité de définir scientifiquement les finalités de l’archéologie industrielle et de la conservation du patrimoine industriel ». On peut dire que certaines des problématiques du patrimoine industriel étaient déjà posées, notamment la distinction entre archéologie et patrimoine, ce dernier terme étant implicitement attribué à ce que l’on souhaitait conserver ; ou encore, l’extension du champ méthodologique de l’archéologie à tout témoignage physique, qu’il soit un monument, un papier ou un objet. Parmi les conclusions du colloque, celle-ci, dont on ne s’est pas toujours souvenu :
« Pas plus que l’archéologie des périodes antérieures, l’archéologie industrielle ne peut se dispenser de connaître les conditions historiques de production, économiques, techniques et sociales ».
11Le monde scientifique étant loin de parler d’une seule voix et sur bien des points, Maurice Daumas restait prudent voire circonspect. Il se contente de dire, dans son ouvrage, qu’il est venu à l’archéologie industrielle par l’histoire des techniques et à la suite d’enquêtes qui ont donné « une matérialité et une personnalité à des bâtiments industriels ». Cette sensibilisation lui permet de se former une idée générale de la nature et de la répartition des éléments du bâti industriel français et en particulier des formes d’agencement des sites. Les enquêtes donnent une idée de l’importance et de la diversité de ce bâti. L’ouvrage offre, dit-il, non un inventaire encore impossible à réaliser mais un répertoire significatif. Maurice Daumas n’en dit pas plus. Pour lui, l’archéologie industrielle, c’est la somme des témoignages d’industries nationales qui ont fortement marqué leur environnement et qui ont à peu près complètement cessé leur activité. On est donc sur une définition bien en deçà de ce qu’affirmait l’équipe du Creusot peu de temps avant. Rien sur une archéologie des sites dans leur environnement, dont Denis Woronoff développera par la suite les grands traits dans un article qui fit date (Woronoff 1989). Ce que Daumas expose est un tour de France des sites et monuments de l’industrie en France, réservant la définition de l’archéologie industrielle pour la fin.
12Autant la définition le gêne, autant la méthode, elle, lui paraît évidente. Elle se fonde sur l’observation des traces matérielles que l’on peut relever sur le terrain, la prise en compte de l’environnement historique dans lequel se sont déroulées ces activités, avec en particulier les causes d’une localisation, d’une structure, d’une évolution. Parmi les aides possibles, il estime que l’on peut faire appel à la pluridisciplinarité. Au moment où il écrit son livre, dans les années 1970, des sommes historiques ont été écrites par des grands intellectuels qui, au départ, étaient des géographes et qui ont su mêler avec bonheur les outils des deux disciplines sans jamais oublier de combiner société, espace et temps. Citons des œuvres de référence signées de Fernand Braudel sur l’espace méditerranéen (Braudel 1979) et de Pierre Vilar (1962) sur la Catalogne, mais on pourrait tout aussi bien citer Xavier de Planhol (1968). Ces auteurs ont apporté un éclairage nouveau et puissant en brassant les méthodes et les contenus de plusieurs disciplines : géographie, histoire, sociologie, histoire de l’art, etc. Mais l’exercice est difficile et demande de profondes connaissances du sujet dans tous ses aspects.
13Serge Chassagne, dans l’article cité, invoque, lui, une pluralité des regards, une nécessaire interdisciplinarité qui serait aux origines d’une nouvelle discipline. Cela suppose alors de déterminer un objet de la connaissance que l’on va étudier suivant des problématiques communes à différentes disciplines. Peu se risquent à cet exercice. Daumas, qui a fait dans son ouvrage une vraie collecte des vestiges de l’industrie, reste silencieux, alors que dans la sphère publique, les débats sont nombreux.
- 8 Son argument ne manque pas d’étonner, quand on sait qu’au moment où se faisait le choix du style Tu (...)
14Une affirmation, surtout, revient avec persistance : les monuments issus de l’industrie sont laids. Sur ce sujet, Maurice Daumas, une fois de plus, ne tranche pas. Indéniablement, il y a, pour lui, une esthétique industrielle, dont il semble s’excuser. Pendant longtemps, dit-il, les installations usinières ont été en accord avec leur environnement : c’est le cas des abbayes cisterciennes, récupérées à la Révolution pour en faire des ateliers industriels. On peut déjà remarquer que cette forme de réutilisation a été tout sauf un cas général. L’esthétique résiderait alors dans le réemploi de sites que leur ancienneté et leur vocation première rend légitimes ? En même temps, dit-il sans développer davantage son argument, les premières constructions industrielles ont été inspirées par des bâtiments de production et de stockage anciens. Cette concordance est rompue par des bâtiments nouveaux, soucieux de se démarquer du passé et d’affirmer leur importance présente. Le style néo-Tudor de la Fontaine Guérard serait ainsi, pour Maurice Daumas, le signe d’un retour à l’ancien pour retrouver une esthétique perdue8
15L’ambivalence de l’opinion face aux grandes constructions industrielles est pour lui un moyen de ne pas prendre position : il souligne que la Tour Eiffel a été décriée en son temps, que le pont de Garabit, lui, a été encensé ; il note à juste titre que les ponts ont été les premiers à investir le paysage par des éléments issus de l’industrie, et que d’une certaine façon, ils en faisaient la publicité. Il reconnait toutefois que l’emploi du métal dans l’architecture a fini par caractériser une époque et par présenter des caractères esthétiques et cite César Daly dans la Revue d’architecture et de Travaux Publics de 1846 qui prévoit un nouvel art architectural facilité par l’industrie et demandé par le public.
- 9 Motte-Bossut deviendra le Centre des Archives du Monde du Travail et la Gare d’Orsay, le musée, ina (...)
16Daumas prend d’autant moins position qu’il existe, en France, à cette date, une référence absolue. Le monument historique, matière du patrimoine commun, est défini par la loi de 1913, à laquelle on n’avait pas, en 1980, apporté les compléments qui existent aujourd’hui. Elle précise qu’un monument historique existe quand sa valeur historique et sa valeur esthétique sont reconnues. Ce double critère pèsera lourdement dans les choix et les décisions concernant l’héritage industriel. N'oublions pas qu’au moment où Maurice Daumas écrit, le ministère de la Culture procédait au classement polémique de deux des sites qui feront parler d’eux, à savoir l’usine textile Motte-Bossut de Roubaix et la Gare d’Orsay à Paris, et ce, dans un contexte extrêmement sensible. À Roubaix, la municipalité avait prévu d’arraser Motte-Bossut pour en faire un parking devant les magasins de La Redoute, et à Paris, la gare d’Orsay était le lieu des convoitises des sociétés immobilières qui disposaient déjà d’une clientèle pour appartements de luxe face au Louvre. Dans les deux cas, le ministère de la Culture avait protégé les monuments9 De tous ces débats, Maurice Daumas ne fera nul écho.
- 10 On pourra opposer à ce rejet, qui se réfère à une esthétique convenue, les belles pages de Franco B (...)
17Si le « corset » de la loi 1913 l’éloigne d’un concept du monument issu de l’industrie, il se sent plus libre avec la question du paysage industriel qu’il rattache à l’histoire du paysage dans l’art. Cela dit, sa vision du paysage industriel est celle d’un paysage qui peut être respectable mais qui ne provoque aucun sentiment d’esthétique. En effet, parmi ses caractères négatifs, Daumas le décrit comme envahissant. Il donne à certaines villes, comme Lille, un aspect agressif, mais ailleurs, il peut être débonnaire. Il est fait de surimpositions, de discontinuités… Il évoque l’enclave de Revin, dans les Ardennes, avec le quartier de la Bouverie, cerné par une courbe de la Meuse, comme exemple du paysage industriel répulsif… Car le paysage industriel est pour lui un espace marqué par les matériaux et les structures fabriquées d’où ressortent les cheminées et les chevalements. Mais l’agressivité du paysage industriel n’est-elle pas une construction sociale ? Devant un paysage minier, avons-nous la même attitude que face à un paysage textile ou un chantier de construction ? Le paysage précédant l’époque industrielle n’était-il pas harmonieux tout simplement parce qu’on y était habitué10 ?
18Enfin, la question des réhabilitations et des conversions n’est pas claire chez lui. Il dit bien qu’un changement d’affectation est nuisible à la compréhension du site, mais ailleurs, il admet sans commentaires qu’un site puisse être réinvesti. En fait, pour lui, la reconversion, c’est l’utilisation d’un terrain industriel qui a été arrasé. Par ses hésitations, Maurice Daumas reflète bien tout un courant de pensées de son époque. Il n’en hypothèque pas moins l’avenir de l’archéologie industrielle comme objet d’études.
19Il ne tente une définition qu’à la fin de l’ouvrage, qui ne nous éclaire pas beaucoup. En effet, les termes d’archéologie et d’industrielle lui semblent antinomiques. Tiraillé, d’une part, par les concepts anglais, qu’il n’explicite pas non plus et, d’autre part, par le sens que l’on donne en France à l’archéologie, encore classique au moment où il rédige son ouvrage, il justifie l’intérêt pour l’archéologie industrielle parce qu’un pan entier « de l’histoire nationale, écrite dans les paysages traditionnels, est en voie de disparition ». Plus loin, il dit :
« L’archéologie industrielle… a pour objet principal la recherche et l’étude des sites où se sont déroulés ces types d’activité et des témoignages artificiels, artefacts, qui y demeurent ».
20Cette affirmation mise à part, les efforts pour définir l’archéologie industrielle sont assez peu convaincants. En particulier, il ne dit mot sur ce qui pourtant différencie l’archéologie classique de l’archéologie industrielle. Celle-ci est rarement issue de fouilles. Elle est avant tout une archéologie de l’élévation, et bénéficie souvent d’un matériel graphique dont l’archéologie classique est pratiquement dépourvue. Il y a donc, dès le départ, une différence méthodologique de taille dans l’objet même : la description du site n’est pas une synthèse finale, comme cela peut être en archéologie classique, mais bien une démarche d’identification du sujet, point de départ à de multiples approfondissements.
21L’archéologie industrielle, telle qu’il la conçoit, est née de ses actions, qui restent descriptives. Il cite Neil Cossons qui, après avoir dirigé le site d’Ironbridge, est devenu le directeur du Science Museum de Londres et dont le moindre avis faisait autorité. Si l’expression Industrial Archeology est née dans les années 50 à Manchester, elle apparaît dans un texte imprimé pour la première fois en 1955. À la date où Maurice Daumas écrit, Neil Cossons estime qu’« Il est déjà inconcevable qu’un autre terme plus approprié puisse jamais apparaître pour le remplacer ». Quel est alors la définition et le contenu de l’archéologie industrielle ? C’est, nous dit-on, l’ensemble des témoignages matériels d’une activité de production passée. Cette définition étroite (les bâtiments de production) dominera longtemps les études sur le sujet et il se passera des années avant que ne soient incorporés dans la définition les bâtiments de stockage, les bureaux, les habitations des cadres et celles des ouvriers. Comme les premières désindustrialisations ont frappé les grands bassins industriels, il se passera plus de temps encore pour que l’agro-industrie, les transports et les échanges soient considérés comme relevant de l’archéologie industrielle. Un abattoir, un marché couvert, une gare, des silos, des entrepôts, et ainsi de suite, n’étaient pas pris en considération puisque ces unités physionomiques et fonctionnelles n’entraient pas dans la définition. Toutefois, Daumas intègre les témoignages de l’habitat considéré dans ses rapports avec l’usine. Une cité ouvrière oui, un quartier ouvrier proche, non.
22Quel est l’espace chronologique du phénomène ? Là encore, pas de décision claire. Dans un premier temps, les Britanniques semblent avoir défini l’archéologie industrielle de 1776 (Ironbridge) à 1830 (ouverture de la ligne de Manchester), soit exclusivement dans les tous débuts de la Révolution des transports. Ce n’est pas tenable. D’une part parce que l’archéologie industrielle a pu éclore dans d’autres lieux (les Suédois et leur métallurgie ancienne, le Piémont italien et la laine…) et ensuite parce que l’archéologie industrielle ne se limite pas aux débuts du chemin de fer… En France, dans les années 1980-1990, le ministère de la Culture définissait le patrimoine industriel comme des bâtiments de production antérieurs à 1950. Ce n’est pas tenable non plus, car la fin de l’industrie ne peut pas être datée sans référence à un quelconque événement qui marque un changement. Or, la parution de l’ouvrage de Daumas est strictement contemporaine du deuxième choc pétrolier de 1979 qui a rendu caduque tout un mode de production dans les pays anciennement industrialisés. Il n’y fait aucune allusion. Pourtant, les fermetures d’usines ont été légion et ont déterminé un avant et un après !
23Des limites floues, par conséquent, à ce qui constitue le domaine de l’archéologie industrielle, et aucune périodisation, flexible selon les pays, mais qui en caractériserait le contenu, en distinguant, à travers les sites majeurs, la mise en place de l’industrie (XVIIIe siècle), l’expansion (XIXe siècle) et la diffusion du fordisme (XXe siècle) qui uniformise la production de presque toute la planète, avant de s’éteindre à son tour. Or, à la différence des sociétés passées qui ont le plus souvent modifié le legs du passé, notre société a pris position devant ce qu’elle a appelé le patrimoine industriel, c’est-à-dire un ensemble de biens à conserver et à valoriser issus des siècles de l’industrie. Or, il ne s’agit pas d’un mot pour un autre. Il convient, dans le cas du patrimoine industriel, de partir de formes complexes léguées par l’âge industriel, et pour la première fois de l’Histoire, gérer l’ensemble en l’adaptant aux usages d’aujourd’hui. Maurice Daumas, en ce qui le concerne, n’emploie pratiquement jamais le terme de patrimoine industriel, tout en reconnaissant « qu’on l’emploie aujourd’hui ».
- 11 Ainsi, lorsqu’on a voulu restaurer certaines salles du Grand Trianon ou du Château de Fontainebleau (...)
24Derrière le débat archéologie et patrimoine industriel, il y a une discipline toujours esquivée. Dans le meilleur des cas, on parle de posture, dans d’autres, d’entrée privilégiée pour une histoire économique. Or, l’archéologie est une méthode, un moyen de construire la connaissance, à travers les informations que donne le terrain et le recours à une documentation complémentaire, aussi variée que possible. Cependant, si la collecte des informations se fait bien toujours par les techniques de l’archéologie, le traitement de l’information se fait selon les pondérations qu’apporte l’analyse patrimoniale pluridisciplinaire, de préférence dans une perspective comparative. Elle seule met en évidence les systèmes énergétiques, les structures et les fonctionnements de la production, l’insertion de l’unité de production dans un ensemble plus large avec, à chaque étape des opérations, des hommes et des femmes qui gèrent, actionnent, facilitent, agissent. C’est de plus un choix de société, puisque c’est une façon d’accorder de la valeur à quelque chose au point de vouloir le transmettre. Cette transmission n’est pas simplement un geste au travers duquel on change de propriétaire. Intervient une étape d’entretien, de restauration, voire de modifications en profondeur au cas où l’on souhaite retrouver un moment donné du passé11 On ne transmet pas forcément tout.
25Quels en sont les éléments de discussion ? Si nous parlons archéologie, celle-ci s’intéresse, par définition, à toutes les traces du passé, quelle que soit la période concernée. Elle a même des ambitions totalisantes si on en juge par le passionnant essai de Jean-Paul Demoule sur l’Europe (Demoule 2009). Pour lui, les véritables historiens sont les archéologues, car eux prennent en compte tous les témoignages et pas seulement les écrits, qui émanent, dans les périodes anciennes surtout, d’une classe sociale déterminée, la plupart du temps masculine… Il est très convaincant, mais son livre témoigne indirectement de la méfiance des archéologues (toutes disciplines confondues) pour le domaine industriel, puisqu’il ne l’aborde pas. Rappelons que l’intérêt pour les fouilles de la fin du Moyen-Âge en France n’est pas antérieur aux fouilles du Louvre, dans les années 1980… Malgré toutes ces réserves, on voit bien que l’archéologie industrielle promue par Maurice Daumas devrait avoir droit de cité.
26Si nous parlons patrimoine, c’est que nous estimons que le produit de notre étude archéologique doit être transmis. C’est un choix de futur. De plus, le concept de patrimoine a le mérite d’intégrer dans le discours, non seulement celui des savants qui établissent les contenus, mais aussi les témoignages des acteurs passés et présents qui ont produit, défini et souhaité conserver ce legs du passé. Pour la première fois de l’Histoire, nous donnons la parole aux gens qui ont vécu, travaillé et témoigné, chacun dans leur domaine, à tous les niveaux du patrimoine en question. D’où la place des sociologues et des ethnologues dans les diagnostics. Le patrimoine industriel rassemble donc les données de l’archéologie ainsi que la part sociale d’un passé récent que la seule archéologie ne peut documenter pleinement.
27Dans le séminaire de Louis Bergeron à l’École des Hautes Études, plusieurs débats avaient eu lieu sur le sujet. Le 4e colloque de TICCIH, en 1981, à Lyon-Grenoble, était dans les esprits. Certains de nos condisciples critiquaient ouvertement le terme d’archéologie industrielle, trop anglo-saxon à leur goût. Ils ne faisaient pas la relation entre la pratique et l’ouvrage de Maurice Daumas. Ce qu’ils mettaient en cause, c’était la démarche de l’archéologie industrielle à l’anglaise, qui était selon eux trop uniquement descriptive et se satisfaisait de reconstitutions formelles, relevant de la technique, rarement du social. Bref, on opposait à la méthode anglaise une méthode française plus braudélienne. De plus, parler de patrimoine industriel lors de la mise en valeur des friches urbaines des centres villes était plus valorisant. Le cas emblématique est sans doute celui de la ville de Roubaix qui fit évoluer le concept de friche industrielle vers celui de réserve patrimoniale, avec succès.
- 12 La secrétaire en fut Dominique Ferriot, par la suite professeur au CNAM, et qui prit la présidence (...)
28Pour la tenue du colloque de TICCIH à Lyon-Grenoble, en 1981, une section française de l’association internationale avait été créée, le CILAC12 Autour d’Yves Lequin et de Pierre Cayez, une équipe d’historiens s’était mobilisée. Des dossiers d’excursion, valorisant des sites qui désormais acquéraient une valeur emblématique, avaient été rédigés. C’est ainsi que la Croix Rousse, les Forges de Buffon et la Taillanderie de Nans-sous-Sainte-Anne avaient acquis valeur de modèle.
29Les années qui suivirent furent riches de nouvelles initiatives. La revue du CILAC, L’archéologie industrielle en France, prenait son envol et, parallèlement, Denis Woronoff publiait en 1989 un article fondamental dans la Revue des Annales, dans lequel, tout en restant fidèle à la définition donnée par Daumas, il rappelait l’importance de l’étude du terrain et appelait les historiens à éduquer le regard. Trois ans plus tard, Jean-Yves Andrieux publiait Le patrimoine industriel, dans la collection Que Sais-Je ?, où il rappelait les outils dont l’historien du patrimoine dispose (Andrieux 1992). Puis, en 1996, venait l’ouvrage co-signé par Louis Bergeron et moi-même, qui se présentait comme une approche épistémologique, la première sur le sujet, avec pour titre, Le patrimoine industriel, un nouveau territoire (Bergeron et Dorel-Ferré 1996).
30Rappelons les circonstances de ce petit ouvrage : Louis Bergeron avait l’ambition d’une collection de « Cent titres du patrimoine industriel », dont ce petit opuscule devait être l’introduction. Très inspiré par les contacts fréquents qu’il avait avec ses collègues italiens de Turin et de Bologne, il souhaitait aller plus loin dans l’exploration des contenus. Au-delà des rappels indispensables de ce qui différencie archéologie industrielle et patrimoine industriel et les grands domaines qui structurent le patrimoine industriel bien avant les siècles de l’industrie, nous avions choisi de mettre en lumière les logiques qui sous-tendent ce patrimoine, logiques de l’énergie, des techniques de travail, des systèmes sociaux. Nous étions profondément d’accord sur l’idée qu’il fallait, à travers le patrimoine industriel, aboutir à une histoire renouvelée du travail, dans une chronologie ouverte, qui ne se réduisait pas aux conquêtes techniques venues de Grande-Bretagne. Cette idée est bien reprise par Serge Chassagne en 2002 dans sa préface du Mouvement social.
31C’est dans cet esprit que j’ai publié en 2010 un numéro spécial de la revue Historiens & géographes avec les contributions des plus engagés parmi nous dans la « défense et illustration » du patrimoine industriel. Le patrimoine industriel était un nouveau territoire, qui nous permettait, grâce à l’alliance entre le tangible et le visible, de porter un autre regard sur l’Humanité. En particulier, il mettait en évidence le fait que tous les espaces de la planète étaient concernés et que le patrimoine industriel ne s’arrêtait pas aux portes de l’Europe. Plus même, la méconnaissance des autres nous portait à des généralisations hâtives, pour ne pas dire abusives, dont il fallait se méfier.
32Le divorce sémantique entre archéologie et patrimoine subsistait néanmoins. Louis Bergeron s’en expliqua à deux reprises à Rennes en 2001 puis à Besançon en 2003, sans convaincre semble-t-il. Il fonda alors une revue internationale qu’il a intitulée Patrimoine de l’industrie, où il exposait patiemment ses vues. Cependant sa chaire à l’École des Hautes Etudes ne fut pas remplacée et l’Université ne prit pas position.
33Au cours du colloque de TICCIH Londres, en 2000, Neil Cossons avait obtenu que l’association internationale qu’il avait créée trente ans auparavant puisse devenir consultante pour l’UNESCO en matière de patrimoine mondial. En ce début du XXIe siècle, une cascade de nominations ont pu ainsi attirer l’attention sur des sites prestigieux (New Lanark, Saltaire, les villages du salpêtre Humberstone et Santa Laura, etc.) mais aussi porter un regard nouveau sur des sites déjà inscrits comme Arc-et-Senans, dont on n’avait retenu, dans un premier temps, que l’œuvre de Claude-Nicolas Ledoux et non pas la modernité industrielle. À chaque fois, ce sont des experts issus de TICCIH qui ont œuvré à la décision de l’inscription du site, décisions que les associations nationales ont largement relayées.
34Cependant, depuis quelques années, ICOMOS, l’association internationale liée à l’UNESCO, regroupant les musées, les sites et chargée de la validation des propositions nationales à l’inscription sur la liste mondiale, s’est dotée d’une section patrimoine industriel qui rend caduque celle de TICCIH.
35Si, dans les années 80, l’étude du patrimoine industriel était restée confidentielle et largement alimentée par les historiens de l’économie, de la société ou de la sociologie, désormais, l’accent était mis sur les implications d’architectes fameux et leur rôle dans l’aménagement urbain. On a suivi, on suit encore avec intérêt les choix des villes face à leur patrimoine industriel. Mais cette approche a couvert aussi bien des dérives, bien des pertes de sens, qu’il n’est pas lieu ici de commenter. Qu’il me suffise de dire qu’à mon sens, on ne respecte pas le patrimoine et on n’en assure pas forcément la transmission en le couvrant d’oripeaux.
36Le traitement de la friche, le choix des réhabilitations et les nouveaux usages qui en sont faits marquent le début des politiques de mises en valeur dont nous ne sommes pas sortis. Ainsi, notre discipline encore balbutiante s’est trouvée dès le début en porte-à-faux : avant même d’avoir précisé ses contours, elle peine à affirmer en même temps sa particularité scientifique et sa mission sociale. Mais cette faiblesse sémantique, doublée d’un retard dans la formulation épistémologique, a eu des conséquences bien plus graves du point de vue scientifique. Je veux parler de la reconnaissance tardive de la discipline, par ceux qui sont les garants de la connaissance et de sa transmission : l’Université d’une part, le ministère de l’Éducation d’autre part.
37On pourra gloser indéfiniment sur les découpages artificiels de l’université qui ne plaident pas pour des études transversales ; on pourra stigmatiser les programmes chronologiques français qui transmettent une histoire caricaturale et sans intérêt… mais je crois que leur attitude vient de plus loin. L’archéologie industrielle, c’est une façon renouvelée de considérer les siècles de l’industrie et le choix patrimonial qui en découle a une charge au moins dérangeante, parfois révolutionnaire que les institutions ont bien sentie. Il n’est qu’à se rappeler les critiques acerbes qui ont accompagné la transformation de l’ancienne gare d’Orsay en musée de la seconde moitié du XIXe siècle. Et les critiques non moins acerbes qui ont suivi l’accrochage de tableaux émanant de « peintres pompiers ». Il y avait là un renversement de valeurs inédit ou du moins jamais vu depuis des décennies. Et les tenants de l’opinion ne se sont pas fait prier pour le dénoncer.
38Comme une institution a pour premier objectif de se conserver, l’Université a fait longtemps la sourde oreille. En 1992, un prestigieux universitaire se moquait de ce que l’on puisse s’intéresser aux moulins. « Vous comprenez, me dit-il, demander des crédits pour travailler sur les moulins, ce n’est pas sérieux ! ». Le mot était jeté : ce n’était pas sérieux. Il a fallu des années pour faire comprendre que le fonctionnement d’une turbine est aussi intéressant qu’un mécanisme bancaire. Une nouvelle génération aux commandes et dépourvue d’a priori devrait mettre un terme à ce type de mésentente.
39Cela n’a pas été plus facile avec l’Éducation nationale. Mais, là encore, ce n’est peut-être qu’une question de générations. Dès 1983, l’Inspection générale primaire avait proposé une introduction du patrimoine industriel en classe, mais cette magnifique initiation n’a pas été poursuivie. Or, il a été bien démontré que l’entrée en matière par le concret, dès les plus jeunes classes, est structurante du point de vue pédagogique. D’ailleurs, ne visite-t-on pas, naturellement, une cathédrale ou un château ? La même démarche pourrait s’appliquer à l’usine. Force est de constater qu’on en est loin, aujourd’hui.
40Le ministère de la Culture est loin d’avoir accompli ce à quoi il s’était engagé en 1983, à savoir l’inventaire du patrimoine industriel en France. Des choses se font, des ouvrages se publient… Je regrette pour ma part qu’un célèbre ministre de la Culture devenu, il y a quelques années, ministre de l’Éducation, se soit borné à mettre le patrimoine industriel dans la rubrique de l’enseignement optionnel des Arts à l’École, à côté du cinéma, des arts du vivant et de la gastronomie, autre illustration s’il en est de ce qu’a permis la faiblesse épistémologique de notre discipline.
41Or, il me semble qu’aujourd’hui, la sensibilisation au patrimoine industriel est suffisamment forte pour que l’on puisse obtenir de la société une reconnaissance pleine et entière. Celle-ci passe par une formation initiale et une formation continue. Cela veut dire que les enseignements doivent lui faire une place en tant que telle, que l’Université, pour commencer par elle, doit lui donner sa place. Qu’ensuite, elle figure dans les enseignements du primaire et du secondaire. Sinon, toute notre œuvre n’aura été que le sillage d’un bateau sur la mer.
42Verra-t-on un jour la fin de ces errances ? Lorsque l’on comprendra que l’archéologie industrielle est la source privilégiée de la connaissance des siècles de l’industrie et que l’on assignera au patrimoine industriel la place qui aurait dû être toujours la sienne : celle d’un choix mûrement documenté de ce qui est signifiant et sensible dans les siècles qui nous ont précédé.