Collectif, Jentayu, hors-série 4, Mongolie, introduction de G. Mend-Ooyo, préface de Marc Alaux, postface de Raphaël Blanchier
Collectif, Jentayu, hors-série 4, Mongolie, introduction de G. Mend-Ooyo, préface de Marc Alaux, postface de Raphaël Blanchier, Andert-et-Condon, Éditions Jentayu, 2020
Texte intégral
Crédits : Éditions Jentayu
1Nombreux sont peut-être ceux d’entre nous qui, ayant eu la chance de parcourir la Mongolie, se reconnaîtront dans l’anecdote racontée par l’écrivain et voyageur Marc Alaux dans sa préface à ce numéro spécial « Mongolie » de la revue Jentayu, qui consacre depuis 2014 ses efforts à la mise en valeur des littératures asiatiques. Cette anthologie peut être lue comme un message transmis à ceux qui n’ont pas encore eu la chance de visiter le pays, et qui le connaissent surtout à travers les reportages magazines et les publicités des tour-opérateurs vantant l’attrait des grandes chevauchées sauvages à travers l’immensité des déserts et des steppes : donner la preuve que la Mongolie est aussi un grand pays de littérature, chose par beaucoup insoupçonnée. « Au milieu du Gobi, dans un hameau rongé de vent », se souvient Marc Alaux, « un vieil homme me déclare son admiration pour la littérature française : Hugo, Verlaine, Dumas… Le lecteur des confins cite Le Comte de Monte-Cristo, et, penché sur le carnet où j’esquisse une carte de la France, me demande d’y situer le château d’If ! » Marc Alaux confie alors au lecteur son désir de pouvoir un jour rendre la pareille à un touriste mongol. Ce rêve, nous dit-il, « a une chance d’être exaucé, grâce au présent volume ». Refermant le livre, je ne doute plus qu’il le sera un jour, si la détermination à faire découvrir la littérature mongole au public francophone est entretenue. C’est l’ambition de ce numéro spécial, qui propose un nouveau regard sur la Mongolie à travers sa littérature contemporaine, un regard frais et novateur à même de nous transporter tous au loin pour un voyage en prose et en vers.
2L’avant-propos de Marc Alaux, suivi par l’introduction de G. Mend-Ooyo, écrivain lui aussi et président de l’Académie de la culture et de la poésie de Mongolie, offrent au lecteur des éléments de contexte, permettant de situer ces textes contemporains dans une histoire littéraire à l’ancienneté et la richesse que l’on ne soupçonnerait pas nécessairement : de l’Histoire secrète des Mongols, considérée à la fois comme la première œuvre littéraire mongole et un témoignage historique sur la fondation du premier État mongol, à la littérature du xxie siècle, en passant par l’épopée d’origine tibétaine Geser, les contes et légendes d’origines orientales diverses, ainsi que les influences soviétiques et occidentales, les textes contemporains présentés par ce numéro de Jentayu s’inscrivent naturellement dans cette filiation.
3Les textes introductifs des deux fins connaisseurs et promoteurs de cette littérature que sont le Mongol G. Mend-Ooyo et le Français Marc Alaux offrent au lecteur des regards croisés qui se complètent harmonieusement. L’un comme l’autre insistent sur l’actualité de cette littérature, et sur sa pluralité. Littérature « organique et fraternelle » selon les mots de Marc Alaux, dont la lecture, « comme une incursion dans les vastes plaines, […] donne un surcroît d’intensité à l’existence ». Ainsi, non seulement elle « incarne la vie », apprécie l’écrivain, mais elle pose aussi la « question de notre capacité à accueillir l’étrange ». M. Alaux conclut l’avant-propos en rappelant ce principe de la littérature : « exister en tant que chemin, trait d’union entre deux mondes », un monde qui charrie l’héritage d’hier, mais néanmoins un monde « tout ce qu’il y a de plus actuel, réel et vivant ».
4L’introduction de Mend-Ooyo nous renseigne avec bonheur sur la manière dont les textes ont été choisis et le numéro agencé. On comprend dès lors que rien n’a été laissé au hasard, et que tout a été fait pour mettre en valeur cette actualité de la littérature mongole autant que pour la laisser se déployer dans toute sa richesse. Nouvelles et séries de poèmes alternent tout au long du numéro, illustrées par les œuvres peintes d’artistes contemporains – citons leurs noms : J. Anunaran, B. Bayantsengel, B. Bilgüün, T. Soyol-Erdene, B. Törmönkh et T. Tsegmed auquel l’anthologie doit aussi l’illustration de sa couverture – que viennent encore compléter des présentations d’ouvrages pour ceux qui voudraient aller plus loin dans la découverte. Le défi est de taille : comment en si peu de pages suggérer la richesse et la diversité d’une tradition littéraire vieille de plusieurs siècles et qui a embrassé le xxie siècle sans trahir cet héritage ? Gageons que l’énergie et les efforts déployés par tous ceux qui ont contribué à l’élaboration de ce numéro – un travail d’équipe, instigué et supervisé par l’anthropologue Raphaël Blanchier – seront récompensés.
- 1 De source personnelle, les enfants de Lodoidamba insistent, sans vouloir en dire plus, sur le fait (...)
5Ce que rappelle G. Mend-Ooyo c’est que, certes, la Mongolie est située au cœur de l’Asie, dans une région enclavée dont les conditions environnementales imposent aux hommes comme aux bêtes une constante adaptation, mais qu’elle n’en a pas moins été un grand « carrefour de l’histoire de l’humanité ». Et « les grandes migrations nomades qui fondent [son] histoire multiséculaire », ont donné lieu à un brassage de peuples et de cultures portant en germe une littérature mongole toujours appelée à refleurir au travers des « échanges avec l’étranger ». Histoire littéraire ancienne donc, ouverte sur l’extérieur, et qui reflète un « respect pour la lettre écrite » sur lequel le poète insiste comme le faisait aussi Marc Alaux (est-il besoin de préciser que le font aussi implicitement tous les artistes qui ont travaillé à ce projet ?). Influences étrangères nombreuses et diverses, surtout orientales (indiennes, chinoises, tibétaines, persanes, ouïgoures notamment) d’abord pendant de longs siècles, avant qu’au xixe siècle les regards se tournent vers l’Occident, mais ce sans jamais entraver la marche d’une littérature nationale originale, forte de son ancrage dans un mode de vie unique. En effet, l’adaptation constante aux phénomènes naturels nécessite une composition avec l’environnement, qui a fortement influencé la manière dont les arts et notamment la littérature mongols expriment le rapport que les Mongols entretiennent avec les diverses entités avec lesquelles ils cohabitent (d’où les magtaal, les yorööl, takhil : bénédictions, prières ou hommages au feu, aux montagnes, rivières ou esprits) ; une littérature qui puise en somme en abondance dans l’expérience que font du monde et de la vie ceux qui en sont les porteurs. Le xxe siècle est aussi malheureusement celui des purges et les auteurs ne sont pas épargnés. La jeune Mongolie, tout juste engagée sur la voie de développement socialiste, a en effet connu une période dite de « Terreur » à partir des années 1920, la menant aux portes de la guerre civile dans les années 1930. De nombreuses personnes ont perdu la vie ou ont purgé des peines de prison sur des accusations calomnieuses (espionnage, complotisme). Des auteurs pourtant reconnus comme Rinchen ou Damdinsüren, ont été emprisonnés, et le poète Buyannemekh exécuté. Si les exécutions ont cessé ensuite, les cas de morts suspectes sont restés légion sur toute la période1 et les travaux qui ne répondaient pas aux critères d’écritures définis par le Comité central n’étaient pas publiés. Tout mon travail de thèse en histoire étant axé sur la période socialiste, je ne peux qu’insister avec Mend-Ooyo sur la force et le courage qu’il a fallu à des écrivains comme Rinchen, Lodoidamba, Maam, Udval, ou encore Namdag, tous contraints de produire « des œuvres de commande sous le contrôle du gouvernement et du Parti, et en évoluant sous le bouclier de la censure » de produire néanmoins « des œuvres d’une qualité littéraire authentique ».
6Les auteurs qui ont nourri cette anthologie de leurs créations (en suivant l’ordre d’apparition dans le numéro : Galsan Tchinag, Bayarkhüü Ichinkhorloo, Sanjaajav Oyuun, Oyoo Mönkhnaran, Tserentulga Tümenbayar, Gombojav Byambajav, Tserendorj Ariuntuya, Gombojav Mend Oyoo, Dolgor Batjargal, Tsend Dorjsembe, Baljir Dogmid, Batchuluun Erdenesolongo, Gün Aajav Ayurzana, Pürevkhüü Batkhuyag, Tsogdorj Bavuudorj, Bayanmönkh, Tsoojchuluuntsetseg, Dorjnyambuu Erdenezulai, Baast Zolbayar, Khabaan Bayit, Multsan Uyansükh, sont les héritiers de cette longue histoire. Selon le mot de Mend-Ooyo « cette anthologie est semblable à l’arc-en-ciel de la steppe » nous dit-il « elle révèle la variété des couleurs et des nuances de la vie mongole, de la culture et des coutumes de la steppe, du mode de vie le plus traditionnel, jusqu’aux changements et évolutions actuels ». Ce sont donc des auteurs appartenant à trois générations successives dont les textes sont présentés dans ce numéro. L’équilibre a été respecté entre auteurs et auteures, il convient de saluer. On a cité Udval plus tôt, l’une des quelques femmes parvenues à se faire reconnaître en tant qu’auteure du temps du régime socialiste. Le lecteur constatera grâce à cet ouvrage qu’elles ne sont plus en reste aujourd’hui. Pour parfaire à cet objectif de complétude, les textes ont été choisis de manière à représenter la diversité du territoire, des cultures et appartenances ethniques. La ville n’est pas oubliée, loin de là (c’est explicite dans le titre du poème « ville » de Tsend Dorjsembe, mais elle est le théâtre d’autres textes, comme les nouvelles « Le créateur d’amour », de Gün Aajav Ayurzana, ou encore « Section maternité » de Tserendorj Ariuntuya), manière parfois de lutter contre une image dépréciative d’Ulaanbaatar, métropole considérée comme peu attrayante et polluée, mais qui n’en constitue pas moins le quotidien de la majorité des Mongols aujourd’hui. L’univers des nomades, bien sûr, apparaît également (dans les poèmes de G. Mend Oyoo « Un poulain rentre au pays » et « Mon pays natal », ou la nouvelle « Les testicules » de Baast Zolbaya, par exemple), mais sans aucunement céder aux clichés. Tous les auteurs de ce recueil étant encore en vie, on ne doute pas, au vu du résultat, qu’a eu lieu un réel travail collaboratif entre écrivains, traducteurs et artistes-illustrateurs. Saluons ici les traducteurs : Bulgantamir Sangidkhorloo, Uurtsaikh Nyamgotov Ducruet, Bouzhigmaa Santaro, Buyannemekh Galsanjamts, Nomindari Shagdarsuren, Raphaël Blanchier, Isaline Saunier, Laurent Legrain, Okhinoo Tserendagva, Munkhzul Renchin, Mönkh Namsrai, Khishig-Erdene Gonchig, Chantsalnyam Luvsandorj, Khishig-Erdene Gonchig, Altanbulag Bolat, Pierre Palussière.
7Il me faut dire un mot des poèmes et des « jeux de sonorités » (selon le terme de G. Mend Oyoo p. 16) propres à la langue mongole. La poésie, en effet, occupe une place fondamentale dans la littérature, mais aussi au quotidien. « Écris-tu des poèmes ? » me suis-je souvent entendu demander, et même les romans-fleuves en portent la marque au travers de souhaits, chansons, prières, communément intégrés au récit. « Comment rendre, à l’oreille d’un lecteur francophone habitué au vers et à la rime, les jeux de sonorité qui structurent de manière sensible et souterraine chaque strophe de chaque poème ? » c’est là une question posée par Raphaël Blanchier, traducteur et instigateur du projet. Les traducteurs ont à mon sens su relever le défi, d’autant plus difficile que les jeunes générations adaptent de manière libre le principe de « l’assonance initiale » (p. 16), tout en continuant d’accorder une place importante au rythme et aux parallélismes. Les lecteurs, mongolisants ou non, pourraient regretter le choix qui a été fait de ne pas faire apparaître aux côtés de leur traduction les poèmes originaux en mongol, ce qui aurait permis de voir aussi comment les traducteurs ont travaillé sur la forme. Certaines traductions semblent avoir cherché à faire apparaître des rimes pour donner à lire des poèmes proches d’un style classique français – je pense à celle du troisième poème d’Oyoo Mönkhnaran par Bulgantamir Sangidkhorloo (sans titre, p. 45) – tandis que d’autres, plus nombreux, ont joué sur l’assonance initiale fréquente dans la poésie mongole. Pierre Palussière paraît avoir voulu associer les deux. Le résultat est très convaincant, j’en cite un extrait (poème de Multsan Uyansükh p. 187) :
D’un trait, j’ai écrit un poème de nulle part, tout embrumé
D’un trait, j’ai créé cet achromatique et charmant portrait
D’un trait, j’ai tracé une route bien sombre autour du monde
D’un trait, j’ai noté toutes mes pensées, en vain vagabondes
8J’ai insisté sur la diversité des textes qui a manifestement présidé à la composition de l’anthologie, mais il faut aussi en souligner les résonances. Quelque chose frappe en effet au travers de ces textes : ils expriment tous à leur manière la soif de vivre de héros torturés de l’intérieur, une ambivalence que le voyageur ressent également chez les gens qu’il rencontre et que l’on repère souvent dans les grands romans mongols du xxe siècle, à l’image du personnage d’Erdene dans Tungalag Tamir, déchiré entre son engagement révolutionnaire et sa vie personnelle et affective, et dont l’auteur, Ch. Lodoidamba, souligne l’intelligence et la lucidité en même temps que la naïveté. À la lecture de ces nouvelles, me vient à l’esprit la notion de refuge : c’est un homme qui pour fuir le harcèlement d’une femme acariâtre se change en poisson (« Comme un poisson » de Pürevkhüü Batkhuyag), une vieille femme qui de toute sa vie n’a jamais vécu que dans des coins à la fois pour se protéger et pour ne pas déranger (« Le refuge du coin » de Bayanmönkh Tsoojchuluuntsetseg), un homme qui poursuit dans ses rêves la femme qu’il convoite (« Le créateur d’amour » par Gün Aajav Ayurzana), un homme qui vit seulement à travers la danse, mais auquel un accident lié à l’alcool vient couper les ailes (« Le talent » de Dolgor Batjargal), ou encore un épouvantail anonyme méprisé par tous qui a toujours fait son travail consciencieusement et dont la mort plonge soudain l’aiguillage des trains dans le chaos (« L’épouvantail » de Tserentulga Tümenbayar). Les poèmes en contrepoint renforcent encore l’impression qu’il y a dans le rapport des Mongols à la vie et son expérience une capacité à ouvrir des espaces parallèles dans lesquels se déploie la magie, l’« étrange » dont parle Marc Alaux, quelque chose d’inexpliqué.
9Le dernier mot sera pour les traducteurs, dont Mend-Ooyo a raison de saluer le travail. Traduisant moi-même des romans mongols vers le français, je ne peux qu’y être sensible, et admirer la justesse avec laquelle ils sont parvenus à « rendre vivant l’esprit et l’émotion des textes », malgré une langue mongole qui se plie difficilement à la structure et au vocabulaire du français. C’est justement l’un de ces passeurs qui clôt le numéro de la revue, l’un des rares francophones qui ont appris le mongol, Raphaël Blanchier. « Le travail de la forme poétique, l’émotion qui affleure sous les mots, les destins de solitude et de solidarité qu’elle nous donne à sentir palpitent, aujourd’hui prêts à résonner dans le cœur des lecteurs francophones », conclut-il. Puisse le rêve de Marc Alaux se réaliser et les Mongols venant visiter la France s’entendre un jour avec fierté nommer des auteurs de leur pays et demander de situer sur une carte un sum (district) ou une rivière, croisés en littérature.
Notes
1 De source personnelle, les enfants de Lodoidamba insistent, sans vouloir en dire plus, sur le fait que les causes de la mort de leur père en 1970, jusqu’alors en pleine santé, sont restées non élucidées.
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Référence électronique
Typhaine Cann, « Collectif, Jentayu, hors-série 4, Mongolie, introduction de G. Mend-Ooyo, préface de Marc Alaux, postface de Raphaël Blanchier », Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines [En ligne], 55 | 2024, mis en ligne le 19 août 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/emscat/6635 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/126m6
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