Merci à tous les témoins et acteurs du projet présentés ou mentionnés dans l’article, ainsi qu’à Solène Amice, Céline Assegond, Julie Corteville, Jérôme Decoux, Florence Descamps, Geneviève Dufresne, Antoine Furio, Frédéric Gatineau, Jean-Philippe Passaqui, Damien Pierrot-Privler, Caroline Potel, Julie Privler et Paul Smith, pour leur relecture ou leur conseils méthodologiques et historiographiques.
- 1 Témoignage de Philippe Gagu, responsable formulation et système d’optimisation, grand témoin de l’é (...)
- 2 Place Galignani.
1Le lundi 6 février 2023, à midi, depuis la passerelle de commande des Grands Moulins de Corbeil, le chef meunier Abdelhakim El Housny stoppait l’alimentation en blé de la tranche de 600 t/24h, la dernière en activité dans l’ancien moulin. Une semaine plus tôt, le 30 janvier, sa voisine de 750 t/24h avait déjà cessé de transformer le blé en farine1 Ainsi, presque cent-vingt ans après sa construction, le gigantesque vaisseau conçu en 1905 par l’administrateur-délégué Lucien Baumann et dessiné par l’architecte Eugène Haug éteignait temporairement les lumières qui, depuis ses quelque cent fenêtres, illuminaient la nuit les quais de Corbeil. Temporairement, car l’ensemble des joyaux patrimoniaux construits de 1880 à 1921 sur cette parcelle d’1,1 hectare bordant la place de la Mairie2 (moulin, centrales, magasins, silos à farines…) devrait prochainement faire l’objet d’une opération d’aménagement à fort enjeu économique, social et mémoriel. Un an plus tôt, le 10 mars 2022, une fête avait été organisée par la municipalité à l’occasion de la présentation publique du projet de reconversion. Mais, en contrepoint, du côté de l’entreprise, l’heure n’était pas à la nostalgie. Aucune cérémonie d’adieu – alors que nous caressions l’espoir de la filmer – ne fut organisée pour marquer le terme de presque mille ans de mouture à la confluence de la Seine et du Grand Bras de l’Essonne.
Fig.1. Vue générale des Grands Moulins de Corbeil, prise depuis la rive droite de la Seine
À gauche et au centre, sur le grand bras de l’Essonne, le site initial de la minoterie dont les bâtiments subsistants ont été élevés de 1880 à 1980 ; à droite, sur le petit bras de l’Essonne, le site dit « de la Réserve » (en référence au « grenier » élevé en 1768 pour assurer l’approvisionnement de Paris) dominé par la Tour élévatrice des grains construite sur les plans de l’architecte Paul Friesé en 1893, et protégée au titre des monuments historique en 1987.
© Philippe Ayrault, Région Île-de-France, 2022
- 3 Le groupe InVivo rachète le groupe Soufflet en décembre 2021et valide le projet NMC.
- 4 Inscrite par arrêté du 21 juillet 1987.
2Car l’essentiel pour Moulins Soufflet était ailleurs. À quelques mètres de là, au cœur d’une vaste parcelle de 6,1 hectares affectée jusqu’alors au stockage des blés et des farines, l’entreprise se projetait vers un nouvel avenir industriel. Contraste saisissant : depuis le 28 août 2022, dans la salle immaculée du synoptique informatisé, Philippe Gagu, responsable formulation et système d’optimisation , Alexandre Crétois, responsable de fabrication et bien sûr le chef meunier El Housny, accompagnés d’Antonio Lagreca et Sergio Dispascale pour le constructeur OMAS et de Frédéric Blanchard pour la société SEA Productique avaient commencé les essais des deux tranches de 450 t/24h du Nouveau Moulin de Corbeil (NMC) génération 4.0. Le projet, imaginé depuis 2016 par le groupe Soufflet, avait été validé par le groupe InVivo, son récent acquéreur3 Ce joyau technologique à 45 millions d’euros (atmosphère contrôlée, trieur optique, moteurs individuels à récupération d’énergie, blockchain permettant d’offrir une traçabilité des produits depuis les blés-filière jusqu’à la baguette…) était officiellement inauguré le 14 juin 2023, à l’ombre tutélaire de la célèbre tour élévatrice dessinée en 1893 par l’architecte Paul Friesé et protégée au titre des monuments historiques4
- 5 Almanachs de la Société anonyme des Grands Moulins de Corbeil, 1920, p. 15-16.
3La perspective de cette double mutation ne pouvait laisser indifférents les acteurs du territoire, publics et privés, conscients de la notoriété des lieux. Il fallait accompagner par divers soins culturels la métamorphose de la « plus grande minoterie de France », du « plus grand moulin de l’ancien continent », du « grenier de Paris »5 , de cette matrice industrielle du pain des Parisiens… En somme, de l’un des monuments majeurs du patrimoine industriel français et européen – déjà célébré comme tels par Maurice Daumas en 1980 dans son ouvrage fondateur (Daumas 1980 : 224-228).
- 6 Conçue sous la direction de Virginie Lacour, cheffe du service Patrimoine et Tourisme de 2017 à 202 (...)
- 7 Convention de partenariat du 14 décembre 2018, 2.2, p. 2.
4Quatre ans avant l’arrêt de l’ancien moulin, la communauté d’agglomération Grand Paris Sud parvenait ainsi à fédérer autour d’elle la commune de Corbeil-Essonnes et la Région Île-de-France afin d’élaborer, en partenariat avec l’entreprise Moulins Soufflet, une convention quadripartite « pour l’étude et la valorisation du patrimoine des Grands Moulins de Corbeil-Essonnes »6 signée pour trois ans, en mairie de Corbeil-Essonnes, le 14 décembre 2018. Finalement poursuivie sur cinq années afin d’accompagner au mieux le processus de mutation, l’étude d’inventaire « portant sur l’histoire, la mémoire, le patrimoine »7 a d’emblée reposé conjointement sur trois piliers : le terrain, les archives, et la mémoire vive des « anciens » comme celle des salariés. Or, ce recueil de la mémoire a fini par irriguer l’ensemble de l’étude et ses différentes formes de valorisation. Un tel investissement, on y reviendra, n’est pas routinier pour un service de l’Inventaire général. Aussi offre-t-il l’opportunité de revenir, à partir d’un exemple développé, sur les larges potentialités de la source orale en archéologie industrielle et en histoire de l’industrie.
5Après avoir présenté « l’ingénierie des archives orales » (Descamps 2017 : 159-186) articulée à celle de l’opération d’inventaire, il s’agira de décliner les usages de la parole des témoins – tour à tour experte et sensible – pour la compréhension historique de l’organisme industriel dans sa complexité, avant d’insister sur l’importance de la pratique traditionnelle des récits de vie dans l’effort de restitution du fameux « esprit des lieux » – centré ici sur la relation de l’homme au gigantisme du monument-machine – toujours si utile au processus de patrimonialisation.
- 8 Projet lancé en 2018 par Virginie Lacour, cheffe de service, et Aurélie Grondard, chargée de missio (...)
6La convention de partenariat identifiait quatre enjeux partagés : établir la connaissance historique et patrimoniale (architecture, installations destinées à la vente ou à la casse, chaînes opératoires et savoir-faire) avant qu’il ne soit trop tard, valoriser cette dernière en dévoilant au public, par le texte et l’image, un lieu inaccessible, contribuer à la préservation du patrimoine dans le contexte d’un projet d’aménagement urbain structurant, enfin contribuer au développement culturel et touristique du territoire. Chacun des quatre partenaires entendait cependant investir prioritairement les enjeux répondant à ses objectifs propres et à ses compétences (Lacour 2021 : 57-66). À la communauté d’agglomération Grand Paris Sud, par son service Patrimoine et Tourisme, revenait la conduite du projet, une partie des recherches en archives et surtout la conception d’un « outil numérique de valorisation du patrimoine à destination du grand public et des touristes », aujourd’hui livré, utile à la candidature du territoire au label Ville et Pays d’art et d’histoire8
- 9 Au terme de l’opération, en 2023, l’entreprise Moulins Soufflet léguait ses meubles à plans aux arc (...)
- 10 Convention de partenariat, doc. cité, 2.3, p. 3.
- 11 Eve Le Saux, responsable du pôle histoire et archives (commissariat), Les Grands Moulins de Corbeil (...)
- 12 Convention de partenariat, doc. cité, 2.2, p. 3.
7La commune de Corbeil-Essonnes, soucieuse de valoriser son fonds d’archives et de répondre à la vive demande de médiation formulée par la population à l’approche de la transformation du site, chargeait son pôle Histoire et archives d’une partie des recherches historiques, de la collecte d’archives9 et surtout de concevoir une exposition « valorisant les résultats de l’étude avec ateliers et animations pédagogiques »10, organisée dès 2019 à la commanderie Saint-Jean11 Le groupe Soufflet quant à lui, conservait en mémoire l’opération réussie des Grands Moulins de Pantin, son autre fleuron reconverti dix ans plus tôt en immeuble bancaire (Lohr, Michel, Pierrot 2009). Représenté conjointement par la direction de Moulins Soufflet et la direction de la communication Groupe, il souhaitait entretenir des relations harmonieuses avec les collectivités à l’heure de la mutation, et accueillait favorablement, comme outils d’accompagnement au changement auprès des salariés, la proposition « d’intégrer à l’étude une campagne d’entretiens pour présenter l’éventail des métiers de l’entreprise »12
- 13 L’histoire de la protection et celle du projet sont en cours. Elles mériteront assurément de suscit (...)
8Enfin, la Région Île-de-France, en charge depuis 2004 de la compétence obligatoire d’Inventaire général du patrimoine culturel, répondait favorablement à la sollicitation de ses partenaires au moins pour trois raisons. Il s’agissait, d’une part, de réinvestir le dossier ouvert en 1994 par le service régional de l’Inventaire – alors en DRAC Île-de-France – à la veille du rachat du site par Moulins Soufflet : l’équipe de l’Inventaire avait alors pu accéder aux anciens bureaux abritant les archives, reproduire les œuvres et les documents les plus précieux – tableaux, dessins, gravures, photographies – mais n’avait pas photographié les espaces de production. Franchir le seuil de la forteresse offrait désormais la perspective d’établir finement – par le texte, le plan et la photographie de terrain, outils traditionnels de l’Inventaire – les valeurs patrimoniales sollicités à divers degrés par plusieurs acteurs du projet : l’entreprise, la commune, l’architecte des bâtiments de France, enfin la conservation régionale des Monuments historiques bientôt saisie, le 8 juin 2022, d’une demande de protection partielle sur le « secteur Est » destiné à muter13
Fig.2. Vue du pignon sud du moulin-magasin de Jules Denfer, monument le plus ancien du site
Extrait du corpus photographique utilisé pour l’étude architecturale. Ce moulin-magasin ou « Moulin Neuf », construit en 1880 à l’initiative de l’industriel Paul Darblay par l’ingénieur Jules Denfer, demeure la plus ancienne construction du site et le dernier témoin de la « période Darblay ». Manifeste innovant de l’architecture métallique, il abrite huit planchers minces assemblés avec poutres et solives métalliques, soutenus par quatre files de colonnes creuses en fonte fabriquées à Sermaize dans la Marne. L’ensemble est dissimulé par une enveloppe néo-classique monumentale particulièrement soignée.
© Philippe Ayrault, Région Île-de-France, 2020
- 14 Diagnostic du patrimoine industriel de l'Essonne, Dossier d’opération IA91001011, https://inventair (...)
- 15 Archives municipales de Corbeil-Essonnes, 112 W30 (PC 00C1041), demande de permis de construire dép (...)
- 16 Sous l’impulsion de Julie Corteville, cheffe du service Patrimoines et Inventaire, Région Île-de-Fr (...)
9D’autre part, peu avant la signature de la convention, le service venait de terminer un diagnostic du patrimoine industriel de l’Essonne14 et de déployer en Seine-et-Marne, à Champagne-sur-Seine en particulier (de Lauzanne 2013), une opération associant histoire, patrimoine et recueil de la mémoire en partenariat avec le Département (Pierrot, Hubert 2017 ; Pierrot 2019 : 119-131). Enfin, la mobilisation de l’enquête orale, désormais intégrée – mais occasionnellement on le verra – à la politique du service, s’est trouvée rapidement confortée aux Grands Moulins de Corbeil par le constat de la disparition des archives de l’entreprise – celles-là mêmes qu’avait pu admirer l’équipe de l’Inventaire en 1994, à la veille de l’acquisition de l’usine par le groupe Soufflet –, en grande partie dispersées ou détruites en 2003 lors de la démolition du bâtiment des anciens bureaux15 Dès lors, la Région décidait de prendre à sa charge16 la constitution d’un corpus d’archives orales dans l’espoir de combler a minima, pour la période contemporaine, les importantes lacunes de la documentation publique en ciblant prioritairement l’histoire des lieux et des techniques – tout restant à faire sur l’histoire économique et stratégique de l’entreprise.
- 17 Remerciements à Véronique Cagnon, chargée de mission, service Patrimoines et Inventaire.
- 18 Laurence Bazin, déléguée générale de Cinéam, témoignage recueilli le 26 janvier 2024.
- 19 Région Île-de-France (prod.), Cinéam (réal.), « Collecte d’archives orales filmées sur l’histoire e (...)
- 20 À l’initiative de Béatrix Goeneutte, cheffe du service Patrimoine et Tourisme.
- 21 https://www.youtube.com/watch?v=pZJwKuAId_Q.
10Rapidement, cet objectif scientifique se doublait d’un objectif de médiation. Il s’agissait, avant la dispersion des témoins, de produire les séquences nécessaires à la réalisation d’un documentaire filmé et/ou d’un parcours d’exposition pérenne dédié à la mémoire des lieux. D’où le choix de « récits de vie » ou « récits de carrière » filmés. Un marché public attribué en août 2020 permettait ainsi à la Région de mobiliser un cinquième acteur, l’association Cinéam, en raison de la qualité technique et esthétique de son offre17 Créée en 1999 à Evry pour sauvegarder et valoriser les films amateurs en banlieue parisienne, elle se proposait, dans l’un des phares patrimoniaux de son territoire d’élection, de « fabriquer [elle-même], pour une fois, cette mémoire filmée des travailleurs et des lieux »18 Plus de dix heures d’entretiens ont été tournés de novembre 2020 à mars 202119 La communauté d’agglomération Grand Paris Sud20 finançait enfin un premier montage de 56 mn, bientôt projeté au cinéma Arcel lors des Journées du patrimoine 2022, et désormais en ligne sur la chaîne Youtube de la Région Île-de-France21
- 22 Des moyens supplémentaires permettraient d’étendre le recueil de témoignages aux habitants de Corbe (...)
11La constitution du corpus des « informateurs-témoins » fut d’emblée soumise à plusieurs contraintes. La première fut imposée par le budget de l’opération. L’enveloppe disponible permettait de financer la préparation, le tournage et la retranscription écrite d’une série limitée à 10 entretiens filmés – d’une heure chacun en moyenne. La deuxième fut imposée par l’entreprise. Si les partenaires s’accordaient d’emblée sur le projet de couvrir l’éventail des métiers, le choix des témoins devait être validé en amont, et les entretiens validés en aval par la direction de la communication Groupe, garante de l’image de l’entreprise. Ces deux exigences ont façonné un choix limité de témoins fréquemment parvenus à des postes de responsabilité – du chef d’équipe au directeur général – susceptibles de présenter avec précision l’éventail des activités de leur secteur. Ce que l’enquête perdait en amplitude sociale et en perspective critique, elle le gagnait en précision technique et professionnelle. Une importante campagne photographique consacrée aux installations (fig.2) et aux gestes du travail (fig.3), légendée en direct – avant sa reprise image par image par les informateurs-témoins sélectionnés – permettait conjointement d’élargir le corpus des salariés impliqués22
Fig.3. Geste traditionnel du meunier : le pekar
Extrait du corpus photographique utilisé pour l’étude des gestes du travail. Pour réaliser le traditionnel « pekar », le meunier « fait un plat » avec sa spatule afin de s’assurer que la farine ne soit pas « piquée », c’est-à-dire chargée en débris de sons.
© Philippe Ayrault, Région Île-de-France, 2020
12Cette délicate construction du corpus – sollicitation des volontaires, rappel des « anciens » – fut confiée à Philippe Gagu, informateur privilégié parvenu au seuil de la retraite et dont les quarante-et-une années d’activité, de la fabrication jusqu’au poste-clé de formulateur des blés, conféraient une compétence et une autorité morale incontestée. Au terme des échanges, il réunissait un panel de personnalités – trois retraités et sept salariés – souvent fortes, avides de transmettre et dont l’émotion fut souvent motivée par l’attachement à leur métier, et par la bouffée d’espoir offerte par la mise en route imminente du nouveau moulin.
- 23 Il succédait à Pierre Chicoineau qui fut l’un des principaux transmetteurs de la tradition orale au (...)
13Voici d’abord le groupe des meuniers : Bernard Pesce (retraité), né en 1940, embauché aux services techniques à 16 ans, 42 ans de présence au moulin, en fabrication, affecté à l’entretien des machines (chef d’équipe) puis en faction, seul témoin du panel à pouvoir évoquer la vie au moulin dans les années 1950 et 1960 ; Michel Daubas (retraité), né en 1958, conducteur puis chef meunier aux Grands Moulins de Pantin (1980-2000) puis chef meunier à Corbeil de 2000 à 2019 ; enfin Philippe Gagu, né en 1958, entré au moulin en 1979, chef meunier dès 1992, bientôt responsable de la fabrication23, puis, au sein de la direction, responsable de la formulation des blés et des systèmes d’optimisation, capable de présenter en détail, et avec recul, l’évolution de l’ensemble des métiers de la grande minoterie.
14Voici ensuite le groupe des électriciens (maintenance), capables de compléter l’indispensable « polyphonie des points de vue » (Descamps 2019 : 164) sur le fonctionnement du moulin, et d’aborder plus en détail la question des mutations énergétiques et de l’automatisation/informatisation, à savoir Mimoun Nhari (retraité), entré en 1984, 34 ans de présence au moulin, devenu chef électricien-automaticien, et Pascal Haezebaut, entré en 1984, électrotechnicien animateur sécurité (service QHSE) au moment de l’enquête. Le laboratoire et le fournil d’essai étaient représentés par Christelle Ngokaka, entrée comme technicienne de laboratoire en 2000 et responsable au moment de l’enquête ; et Stéphane Dutertre, entré au fournil comme boulanger d’essai en 2006, devenu responsable en 2015.
15Les fonctions commerciales étaient représentées par Florence Haudecœur-Cailleux, 21 ans de carrière au sein du groupe Soufflet, à Pantin puis à Corbeil, correspondant credit manager (en charge des recouvrements) en boulangerie artisanale au moment de l’enquête, et par Laurent Cozic, entré dans l’entreprise en 1992, directeur des ventes au niveau national chez Moulins Soufflet au moment de l’enquête. La vision stratégique était portée par Erick Roos, directeur industriel et logistique en 2010 puis directeur général de Moulins Soufflet de 2010 à 2022. Enfin, investi depuis plus d’un an dans l’étude du site et la recherche en archives, je me voyais confier le rôle d’interviewer-enquêteur.
- 24 Photographe au service Patrimoines et Inventaire, Direction de la Culture, Région Île-de-France.
- 25 Guide d’entretien conçu à partir des conseils et des exemples livrés par Céline Assegond, responsab (...)
16Deux modalités de collecte se sont imposées au cours de l’enquête. La première, informelle, adaptée à la collecte de petites informations concrètes et parcellisées, consistait à saisir sur le vif les explications fournies lors de la campagne de prises de vues conduite méthodiquement par Philippe Ayrault24 – architecture, machines, gestes du travail –, explications bientôt consignées et complétées lors de séances de légendage offertes par les témoins les mieux informés. La seconde, formalisée, aux ambitions plus larges, consistait dans la conduite des dix entretiens, selon un guide soumis à chaque témoin lors d’un entretien préparatoire à la séance filmée (Assegond 2019 : 88-99). Les quatre grands thèmes abordés – présentation du témoin, évolution du métier et histoire de la production des années 1950 au moulin 4.0, sociabilité et culture d’entreprise, « esprits des lieux » et patrimoine – étaient ainsi plus ou moins réinvestis en fonction de l’appétence et des compétences de chaque témoin25. Ce que les témoignages risquaient de perdre en spontanéité, ils le gagnaient en précision et en qualité visuelle.
17Ce premier contact permettait également de choisir les lieux de tournage les plus pertinents. Il fallait, on l’a dit, produire une image travaillée, éventuellement mobilisable dans divers contextes de valorisation. À l’heure où les archives orales sont mobilisées en tant que sources d’une histoire sonore et visuelle de la pratique des entretiens en sciences sociales (Descamps 2019 : 147-148), il est intéressant d’évoquer les partis-pris des opératrices de Cinéam, Nina Da Silva (première caméra) et Laurence Bazin (seconde caméra) lors des tournages effectués de novembre 2020 à mars 2021. La plupart des choix se sont imposés d’eux-mêmes : Erick Roos et Florence Heaudecœur-Cailleux dans les bureaux de la direction avec vue tamisée sur les installations, Laurent Cozic dans l’espace chaleureux de la boulangerie-pâtisserie David, à Brunoy, Stéphane Dutertre dans l’espace oranger de son fournil, Christelle Ngokaka dans l’ambiance immaculée de son laboratoire, Mimoun Nhari devant le stock des moteurs électriques au sein de l’atelier de maintenance.
18Mais quels espaces choisir dans le dédale des lieux de stockage et de production ? Tourner le témoignage de Pascal Haezebaut au rez-de-chaussée du silo N° 1 relevait d’un choix patrimonial et esthétique : il fallait montrer l’intérieur du célèbre silo de Paul Friesé, dont les trémies offraient un décor monumental. Les meuniers, assurément, ne pouvaient être filmés qu’au moulin. Mais chaque étage a son âme. Michel Daubas s’installait au milieu des appareils à cylindres, machines hautement symboliques, lointaines héritières des meules, dont le constat du bon fonctionnement suffisait à effacer une journée de fatigue, machines qu’il passa, malgré un accident, sa carrière à soigner. En cette soirée du 19 décembre 2020, le moulin est à l’arrêt, et voici que les points d’éclairage installés par les opératrices rehaussent le jaune des capots, bientôt nimbés d’ombres bleutées. Par un curieux hasard dont il fallait profiter, le meunier s’était vêtu comme pour faire corps avec ses machines : pantalon jaune, pull aux rayures brunes, jaunes et bleues, en parfait accord avec les Bülher MDDK, comme avec leur environnement magnifié par les opératrices.
Fig.4. Tournage de l’entretien de Philippe Gagu au 5e étage du moulin
« Il y avait cette envie de placer haut la parole de ce témoin privilégié (…). C’était un décor difficile à éclairer parce qu’on avait justement choisi de garder de la profondeur, une perspective sur la charpente derrière lui, ce qui nécessitait de nombreux points d’éclairage » (Laurence Bazin, Cinéam/Région Île-de-France/Moulins Soufflet, samedi 28 novembre 2020).
© Philippe Ayrault, Région Île-de-France, 2020
19Enfin, pour filmer Philippe Gagu (fig.4), Laurence Bazin faisait le choix symbolique du cinquième étage, la pointe du moulin :
- 26 Laurence Bazin, témoignage recueilli le 26 janvier 2024.
« Sans doute, il y avait cette envie de placer haut la parole de ce témoin privilégié, mais je crois que j’avais surtout été touchée, lors du premier repérage, par la présence chaleureuse du bois, que les éléments de charpente à cet étage rendaient prégnante, qui me semblait en accord avec la "force tranquille" du témoignage de Philippe Gagu, sa simplicité, sa douceur, et constituaient en même temps un cadre propice à ses propos qui aborderaient plus en profondeur l’histoire du moulin, l'apparence et les matériaux (cuir, bois) présents à l’époque de ses débuts. C’était un décor difficile à éclairer parce qu’on avait justement choisi de garder de la profondeur, une perspective sur la charpente derrière lui, ce qui nécessitait de nombreux points d’éclairage »26
- 27 Laboratoire fondé en 1978 au sein de l’Unité pédagogique d’architecture N° 6 (aujourd’hui ENSA de P (...)
- 28 Nicolas Pierrot et Caroline Potel, entretien avec Paul Smith, 23 novembre 2024, dans le cadre d’une (...)
20Quels furent les usages scientifiques de la matière ainsi accumulée ? La question, assurément, n’est pas neuve. Quelques jalons historiographiques montrent assez, depuis la mutation du système productif amorcée au cours des années 1970 et 1980, les bénéfices d’une mobilisation conjointe – de la part d’ethnologues, de sociologues, d’historiens ou de géographes – des observations de terrain, des sources écrites et des sources orales pour « retrouver l’histoire d’une usine […], rendre compte d’un univers » (Gérôme 1992 : 10). Pour approcher « les installations les plus récentes, chacun sait que la collecte de mémoire des acteurs est un préalable, parce qu’elle est périssable » (Woronoff 2006 : 405). Éphémère bien sûr lorsque l’usine disparaît dans la tourmente de la désindustrialisation, mais périssable aussi lorsqu’elle se transforme sous les coups de l’automatisation, de l’informatisation et de la tertiarisation : c'est à l'invitation du puissant comité d'établissement à majorité CFDT de l'Aérospatiale de Châtillon-sous-Bagneux (92), soucieux de fixer la mémoire des salariés à l'heure d’un profond renouvellement du personnel et des compétences, que le sociologue François Lautier, fondateur avec Thérèse Evette du laboratoire Espaces travail (UP6)27, mobilise en 1984 le jeune historien Paul Smith28 pour écrire l'histoire des métiers et des lieux à partir des archives disponibles et des témoignages des salariés (Debesse, Smith 1985).
- 29 BERGERON, Louis. Compte-rendu de l’ouvrage de Marina Gasnier, Patrimoine industriel et technique… L (...)
21En contrepoint, la jeune archéologie industrielle, offensivement pluridisciplinaire, ne fut jamais défavorable, dès sa diffusion en France aux premiers feux de la désindustrialisation, à la collecte de témoignages oraux. Certes, Maurice Daumas, tout à son souci d’enjoindre les chercheurs à rassembler les traces matérielles et archivistiques du passé industriel, néglige en 1980, dans la célèbre conclusion de son Archéologie industrielle en France, de recommander le recours aux sources orales. Mais parmi ceux « à qui il passa la main », le CILAC a su d’emblée les intégrer à ses études : c’est par le « récit de vie » de Monsieur Lechesne, meunier à Landelles aux environs de Chartres, que Geneviève Dufresne, géographe formée à l’enquête rurale par Armand Frémont, à l’Université de Caen, dans les années 1960, étudie les installations du Moulin du Prey, dans le cadre d’un inventaire des moteurs hydrauliques à usage industriel soutenu par la MIDIST et la Mission du Patrimoine ethnologique en 1981 (Dufresne 1985 : 121-146). Plus généralement, « les ethnologues ont été parmi les meilleurs alliés de la première heure, achevant de compléter un panorama et un contenu interdisciplinaires caractéristiques de la nouvelle discipline de l’archéologie industrielle » observe Louis Bergeron29.
22On ne dissimulera pas, toutefois, la rareté des équipes pluridisciplinaires mises en place au cours de cette période pionnière, et la fréquente juxtaposition des pratiques. La critique formulée, en particulier, à l’encontre du ministère de la Culture est bien connue : la division institutionnelle et professionnelle entre les missions en charge de l’Ethnologie et l’Inventaire général n’aurait pas encouragé la rencontre des compétences sur les mêmes terrains (Garçon 2009 : 204). De fait, dans les études de l’Inventaire, le matériel a toujours primé sur l’immatériel, et « le grand nombre » sur la monographie : « c'est dans l'étude du grand nombre que l'on espère trouver des résultats spécifiques [chronologies, typologies architecturales], faire des bilans nationaux et établir des comparaisons interrégionales » (Inventaire général 1983 : 165-168).
23Assurément, la masse des « coquilles vides », surtout lorsque leur ancienneté les met hors de portée de toute mémoire, éloigne souvent le chercheur en patrimoine de la collecte de témoignages. Pour autant, si les ethnologues, encouragés au cours des années 1980 par la mission du Patrimoine ethnologique du ministère de la Culture (on songe à l’appel à projets sur les « savoir-faire et techniques ») ont longtemps dominé le champ de l’étude du patrimoine technique (Bonhôte, Caliste, Pierrot 2020), les publications méthodologiques et régionales de l’Inventaire général sur le patrimoine industriel, à l’unisson des universitaires et des associations, démontrent à l’évidence l’existence d’une pratique commune et bien ancrée : nulle compréhension des chaînes opératoires, des machines, de leur fonctionnement, de leurs limites, de leurs dangers, sans mobilisation de leurs opérateurs s’ils peuvent être retrouvés (Manigand-Chaplain 1999 : 63 ; Favereaux, Poupart 2021 : 16 ; Flück 2017 : 80).
- 30 On songe, en Île-de-France, aux musées de société réunis au sein du réseau des « Neuf de Transilie (...)
24Reste que dépasser la collecte d’informations au jour le jour pour déployer une véritable ingénierie de l’enquête orale exige quelques moyens et souvent un portage politique. C’est sans doute la raison pour laquelle il faut attendre les protocoles de décentralisation culturelle, puis la décentralisation des services d’Inventaire général auprès des Régions en 2004, pour que fleurissent des « recueils de mémoire » associés aux inventaires du patrimoine (Moisdon-Pouvreau, Hamelin 2012), davantage portées jusqu’alors par des musées et des services municipaux ou départementaux30 En Île-de-France, le bureau du patrimoine (devenu service du patrimoine) du Département de la Seine-Saint-Denis, créé en 2001, déployait avec ses partenaires ou prestataires – mobilisant des compétences spécifiques en histoire, ethnologie ou sociologie – plusieurs campagnes d’entretiens auprès des salariés des Grands Moulins de Pantin, de Roussel-Uclaf à Romainville, d’Ideal Standard à Aulnay-sous-Bois, de Babcock et Wilcox à La Courneuve (Furio, Langlois 2009 ; Furio 2016 ; Furio 2017 : p. 18-27 ; Lorentz, Espinasse 2017).
25Dans le même temps, la Région Île-de-France définissait l’étude et la valorisation du patrimoine industriel comme axe fort de sa politique culturelle, conduisant le service de l’Inventaire et ses partenaires à multiplier les collectes de sources orales – filmées à Champagne-sur-Seine, enregistrées ailleurs – dans les usines de la vallée de la Seine, en Seine-et-Marne (Pierrot, Hubert 2017). Ainsi, depuis près de vingt ans, en fonction des opportunités et dans les limites des moyens mobilisables, nous attachons-nous à replacer l'humain au cœur du patrimoine. Selon trois modalités : la collecte d'informations techniques en immersion sur le terrain, la photographie de gestes et de portraits, l'organisation d'entretiens enregistrés ou filmés permettant d’esquisser et de valoriser l’histoire sociale à l’intérieur comme à l’extérieur de l’usine.
26On souhaiterait montrer comment, durant cinq années discontinues de recherche-action aux Grands Moulins de Corbeil, cette même matière a stimulé la recherche sur le patrimoine et irrigué ses diverses formes de valorisation.
27Objectif général : nommer, dater, qualifier, hiérarchiser l’architecture et la succession des installations, restituer les métiers, les relations de travail et la vie quotidienne à l’usine. Voici le projet fédérateur, susceptible de forger une relation prolongée entre le chercheur et les témoins, animés chacun par la même passion des espaces vécus et/ou des techniques de production.
28Le premier objectif opérationnel consistait à réaliser un ensemble de plans chrono-fonctionnels afin de comprendre l’évolution du site et de qualifier les bâtiments existants (Pierrot 2024). L’exercice relève certes – à l’image de la description savante de l’architecture – du métier d’historien. De fait, il aura fallu assembler ou confronter environ 400 documents figurés et autres descriptions, exhumés d’archives publiques ou privées, pour dresser neuf plans et silhouettes – le dixième lot étant dédié au « bilan patrimonial » – présentant l’historique de la construction de 1623 à 2020. Où l’on apprend :
-
que, de 1623 aux années 1760, sur le Grand Bras de l’Essonne, la reconstruction du « Moulin du Roy » fut suivie en 1667 par l’installation de la manufacture royale de Buffles, c’est-à-dire la plus grande tannerie du royaume destinée à la fourniture de l’armée française ;
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que cette dernière fut remplacée en 1774 par le Moulin des Hospices de Paris, alors que, dans le même temps, sur le Petit Bras de l’Essonne, était construit à partir de 1765, à l’initiative du meunier Simon-Pierre Malisset et avec le soutien de la monarchie, l’un des outils les plus modernes de son temps, associant l’application à grande échelle de « mouture économique » et la construction du « Grenier de la Réserve » – destiné à l’approvisionnement de la capitale en cas de cherté – déployant le nouveau procédé d’étuvage mis au point par l’académicien Duhamel du Montceau ;
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que des années 1830 à 1878, les deux sites bientôt réunis par les frères Darblay entrent dans l’ère industrielle, associant hydraulique, vapeur et liaison ferrée, et que, déployant l’innovation technique et commerciale du « système Darblay » (farines de qualité supérieure fabriquées « à l’anglaise », vendues aux boulangers parisiens via des contrats d’exclusivité), le site agrandi une première fois par l’ingénieur Jules Denfer atteint le rang de première minoterie de France ;
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- 31 Il s’agit aujourd’hui du plus ancien bâtiment conservé sur le site.
- 32 L’hypothèse déjà formulée par Maurice Daumas (Daumas 1980 : 226) nous semble confirmée par les obse (...)
que, de 1878 à 1892, l’usine connaît successivement un apogée – la construction en 1880 du très innovant moulin-magasin à structure métallique de Jules Denfer31 – et un drame – l’incendie du magasin de la Réserve ; que, de 1892 à 1893, l’architecte Paul Friesé construit sur les fondations du XVIIIe siècle32 un silo de stockage à cellules verticales – une première nationale – servi par sa célèbre tour des élévateurs surmontée d’un château d’eau, offrant ainsi un nouveau symbole aux Grands Moulins comme à la cité ; que, de 1905 à 1915, appelé à la rescousse par une société endettée, Lucien Baumann (frère d’Achille Baumann, président des Grands Moulins de Strasbourg), préside à la refonte du site et confie à son compatriote architecte Eugène Haug le dessin d’une minoterie à l’américaine – armée notamment de fire escapes – bientôt considérée comme la plus importante de « l’ancien continent » ;
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que, de 1915 à 1945, l’usine, portée par l’effort de guerre, augmente ses capacités énergétiques – centrale électrique avec parc à charbon – et de stockage – blés et farines – tout en magnifiant encore sa silhouette dans le respect de l’existant, grâce au travail de l’architecte Paul Marozeau, successeur de Paul Friesé à la tête de l’agence de la rue Pergolèse…
- 33 Si les archives municipales de Corbeil-Essonnes conservent une série continue de dossiers de permis (...)
- 34 Témoignages de Mimoun Nhari et Philippe Gagu, le 16 janvier 2021.
- 35 Témoignage de Jean-Claude Violle, par téléphone, les 29 janvier et 13 février 2021.
29Mais lorsque l’enquête aborde les « Trente Glorieuses », les témoins prennent avantageusement le relais, complétant avec facilité le plan lacunaire mité par le silence des sources33 L’impression de précision conférée jusqu’alors par les plans imprimés et les sources visuelles se trouve rapidement subjuguée par le crépitement de la parole détaillée : le bâtiment des toilettes, à gauche de l’entrée de l’actuelle maintenance, devient l’abri de l’unique moteur (1500 V) du moulin avant la refonte de 1950-1957, la « salle des pompes » indiquée sur un plan devient « la salle des pompes à incendie », l’ancien économat devient « l’espace de stockage des bobines de fils et scellés de sacs de 100 kg », « l’accès bandeau » devient le « local de la pompe de relevage des eaux d’infiltration dans le bandeau d’acheminement des blés des silos vers le moulin »34, les logements qui bordaient la rue de la République retrouvent les noms de leurs habitants, tous membres du personnel de l’usine35…
Fig.5. Vue cavalière du site des Grands Moulins de Corbeil au début des années 1950
Les Grands Moulins de Corbeil sont parvenus au maximum de leur extension territoriale en 1928 avec la construction de la fabrique de pâtes alimentaires (à droite). Au début des « Trente Glorieuses », la grande minoterie intensifie son activité (export, nouveau diagramme de 1200 t/24h avec 110 appareils à cylindres en 1957) dans son écrin d’avant-guerre, avant la construction de silos-outils au cours des années 1960 et 1970.
Collection particulière, © Région Île-de-France (reproduction), 2023
- 36 En particulier au premier, au deuxième et partiellement au troisième étage, 110 appareils à cylindr (...)
- 37 À la veille du rachat de l’usine par le groupe Soufflet en 1994.
- 38 20 appareils à cylindres Bühler MDDK pour le moulin de 600 t/24h (1989-1990), 22 appareils Bühler M (...)
- 39 Témoignage de Bernard Pesce, 27 mars 2021, 00:21:39.
30Plus encore, les témoignages fixent la césure entre les deux derniers plans chrono-fonctionnels, en se structurant autour de la dernière mutation majeure de l’usine. C’est au début des années 1990, en effet, que le « moulin de douze cent tonnes », saturé des machines à tous les étages36, monté de 1950 à 1957 pour faire face à l’essor des exportations, est remplacé dans le même bâtiment de 1905 par une installation composée de deux diagrammes adjacents, l’un de 600 t/24h monté en 1989-1990 – portant temporairement la capacité à 1800 t/24h à la veille de la chute des marchés à l’exportation – et de 750 t/24h achevé aux deux tiers en 199237 et terminé en 2000, l’ensemble ne mobilisant plus alors que 45 appareils à cylindres38 contre les 110 du « monstre »39 des années 1950 (fig.6).
Fig.6. Plan chrono-fonctionnel du site des Grands Moulins de Corbeil
Plan et légendes réalisés grâce à la confrontation des archives publiques et de la mémoire des témoins. Huitième plan d’une série de dix, retraçant l’évolution du bâti et des fonctions du site des Grands Moulins de Corbeil du XVIIe siècle à 2020.
© Région Île-de-France, Grand Paris Sud, 2021. Conception : Nicolas Pierrot ; cartographie : Julien Delannoy
31Au terme du parcours, l’un des principaux biais de l’enquête s’est révélé dans toute son évidence : notre inventaire pluriséculaire des innovations et des performances, élaboré pour défendre les valeurs patrimoniales du site (fig.7), a rapidement rencontré – et nourrit – le récit défendu par les techniciens comme par le manager, un récit sinon héroïque, à tout le moins source de fierté légitime pour les uns, et justification stratégique pour l’autre :
- 40 Témoignage de Mimoun Nhari, 16 janvier 2021, 01:06:50.
« Et puis, quand je vois (…) ce moulin, (…) je suis fier avec Philippe et mes collègues d’avoir monté la production à 1800 tonnes, parce que dans toute cette histoire, depuis 1200, il n’y a que nous [qui sommes] arrivés au sommet, et c’est important quand même, c’est important »40 ;
- 41 Témoignage d’Erick Roos, 19 novembre 2020, 00:45.00.
« Ce qui est intéressant dans notre projet, c’est de faire côtoyer le XIe siècle et le XXIe siècle, les premiers moulins sur les bras de l’Essonne et [le moulin d’] aujourd’hui ; [c’est cette] continuité sur 1000 ans d’une activité, (…) avec toutes les évolutions et tout le savoir-faire de ce que l’homme peut faire pour (…) fournir un produit qui matérialise quand même quelque chose qui est extrêmement traditionnel et culturel chez nous : je pense au pain »41
Fig.7. Bilan patrimonial en 2020, présenté sous forme de silhouette
Synthèse du travail de datation de l’existant, grâce à la confrontation des archives et de la mémoire des témoins (après 1950).
© Région Île-de-France, Grand Paris Sud, 2021. Conception : Nicolas Pierrot ; cartographie : Julien Delannoy
32Cette approche utilitariste – au service de la cause patrimoniale – n’épuise pas toutefois l’ensemble des ressources offertes en abondance par les témoignages. Les quelques pistes de lecture qui suivent, limitées pour l’essentiel à l’univers de la fabrication, n’ont pour but que d’inviter à l’exploitation approfondie de la source, en histoire des techniques comme en histoire sociale de l’entreprise notamment, ainsi qu’à la poursuite de son enrichissement.
- 42 Il s’agit du troisième et avant-dernier diagramme installé dans l’enveloppe architecturale d’Eugène (...)
33Revenons au « moulin de douze cents tonnes » monté de 1950 à 195742, à l’heure de la croissance d’après-guerre, et supprimé lors de la « transformation » des années 1990. Afin de combler le silence des sources écrites et visuelles, les témoins se sont fait un devoir de construire par le discours quelques images efficaces. Le voile se déchire alors partiellement sur un outil parvenu au terme de son perfectionnement, à la veille de son dépassement.
34Grandeur et beauté, c’est l’impression dominante qui s’exprime dans des souvenirs jalonnés d’émotions sensorielles :
- 43 Témoignage de Bernard Pesce, 27 mars 2021, 00:21:39.
- 44 Ibidem, 00:24:40.
« Pour faire 7000 quintaux en 24 heures, il y avait beaucoup plus d’outils, beaucoup plus de moyens, enfin je veux dire de machines, qu’il y en a maintenant ! (…) C’était un monstre l’usine ! »43 ; « Très bruyant. (…) Les décibels étaient énormes ! (…) Dans les autres étages ça allait encore à peu près, mais aux cylindres c’était infernal »44 ;
- 45 Témoignage de Mimoun Nhari, 16 janvier 2021, 00:10:45.
« C’était quelque chose de grand, avant il y avait presque 600 personnes qui travaillaient ici, c’était une ville dans la ville. (…) J’étais impressionné par les machines comme les plansichters (…), j’étais impressionné aussi par les gros moteurs qui tournaient, les transmissions dans le moulin »45 ;
- 46 Témoignage de Philippe Gagu, 28 novembre 2020, 00:24:18 et suivantes.
- 47 Ibidem, 00:04:48 et suivantes.
« Le moulin fait 60 mètres, et bien je peux vous dire qu’il y avait des machines partout et à tous les étages »46 ; « … On a vu les cylindres, et alors là, c’était quand même quelque chose… [Ils] étaient de couleur rouge, (…) grenat, vous en aviez six lignes, vous en aviez 110 au total, alors là, mais c’était nickel ! (…) Non seulement c’était un moulin, mais (…) il y avait un côté esthétique qui prévalait, dans l’alignement (…) : il fallait que ce soit beau. (…) Il fallait faire de la bonne farine, mais il fallait que le moulin soit beau »47
Fig.8. Vue cavalière des cylindres du « moulin de douze cents tonnes », supprimé lors de la transformation des années 1990
Le « moulin de douze cents tonnes », monté de 1950 à 1957, comprenait 110 appareils à cylindres FR Socam neufs et Bülher DDKB reconditionnés, mis en mouvement par trois moteurs centraux (Citroën) via poulies et courroies (témoignage).
Brochure du Groupe Pantin, 1981. Collection particulière. © Région Île-de-France (reproduction), 2023.
35La beauté de l’usine repose sur ses règles d’organisation et sur le savoir-faire de ses corps de métiers :
- 48 Ibid., 00:22:03.
- 49 Ibid., 00:04:48 et suivantes.
- 50 Ibid., 00:23:27.
- 51 Ibid., 00:04:48 et suivantes.
« À l’époque, toutes les machines principales étaient fabriquées sur le site de Corbeil, les conduits en bois, les élévateurs, les vis… »48 ; « Ce n’était pas quatre planches avec des clous (…), c’était très bien fini (…), c’était verni (…), la destination était faite au pochoir (…), c’était nickel »49 ; « Quand ils ont refait le moulin en 1950, le chef menuisier est allé choisir ses billes de pins au Paraná (…) parce que le pin du Paraná [a la] particularité [de ne pas avoir] de contrefil (…) et surtout pas de nœuds, (…), un bois assez blanc, très joli, avec des veines (…) »50 ; « Le parquet était vitrifié, (…) et quand les mécaniciens arrivaient avec leurs brouettes, (…) quelqu’un (…) mettait des sacs devant la brouette pour que la roue de la brouette ne marque pas le plancher. (…) Alors c’est vrai, (…) c’était beau, franchement c’était beau ! »51
- 52 Témoignage de Bernard Pesce, 27 mars 2021, 00:16:00.
36Au premier rang des spectacles figurait, omniprésent, celui de la centralisation de la force motrice associée à l’usage de transmissions par poulies et courroies : « il n’y avait pas beaucoup de moteurs individuels à l’époque »52 Alors que la centralisation de la force motrice, dominante depuis l’origine de l’industrialisation, est battue en brèche dès le troisième tiers du XIXe siècle dans les industries exigeant une importante individualisation des tâches, et plus encore avec l’électrification des ateliers à partir du début du XXe siècle (Benoit 2015 : 45-62), elle est longtemps restée pertinente dans certaines branches, comme le souligne l’historien Serge Benoit, en raison de son adaptation « à une production continue, coordonnée et régulière parce qu’homogène dans son contenu ; c’est pourquoi elle continua bien plus longtemps à prévaloir dans d’autres activités telles que la filature et la minoterie » (Benoit 2020 : 251). Aux Grands Moulins de Corbeil, elle régna jusqu’en 1989, au grand étonnement des nouveaux arrivants, ici de Philippe Gagu en 1980 :
- 53 Témoignage de Philippe Gagu, 28 novembre 2020, 00:08:47 et suivantes.
« Comme les courroies étaient en cuir, [en] période [de] froid, (…) il fallait que (…) l’atmosphère se réchauffe pour que les courroies commencent un peu à rétrécir, [sinon] elles sautaient ! (…) Quand il faisait trop sec, il fallait fermer les fenêtres pour augmenter l’humidité à l’intérieur du moulin pour ne pas que les cordes patinent ! Des choses complètement… quand je vous dis, surannées, oui, parce que c’était quand même en 1980 »53
37L’ancienneté du procédé, sa monumentalité, la démesure des moteurs et des organes de transmission dont ne subsistent plus, sur la face interne du pignon sud, qu’un ample anneau de graisse déposé par la grande poulie en mouvement, ont marqué les esprits :
- 54 Témoignage de Bernard Pesce, 27 mars 2021, 01:21:38.
« Le moteur de 2000 qui remontait dans les étages, avec des câbles, il y avait 16 ou 18 câbles qui remontaient, je sais pas combien (…) c’étaient des trucs immenses ! (…) Celui de 2000 était plus grand que moi… »54 ;
- 55 Témoignage de Mimoun Nhari, 16 janvier 2021, 00:26:22.
« J’ai été surpris, c’étaient des Citroën. (…) Ça faisait 1500 KW [pour les trois moteurs]. (…) On avait deux transfos de 2000 KW chacun, pour alimenter le moulin, 2000 et 2000, ça fait 4000 KW quand même »55 ;
- 56 Témoignage de Philippe Gagu, 28 novembre 2020, 00:07:32 et suivantes.
« À l’époque, il y avait cinq moteurs pour démarrer le moulin. Il y avait trois moteurs pour faire fonctionner les 6 lignes de cylindres [reliées à] de grandes transmissions qui faisaient plus de 50 m de long. Et vous aviez un moteur pour [les] brosses (un petit moteur) et [enfin] l’autre moteur qui faisait marcher tout l’ensemble. Il y avait des poulies avec des renvois, des courroies (…). Il y avait surtout, en sortie de ce moteur, (…) une poulie qui était énorme, qui faisait peut-être 1,50 mètre de haut, (…) et peut-être 2 mètres de large, [avec] des gorges [empruntées par] des courroies (…) : c’étaient des cordes, comme [celles d’] un bateau de pleine mer [qui] entraînaient toutes le machines dans les étages (…) »56
- 57 Ibidem, 00:08:47 et suivantes.
38Opération délicate et déterminante, le démarrage du moulin, « tous les lundi matin à 05 :00 »57, relevait du rituel solennel :
- 58 Témoignage de Mimoun Nhari, 16 janvier 2021, 00:13:27.
« Quand je suis arrivé [en 1984], d’abord, on m’a enseigné à être à l’heure au démarrage du moulin, c’était très important. (…) Il faut être présent au moment de la mise en route, parce que c’est une machine très complexe. Il faut que les électriciens, les mécanos, les chaudronniers, les menuisiers, les bourreliers [en charge de l’entretien des courroies de cuir], il faut qu’ils soient présents. (…) On était là au garde à vous (…) »58
- 59 Témoignage de Pascal Haezebaut, 18 novembre 2020, 00:33:20.
39Cette mobilisation, en effet, était nécessaire durant la phase d’ajustement fébrile qui suivait le démarrage, moment raconté à la manière d’une épopée caractéristique d’une période révolue – antérieure à l’automatisation. Il fallait « embrayer les cylindres (…) à la main »59, et surtout remettre les courroies :
- 60 Témoignage de Philippe Gagu, 28 novembre 2020, 00:08:47 et suivantes.
« Pendant deux heures, (…) vous pouviez remettre quarante, cinquante courroies ! »60 ;
- 61 Témoignage de Mimoun Nhari, 16 janvier 2021, 00:24:22.
« Nos cylindres n’étaient pas individualisés donc quand il y a[vait] une courroie qui saut[ait], tous les autres continu[aient] à fonctionner, donc ça fai[sait] quand même un bazar pas possible »61
40D’où les risques encourus par les salariés, inhérents au « schéma centraliste » :
- 62 Témoignage de Michel Daubas, 19 décembre 2020, 00:28:59.
« Il n’y avait pas beaucoup de meuniers qui avaient tous leurs doigts, parce qu’on avait des courroies. On remettait les courroies avec un gros gant en cuir, (…) on les faisait sauter sur la poulie, on les enlevait en marche, on prenait un bout de ferraille et on les faisait tomber pour arrêter les machines (…). Donc il y avait beaucoup de problèmes de doigts chez les meuniers. Et le reste c’est tout ce qui peut arriver un peu partout »62 ;
- 63 Témoignage de Mimoun Nhari, 16 janvier 2021, 00:15:05 et suivantes.
« Je peux vous dire que je [m’en suis faites] quelques entorses aux chevilles, en courant dans les escaliers pour essayer d’aller aider les copains. C’était un sacré démarrage, contrairement à aujourd’hui. Voilà c’était ce qui m’a frappée le plus »63
- 64 Témoignages de Bernard Pesce, 27 mars 2021, 00:35:58 ; et de Philippe Gagu, 28 novembre 2020, 00:16 (...)
41Ainsi, avec le remplacement du « moulin de douze cent tonnes » à partir de 1989 et le rachat du groupe Pantin par le groupe Soufflet en 1994, c’est tout un monde qui progressivement s’évanouit : non seulement le monstre superbe, ses moteurs centraux, ses transmissions, ses étages saturés de machines grenat ; mais encore les bâtiments de la direction – détruits en 2003 – dont les tableaux du XIXe et du XXe siècles aujourd’hui disparus accueillaient les visiteurs entrés par le jardin ; et enfin le fameux « Cercle » ouvert aux cadres et à la maîtrise, symbole de l’ordre hiérarchique, où le bar et les fauteuils club voyaient passer après 17h00 les « barons de Corbeil » – responsables de fabrication, du magasin à farines, des services techniques et de la fabrique de pâtes alimentaires – et où, chaque mois, les employés de l’usine venaient chercher leur kilo de farine offert par l’entreprise64
42Lorsque tout est en place, l’effroi du trop-plein succède à celui de la disparition. Devant l’espace saturé de machines destinées à la vente ou au ferraillage, la course habituelle commence pour tenter de comprendre l’essentiel. Dans cette urgence relative, la parole des témoins est déterminante pour expliquer la chaîne opératoire et hiérarchiser les objets techniques, en vue de leur éventuelle patrimonialisation. La restructuration du moulin ayant commencé en 1989, il s’agit cette fois-ci d’une mémoire très vive : les témoins parlent de l’usine qu’ils ont contribuée à installer eux-mêmes ou à faire fonctionner, une usine qu’ils connaissent dans le moindre détail, dans laquelle ils ont passé leur vie. Leur discours, factuel et sensible, se déploie alors largement, touchant successivement aux conditions de la transformation, à l’évolution technique et à ses conséquences sociales.
- 65 Marion Gaillard, « Les réformes de la PAC », 11 novembre 2018, en ligne sur vie.publique.fr.
43Pourquoi restructurer l’usine à partir de 1989 ? On note que les Grands Moulins de Corbeil n’ont pas été frappés durement par la désindustrialisation des années 1970-1980, à la différence des autres usines de Corbeil-Essonnes. La grande meunerie française doit alors son maintien à l’essor de l’exportation vers les pays du Sud, stimulées par les subventions européennes dans le cadre de la Politique agricole commune65 Conjointement, l’entreprise exige des gains de rentabilité passant par un effort de productivité et des réductions de personnel, dont les motivations précises – coût de l’énergie, concurrence, opérations financières du groupe Pantin – restent à étudier. L’usure du « moulin de douze cents tonnes » finit par décider d’un projet de refonte :
- 66 Témoignage de Philippe Gagu, 28 novembre 2020, 00:24:18.
« Le moulin s’usait, (…) tous les trente ans, un moulin, il faut le refaire. Et donc il a été décidé de rénover le moulin de Corbeil, parce que (…) les derniers investissements au niveau du moulin dataient de la transformation de 1957, [or] à l’époque, le marché de l’export était très important. (…) Il a été décidé à l’époque – c’était la famille Hegel qui était le propriétaire de Pantin-Corbeil – de construire une unité de 600 tonnes supplémentaire »66
Fig.9. Au quatrième étage, les plansichters du moulin de 750 t/24h
Seconde tranche de la « transformation », le moulin de 1200 t/24h projeté en 1990 a été ramené à 750 t/24h en 2000, en raison de la chute des exportations (témoignage). Les plansichters Bühler datent de 1990 (plaque signalétique).
© Philippe Ayrault, Région Île-de-France, 2019
- 67 En diminution à partir des années 1980 jusqu’à la fermeture de cette usine en 1996.
44C’est à ce moment que les Grands Moulins de Corbeil atteignent une capacité d’écrasement, devenue mythique, de 1800 t/24h, un record dans l’histoire de la meunerie française, partagé avec les Grands Moulins de Paris67 :
- 68 Témoignage de Philippe Gagu, 28 novembre 2020, 00:24:18.
« (…) La première chose qu’il a fallu faire [en 1989-1990] c’est de gagner 25 % de ce volume tout en gardant toujours la capacité du moulin existant, (…) pour pouvoir monter le nouveau moulin de 600 tonnes. [Car] à l’époque, il y avait vraiment ce besoin de farine, puisqu’on a commencé à faire de l’exportation en wagon, et dans les années 1991-1992, on est arrivé au maximum de la capacité du moulin [qui] pouvait écraser 50.000 tonnes de blés mensuellement. (…) Un train de 1200 tonnes de farine était expédié par jour. Principalement vers le port de Rouen où des bateaux de haute mer chargeaient la farine pour aller livrer [dans] des pays africains, il y a eu [aussi] la Syrie, la Libye… »68 ;
- 69 Témoignage de Jean-Claude Violle, 30 avril 2020, par téléphone.
45Mais également « l’Égypte, le Yémen, le Congo, l’Irak, la Mauritanie, le Sénégal, le Tchad, le Bénin, la Sierra Leone ; le Maghreb, en revanche, était équipé de moulins »69
- 70 Suite aux accords commerciaux internationaux du GATT en 1987 et 1994. La principale mesure a consis (...)
46Une performance éphémère : les réformes de la PAC en 1992 et 199970, et surtout l’équipement croissant des pays du Sud entrainaient bientôt la diminution rapide du « grand export », entérinée par le groupe Soufflet – acquéreur du groupe Pantin en 1994 – qui choisit de réorienter la production du site vers la boulangerie artisanale :
- 71 Témoignage de Philippe Gagu, 28 novembre 2020, 00:32:16.
« [Jusqu’en] 1994-1996, (…) l’exportation était très importante et, à partir de 1997-1998, il y a un changement, une diminution des volumes exports. (…) À l’époque il y avait encore un moulin de 600 tonnes et un moulin de 1200 tonnes (…) Il a été décidé de terminer [la refonte du moulin de 1200 tonnes commencée en 1992] mais en ramenant sa capacité de 1200 à 750 tonnes. C’était vraiment la conséquence de la diminution du marché de l’exportation, (…) ce qui a fait aussi que Pantin a fermé. (…) Auparavant, Corbeil ne faisait plus de boulangerie artisanale, c’était plutôt à Pantin, plus proche de Paris (…) et quand Pantin a fermé en 2002, la boulangerie artisanale a été ramenée sur Corbeil, avec la construction de l’entrepôt »71
- 72 « Monsieur Gagu, c’est quelqu’un qui connaît entièrement toute l’usine. Comme on disait entre nous (...)
47Voici donc le moulin achevé en 2000, tel qu’il se présente à la recherche en 2018, équipé de deux unités de 600 et 750 t/24h. Les photographies d’inventaire offrent alors des supports essentiels à la mémoire de ceux qui ont installé l’usine, en particulier celle de Philippe Gagu72 qui, à force de « creuser » les images, parvient à retrouver, dans la profusion du contemporain, les traces de l’ancien, proposant par exemple de dater les trémies métalliques rivetées de l’avant-nettoyage des origines de la construction, au début du XXe siècle. Cependant, si l’équipement a été complètement renouvelé, le principe de base est resté le même, hérité de la révolution de la « mouture hongroise » des années 1860-1870 associant écrasement sur cylindres et tamisage à plat sur plansichters :
- 73 Témoignage de Michel Daubas, 19 décembre 2020, 01:01.07.
« On a cinq broyeurs – du premier broyeur qui reçoit du blé entier jusqu’au dernier qui va nous faire le son – pour pouvoir gratter au maximum l’enveloppe. [Ensuite ce sont] les claqueurs, qui reçoivent les semoules – on va avoir cinq claqueurs – et [enfin] les [six] convertisseurs qui reçoivent des finaux – ce sont les très fines semoules, les particules qui sont compris entre 160 et 250 microns. Sachant que tout est un enchaînement, ce qui est dans le broyeur va se couper en 4 ou 5, ça va aller sur 4 ou 5 appareils… Donc l’important, quand on fait un tour dans les étages, c’est de voir tous nos produits, en fonction de là où ils vont, s’ils ont la bonne granulométrie, s’ils ont la bonne couleur. Et si on voit que ce n’est pas bon, c’est parce qu’un appareil n’a pas bien travaillé. (…) [Sur] 100 % du grain qui rentre, sur le dernier convertisseur, vous avez 3 ou 4 % du produit qui arrive »73
48Le changement principal réside, d’une part, dans une forme de miniaturisation…
- 74 Témoignage de Bernard Pesce, 27 mars 2021, 00:20:10.
« Maintenant c’est tellement moderne qu’un machin comme ça (geste) il vous fait 6000 quintaux. (…) On s’est aperçu que finalement, en réduisant toutes ces machines-là, on pouvait travailler aussi bien, même mieux. (…) Il y avait 440 mètres linéaires de cylindres, il n’y en avait plus que 220 ! »74 ;
- 75 Témoignage de Philippe Gagu, 28 novembre 2020, 01:02:04.
« Pendant des dizaines d’années, [on] voulait faire plus de farine avec le minimum de machines. Ça a très bien fonctionné pour l’exportation parce que les niveaux qualitatifs n’étaient pas les mêmes que ce qu’on attend aujourd’hui pour la boulangerie. Quand j’ai commencé il y a 40 ans, il y avait peut-être 10 variétés, 10 qualités de farines différentes (…) aujourd’hui, entre les mélanges et les procès, on en est à peu près à une quarantaine »75
49… et d’autre part, dans l’informatisation et l’automatisation, mutation de fond dans l’industrie contemporaine :
- 76 Témoignage de Mimoun Nhari, 16 janvier 2021, 00:38:50.
« C’est presque là qu’est née l’informatique. (…) La révolution, c’est d’abord de voir arriver des automates, de comprendre leur langage, de voir arriver les PC. (…) Pour le meunier, ça a apporté des avantages considérables. (…) Avant, quand on voulait lancer une mission, ça se faisait à l’œil. Aujourd’hui, le gars programme sa qualité de blé, sa quantité, le taux d’humidité etc. (…) il n’a pas à se déplacer dans tous les étages, [il sait où] sa farine est stockée, il l’envoie vers un silo. (…) Ça change aussi au niveau de la sécurité, étant donné qu’il y a un verrouillage, le graph 7, qui surveille l’installation (…) »76 ;
- 77 Témoignage de Mimoun Nhari, 16 janvier 2021, 00:41:48.
« Je tire mon chapeau à Spie Trindel, [parce qu’ils nous ont fourni] un matériel qui dure dans le temps (…), on a des PC qui tournent depuis 1989… »77
Fig.10. Poste informatique de la passerelle de commande
L’informatisation du moulin, contemporaine de la mise en place des deux diagrammes de 600 et 750 t/24h, a débuté en 1989. Elle est due à l’entreprise Spie Trindel (témoignage).
© Philippe Ayrault, Région Île-de-France, 2019
- 78 Témoignage de Bernard Pesce, 27 mars 2021, 01:10:54.
- 79 Témoignage de Jean-Claude Violle, 30 avril 2020, par téléphone.
50La disparition corollaire de nombreux métiers – menuisiers car « tout est en ferraille »78, bourrelier, monteurs de conduits en bois, surveillants, chaudronniers qui réparaient les « citernes » des camions, opératrices qui recousaient les sacs… – entraîne des reclassements et la chute des effectifs de 380 personnes en 1978 à 67 en 200279, en grande partie grâce à des départs en retraite :
- 80 Témoignage de Bernard Pesce, 27 mars 2021, 01:08:48.
« C’est comme ça que le personnel diminuait, parce que [le moulin] pouvait se permettre de tourner, c’était automatisé ! (…) J’ai dit « Attention quand vous vous arrêtez, parce que sinon le gars il vous fout dehors l’hiver d’après ! » (…) C’était automatisé à droite, gauche, ils avaient plus besoin tellement de personnel, ils jugeaient qu’on était de trop et puis c’est tout ! »80
51On devine à ce stade combien la grille d’entretien a contraint les témoins à historiciser leur parole. L’objectif de description, de datation et de contextualisation se double toutefois d’un besoin de caractériser le patrimoine identifié, à l’heure de sa transformation ou de sa disparition. Dans cette recherche, le récit le plus puissant a porté sur la relation entre le monument-machine et les hommes en charge de sa bonne marche. Au fil des témoignages, le moulin devient un organisme vivant qu’il s’agit de maintenir en vie, de soigner de l’intérieur :
- 81 Témoignage de Michel Daubas, 19 décembre 2020, 00:43.20.
« Il ne faut pas que ça s’arrête un moulin. On a toujours été habitué comme ça, moi ça me fait drôle de voir l’usine arrêtée, un moulin ça doit pas s’arrêter, ça doit tourner »81 ;
- 82 Témoignage de Mimoun Nhari, 16 janvier 2021, 00:23:19.
« C’est-à-dire la machine, pour moi… c’est comme un ami qu’il faut accompagner, et qu’il faut maintenir en mouvement tout le temps. Sachant que j’ai été embauché dans la maintenance, il y a le mot maintien… Le meunier demande que ça marche, nous on était là pour assurer ce service-là »82
52Et voici le chef meunier Michel Daubas témoignant de son existence au cœur du gigantesque organisme, maîtrisant l’histoire et la technicité de chaque « élément » de la chaine opératoire, et mobilisant ses cinq sens afin de garantir la survie de « l’individu » moulin (Simondon 2012 : 87-102) :
- 83 Témoignage de Michel Daubas, 19 décembre 2020, 00:08:18.
« [Il faut mobiliser] l’ensemble, les cinq sens. Quand on va faire un tour dans le moulin, on va sentir, savoir s’il n’y a pas quelque chose qui chauffe, un roulement (…) ou quelque chose qui peut nous créer un incendie, ça brûle très facilement les moulins… On va regarder, pour voir s’il y a pas quelque chose qui casse. On va écouter, on va toucher. Le travail du meunier, c’est dans le produit. On va regarder dans les tuyaux, on va regarder le produit, s’il est comme on veut, ça va nous permettre de voir s’il y a pas un tamis de percé dans les caisses de plansichters [ce qui veut dire qu’]on n’envoie pas le produit au bon endroit. Ça va nous permettre de voir si on a bien préparé nos blés, s’ils ne sont pas trop mouillés, pas assez mouillés, on va le voir dans les particules de son, dans ces produits-là oui, on va ressentir ça »83 ;
- 84 Témoignage de Mimoun Nhari, 16 janvier 2021, 00:21:20.
« Ce qui est un peu logique dans tout ce que dit M. Daubas, c’est que bon, la machine c’est vivant, une machine c’est vivant, ça tourne, ça use et puis quand ça use il faut lui apporter des soins. Notre rôle à nous il est là »84
53En retour, chacun peut être victime de la casse. L’accident reste un événement exceptionnel, mais spectaculaire et retentissant : lorsque l’enquêteur aborde la question décisive des risques du travail en milieu industriel, le récit peut se charger d’une émotion soudaine, portée par l’évocation de la fragilité des corps face aux assauts du métal. Une émotion renforcée, légitimée lorsque de ces assauts le témoin porte encore les stigmates :
- 85 Témoignage de Michel Daubas, 19 décembre 2020, 00:24:34.
« [En septembre 2001], les deux cylindres sont restés en contact, pendant midi, certainement longtemps, et ça a chauffé. (…) Le chef d’équipe est venu me chercher en me disant qu’il n’arrivait pas à résoudre [le problème]. La seule chose dont je me rappelle, j’ai ouvert la porte, c’est tout. (…) Ça a fait des gros problèmes à l’usine, (…) il y a eu des enquêtes, des arrêts d’usine prolongés je ne sais plus combien de semaines (…). Je voulais retravailler, [mais] j’ai mis peut-être un ou deux mois [avant de] revenir à cet étage-là »85
54Après l’accident, le moulin est amélioré, perfectionné dans les marges, par souci de sécurité comme de rentabilité :
- 86 Témoignage de Michel Daubas, 19 décembre 2020, 00:26:28.
- 87 Témoignage de Michel Daubas, 19 décembre 2020, 00:27:53.
« C’est là d’où sont venues toutes les sondes de températures (…). Au début, on venait avec un thermomètre prendre la température sur des cylindres (…) et si ça dépassait une certaine température l’usine s’arrêtait »86 « On a mis des procédures en place (…), la température et aussi le contrôle des rouleaux de cylindre quand ils sont à l’arrêt, [pour] voir s’ils ne sont pas fissurés, (…), pour les changer préventivement »87
Fig.11. Intervention technique sur un cylindre
Au premier étage du moulin, un appareil à cylindre en cours de réparation.
© Philippe Ayrault, Région Île-de-France, 2020
55L’attachement aux lieux et aux hommes s’exprime bien sûr, avec évidence, et malgré une certaine liberté critique contenue par le contexte, dans les propos de ceux qui ont passé leur carrière à l’usine :
- 88 Témoignage de Michel Daubas, 19 décembre 2020, 01:08.46.
« Le moulin me manque, ça c’est sûr. (…) Les machines, le bruit des machines… Moi je peux vous passer des heures à être dans les cylindres. Quand le travail est prenant, (…) en tant que chef meunier, c’est pas facile (…) c’est assez épuisant. [Alors] vous allez faire un tour dans le moulin, c’est bon, c’est reparti… »88
56Se mue-t-il, à l’heure de la transformation, en conscience patrimoniale ? Les témoignages varient, combinant la réputation du lieu au sein de la profession, les récits véhiculés au sein de l’entreprise et les observations personnelles, techniques ou esthétiques :
- 89 Témoignage de Michel Daubas, 19 décembre 2020, 00:54.29.
« Corbeil, c’est un moulin avec une histoire que tout le monde connaissait (…) Quand on était à l’école de meunerie en 1978-1979, on rêvait de travailler dans des grands moulins comme ça. C’était le summum »89 ;
- 90 Témoignage de Michel Daubas, 19 décembre 2020, 00:55.56.
« Le samedi soir, je montais de l’autre côté sur l’autre rive, avec mon chien, et je regardais l’usine. Et c’est magnifique ! (…) J’ai trois photos, j’ai le moulin de Sens où j’ai travaillé, le premier, le moulin de Pantin et le moulin de Corbeil, ils sont tous les trois alignés »90 ;
- 91 Témoignage de Philippe Gagu, 28 novembre 2020, 01:17:04.
« Le silo à blé, ça fait 120 ans ou 125 ans qu’il est là (…) je crois qu’on a dû passer quelque chose comme trente millions de tonnes dans ce silo depuis qu’il est construit, donc presque une récolte française ! (…) C’est l’un des premiers silos qu’on a construit [pour] du blé en vrac en France, et il continue, c’est ça surtout qui est formidable »91
57Le tout mâtiné – comme très souvent dans le monde industriel – d’une certaine préférence pour le présent et l’avenir :
- 92 Témoignage de Mimoun Nhari, 16 janvier 2021, 01:05:23.
« Quand je suis arrivé ici, [j’étais] beaucoup plus préoccupé par l’installation, par le progrès, vous voyez, rarement on regarde dans le rétroviseur (…). Quelques années plus tard, j’ai commencé à m’intéresser aux murs et à l’architecture (…) surtout quand j’ai lu que le moulin tournait depuis 1200… »92
58D’où le sentiment, au terme du parcours, que la conscience patrimoniale n’est pas ici le fruit d’un travail de deuil, mais d’un attachement stimulé par la survie du site sous une autre forme, par la perspective de la pérennisation de l’industrie meunière à Corbeil. Malgré la cession d’une partie du site, se souvenir et rendre hommage apparaît sans doute moins douloureux lorsque l’aventure se poursuit, grâce à la construction d’un outil moderne et à la préservation d’une partie des emplois.
59On assume ici de recourir à une notion qui, pour être devenue classique, n’en a pas moins conservé sa plasticité et son efficacité dans le champ patrimonial. Les diverses formes de valorisation de l’étude – film projeté lors des JEP 2022 puis diffusé en ligne, bonus de l’application numérique, dossiers d’inventaire – ont systématiquement sollicité la parole des témoins pour convoquer cet « esprit des lieux ». Or, au moment de conclure, toutes les observations convergent : cette polyphonie de témoignages rejoint celle des photographies tour à tour documentaires et plasticiennes réalisées par Philippe Ayrault au seuil des transformations93 On retrouve ainsi dans ses images :
« Une constante dualité des sentiments, des images ou des sons traversés : bois contre acier ; héritage historique et architectural contre machines modernes et bruyantes ; ambiances feutrées des combles contre éclairage au néon, presque disloquées par les vibrations ; réminiscence d’images héritées de la meunerie contre réalité d’une production moderne qui se projette vers l’avenir ; héritage d’une fonction sacrée, nourricière, contre réalité bruyante de la haute technicité contemporaine.
- 94 Philippe Ayrault, 23 janvier 2024.
On entre dans cette usine comme dans un temple. On découvre les arcanes d’un récit. Des corps circulent en costumes de sécurité sacerdotal, images volatiles et fuyantes, ombres fugaces dans un monument. Le plein de machines et le vide d’humains. Le vagabondage ou l’errance favorisés par ces absences. Les strates architecturales rassemblant en un seul lieu plusieurs siècles d’histoire, liées entre elles par des procès éventrant le palimpseste. Si bien que le circuit du grain traverse lui aussi le temps, du silo moderne au moulin centenaire, pour revenir aux bouches des semi-remorques »94
Fig.12. Triptyque : regard photographique sur les Grands Moulins de Corbeil par Philippe Ayrault
Première image d’une série de 22 triptyques évoquant la variété et la poésie des formes perçues en immersion au cœur des Grands Moulins de Corbeil.
© Philippe Ayrault, Région Île-de-France, 2020-2023
60Cette mémoire, objectivée ou sublimée, désormais archivée, cette métamorphose du monument en documents et en œuvres, a désormais pour vocation à nourrir les projets culturels des acteurs d’un territoire engagé dans une mutation urbaine et industrielle majeure.