1Né en 1941, Georges Vigarello est Agrégé de Philosophie, Docteur es lettres. Son parcours l’a amené à exercer à l’Université de Paris-V ainsi qu’à l’École des Hautes études en Sciences Sociales. Ses travaux portent sur le corps, le sport, les pratiques de santé.
- 1 Propos recueillis le 18 juillet 2022.
En guise d’ouverture de cet entretien, pourriez-vous donner quelques précisions quant à l’origine de votre intérêt pour les questions liées au corps et à sa transformation ?1
Georges Vigarello : Sans vouloir faire de longs développements autobiographiques, j’ai beaucoup pratiqué le sport quand j’étais jeune et en particulier adolescent. Je l’ai pratiqué de façon classique, compétitive, et je me suis orienté vers ce qu’on appelait à l’époque le professorat d’éducation physique. Je suis entré à l’École normale supérieure d’éducation physique (ENSEP) qui était installée dans le bois de Vincennes. J’y ai compris l’importance des pratiques. Leur observation et leur analyse appellent à un recentrement sur tout un ensemble de dispositifs physiques et à travailler sur la prise de conscience de ce qu’elles impliquent.
Il y avait là quelques enseignants qui avaient une exigence théorique assez élaborée, dont Michel Bernard, auteur d’un ouvrage qui s’intitulait d’ailleurs Le corps. Il m’a profondément influencé et c’est à partir de là que j’ai décidé de passer l’agrégation de philosophie et de m’intéresser à l’histoire des sciences. C’était une façon de revenir, de façon plus historique, sur les pratiques et sur les conditions des techniques corporelles, notamment dans Une histoire culturelle des sports. Techniques d’hier et d’aujourd’hui. Des groupes de recherche sur le corps se sont ensuite développés et insensiblement l’idée est venue de travailler sur des facettes différentes concernant le corps : la santé, l’hygiène, l’esthétique, la beauté, la violence. J’ai essayé de décliner à la fois les pratiques, les représentations, et l’histoire de ce qui peut être désigné par « comportement corporel ».
Est-il juste de dire que l’ensemble de votre œuvre est traversé par la problématique de la transformation des cultures corporelles. Si tel est le cas comment définiriez-vous ce concept, et à partir de quelles références ?
La culture corporelle désigne l’ensemble des mœurs qui sont incarnées et passent par l’implication physique au sens le plus large du terme. Il s’agit à la fois de ce que l’on peut appeler la mécanique et la technique mais aussi de la sensibilité, de la manière dont le corps est représenté, selon plusieurs axes. La représentation du corps renvoie à son image, à la fois dans son fonctionnement et dans son apparence. L’histoire de la sensibilité est celle de la façon dont le corps est ressenti et écouté.
Dans Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps, je me suis interrogé sur la manière dont on découvre son corps. Peut-on dire qu’il s’inscrit dans quelque chose qui est de l’ordre de l’évolution ? Ma réponse est bien entendu positive. La douleur est toujours la même mais ses définitions s’enrichissent. Il y en a cinq ou six chez Gallien et 80 à 100 aujourd’hui. L’histoire de la sensibilité n’est pas seulement celle de la douleur, c’est aussi celle du goût, des sens externes, des sens internes, etc.
La culture corporelle renvoie finalement de manière beaucoup plus approfondie à ce que j’appellerais la culture en général. Si vous faites une comparaison entre le courtisan médiéval, le vassal, et le courtisan du XVIIe siècle, vous voyez à quel point les différences sont importantes. Elles concernent le corps et, ce faisant, quelque chose qui est de l’ordre tout simplement de la culture au sens le plus noble du terme. Le chevalier médiéval, c’est celui qui est centré sur la force, la percussion, la lourdeur, voire éventuellement la danse mais ce n’est pas la pratique la plus classique et la plus élaborée. Le courtisan du XVIIe siècle, c’est au contraire quelqu’un qui manipule autrement le cheval, non plus pour percuter mais pour bouger, danser et virevolter. C’est quelqu’un qui multiplie l’attention aux arts, donc la danse, la musique, le théâtre, qui se comporte autrement, en contrôlant de façon beaucoup plus attentive les gestes, qui bloque en quelque sorte l’aspect violent. Tout ceci peut être renvoyé aux travaux de Norbert Elias. Cette implication corporelle se réfère de façon beaucoup plus profonde que l’on imagine à ce que je qualifierai d’implication mentale. C’est en cela que la question des cultures corporelles doit être envisagée sur le mode le plus différencié et le plus profond qui soit.
Dans plusieurs de vos ouvrages, comme L’Histoire des pratiques de la santé, L’Histoire de la silhouette ou encore La Métamorphose du gras, vous retracez l’évolution des normes corporelles et de la volonté de contrôle par les pouvoirs en place. Comment analyseriez-vous cette tendance générale qui, de façon diachronique, tend à souligner un recentrement croissant de l’individu sur lui-même et à consacrer le culte de la performance ?
C’est une question à la fois centrale et qui nécessite de mobiliser ce que j’appellerai une ambiguïté. Je reviens à l’exemple du courtisan du XVIIe et avec ce livre magnifique de Bakhtine sur le problème de la fin du Moyen Âge et de l’émergence de l’époque classique. Il s’exerce sur le courtisan une force qui est de l’ordre d’une norme issue du pouvoir de la Cour. Cette force agit de sorte que se dégage une certaine fluidité dans les comportements individuels. Ce pouvoir de la Cour est relayé, au XVIIe siècle, par le pouvoir central qui tend à confisquer la violence comportementale et la contrôler par certaines institutions spécialisées : la police, l’armée, etc. Les individus qui auparavant pouvaient se venger doivent maintenant recourir à une juridiction, laquelle pourra éventuellement leur donner gain de cause. Ceci est très important car on voit bien comment un pouvoir centralisé s’exerce sur chacun, pour que chacun soit limité dans son propre désir, dans sa propre pulsion, dans ses attentes, limitant en quelque sorte les initiatives des uns et des autres.
C’est ambigu parce que, d’un autre côté, dans cette accentuation de la sensibilisation, dans cette montée de la tension à ce qui est éprouvé, on voit qu’insensiblement s’installe en même temps une autonomie. Chacun n’est pas libre de faire ce qu’il veut, et la société ne peut fonctionner qu’à la condition que cette limite existe et que l’exercice du pouvoir se déploie en conséquence, parfois avec excès, ainsi que le souligne Michel Foucault et comme le montrent certaines condamnations qui nous paraissent encore aujourd’hui impensables. À travers cette dynamique, on voit aussi comment chacun arrive à affiner en quelque sorte son propre comportement, sa propre attitude, valoriser et légitimer sa propre singularité. Il existe donc une forme de paradoxe absolu, qui n’est hélas pas présent cette fois dans l’analyse de Foucault, avec d’un côté le contrôle et d’un autre une affirmation du sujet. Si je continue de réfléchir à la Cour du XVIIe siècle, on voit comment se montent des affirmations, des cabales, des distances, des certitudes, des attentions à soi, des importances données au journal personnel. Mais il ne faut pas séparer cela du contrôle exercé par le pouvoir central et renoncer ce faisant à une complexité nécessaire de l’analyse. Plus j’avance dans mon travail et plus j’ai le sentiment – à tort, peut-être – que cette dynamique individuelle a plus d’importance qu’on ne le croit.
Cette idée de prolonger la pensée de Foucault en tirant vers l’individu recoupe-t-elle selon vous les propositions de Michel De Certeau sur le sujet, notamment dans Les arts de faire, ou est-ce encore autre chose ?
Je trouve le livre de De Certeau magnifique, et j’apprécie les gens qui ont travaillé avec lui. Mais l’originalité de son œuvre c’est avant tout de montrer que dans la pratique émergent des dispositifs que seule la pratique elle-même est précisément en mesure d’engendrer. Même si cela peut surprendre, ces remarques ne sont pas indépendantes des grandes avancées de la psychologie de l’enfant. Des auteurs comme Henri Wallon ou Jean Piaget, établissent que dans la sensorimotricité naissent des logiques qui existent et s’imposent au sein même de la conscience individuelle qu’elles aident ensuite à se construire.
Comment expliquez-vous que le souhait de contrôler les corps, au travers de dispositifs techniques, se retrouve de façon quasi universelle, que ce soit dans le temps ou dans l’espace ? N’y a-t-il pas une forme de contradiction entre la dimension libératrice de la technique, matérielle notamment, et la façon dont cette même technique, appliquée aux corps, devient, très souvent, un outil de contrainte et de contrôle ?
Historiquement, la société occidentale a diversifié et hiérarchisé les rôles. Il ne s’agit pas seulement de la trilogie, avec les soldats qui défendent, les prêtres et les politiques qui dirigent, et ensuite les exécutants qui font fonctionner le social. Quand je travaillais sur La fatigue, j’ai décrit une véritable armée d’administrateurs dans la société classique, beaucoup plus faible numériquement dans la société médiévale qui est traversée par le dispositif militaire. Et puis le civil prend de plus en plus d’importance en se diversifiant et en se hiérarchisant. Dans les organismes de chemin de fer du XIXe siècle il existe une quarantaine de hiérarchies, depuis les gens qui sont sur les voies jusqu’aux dirigeants, en passant par des successions d’intermédiaires avec des sortes de majordomes, etc. Cette hiérarchisation extrême ne peut exister que s’il y a du contrôle, que si les gens sont poussés à ne pas distribuer leurs gestes de façon dispersée, à le faire de façon cohérente et totalement subjective. La société ne peut donc se différencier, se coordonner, sans instances qui finissent par limiter l’effervescence de chacun. Le pouvoir central est donc indispensable.
Je reviens à la société classique, qui me paraît vraiment un pas important dans l’accès aux sociétés contemporaines – ce n’est pas le seul mais elle incarne l’émergence de la modernité – et je reviens à la question des administrateurs, ceux au niveau de la Cour, mais aussi les avocats, le Parlement, etc. Prenons l’exemple des avocats et celui proposé par La Bruyère montrant que tel avocat dans son carrosse veut prouver qu’il travaille. Il a la tête penchée sur ses dossiers, il ne regarde pas à l’extérieur, il ne se laisse pas distraire, il veut montrer sa concentration. C’est là une forme d’affirmation, de grandissement. Dans un chapitre du Corps redressé, j’essayais justement de montrer cette articulation entre contrainte et liberté.
Avec la société des Lumières, de plus en plus d’individus s’affirment en tant que tels. Je pense ici notamment aux Confessions de Rousseau, qui n’ont plus grand-chose à voir avec Les essais de Montaigne, et sont une affirmation de la subjectivité, l’explication de sa propre histoire, la légitimation de soi envers et contre tout. Puis, au début du XIXe siècle, le journal intime n’est plus fait pour légitimer son propre comportement aux yeux de tous mais à ses propres yeux, pour le comprendre, pour tenter de se comprendre soi-même. Benjamin Constant disait de son journal intime que si quelqu’un venait à le lire il le croirait fou.
Vous avez commencé cette réponse en précisant évidemment que ce qui allait suivre concernerait spécifiquement les sociétés occidentales. Est-ce que vous considérez justement que ce cadre que vous décrivez et qui traverse aussi votre œuvre ne s’applique qu’aux sociétés occidentales en particulier ou peut-il être étendu à une dynamique plus générale, plus universelle ?
Je suis plus historien des sociétés occidentales qu’anthropologue. Mais les sociétés traditionnelles sont quand même des sociétés qui, à travers les rituels fondamentaux et les rites de passage d’un statut vers un autre, imposent une limite au comportement de chacun ou la nécessité du fait que ces comportements aient à s’intégrer dans quelque chose qui est collectif en faisant face à la surveillance des uns et des autres. Il faudrait être plus anthropologue que je ne le suis pour pouvoir l’affirmer, mais les mécanismes sont, à mon avis, quand même différents. La société occidentale m’intéresse pour les différences apparentes d’une période historique à l’autre et pour l’influence du christianisme qui a aussi eu tendance à promouvoir l’individu. La Réforme est particulièrement importante de ce point de vue car elle installe encore plus l’individu comme sujet.
Que diriez-vous des liens privilégiés que les pouvoirs centralisés entretiennent avec cette ambition de contrôle, notamment au travers de politiques publiques destinées à régenter les corps, individuels et sociaux ? Cette analyse est-elle applicable selon vous aux sociétés où le pouvoir n’est pas vraiment centralisé ou dont les moyens techniques ne permettent pas le contrôle systématique des individus ?
Je pense que les sociétés occidentales sont des sociétés qui se sont progressivement centralisées. Et je reviens ici à la fameuse question absolument décisive qui a été très bien analysée, notamment par Elias, celle du basculement de la violence depuis la sphère privée vers les seules mains de la puissance publique. C’est évident par exemple dans l’anthologie des textes portant sur le duel et qui précisent que le recours à la vengeance et aux armes appartient seulement à l’État. Ce dernier est seul en mesure de disposer de la puissance armée. On observe cependant une différence entre François Ier et Louis XIV, ou du moins entre Louis XI et Louis XIV. Entretemps, la société occidentale installe un pouvoir civil extrêmement fort qui est aussi un pouvoir de contrôle et qui recouvre cette fois la justice. Les images de Louis XIV en habit civil, qui met la main sur le symbole de son pouvoir et regarde droit devant lui, sont différentes des images de Charles Quint ou de François Ier qui sont des rois armés. Le pouvoir s’est étendu, diversifié, approfondi.
Que cela révèle-t-il dans le domaine de la santé ? Pendant longtemps, le pouvoir central a eu du mal à véritablement répondre aux questions que pose la santé. Durant la Renaissance, quand il y avait une peste, c’était plutôt le pouvoir local qui réagissait, et moins le pouvoir central. Lorsqu’il y avait une épizootie, c’est-à-dire des infections d’animaux, François Ier n’était en rien en mesure d’y répondre. En revanche, on voit monter la place du pouvoir central puisque, à la fin du XVIIe siècle, Louis XIV fut l’un des premiers à envoyer des « boîtes de remède » lorsque dans tel ou tel lieu se déclarait une épizootie. En même temps, Louis XIV n’était pas en mesure de faire des réserves de blé pour pouvoir en envoyer dans les lieux frappés par la famine. Si le pouvoir contrôle à la fois de façon civile et militaire les comportements des uns et des autres, il n’est cependant pas en mesure de répondre à des urgences qui portent pourtant sur la vie, la mort, la santé, etc.
C’est seulement avec le dispositif postrévolutionnaire que l’État se fait hygiéniste. Il ne recourt plus aux institutions religieuses pour pouvoir hospitaliser les individus. Il n’a plus de relais privés mais il prend en charge, pour la première fois, quelque chose qui est de l’ordre de la défense et de la protection de sa population qu’il s’agit à présent d’entretenir. C’est une question immense que l’on ne voit émerger qu’au début du XIXe siècle. On commence à voir apparaître à ce moment des conseils d’hygiène et des conseils de vaccination qui sont pris en charge par l’État. C’est un changement radical, mais s’agit-il d’instances de contrôle ? Dans une certaine mesure sans doute, mais ce sont aussi des instances de défense.
Dans l’histoire occidentale, une certaine ambiguïté semble caractériser la relation entre le pouvoir central et le peuple, que ce soit au travers de la nourriture (le princeps romain est chargé de l’approvisionnement en blé puis en huile pour tous les citoyens romains), ou de la santé (le pouvoir thaumaturgique du toucher des écrouelles des rois de France). Est-ce que la condensation de ces responsabilités renvoie dès lors, avant même le passage à l’hygiène moderne, à ce souci à la fois de pouvoir subvenir aux besoins de la population, y compris par le sacré, et en même temps de la contrôler par ce biais-là ?
Évidemment, le pouvoir sent une sorte de responsabilité mais, concernant les questions sanitaires, c’est plutôt une responsabilité restreinte par rapport à ce qui va émerger avec la société industrielle et la société d’essor démocratique. Effectivement, l’affaire des écrouelles est importante mais il s’agit surtout de faire croître la visibilité du pouvoir, de montrer sa force occulte, plus qu’aider réellement une population à se sortir de problèmes sanitaires.
L’envoi des fameuses « boîtes de remède » est un exemple limité mais très parlant, car relevant d’une véritable organisation. Ces « boîtes » sont tout à fait normées, contenant un peu d’alcool, du sel, des épices, etc. Leur transmission supposait un recours aux intendants locaux, dont les rapports précisent s’ils ont reçu ou non le matériel et en quelle quantité. Ceci témoigne en quelque sorte d’une initiative du pouvoir central. Mais ces initiatives concernant la santé restent relativement restreintes, et je pense que s’il y a au fond une instance de contrôle, c’est plutôt celle de la police et non de la santé. Foucault, de ce point de vue, l’a très bien montré en pointant toute une obsession concernant les marges, les vagabonds, les mendiants, et la nécessité de cerner, contrôler, et donc enfermer, recourir aux hôpitaux généraux, etc. Je pense que la société d’Ancien Régime est plus une société de police et de contraintes qu’une société qui passe par le sanitaire pour mieux contrôler.
Quel regard portez-vous sur la lutte contre la pandémie de Covid-19 par les différents États, notamment du point de vue des restrictions (confinements) et injonctions (vaccinations, gestes barrières, etc.) qu’ils ont été conduits à émettre dans le cadre de politiques sanitaires à grande échelle ? En quoi celles-ci font-elles écho ou non à l’histoire plus longue des pandémies et de leur gestion ? Sont-elles à mettre en lien avec la part croissante des politiques hygiénistes dans l’espace public des sociétés occidentales ?
Même si j’ai bien connu Foucault et beaucoup échangé avec lui (je l’avais invité dans l’institution où j’étais professeur dans les années 70, et je crois que mon premier livre Le corps redressé est très influencé par Surveiller et punir), j’ai quand même du mal à rester uniquement sur ses positions et je suis assez réticent à une vision strictement foucaldienne.
Pour revenir à votre question, quel a été le geste de ces pouvoirs ? En quoi sont-ils allés parfois jusqu’à ce que j’appellerais une caricature du contrôle, en tout cas de la précaution ? Ils ont été obsédés par le fait que le Covid pouvait entraîner des mortalités visibles. Par exemple, l’image des personnes entassées dans les couloirs des hôpitaux italiens a été terrible. Le pouvoir a eu le sentiment que s’il laissait émerger ce type de situation, au fond l’opinion allait se retourner radicalement contre lui.
Je pense que c’est ce qui a également conduit l’ancienne ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, à acheter un nombre de masques considérable lorsque H1N1 a menacé les populations occidentales. Souvenons-nous aussi de la canicule des années 2000 et des accusations contre Jean-François Mattei, alors ministre de la Santé, qui était en vacances et a minimisé la gravité de la situation. Le pouvoir est obsédé par quelque chose qui est de l’ordre de l’image, en particulier celle montrant qu’il n’aurait pas assez contrôlé.
Enfermer les gens a été un geste qui a existé pendant les pestes médiévales et qui a complètement disparu depuis, même avec la Peste de 1721 à Marseille. Il s’était agi alors de fermer la ville mais sans obliger les gens à rester chez eux. Dans La Peste de Camus, Oran est fermée, mais les gens ne sont pas cloîtrés dans leur maison. Il s’est passé quelque chose d’extraordinaire, et cet extraordinaire est lié – c’est mon interprétation – à une panique du pouvoir. Le pouvoir recourt au contrôle bien plus par peur d’être déjugé que parce qu’il a besoin d’enfermer.
Il y a une question qui se pose aujourd’hui autrement qu’elle ne se posait au XIXe siècle. Elle porte sur la nécessité d’éviter un excès de dépenses. La sécurité sociale est une instance beaucoup plus importante qu’on ne le croit. La responsabilité de l’État est d’éviter que des individus ne se retrouvent soit en soins chroniques continus, objet de dépenses importantes, soit en hospitalisation, objet de dépenses encore plus considérables.
C’est une même logique qui a conduit à l’imposition d’un geste devenu évident aujourd’hui : le port de la ceinture de sécurité. C’est la tentative d’éviter que les accidents n’engendrent, en plus de la souffrance, de la dépense, la multiplication des hospitalisations, le manque d’efficacité au travail, etc. Elle a été vécue comme une limite portée à la liberté individuelle, mais c’est aussi un geste collectif qui consiste à essayer d’éviter l’excès de dépenses. De ce point de vue émerge immédiatement la double question : jusqu’où aller dans le contrôle et comment expliquer ce contrôle ?
Un État hygiénique, c’est un État qui doit protéger sa population et ce geste nait, je le répète, avec la société démocratique du XIXe siècle. Il prend en charge la défense du public. Il crée des conseils de santé, des conseils de salubrité, des conseils d’hygiène, fabrique quelque chose qui est de l’ordre non pas seulement du contrôle mais de l’aide. Aujourd’hui, comment parvenir à aider sans que cela n’apparaisse comme de l’excès, du contrôle, de l’écrasement des initiatives individuelles, etc. ? On ne peut pas contester le fait que l’État tente d’intervenir. La ceinture de sécurité est un exemple majeur et, d’un autre côté, le confinement a sans doute été excessif.
Je m’y suis beaucoup intéressé parce que quand j’avais travaillé sur La fatigue, j’étais confronté à cette question. Le confinement, c’est principalement trois choses. Tout d’abord, c’est interdire aux individus d’avoir une liberté de mouvement, faisant qu’ils ne disposent pas de leur espace, or l’espace construit le sujet. Le sujet se construit en se déplaçant, en ayant des repères visuels, kinesthésiques, etc. Le confinement, c’est aussi interdire aux gens de se projeter dans le temps, or le sujet se construit aussi avec du temps, en élaborant du projet, en élaborant du calendrier, etc. Et, enfin, c’est interdire aux gens de faciliter le relationnel. Or, le relationnel, c’est aussi ce qui construit un sujet. J’existe parce que d’autres parlent, parce que je parle avec vous, etc. Le confinement se caractérise par ces trois limites engageant des responsabilités énormes de la part de l’État.
Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis annulait l’arrêt Roe vs. Wade qui garantissait le droit à l’avortement dans tout le pays, laissant chaque État libre d’autoriser ou d’interdire l’IVG, comme cela était le cas avant 1973. Cependant, les moyens techniques actuels de contraception ne changent-ils pas radicalement le contexte où l’enjeu serait moins la libération des corps, vu comme une forme de progrès social, que le prolongement d’une forme d’hégémonie des pouvoirs publics sur les corps ?
Je vois les choses un peu différemment. Les sociétés occidentales ont installé de manière insensible les individus dans un prolongement possible de leur propre affirmation lié à un accroissement de l’éducation et à une accentuation de la sensibilité. Plusieurs choses sont liées au renforcement de la démocratie et, ne l’oublions pas même si cela peut paraître totalement contradictoire, à l’augmentation de la consommation. Cette dernière donne le sentiment de choix, et donc le désir prend plus de place qu’il n’en avait auparavant. Il y a une évidente dynamique pour que chacun ait le sentiment de disposer davantage de lui-même, de disposer de son propre corps et donc de recourir à l’avortement.
En même temps, les sociétés occidentales ont secrété des franges de population qui ont eu le sentiment que cette affirmation individuelle était illégitime, excessive, et irrationnelle, avec de surcroît une obsession que l’on a bien vu dans les résistances à l’égard du mariage homosexuel, une volonté de faire valoir la tradition du mariage intersexuel et la préservation des embryons face à l’avortement. Ces groupes n’entrent pas dans ce type d’évolution, qui pourtant est une tendance dominante. Ils résistent et se crispent. De même, on voit bien que dans certains types de société la libération de la femme n’est absolument pas acceptée. Il y a une domination masculine, totalement terrifiante à mon avis, et je trouve que les États-Unis sont un très bel exemple où d’un côté il y a quand même une majorité qui va vers la libération tandis que s’observe une crispation extrême, irrationnelle, agressive d’une frange de la population qui n’accepte pas le changement. Il se trouve que, pour des raisons politiques que je trouve personnellement dramatiques, à la Cour suprême des États-Unis ont été nommés des responsables qui ne représentent pas l’opinion.
Mais il est particulièrement difficile d’expliquer qu’il y ait dans nos sociétés, et en France notamment, des franges de résistance fortes à l’égard des étrangers. C’est compliqué car on entre dans quelque chose de plus viscéral, parce que l’étranger donne le sentiment de venir faire obstacle à notre propre liberté, ce qui est complètement irrationnel bien entendu. Comment expliquer ces réticences, ces difficultés à épouser les changements, à épouser les métamorphoses de la sensibilité ?
C’est la question des conservatismes au sens large qui traverse d’ailleurs l’histoire des sports. Pierre de Coubertin était, par exemple, opposé à la participation des femmes.
Pierre de Coubertin était un fanatique de l’athlète masculin. C’est curieux car il avait une vision – sensible à l’égard de la femme – qu’il associait à l’élégance, à la finesse, à l’intimité, mais il ne pouvait pas imaginer que cette intimité devienne du spectacle. De son point de vue, la femme ne pouvait pas souffrir devant le stade, avoir les jambes nues, etc. donc il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une sensibilité et en même temps totalement réfractaire à la moindre liberté de l’instance féminine. Et il se trouve que dans certaines franges sociales, malheureusement, ces repères continuent d’exister.
Diriez-vous que votre objectif d’écrire une histoire du corps, au-delà des trois volumes collectifs consacrés à la question que vous avez en partie dirigé, est aujourd’hui accompli ou manque-t-il certains domaines que vous pensez avoir encore à explorer ? Y a-t-il certains thèmes que vous n’avez pas abordés dans vos ouvrages et que vous souhaiteriez encore développer ? L’émergence, voire peut-être déjà la normalisation, des corps augmentés signifie-t-elle l’ouverture d’une page nouvelle de l’histoire des corps ?
Gardons-nous de l’illusion selon laquelle l’histoire du corps est faite. Elle l’est d’autant moins que le corps lui-même change et l’exemple des corps augmentés est de ce point de vue parfaitement légitime et bienvenu. De surcroît, je pense que même dans cette Histoire du corps en trois volumes, il reste des lieux d’absence. Nous avons relativement peu élaboré un certain nombre de repères sur le travail et l’histoire de ce dernier se doit d’être infiniment plus approfondie qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il y a des questions que je trouve très intéressantes et qui ont actuellement pris de l’importance, comme celles autour de l’air. Je me propose d’ailleurs de faire un livre sur l’histoire de l’air. Voyez à quel point aujourd’hui les émissions de gaz à effet de serre sont centrales, ainsi que la question des particules fines. Toutes ces problématiques transforment complètement la relation que nous pouvons avoir à l’atmosphère. Il y a là une histoire qui mérite parfaitement d’être faite.
La question des corps augmentés, travaillée essentiellement par les physiologistes, gagnerait aussi à être mieux explorée par les psychologues ou les ethnologues. Il y a aussi la question du corps dans l’espace, sur ce qui se passe quand on est en apesanteur, etc. Une histoire du corps bien faite, c’est une histoire du corps exigeante mettant en jeu l’intime et le psychologique. Ce n’est pas seulement une histoire de la mécanique et du mouvement, mais une histoire qui va au cœur du sujet en quelque sorte.