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Chochoy Matthieu, De Tamerlan à Gengis Khan. Construction et déconstruction de l’idée d’empire tartare en France du xvie siècle à la fin du xviiie siècle

Leiden/Boston, Brill, 2022, 317 pages, ISBN 979-90-04-49901-0
Rolando Minuti
Référence(s) :

Chochoy Matthieu, De Tamerlan à Gengis Khan. Construction et déconstruction de l’idée d’empire tartare en France du xvie siècle à la fin du xviiie siècle, Leiden/Boston, Brill, 2022

Texte intégral

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Crédits : Brill

1L’attention portée au rôle joué par l’histoire de l’Asie centrale dans la culture européenne de l’âge moderne est relativement récente. Lorsque, vers le milieu des années 1990, l’auteur de ce compte rendu se tourna vers l’étude du thème des « Tartares » dans la culture historique et philosophique française du xviiie siècle, il s’agissait d’attirer l’attention sur un sujet quasiment absent dans la recherche et de mettre en évidence, au contraire, le poids qu’il avait joué, à partir des cadres de référence du xviie siècle, chez des auteurs tels que Montesquieu et Voltaire, et, en même temps, de souligner l’importance historiographique d’une personnalité comme Joseph de Guignes, jusqu’alors très peu étudié. Au cours des décennies suivantes, de nombreuses contributions ont permis, directement ou indirectement, d’enrichir le cadre des connaissances sur les auteurs et les textes qui peuvent être rattachés à ce thème, et pas seulement dans le contexte intellectuel français – c’est le cas, par exemple, du grand travail de John Pocock sur Edward Gibbon (Pocock 2005). Cet intérêt pour les Tartares est également lié aux développements des orientations les plus récentes de l’histoire globale et à l’importance acquise par les thèmes des « connexions » et de l’histoire des grandes formations impériales comme des réalités complexes non seulement de domination, mais aussi de relations et d’interactions. L’ouvrage de Matthieu Chochoy, issu de sa thèse de doctorat et basé sur un vaste répertoire de sources littéraires et historiques françaises, ainsi que sur une utilisation attentive des sources secondaires, constitue une référence importante sur le sujet des Tartares dans la culture française du xvie au xviiie siècle, qui est à la fois un point d’arrivée pour la recherche et une prémisse pour des développements ultérieurs.

2L’idée d’empire tartare et la conception des époques gengiskhanide et timouride comme des moments d’une identité impériale confirmée par la généalogie constituent le noyau conceptuel qui permet de donner une unité à la recherche et de recomposer les différentes voix d’un débat diversifié. Il s’agit donc de l’histoire d’une « construction intellectuelle », c’est-à-dire d’un concept qui s’impose comme paradigme – suivant le modèle analytique de Thomas Kuhn auquel M. Chochoy se réfère (Kuhn 2008) –, et qui est finalement abandonné en raison des nouvelles orientations de la recherche, et surtout des changements du contexte culturel qui l’avait soutenue et justifiée. Comme l’écrit justement M. Chochoy, « l’empire tartare n’est pas une réalité politique, mais l’idée de son existence a structuré la perception de l’Asie centrale en France entre le xvie et le xviiie siècle » (p. 286). Diverses évolutions des cadres de référence intellectuels de l’époque moderne, français et européens, contribuent à cette construction intellectuelle, qui doit être envisagée dans les relations et interactions entre l’érudition orientaliste et le contexte institutionnel dans lequel elle s’inscrit, sans oublier la dimension politique et idéologique, ni les relations commerciales et l’activité missionnaire. C’est un entrelacement de tensions intellectuelles que M. Chochoy suit attentivement en privilégiant le versant culturel français, ce qui se justifie par la prééminence particulière que prend le thème des Tartares dans ce contexte, mais qui incite aussi à étendre l’observation au plus large contexte européen.

3Un des aspects importants de l’ouvrage de M. Chochoy est l’attention portée au problème des sources sur lesquelles la littérature historique et érudite française construit puis déconstruit l’idée d’empire tartare ; une idée qui, par ailleurs, persiste bien au-delà du xviiie siècle, et que nous retrouvons encore au milieu du xxe siècle, comme en témoigne l’œuvre de René Grousset. Un autre aspect essentiel de cet ouvrage est, par conséquent, l’importance primordiale accordée aux traductions, identifiées à juste titre comme un instrument fondamental de médiation, d’appropriation et d’utilisation des sources, dans lequel les raisons de l’érudition sont liées à celles de la politique et de l’idéologie.

4L’affirmation de l’existence d’un « empire tartare », qui fait l’objet de la première partie du volume, s’est lentement construite à partir des sources médiévales et de récits de voyages produits à l’époque de l’établissement de l’empire mongol, et est liée à l’intérêt pour de possibles projets d’alliance de cet empire avec les états de la chrétienté en opposition aux musulmans. Mais pour les auteurs français qu’étudie M. Chochoy, le terme d’empire tartare qualifie également l’empire de Tamerlan. D’une part, ils en amplifient souvent les traits positifs, à partir principalement de sources persanes et toujours dans une fonction anti-islamique ; d’autre part, ils introduisent le thème de la filiation directe entre les empires gengiskhanide et timouride. Retraçant avec précision et des références d’une grande richesse les différents moments de la présence de l’histoire de Tamerlan dans la culture des xvie et xviie siècles, M. Chochoy identifie dans le Traité des Tartares (1634) de Pierre Bergeron un tournant dans la construction des savoirs sur l’empire tartare. Pleinement conscient de l’importance des nouvelles relations commerciales et politiques avec le monde centrasiatique, Bergeron a produit un recueil des connaissances européennes disponibles sur les Tartares, résultant d’une sélection de plusieurs documents, destiné à constituer une référence incontournable pour longtemps. Au moment de la publication des ouvrages de Bergeron, on peut donc dire que l’idée d’une unité conceptuelle des empires de Gengis khan et de Tamerlan, qui fait des phases gengiskhanide et timouride les moments d’une même identité impériale, s’est imposée dans la culture française ; à ce moment l’empire tartare est placé dans une galerie qui comprend les grands exemples d’autorité souveraine du monde ancien et moderne.

  • 1 En particulier le Ẓafarnāma de Sharaf al-Dīn ʿAlī Yazdī et l’œuvre de Mīrkhwānd, qui est restée lon (...)

5Dans la deuxième partie du volume, l’idée de l’unité d’un « empire tartare » et de la filiation entre les empires de Tamerlan et de Gengis khan est mise à l’épreuve de l’érudition et de la connaissance directe et croissante des sources « orientales » en France. Les développements de l’érudition orientaliste du xviie siècle, notamment les travaux de Vattier, de d’Herbelot, des Pétis de la Croix père et fils et bien d’autres auteurs majeurs et mineurs, sont soigneusement retracés par M. Chochoy qui s’appuie sur les nombreuses études produites sur cette question. Il souligne notamment l’importance de l’érudition sinologique (des Jésuites traduisant les sources chinoises) pour une connaissance plus précise de l’histoire des Tartares. En attirant surtout l’attention sur les objectifs des sources persanes sur l’empire de Tamerlan1 et sur la manière de les traduire et de les adapter à un contexte différent de celui d’origine – emblématique à ce propos est le renversement radical de jugement dans la traduction par Vattier de l’œuvre d’Ibn Arabshah – M. Chochoy met en évidence les liens avec les formes et les objectifs de l’écriture historique française du xviie siècle. Il en résulte, d’une part, une insistance forte sur l’idée d’une continuité de l’autorité impériale dans l’Asie centrale, cohérente avec une idéologie de la souveraineté visant, par le biais de parallèles et de comparaisons, à la glorification du règne de Louis XIV ; d’autre part, l’émergence de fragilités que le développement des recherches sinologiques sur l’histoire des Tartares a surtout mises en valeur, ouvrant le débat sur l’unité du peuple tartare et sur la filiation entre Gengis khan et Tamerlan. Entre le milieu du xviie siècle et le milieu du siècle suivant, l’idée d’empire tartare s’est donc consolidée, mais des fragilités sont également apparues, dues notamment à des contextes de recherche différents – en particulier le milieu des orientalistes parisiens et celui des missionnaires sinologues – qui néanmoins maintinrent entre eux des relations que M. Chochoy met en évidence. En d’autres termes, si l’idée de continuité d’un empire tartare avait pu être confirmée par les sources persanes, cette affirmation ne tenait plus à la lecture des sources chinoises, qui ne mentionnaient pas l’histoire de Tamerlan.

6Dans la seconde moitié du xviiie siècle, traitée dans la troisième partie du livre, les éléments qui vont porter atteinte à l’idée d’un empire tartare mûrissent. La focale sur les biographies et les projets impériaux de Gengis khan et de Tamerlan laisse place à un intérêt majeur pour la dynamique des nations et des peuples. À cet égard le grand érudit orientaliste du xviiie siècle Joseph de Guignes fondera justement son important ouvrage historique sur le rôle fondamental de l’Asie centrale dans l’histoire de l’Orient comme de l’Occident. En même temps, comme le remarque M. Chochoy, ce dernier laissera de nombreuses questions sans réponse, notamment sur la distinction qu’il propose entre Tartares occidentaux et Tartares orientaux. Mais la seconde moitié du xviiie siècle voit aussi la présence significative des Tartares dans la culture historico-philosophique des Lumières. Par un usage sélectif des sources, l’œuvre de Montesquieu entend maintenir l’histoire des Tartares dans le cadre asiatique du despotisme – ce qu’un orientaliste savant comme Anquetil Duperron aurait contesté, en se référant surtout au yāsā (code de lois) de Gengis khan. De même, les écrits de Voltaire représentent les Tartares comme des antagonistes barbares dans le cadre de l’histoire universelle de la civilisation, en accentuant l’opposition entre les empires d’Asie centrale et l’empire d’Alexandre.

7De nouvelles connaissances et de nouvelles méthodes d’investigation ont contribué, dans la seconde moitié du xviiie siècle, à ébranler l’idée de l’existence et de la continuité d’un empire tartare. Les développements du xviiie siècle dans l’étude des « variétés de l’espèce humaine », comme les appelait Buffon, et dans la linguistique, constituent à cet égard des éléments importants qui contribuent progressivement à la déconstruction du concept d’empire tartare. Les idées d’une langue et d’une race tartares ne résistent donc pas aux développements d’enquêtes qui mettent en évidence le contraste entre l’érudition et l’« esprit de système » que Sylvestre de Sacy dénoncera vigoureusement par la suite.

8Le livre de M. Chochoy se termine par une perspective ouverte à d’autres développements. Comme l’auteur le remarque lui-même, tant au niveau de l’extension chronologique, au-delà des frontières du xviiie siècle, qu’au niveau de la circulation des connaissances et des débats, il faudrait également porter le regard sur la construction des savoirs au sujet de l’empire tartare dans d’autres contextes européens, et observer leurs relations, en se référant principalement aux travaux de traduction sur lesquels M. Chochoy attire l’attention à juste titre. L’importance de l’histoire de l’Asie centrale dans le cadre de l’histoire globale dépasse en effet la culture française et concerne d’autres contextes aussi, comme l’ont brillamment montré les recherches de Svetlana Gorshenina, qui a porté une attention particulière aux sources russes. Un autre aspect peut enfin être rappelé en vue de prolonger les recherches sur ce thème, suggéré par ce qu’écrit M. Chochoy à propos de la page de garde de l’édition de 1550 de la Cosmographia universalis de Thomas Münster (p. 83) ou des frontispices des éditions de 1613 et 1625 de Les estats, empires et principautés du monde de Pierre d’Avity (p. 105). Il s’agit de l’iconographie, qui constitue une documentation essentielle pour l’analyse de la formation de représentations et de jugements collectifs, de modèles d’interprétation de la diversité sociale et culturelle, voire de stéréotypes. C’est une suggestion parmi d’autres, que nous offre le volume de M. Chochoy et qui ressort d’une recherche aussi riche que bien structurée sur un sujet complexe.

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Bibliographie

Pocock, J. G. 2005 Barbarism and Religion, vol. 4, Barbarians, Savages and Empire (Cambridge, Cambridge University Press).

Kuhn, T. S. 2008 Les structures des révolutions scientifiques (Paris, Champ Flammarion).

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Notes

1 En particulier le Ẓafarnāma de Sharaf al-Dīn ʿAlī Yazdī et l’œuvre de Mīrkhwānd, qui est restée longtemps le principal point de référence, à travers ses traductions, de l’histoire de Tamerlan dans la culture européenne.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rolando Minuti, « Chochoy Matthieu, De Tamerlan à Gengis Khan. Construction et déconstruction de l’idée d’empire tartare en France du xvie siècle à la fin du xviiie siècle »Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines [En ligne], 55 | 2024, mis en ligne le 19 août 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/emscat/6563 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/126m0

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Auteur

Rolando Minuti

Professeur d'histoire moderne à l’Université de Florence

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Droits d’auteur

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