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Woeser Tsering, Amnyé Machen, Amnyé Machen. Poèmes de Tsering Woeser, traduits par Brigitte Duzan et Valentina Peluso, édités et annotés par Katia Buffetrille

Paris, Éditions Jentayu, 2023, 255 pages, ISBN 979-10-96165-25-4
Per Kværne
Référence(s) :

Woeser Tsering, Amnyé Machen, Amnyé Machen. Poèmes de Tsering Woeser, traduits par Brigitte Duzan et Valentina Peluso, édités et annotés par Katia Buffetrille Paris, Éditions Jentayu, 2023

Texte intégral

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Crédits : Éditions Jentayu

1Ce petit livre, qui paraît à première vue très modeste, se révèle, au fur et à mesure de la lecture, être une œuvre fascinante et complexe. L’auteure, Tsering Woeser, bien qu’elle écrive toujours en chinois, est connue aussi bien parmi les Tibétains que les amis du Tibet en Occident. Ses poèmes, ses livres et son activité de blogueuse lui ont valu l’interdiction de voyager hors des confins de la Chine, mais la subtilité et le manque d’agressivité de ses écrits lui ont assuré la possibilité de circuler au Tibet et en Chine et de continuer sa vie d’écrivaine.

  • 1 À consulter pour les changements du pèlerinage à l’Amnyé Machen : Buffetrille 2022.

2Le point de départ de ce livre est un voyage que Woeser a fait en 2018, en suivant la route de pèlerinage autour de la montagne sacrée Amnyé Machen1, située dans le nord-est du plateau tibétain. Elle a accompli ce pèlerinage en compagnie de son amie Katia Buffetrille, qui avait déjà fait la circumambulation rituelle de la montagne trois fois, dont le premier en 1990. Ce livre est le journal poétique de cette aventure.

3Les poèmes sont accompagnés par de superbes photos, dont la plupart, prises par Katia Buffetrille lors de ses précédents pèlerinages, ajoutent une dimension visuelle très belle et émouvante aux textes. Comme écrit Woeser : « Ses photos [les photos de K. B.] sont précieuses car elles documentent la beauté d’un passé en train de disparaître où se mêlent la splendeur de la montagne sacrée, la solennité des croyants et même la fierté des chevaux et des yaks passant par-là » (p. 12). En outre, Katia Buffetrille a composé un glossaire et des notes très utiles pour mettre ce livre à la portée des non-tibétologues.

4Dans son introduction, Woeser donne aux lecteurs des clés pour mieux comprendre ses poèmes. J’en citerai quelques passages plus loin. Dans un épilogue, « La lettre de Katia », Katia Buffetrille raconte, à la demande de Woeser, ses souvenirs du premier pèlerinage qu’elle a fait en 1990, « dans ce qui était encore le Tibet traditionnel » (p. 219), « des journées de marche […] des journées de silence, où le corps vibre en harmonie avec l’esprit » (p. 220). Le pèlerinage qu’elle a fait vingt-huit ans plus tard a été très différent, « tant le Pays des neiges connut de rapides changements » (p. 219), changements dont les poèmes de ce livre donnent un témoignage.

5Amnyé Machen, Amnyé Machen offre 83 poèmes assez courts, traduits du chinois, la langue dans laquelle Woeser écrit. Ils forment une trame à multiples fils, où s’entrecroisent pensées et rêves, craintes et espoirs de l’auteure. On peut en dégager certains thèmes. C’est, tout d’abord, un recueil d’observations ethnologiques sur la vie des Tibétains rencontrés lors du pèlerinage, des observations discrètes, bien sûr, mais précises et révélatrices. Woeser décrit l’ambivalence des Tibétains, surtout celle des jeunes, face aux bouleversements entraînés par le « développement » et le « monde moderne » : une voiture – « c’était une nomade de fière allure qui conduisait » (poème 46) ; le jeune Tibétain « qui a réussi le concours de la fonction publique / et dans quelque bourgade très vite a eu un poste / se promet ensuite de gravir les échelons un à un » (poème 56) ; des nomades qui apportent, en se rendant avec leurs yaks à l’estive, « un poste de télé déglingué où ils regardant le soir / des émissions en tibétain sur la chaîne du Qinghai » (poème 38) ; « Les moutons, non loin, s’égaillent tête baissée / pour chercher à manger, / aussi docilement que des esclaves disciplinés » (poème 57).

6Malgré ce pragmatisme, de nombreux Tibétains sont préoccupés par la dégradation de l’environnement, dont un des résultats est la disparition progressive de la neige sur la montagne sacrée. « À l’origine, c’était une montagne enneigée, mais bientôt, / quand les enfants de mes enfants seront grands, / ce pourrait bien ne plus être qu’un simple pic rocheux » (poème 22). Un autre Tibétain dit : « […] la montagne enneigée n’existera plus, son esprit aura disparu. Les gens auront de l’argent, mais le cœur désespérément vide » (poème 69).

7Tout en étant une montagne, Amnyé Machen est en même temps une divinité représentée sous la forme d’un jeune guerrier : « Tel celui des nomades était aussi son caractère, / mêlant amour, haine et vengeance, joie, peine et colère […] Il ressemblait à un chef de grande famille / affable, digne, prône à se mêler des affaires d’autrui, / aimant boire du thé en bavardant avec les nomades / qui à leur tour lui parlaient à cœur ouvert » (poème 29).

8Apparemment, c’est le dieu/la montagne qui occupe le centre du contenu de ce livre, comme l’indique aussi le titre. Woeser est, bien sûr, éblouie par la beauté et la dignité de la montagne et comme séduite par le charme viril du dieu guerrier. Mais en fait, c’est une émotion indéfinissable. Amnyé Machen, ne serait-il/elle pas pour Woeser, une métaphore pour les Tibétains de la région, les Goloks, qui continuent de faire le pèlerinage de la montagne ? Un poème y fait penser. En 1958 les Golok se sont soulevés contre les Chinois :

[…] il y a plus de soixante ans, / face aux tentes des soldats les Goloks pensaient encore/ que le ciel est aux Goloks, et la Terre aux Goloks. / Aux soldats de l’armée de Libération bien armés / hardiment ont demandé ce que dès lors trop bien on sait : / de la Chine ou du pays golok, quel est le plus grand ? (poème 9)

9C’est à ce moment que la montagne a voulu partir pour se réfugier en Inde, mais, devant les supplications des autres montagnes, « Amnyé Machen poussa un long soupir, / et résigné se rassit » (ibidem).

10À un certain point de son histoire, Amnyé Machen s’est transformé en un bodhisattva, toujours bienveillant et rempli de compassion pour tous les êtres vivants – en d’autres termes, il est devenu une divinité bouddhique. Les poèmes de Woeser sont témoins d’une foi bouddhique profonde. Tout, selon elle, est l’effet du karma, la force inéluctable des actions – accomplies soit dans cette vie, soit dans des vies antérieures – « C’est notre karma qui […] / nous a apporté yaourt, thé au beurre et tsampa, / et dialectes golok au sonorités métalliques » (poème 2). Pour Woeser, l’existence est samsara, la roue de naissances interminables d’où il n’y a pas de salut sans la miséricorde des bodhisattvas et son reflet dans le cœur des êtres : « […] je ne peux donc remercier mes parents / de tout l’amour qu’ils m’ont donné, / sous la pluie fine en silence coulent mes larmes, / dans la roue du samsara je prie pour que sans fin dure l’amour » (poème 41).

11Cependant, Woeser est surtout une Tibétaine. En invoquant Amnyé Machen, elle répète le vœu d’un chanteur tibétain, exilé en Europe : « Si dans ma prochaine vie je retrouve un corps humain, / puissè-je renaître sur la terre de mes ancêtres – au Tibet ». Elle trouve gênant, et même honteux de n’écrire qu’en chinois. « Ce qui est à moquer, c’est que je n’écrive pas le tibétain, / c’est là qu’est la honte, et je la ressens » (poème 54). Mais les Tibétains, dit-elle, sont maintenant domestiqués : « Le Tibétain domestiqué / est d’une docilité insoupçonnée » (poème 59), et en ce qui la concerne, elle pense être « apparemment domestiquée / mais mon cœur ne l’est pas » (poème 56).

12Dans l’introduction, Woeser insiste sur ce que

la langue dans laquelle j’écris [le chinois] n’a rien à voir avec cette langue, mais n’a de rapport qu’avec ma terre natale [le Tibet]. Tout ce qui est caché dans cette langue dont je me sers, qui en est comme englouti, tout cela n’a de rapport qu’avec ma terre natale. […] C’est une situation tellement anormale vis-à-vis de la réalité que cela me brise le cœur. (p. 11)

13Woeser a « suivi des yeux des vautours par dizaines, / tournoyant ou descendant soudain en piqué tout au loin » (poème 70), et elle utilise la métaphore de l’oiseau pour décrire son désarroi culturel et personnel :

Je suis une aile, mais laquelle ?
– la gauche ? ou la droite ?

Il y a des années, j’ai murmuré tout bas :
quand je parle la langue de mes ancêtres,
que je dise Bö [Tibet] et que je dise Woeser,
ces deux mots, dirait-on,
sont les deux ailes d’un oiseau […]
La matière sans forme qui est celle de l’« âme »,
il l’élève vers les plus hauts sommets,
si hauts que rien ne les surplombe.

Tous les êtres sont égaux, mais
l’humanité a des extrêmes dévoyés
qui se roulent dans la boue
et pourrissent dans les égouts…

Ah ! en leur sein, impossible de déplier mes ailes !
Seraient-elles donc brisées ?
Ou peut-être
ne sont-elles pas à moi ? (poème 71)

14Woeser avait déjà exprimé il y a vingt ans cette même émotion avec une métaphore semblable :

In a frigid winter
A gale blew the prayer flags away.
The eagle of my spirit
Was wounded by a demon,
Shocked into flight.
It makes me weep to think of it.

  • 2 Woeser 2008, p. 78.

Om mani peme hung,
Om mani peme hung,
Come home.
Let the eagle of my spirit come back home.
Come home.
Let the eagle of our spirit come back home2.

15Le pèlerinage autour de l’Amnyé Machen lui aurait-il apporté une vision plus claire sur sa propre vie, peut-être même de l’espoir, de la sérénité ? On l’ignore – même si cela est possible lorsqu’elle est à proximité de la montagne, après, qu’en est-il ? Ces 83 poèmes posent de nombreuses questions sans apporter de réponses, mais ils expriment l’amour de l’auteure pour le peuple golok, pour les animaux et la montagne sacrée :

Après le pèlerinage je l’ai vu homme en songe,
nomade golok aussi grand qu’élégant,
portant un blanc chapeau de laine comme on n’en trouve plus (poème 73).

16Ces poèmes de Woeser (avec ses photos, et celles de Katia Buffetrille) représentent le journal intime d’un voyage. Mais ils sont aussi un document ethnographique, mettant en lumière la vie des Tibétains dans une région éloignée des centres urbains de la Chine, soumise à de profonds bouleversements sociaux, économiques et politiques, observés par une Tibétaine urbanisée. Elle s’attache à tout ce qu’elle découvre : des situations concrètes, des personnes réelles, des émotions vécues. Pour elle, les poèmes :

constituent en réalité une démarche de recherche transcrivant la réalité extérieure dans mon être profond, et explorant le processus de « domestication » et « d’impossibilité de domestication » auquel je suis soumise, comme mes congénères, démarche qui est aussi recherche visant à établir et affirmer notre identité ». (p. 10)

  • 3 À consulter : Maynard et al. 2010.

17Peut-être est-ce de la « poésie anthropologique », une quête pour une authenticité dépourvue des prétentions de l’ethnographe qui se veut capable de saisir les vies telles qu’elles sont vécues par ses interlocuteurs3 ? De ce point de vue, les ethnologues, même ceux qui se sont spécialisé(e)s sur les Tibétains et leur culture, trouveront des éclairs lumineux dans ce très beau livre.

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Bibliographie

Buffetrille, K. 2022 A myes rma chen 1990-2018. Reflections on the transformation of a Tibetan pilgrimage, in C. Cüppers, K.-H. Everding & P. Schwieger (eds), A Life in Tibetan Studies. Festschrift for Dieter Schuh at the Occasion of his 80th Birthday (Lumbini, Lumbini International Research Institute), pp. 61-115.

Maynard, K. & M. Cahnman-Taylor 2010 Anthropology at the edge of words. Where poetry and ethnography meet », Anthropology and Humanism 35(1), pp. 2-19.

Woeser, T. 2008 Tibet’s True Heart. Selected Poems, translated by A. E. Clark (Ardsley, NY, Ragged Banner Press).

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Notes

1 À consulter pour les changements du pèlerinage à l’Amnyé Machen : Buffetrille 2022.

2 Woeser 2008, p. 78.

3 À consulter : Maynard et al. 2010.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Per Kværne, « Woeser Tsering, Amnyé Machen, Amnyé Machen. Poèmes de Tsering Woeser, traduits par Brigitte Duzan et Valentina Peluso, édités et annotés par Katia Buffetrille »Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines [En ligne], 55 | 2024, mis en ligne le 19 août 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/emscat/6595 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/126m2

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Auteur

Per Kværne

Université d’Oslo

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