Je tiens à remercier Svetlana Karmandaeva pour son aide précieuse dans la traduction des textes altaïens en français. Je remercie également Aurélie Névot pour ses (judicieux) commentaires.
- 1 En altaïen, l’adjectif ak signifie « blanc », une couleur à laquelle les idées de « sacré », de « p (...)
- 2 La République de l’Altaï est une entité administrative de la Fédération de Russie créée en 1991 à p (...)
1Dans la République de l’Altaï, une entité administrative de la Fédération de Russie située en Sibérie méridionale, une partie des autochtones altaïens est adepte d’Ak Jaŋ (la « Voie blanche »1), un mouvement religieux local créé au sortir de la période soviétique sur fond d’un millénarisme messianique du début du xxe siècle, nommé « bourkhanisme » dans l’ethnographie russe2. Au moment des équinoxes, périodes qui marquent l’entrée dans la saison chaude et l’entrée dans la saison froide, les membres d’Ak Jaŋ organisent des rituels collectifs (alt. sg. mürgüül), au cours desquels des jeunes filles emploient des tapis de feutre brodés (alt. pl. širdekter) pour transporter de petites figurines sculptées dans du fromage vers les « autels-bûchers » (alt. sg. tagyl) (figs 1 et 2).
Figure 1. Emploi d’un tapis de feutre brodé širdek lors d’un rituel saisonnier collectif mürgüül (Elo, République de l’Altaï, 2014)
© Clément Jacquemoud
Figure 2. Emploi d’un tapis de feutre brodé širdek lors d’un rituel saisonnier collectif mürgüül (Elo, République de l’Altaï, 2014)
© Clément Jacquemoud
- 3 On rapprochera de cette idée de la figuration d’un idéal les portraits posthumes affichés dans les (...)
2Chaque village où sont actifs les membres d’Ak Jaŋ possède son tapis rituel (Arzyutov 2013). Les images brodées représentent une famille d’éleveurs au milieu d’un espace montagneux à la végétation luxuriante et peuplé d’animaux sauvages. Des oiseaux, le soleil et la lune figurent dans le ciel, tandis qu’une rivière coule à proximité de la yourte (fig. 3). Cela fait maintenant longtemps que les Altaïens ne vivent plus dans ce type d’habitation, et l’élevage, s’il ne périclite pas avec l’exode rural, s’est professionnalisé. Au premier abord, le message transmis par les širdekter semble limpide : c’est la représentation d’un Altaï idéal, celui d’un passé révolu, cependant toujours revendiqué3. Mais au-delà de l’image, que signifient ces broderies, quel est leur rôle, et pourquoi figurent-elles sur des tapis employés dans un cadre rituel ? Comment sont-elles données à voir et quel résultat est attendu de leur contemplation ? Par qui et comment sont-elles confectionnées ? Qu’est-ce que leur analyse peut nous apprendre de la relation des humains à l’invisible, entendu dans le sens de « monde des esprits », dans la métaphysique du mouvement religieux Ak Jaŋ, et plus largement dans la République de l’Altaï contemporaine ?
Figure 3. Une adepte d’Ak Jaŋ dévoile un tapis rituel brodé
© page VK Altaj Ak Jaŋ
3Afin de répondre à ces interrogations, il est nécessaire de replacer les tapis brodés dans leur contexte de production et d’emploi. Depuis la fin du siècle dernier, les chercheurs en histoire de l’art ont en effet appelé à renouveler leur approche des images en analysant ces dernières en relation avec le cadre dans lequel elles ont été confectionnées. Ainsi H. Belting déclarait qu’« un travail créateur devient d’autant plus intelligible qu’on le situe dans le contexte de sa fonction […] et dans le cadre de la société dont il symbolise les idéaux et les mentalités » (Chastel et al. 1985, p. 7). En d’autres termes, l’analyse pertinente d’un artefact artistique se doit de ne pas séparer le fond de la forme, ce fond étant entendu comme « la référence au monde, à la réalité » (ibid.).
4Les anthropologues ne peuvent faire l’économie de cette approche contextualisée dans leur étude des iconographies autochtones. En 2003, la revue L’Homme consacrait un volume à la question de l’image. Tandis que B. Prévost allait dans le sens de Belting et nous rappelait que « l’image est une relation » (2003, p. 279), C. Severi retraçait les premiers pas de la « mise en contexte de l’image en tant que véhicule de représentations sociales » par l’historien de l’art A. Warburg (2003, p. 79). L’approche pionnière de ce dernier, nous dit Severi, ouvrait alors « des voies nouvelles à l’étude des contextes de circulation des iconographies et à l’analyse des pratiques sociales, notamment rituelles, qu’elles impliquent » (ibid.). Cet accent sur les pratiques sociales associées à l’iconographie a ultérieurement mené C. Severi à appréhender l’image comme un « artefact mental » (2007, p. 27). Dans ses travaux consacrés à l’anthropologie de la mémoire et de l’imaginaire, l’image répond selon lui à un « univers de discours lui étant propre », elle se fait « support formel du sens » (op. cit., p. 37). On retrouve ici le lien qu’établissait A. Leroi-Gourhan entre langage et graphisme (1964). Pour Severi, l’image en tant que support du sens peut aussi fonctionner de manière métonymique et « excéder ce qu[’elle] donne à voir » (op. cit., p. 41, italiques de l’auteur). Il en va ainsi de différents types de figurations divines néwar, où « le fragment désigne l’ensemble » (Toffin 2009, p. 147), ou encore des portraits gréco-latins : dire que « l’effigie représente son référent peut signifier, juridiquement, qu’elle en conserve les droits, le statut » (Bettini 1992, p. 180, cité par Vert 2003, p. 272). La combinaison de traits hétérogènes dans l’image permet en outre de créer ce que Severi nomme des chimères, soit des « ensembles d’indices visuels où ce qui est donné à voir appelle nécessairement l’interprétation de l’implicite [et] implique nécessairement une articulation particulière entre le visible et l’invisible » (2007, pp. 69-70). Nous faisons face ici à la « dimension performative » de l’image (Dierkens et al. 2010 ; Vert 2003, p. 272), c’est-à-dire à sa capacité à donner accès au monde invisible à travers des choses vues.
5L’articulation entre ce que l’image donne à voir, ce qu’elle donne à penser et ce à quoi elle donne accès, autrement dit sa performativité, se trouve au cœur de notre analyse des broderies rituelles d’Ak Jaŋ. L’hypothèse développée dans cet article suggère que ces broderies figurent par métonymie l’Altaï divinisé par ce mouvement religieux altaïen. L’emploi cérémoniel de ces artefacts de feutre engendre la présence épiphanique de la divinité Altaj Kudaj (le « Dieu Altaï ») lors des rituels. Ce processus de présentification dote les broderies de propriétés apotropaïques à l’endroit des adeptes d’Ak Jaŋ, et plus largement des habitants de la république, voire de l’humanité tout entière. Les tapis brodés, outre donner à voir et à penser, poussent également à agir en incitant les adeptes à adopter une posture militante protectrice à l’égard de l’Altaï. Ce faisant, une dimension politique vient s’ajouter aux fonctions religieuses de ces artefacts.
- 4 VK est un ersatz russe du réseau social étatsunien Facebook.
- 5 Les prénoms ont été changés. Les entretiens avec Elena et Irina ont principalement eu lieu en ligne (...)
6Pour éclairer le rapport complexe que les broderies de feutre permettent d’établir entre les humains et l’invisible, et analyser la logique des relations multiples qu’elles représentent, nous mobilisons ici plusieurs types de données. Tout d’abord, nous nous appuyons sur les observations effectuées lors de notre participation à de nombreux rituels saisonniers dans l’Altaï entre 2010 et 2017 (plus d’une dizaine). Des entretiens menés de manière formelle et informelle avec plusieurs membres d’Ak Jaŋ (une douzaine), et de nombreux non-membres, à la fois sur le terrain, puis à distance via les réseaux sociaux (depuis 2012, sur VK4, Facebook, par téléphone et via Whatsapp, Signal et Telegram), complètent ces données. Enfin, les ressources textuelles (publications d’Ak Jaŋ, et à son sujet) constituent une part essentielle des informations sur lesquelles nous appuyons notre analyse. Il faut dire qu’au sein d’Ak Jaŋ, certaines femmes affirment recevoir des « informations » dans différentes langues de la part des esprits, qu’elles prennent en note puis diffusent dans et par-delà le mouvement religieux. Nous nous sommes entretenu avec trois de ces « médiums » (Valentina, Elena et Irina5), qui caractérisent ces communications avec les esprits de bičikter (alt. « caractères », « lettres », « écritures »). Lorsqu’elles en parlent en russe, elles les nomment « informations » (ru. informacija), « messages » (ru. poslanija), ou encore « dictées célestes » (ru. nebesnye diktovki). Dans un article portant sur la « vie sociale » de ces textes (2014), l’anthropologue russe D. Arzyutov parle d’« épîtres » (autre traduction du terme russe poslanija). Il émet l’hypothèse qu’ils jouent un « rôle missionnaire autochtone » en proposant une « grille du savoir alternatif », tout en s’inscrivant dans le cadre de la construction d’un dialogue avec le pouvoir local. Dans la mesure où les broderies des tapis et les textes transmis par les esprits trouvent leur origine dans une métaphysique commune, nous estimons pour notre part qu’il est nécessaire d’analyser conjointement ces deux types de productions autochtones combinant graphisme et écriture, ce qui n’a pas été effectué jusqu’à présent.
7Précisons d’emblée que les broderies rituelles des villages sont réalisées collectivement d’après les instructions qu’une des femmes « médiums » a reçues de la divinité Altaj Kudaj (Ène Altaj 4, 2014 ; voir texte infra). En outre, Valentina, l’une de nos informatrices adepte d’Ak Jaŋ, confectionne seule de son côté de nombreuses broderies de feutre dont les motifs lui sont également transmis par les esprits, ou lui sont inspirés de sa lecture des textes des autres femmes médiums. Au sein du mouvement religieux, textes et broderies se répondent donc à plusieurs titres, et constituent de multiples configurations de la matérialisation de la parole des esprits. Ils constituent deux types d’objets figuratifs qui donnent à voir et à penser la région montagneuse de l’Altaï et ses habitants autochtones d’une manière inédite. Ils sont aussi bien le résultat de communications avec l’invisible que des moyens rituels d’entrer en relation avec ce dernier. Dans une telle perspective, quel est le lien censé s’établir entre les broderies et le spectateur ? L’essence des broderies ne serait-elle pas d’être le lieu de l’invisible, à l’image d’autres broderies chamaniques de Sibérie (voir l’article d’A. Dalles Maréchal dans ce numéro), mais aussi des icônes orthodoxes qui sont le lieu de la présence du divin, ou des représentations de Bouddha, censées manifester ce dernier ? Le cas échéant, comment se déroule le processus de présentification, terme entendu ici dans le sens d’avènement du divin, d’épiphanie de la divinité ?
- 6 Je paraphrase Virginie Vaté dans la formulation de cette question (communication personnelle).
8Répondre à ces interrogations revient à mettre en lumière les savoirs, les techniques et les acteurs impliqués dans la fabrication et la circulation de ces objets figuratifs. Cela nous permettra de souligner les significations culturelles qui leur sont attachées. S’interroger sur le passage de l’écrit au figuratif revient également à décrypter les étapes de la « chaîne opératoire » de la confection des broderies (Leroi-Gourhan 1965), ainsi qu’à déterminer le rapport qui s’établit entre les femmes médiums, les brodeuses et l’invisible. Dans le but d’analyser ce cycle de production, nous préciserons en premier lieu les contours du mouvement religieux Ak Jaŋ, et établirons un tour d’horizon de sa métaphysique. Ensuite, nous examinerons comment les femmes médiums reçoivent des « informations » de la part des entités spirituelles, comment se manifestent ces capacités de réception et d’écriture et ce qu’elles ont induit dans leur vie, autrement dit, dans quelle mesure les esprits fournissent aux femmes médiums les mots, et éventuellement les images, qui permettent à leur vie de changer dans le sens qu’elles espèrent6. Ces femmes s’affirment-elles, élaborent-elles une « sorte de conversion à soi » telle que l’on peut la rencontrer dans les mondes chinois (Baptandier 2003, § 2) ou indien (Carrin 1997) ? Enfin, en dernier lieu, nous analyserons la manière dont les tapis brodés sont, tels certains écrits, susceptibles « d’agir sur les humains autant que ces derniers agissent sur eux » (Hugh-Jones & Diemberger 2012, § 8). L’analyse des propriétés apotropaïques des broderies et de leur capacité de présentification, permettra de montrer comment ces objets participent de la construction ritualisée d’une représentation de l’Altaï en tant que monde idéal et creuset autochtone. Ce faisant, elles contribuent à singulariser l’identité altaïenne parmi les groupes ethniques turcophones de Sibérie méridionale.
9Nous procéderons en mettant en regard les broderies des tapis rituels širdekter avec certaines autres confectionnées par notre informatrice principale Valentina. En effet, les motifs se répondent, et les textes qu’elle-même a « reçus » et qui accompagnent ses broderies éclairent notre lecture des figurations de manière générale. Avant de débuter notre étude, il nous faut préciser que si l’écrit occupe une place importante dans notre analyse, retracer son histoire dans l’Altaï et son rôle au sein d’Ak Jaŋ n’est pas le sujet de cet article, et fait l’objet de recherches annexes.
- 7 Cevel (1966, p. 110, cité par Delaplace 2009, p. 188) donne comme traduction de burhan : « Toute fo (...)
- 8 Une distinction approchante est également présente chez les Darhad de Mongolie où, dans un contexte (...)
10Ak Jaŋ place ses pratiques dans la continuité d’un mouvement religieux autochtone du début du xxe siècle, également nommé Ak Jaŋ, mais caractérisé de « bourkhanisme » dans l’ethnographie russe. La dénomination académique de ce millénarisme messianique initial provient de la divinité nouvellement vénérée (Ak) Burhan. Étymologiquement, le terme burhan signifie « divinité, représentation, support de divinité ou Bouddha » en mongol (Krader 1956, p. 283 ; Lessing 1960, p. 139 ; Mostaert [1941] 1968, p. 98 ; Znamenski 2005, p. 37)7. Sa caractérisation de « blanc » (alt. ak) sous-entend sa pureté et son côté positif. Le terme « bourkhanisme » n’était toutefois pas (et n’est toujours que très rarement) employé par les autochtones de l’Altaï, qui qualifiaient quant à eux leur mouvement d’Ak Jaŋ, la « Voie blanche/pure ». On trouvait aussi la dénomination d’Ak Süt Jaŋ (la « voie/manière de faire blanche lactée »), du fait de l’emploi de produits tirés du lait, donc « purs », et du refus des sacrifices sanglants. Les pratiques au sein de l’Ak Jaŋ « originel » se plaçaient ainsi en contrepoint des pratiques chamaniques (caractérisées de Kara Jaŋ, la « voie/manière de faire noire », du fait du rapport des chamanes avec les « choses noires » kara neme, c’est-à-dire les entités spirituelles considérées comme néfastes) et du bouddhisme tibéto-mongol (nommé Sary Jaŋ, la « voie/manière de faire jaune », du nom de la couleur des bonnets des lamas)8. Ce mouvement religieux originel s’est également opposé au processus d’évangélisation des missionnaires orthodoxes et à la colonisation de l’Altaï par les Russes.
- 9 Notons que des attentes messianiques du même ordre se rencontrent un peu partout à peu près à la mê (...)
11L’analyse des rituels de ce mouvement historique a néanmoins pu mettre en évidence le dialogue qui s’est instauré entre les divers courants religieux présents dans la région à cette époque (chamanisme, christianisme orthodoxe et bouddhisme) : une tendance au monothéisme s’est faite jour, un clergé a été mis en place avec à sa tête des « prêtres » chargés du bon déroulement du culte (les « messagers », alt. pl. jarlykčylar), de nombreux éléments provenant du bouddhisme ont été intégrés et ont pris un sens nouveau (objets et textes rituels), et les savoir-faire rituels ont été réinterprétés (Jacquemoud 2019). À titre d’exemple, il est possible de citer le culte des divinités chamaniques Ülgen et T’ajyk, de (Ak) Burhan (le « Burhan blanc/pur ») venu du bouddhisme et d’Üč-Kurbustan (« Trois Kurbustan ») venu du mazdéisme (Danilin 1993, pp. 153-155). Avant l’avènement de l’Ak Jaŋ originel, cette dernière divinité n’était présente que dans les épopées, et elle n’était pas honorée dans l’Altaï. Souvent présentée comme une déformation de la variante (h)ormuzd d’Ahura Mazda, passée des Sogdiens aux Altaïens via les Ouïghours et les Mongols avant le xve siècle, l’entité se retrouve sur le devant de la scène au début du xxe siècle et devient bénéfique dans le cadre de l’Ak Jaŋ historique. Pour ses adeptes, elle désigne le ciel divinisé au même titre que Tngri (le « Ciel » des Mongols) autrefois. Sa figure tripartite manifestée par le préfixe üč (« trois ») a pu être favorisée par le bouddhisme, et/ou renforcée par le christianisme et sa conception de la Trinité (Jacquemoud & Borjon-Privé 2018, pp. 214-217). Son introduction dans les prières des adeptes (alt. pl. alkyštar) témoigne également de l’intérêt porté par le mouvement au passé mythique des habitants de l’Altaï véhiculé par les textes épiques, et de la nostalgie des grands empires turcs médiévaux. La vénération d’Ojrot-han, l’« envoyé du Burhan blanc », qui personnifie l’Empire oïrate (ou dzoungare) et combine les figures des khans Amursana et Šunu, réfère à l’époque où les habitants de l’Altaï vivaient sous l’autorité de ces Altyn-khans (« khans d’or »), descendants de Gengis-Khan promis à revenir (Mamet 1994, p. 10 ; Znamenski 2014). La venue du « messie » Ojrot-han corrobore la nostalgie de cet « âge d’or » et souligne la dimension libératrice du mouvement religieux9.
- 10 Notons que le terme altaj en altaïen sert aujourd’hui à désigner aussi bien la région qui porte ce (...)
12L’Ak Jaŋ historique a également consolidé le sentiment d’unité ethnique qui émergeait alors chez les autochtones. En effet, sous la pression des colons et des missionnaires, les éleveurs de l’Altaï se sont réfugiés toujours plus profondément dans les montagnes et ont délaissé l’identification selon l’appartenance clanique (Šerstova 1996 et 2010). Une transformation de la vision du monde a accompagné cette évolution sociale. L’espace géographique réduit où résidaient alors les autochtones a été pensé comme un refuge et a pris le nom global d’Altaï (qui ne désignait auparavant que le territoire clanique). Ses habitants sont devenus les Altaj Kiži, les « Gens de l’Altaï »10. Les différents esprits-maîtres des lieux (alt. pl. èèziler) qui parsemaient le territoire autochtone, l’entité vénérée des Turcs anciens Jer-Suu (alt. la « Terre-Eau ») et le Ciel divinisé des peuples nomades d’Asie centrale, ont fusionné en une seule entité, Altajdyn Èèzi, « l’esprit-maître de l’Altaï » (Tjuhteneva 2009, pp. 100-138). Ces jalons ont permis la création du peuple altaïen durant la période soviétique (Šerstova 2010 ; Znamenski 1999 et 2005).
- 11 La vallée du village de Karakol (district d’Ongudaj) est considérée comme l’un des berceaux de l’Ak (...)
13Avec le retour du religieux qui caractérise la société postsoviétique, la République de l’Altaï compose désormais une mosaïque de mouvements religieux en concurrence les uns avec les autres (christianismes orthodoxe et évangélique, bouddhisme tibéto-mongol, néo-chamanismes, New Age, etc.). Chacun tente d’attirer vers lui le plus grand nombre de fidèles. Le mouvement Ak Jaŋ est principalement actif chez l’ethnie majoritaire des Altaj Kiži, et fonctionne en réseau dans une trentaine de villages des districts d’Ongudaj et d’Ust’-Kan (au centre de la république). Placé sous l’autorité d’un leader unique (Vasilij Bagyrovič Čekurašev, plus familièrement nommé Bagyryč), il est officiellement enregistré auprès des autorités de la Fédération de Russie sous le nom de « Groupe d’initiative de [la vallée de] Karakol »11. Les adeptes affirment remettre au goût du jour les représentations et les pratiques de l’Ak Jaŋ originel :
Altaj Ak Jaŋ est l’antique foi de nos ancêtres, la foi de la vénération de la nature, du respect de ses lois. […] Nous sommes les premiers qui avons voué un culte à la nature […]. (entretien avec Valentina, Elo, le 6 juillet 2014)
Il nous a été donné de conserver notre croyance [ru. vera] Ak Jaŋ. […] Ak Jaŋ est une croyance, pas une religion. Une religion est un système avec un prophète. Nous n’avons ni idoles, ni statuettes, ni temple, ni église. (entretien avec plusieurs membres d’Ak Jaŋ, Elo, le 9 juillet 2014)
- 12 Concernant l’étymologie du terme kudaj, nous renvoyons à Jacquemoud & Borjon-Privé 2018.
14Les diverses publications du mouvement religieux contemporain (la revue Ène Altaj, les journaux Amadu Altaj et Agaru Altaj), ainsi que les blogs et pages personnelles VK des adeptes, véhiculent souvent de semblables affirmations, tout comme la métaphysique d’Ak Jaŋ. Si les attentes messianiques ont disparu, l’accent mis sur la préservation écologique de l’Altaï et son appréhension comme un archipel qui résistera aux cataclysmes qui attendent l’humanité peuvent être conçus comme une persistance du caractère millénariste de l’Ak Jaŋ historique. Les entités vénérées diffèrent peu, mais une tendance au monothéisme transparaît dans la cosmologie. La figure d’Altaj Kudaj (le « Dieu Altaï ») est en effet prépondérante, fusionnant souvent avec celles d’Üč-Kurbustan et d’Ak Burhan/Byrkan. Altaj Kudaj est la principale entité « signataire » des messages transmis aux femmes médiums, le titre du recueil Altaj Kudajdyŋ Bičikteri « Les écritures d’Altaj Kudaj » (Ojnotkinova et al. 2012) étant éloquent. Le terme Kudaj proviendrait du persan hôda ~ hudāy signifiant « divinité ». Il a été massivement employé au cours du xixe siècle dans l’Altaï par les missionnaires orthodoxes russes pour désigner le dieu chrétien12. De nos jours, il est ajouté en tant qu’épithète aux noms d’autres entités afin de souligner leur suprématie. Notons que l’entité suprême d’Ak Jaŋ Altaj Kudaj apparaît parfois sous la dénomination « Altaj(dyn) Èèzi Ak Burkan/Byrkan » (« Esprit-maître de l’Altaï Burkan/Byrkan Blanc »).
- 13 Il est important de souligner que l’organisation bouddhique présente de nos jours dans la Républiqu (...)
15Les rituels saisonniers auxquels nous avons assisté ressemblent fortement aux cérémonies d’autrefois telles que les a décrites l’ethnographe soviétique A. G. Danilin dans son ouvrage sur le bourkhanisme originel (1993). Ces cérémonies s’inscrivaient elles-mêmes dans la continuité des rituels claniques des peuples d’éleveurs de l’Asie septentrionale, lesquels étaient destinés à attirer la bienveillance des esprits pour la saison à venir (cf. Jacquemoud 2015 et 2017). Les membres contemporains d’Ak Jaŋ sont toutefois attentifs à ne pas se présenter comme « bourkhanistes » : dans leur croisade contre le bouddhisme, ils affirment que le terme « Byrkan vient de byrkyryp “faire des aspersions”, pas du tout de Burhan [sous-entendu “Bouddha”]. Ce sont les bouddhistes qui jouent sur les mots ! » (entretien avec plusieurs membres d’Ak Jaŋ, Elo, le 9 juillet 2014)13. Ils veillent également à ne pas traduire le nom de leur mouvement par « foi blanche » (ru. belaja vera), une dénomination courante que l’on rencontre dans les guides touristiques russes sur l’Altaï (cf. Judin 2004, p. 65). Le leader Bagyryč leur a en effet prescrit d’employer uniquement « Ak Jaŋ », dont ils expliqueront ensuite le sens par des périphrases. Ainsi, lorsqu’on leur pose la question de la « religion » qu’ils pratiquent et professent, les adeptes répondent : « c’est Ak Jaŋ, la vénération de la nature » (entretien avec plusieurs membres d’Ak Jaŋ, Elo, le 9 juillet 2014). Une brochure intitulée « Ak Jaŋ n’est pas une religion » était d’ailleurs disponible sur le compte VK du mouvement (clôt depuis lors). Lors de nos entretiens, Valentina s’est reprise plusieurs fois à ce sujet, ce qui l’a amenée à s’expliquer. Ce refus de la traduction russe souligne la volonté des adeptes de se réapproprier les discours au sujet de leurs pratiques religieuses, et pour accentuer cette reprise en main, ils parlent désormais d’Altaj (Jaŋ) Ak Jaŋ.
- 14 Sur ce thème, on pourra se référer, entre autres, aux articles de V. Gazizova (2018), C. Humphrey ( (...)
16Il faut noter que les membres d’Ak Jaŋ agissent aujourd’hui sous la menace de poursuites et d’interdictions, en raison de la dimension politique de certaines de leurs activités. Plusieurs d’entre eux ont déjà été condamnés pour des faits qualifiés d’« extrémistes » (accusations d’actes de vandalisme à l’encontre de croix chrétiennes et de stupas bouddhiques, publications de textes considérés comme xénophobes), et une décision du Ministère de la Justice du 11 décembre 2018 a contraint Ak Jaŋ à la dissolution et à l’arrêt de ses activités (GAI 22 février 2019). Il est important de souligner également qu’Ak Jaŋ se place dans le cadre d’une tendance plus générale en Fédération de Russie depuis les années 2010, qui est celle d’un retour du religieux autochtone aux traits ésotériques et écologiques, et ce notamment au sein des entités administratives à forte composante ethnique14. Ces mouvements peuvent être en lien les uns avec les autres, ce dont témoigne la reprise du nom Ak Jaŋ par un courant religieux de même facture en Bouriatie (Oblast d’Irkoutsk), et à la rencontre duquel se sont rendus les membres du mouvement altaïen (entretien avec Valentina réalisé par téléphone le 5 novembre 2021 ; dans la presse, la « secte Ak Jaŋ » a été présentée comme l’initiatrice de ce mouvement bouriate, cf. GAI 31 octobre 2017).
- 15 L’imprécision est généralement de mise. On ne sait jamais vraiment ce qui a été vu, bien que les at (...)
17Les capacités médiumniques des femmes, la broderie sur des tapis de feutre et la sculpture de figurines de fromage ne sont pas des pratiques totalement nouvelles au sein d’Ak Jaŋ. En effet, dans le cadre du mouvement religieux originel, des tapis de feutre blanc et des figurines de farine d’orge étaient employés par les messagers jarlykčy lors des rituels saisonniers. Mais les femmes étaient généralement exclues de tout rôle religieux, alors qu’elles sont aujourd’hui invitées à développer la compétence à recevoir des « informations » de la part des esprits et à prendre la parole lors des rituels collectifs. Ainsi, D. Arzyutov indiquait au sujet de son informatrice Al’bina Vasil’evna qu’elle avait « commencé à recevoir des épîtres […] tout de suite après le premier mürgüül (rituel collectif) » (2014, § 34). Au cours d’une réunion du mouvement, à laquelle nous avons assisté, les adeptes racontaient qu’une jeune fille avait vu des entités spirituelles durant le mürgüül qui venait d’avoir lieu15. Ils affirmaient également que le leader du mouvement s’en était aperçu, alors qu’il participait à ce même rituel, mais dans un autre village. En ce qui la concerne, la brodeuse Valentina nous confiait :
Simplement c’est après un rituel de vénération de la nature mürgüül, vois-tu, [que] ça m’est venu. Ça m’est venu. Je vois des images qu’il faut créer [broder]. (entretien téléphonique avec Valentina le 5 novembre 2021)
- 16 Le channeling (ang.) est généralement défini comme un procédé de communication entre un être humain (...)
- 17 C. Guillaume-Pey fait référence à de nombreux exemples d’invention d’une nouvelle écriture rituelle (...)
18La technique employée pour recevoir les « informations » des esprits, textes ou images, ne porte pas spécifiquement de nom en altaïen. Les adeptes se contentent de dire : Men Kudajdyŋ bičigin alyp turum (« je reçois des écritures de Kudaj », Irina, via Whatsapp le 4 août 2022). Le processus semble toutefois relever de ce que l’on nomme généralement « écriture automatique », « écriture inspirée », ou channeling16. Cette technique, dont nous ne savons pas si elle est d’origine autochtone ou si elle a été véhiculée par la culture New Age russe des années 1990 (voir plus bas), a été abondamment utilisée par les surréalistes et les spiritistes, mais aussi depuis au moins le xie siècle dans le monde chinois (Goossaert 2015). Elle consiste à laisser les mots prendre forme d’eux-mêmes sur le papier, sans forcer l’inspiration. La démarche est parfois présentée comme involontaire, ce qui mène souvent à la justifier comme étant l’expression d’entités surnaturelles à travers l’individu. Ce dernier devient alors « médium », l’intermédiaire de la parole des esprits. Ainsi, Valentina nous confiait : « Cette main-là me brûle, et je ne peux pas dormir jusqu’au matin, je dois le faire et c’est tout » (Elo, entretien du 6 juillet 2014). Plus tard, elle ajoutait : « [c’est comme si] quelqu’un dirigeait ma main » (entretien réalisé par téléphone le 5 novembre 2021). L’informatrice de D. Arzyutov Al’bina Vasil’evna lui affirmait : « Une épître c’est une lettre divine. […] Cela vient dans la tête. Tu commences comme ça à parler. Comme si tu te parlais à toi-même. Ça vient à n’importe quel moment, n’importe quel jour, n’importe quelle minute. […] Depuis 2001 je crois. Cela m’arrive parfois en russe, parfois en altaïen. Là tu ne changes pas les mots, ce ne sont pas tes mots que tu écris. Tu écris comme cela arrive, même si tu ne comprends pas ce que tu écris » (2014, § 33). Notons par rapport à cette dernière affirmation que les médiums ne sont pas toujours en capacité d’interpréter les informations des entités dont ils ou elles se font le relais. À ce titre, on se reportera au journal Ène Altaj 5 dans lequel il apparaît qu’une femme a « reçu des informations » sous la forme d’une nouvelle écriture, que les autres adeptes qualifient d’« incompréhensible pour le moment » (2014, p. 11)17.
- 18 Il se dit dans les pays d’Asie centrale que dans le cas où le chanteur raccourcirait le conte, l’es (...)
19Le processus de perte de contrôle sur son propre corps lié à la capacité médiumnique n’est nouveau ni au sein du bourkhanisme, ni dans le contexte médiumnique en général (cf. Berthier [Baptandier] 1988, pp. 275-280 ; Baptandier 2003 ; Carrin 1997, chap. III ; Fathi 2004 ; Ferreux 2001 ; Goossaert 2015 ; Névot 2017, p. 202). Dans ses archives portant sur le bourkhanisme originel dans les années 1920-1930, l’ethnographe russe A. G. Danilin présente le cas d’une femme recevant des textes de chants au cours de son sommeil : « Un autre chevalier [des poésies épiques] est venu la voir en rêve [ru. vo sne] (quand elle était “sans conscience” [ru. bez uma]) ; c’est pour cela qu’elle connaît d’autres chants […] » (Majdurova & Tadina 1994, p. 125). Autrefois les chamanes (alt. pl. kamdar) incarnaient la voix des esprits dans leurs rituels (Dyrenkova 1949, p. 146), une pratique aujourd’hui surtout répandue en Mongolie (observations des rituels d’un chamane mongol réalisées en Altaï russe le 21 juin 2011 et le 21 juin 2012 ; Merli 2010). Il est également dit de certains chanteurs d’épopées de l’Asie centrale qu’ils sont « pris dans la récitation ». Cela signifie que c’est l’esprit du chant qui leur donne le conte et s’exprime à travers leur bouche. Ils ne peuvent alors stopper leur récitation, et les y obliger peut entraîner leur décès18.
20Nous estimons pour notre part que la pratique médiumnique contemporaine au sein d’Ak Jaŋ peut être liée à la redécouverte à la fin de la période soviétique des écrits du couple de « théosophes » russes formé par le peintre mystique Nicolas Roerich et son épouse Elena. En effet, l’entité Urusvati figure souvent parmi les signataires des écrits d’A. A. Tundinova, l’une des premières médiums altaïennes à avoir publié les informations qu’elle recevait (2001). Urusvati (en sanskrit « Lumière de l’Étoile du matin ») était le nom donné à E. Roerich par les entités spirituelles (les Mahatma, ou « grandes âmes » en sanskrit) avec lesquelles elle était en contact. Guidés par ces dernières, les Roerich sont passés par l’Altaï en 1926, en quête du Shambhala, le royaume mythique du bouddhisme tibétain, qu’ils avaient assimilé au Belovod’e, le légendaire « Pays des Eaux Blanches » des vieux-croyants orthodoxes, ainsi qu’à la prophétie bourkhaniste dont ils avaient eu vent (Savelli 2019, pp. 154-157). Depuis les années 1980, leurs écrits nimbent d’une aura mystérieuse la République de l’Altaï, et des milliers d’adeptes du tourisme ésotérique y affluent chaque année. Nous y reviendrons.
21Notre informatrice Valentina précise que les « informations » concernant les broderies lui parviennent, comme aux autres femmes médiums, généralement au moment de la lune montante (alt. ajdyn janyzy, litt. « nouvelle lune ») (entretien réalisé par téléphone le 5 novembre 2021). Dans les représentations altaïennes, la période de lune montante est considérée comme faste, c’est celle durant laquelle il est possible de « solliciter la grâce (ru. blagodat’) » des entités spirituelles (Tjuhteneva 2009, p. 77). Au contraire, en période de lune descendante (alt. ajdyn èskizi, litt. « vieillissement de la lune »), les esprits néfastes sont dits pulluler (alt. kara neme kyjmyraar, « les choses noires grouillent ») (op. cit.). C’est le moment où les chamanes, ces tenants de la « foi noire », sont dits mener leurs rituels.
22Comme l’a également remarqué D. Arzyutov (2014), les femmes médiums consignent d’abord les textes sur des feuilles volantes ou dans des cahiers qu’elles conservent précieusement chez elles (observation réalisée chez Valentina le 6 juillet 2014). Puis, après en avoir sélectionné certains avec les autres membres d’Ak Jaŋ, elles les publient dans les journaux édités par le mouvement religieux (Amadu Altaj, Ène Altaj), ou dans des ouvrages qu’elles auto-éditent (Tundinova 2001 ; Ojnotkinova et al. 2012). Elles mettent aussi les textes en ligne sur internet, dans des blogs ou sur les réseaux sociaux Facebook, Instagram et VK. Ces textes peuvent être classés dans diverses catégories en fonction de leur contenu et de leur style (pamphlet politique, représentation métaphysique, mais plus généralement louanges à l’Altaï). La langue employée détermine aussi le public auquel ils sont adressés (en altaïen pour les autochtones, « en russe pour l’humanité », cf. Arzyutov 2014, § 30). Dans la mesure où la plupart de ces textes prend la forme des incantations rituelles de bénédiction (alt. pl. alkyštar), ils sont parfois prononcés lors des cérémonies saisonnières collectives (observation d’un rituel saisonnier d’Ak Jaŋ réalisée le 7 mai 2014 ; Arzyutov 2014, § 47).
23Au sein d’une société altaïenne encore fortement patriarcale, les femmes médiums vivent généralement en milieu rural où elles occupent des emplois dans l’administration (enseignante, bibliothécaire, secrétaire…). Bien qu’elles pourvoient ainsi aux besoins de leur famille de manière plus régulière que leurs conjoints, elles disposent rarement d’un pouvoir de décision. Devenir médium leur permet de s’émanciper et d’exercer une forme de mainmise sur le religieux dont la manipulation, avant la période soviétique, était en principe réservée aux hommes. En tant qu’intermédiaires des esprits dont les « informations » vont servir de fondements aux représentations d’Ak Jaŋ, les femmes médiums peuvent être caractérisées de « prophétesses scripturaires », au sens où l’entend J.-L. Amselle (2001 ; voir aussi Guillaume-Pey 2016 et 2018). À ce titre, nous découvrons ici le paradoxe régnant au sein du mouvement religieux, où les spécialistes rituels masculins sont qualifiés de « messagers » (alt. pl. jarlykčylar), alors que ces femmes sont de facto les vecteurs de la parole des esprits. L’étude du rôle religieux des femmes reste à approfondir, mais il est d’ores et déjà possible d’affirmer que l’individualité dont les médiums font preuve se manifeste sur plusieurs plans. Leur quête de reconnaissance personnelle est décelable à travers les recueils de textes inspirés dont certaines d’entre elles financent personnellement l’édition (Tundinova 2001 ; Ojnotkinova et al. 2012), et par les prix et distinctions qu’elles reçoivent lors de concours de création littéraire. Ainsi, en se faisant les relais des messages des esprits, ces femmes exercent une influence sur leur vie en tant qu’« actants indirects », selon une expression formulée par V. Vaté pour caractériser les femmes tchouktches converties au pentecôtisme : les esprits leur fournissent les mots qui permettent à leur vie de changer dans le sens qu’elles espèrent. L’écho s’en fait dans leurs familles où ce sont bien souvent elles les « éléments moteur du changement » (en cas de conversion notamment). Cette volonté de changement, d’émancipation et cette quête de soi rapprochent sensiblement les médiums d’Ak Jaŋ des autres femmes médiums de façon générale (Baptandier 2003 ; Carrin 1997), mais aussi des femmes d’aujourd’hui converties au christianisme évangélique (Csordas 2002 ; Fer & Malogne-Fer 2015 ; Jacquemoud 2021). Il arrive aussi que les informations des esprits prennent corps dans des images. Ici intervient la pratique de Valentina de broder des figurations sur des tapis de feutre.
- 19 Valentina nous a montré les diplômes d’honneur (ru. gramota) qu’elle a reçus. Notons que le process (...)
24Valentina se démarque des autres femmes actives au sein d’Ak Jaŋ. Éleveuse de mouton retraitée, elle confectionne en grande quantité des broderies sur des tapis de feutre. « Je suis vraisemblablement la seule à faire cela » nous a-t-elle affirmé lors d’un entretien par téléphone (5 novembre 2021). Effectivement, Valentina semble l’unique adepte du mouvement à confectionner de tels artefacts. Elle les produit seule chez elle, à la différence des tapis rituels širdekter qui, nous l’avons vu, doivent être réalisés collectivement par les disciples féminines d’un même village. À la question de savoir dans quelle mesure la broderie a changé sa vie, Valentina retrace le parcours qui l’a menée vers la reconnaissance de son talent à la fois dans, et hors du mouvement religieux. Elle raconte avoir tout d’abord reçu l’instruction de la part des membres du mouvement de confectionner le tapis rituel širdek de son village (Elo, district d’Ongudaj) moins de 2 jours avant la cérémonie saisonnière : « Je n’avais jamais vu de ma vie un širdek. Je ne savais pas du tout ce que c’était » (entretien téléphonique le 5 novembre 2021). Elle a ainsi appris très rapidement et de manière autodidacte les techniques de travail du feutre et de la broderie, un processus qui rappelle le développement de capacités médiumniques par les femmes évoqué plus haut. Valentina déclare par ailleurs avoir récemment participé à la confection de tapis rituels dans plusieurs autres villages que le sien, afin de transmettre aux adeptes féminines d’Ak Jaŋ ces mêmes techniques. Au-delà de la légitimation de son travail au sein du mouvement religieux, Valentina a également vu ses qualités de brodeuse reconnues dans le cadre de divers concours d’artisanat (« je suis allée au Baïkal, j’ai traversé la république [de l’Altaï], j’ai reçu des grands prix de confection, des prix spéciaux […] »)19.
25En outre, les broderies de Valentina ressemblent fort à celles des tapis rituels širdekter. Elles font alors écho aux représentations d’Ak Jaŋ, plus précisément aux images évoquées dans les textes transmis par les entités spirituelles aux femmes médiums : « En fonction des “dictées” des autres femmes, je peux créer les images », nous disait Valentina (entretien téléphonique le 5 novembre 2021). Nous faisons donc face ici à deux processus successifs : le premier est la mise à l’écrit des informations reçues par les femmes médiums, le second consiste à leur mise en image sur des broderies par Valentina. Cette seconde étape peut être rapprochée de la lecture des saintes écritures, qui rend présente et connecte à la parole divine en produisant des images mentales de l’invisible (Grabar 1992, in Cohen 2017, § 5). Comme le dit J.-C. Schmitt, « le mot « image » concerne aussi le domaine de l’immatériel, et plus précisément de l’imagination. Point n’est besoin de voir la représentation matérielle d’une ville pour l’imaginer » (2002, p. 22). Nous reviendrons plus loin sur les implications de ce processus.
26En 2014, Valentina nous avait affirmé qu’elle aussi recevait des « informations » de la part des esprits (« [je reçois] ou des images en premier, ou des informations »). À ce titre, la signification de certaines broderies confectionnées à la suite de communications de l’« invisible » lui échappait parfois complètement : « J’ai fait des broderies, et moi-même je ne comprends pas ce que je fais ». Elle nous disait, au sujet d’un tapis de feutre sur lequel elle avait appliqué des morceaux de cuir : « Ce sont peut-être des énigmes, ou des informations, peut-être cela vient-il par le cuir, mais je ne sais pas moi-même ce que je fais ». Nous retrouvons ici le cas évoqué précédemment de certains médiums n’ayant pas la capacité de déchiffrer les écrits qu’ils ou elles ont reçus.
27Mais Valentina minimise aujourd’hui son lien avec l’invisible : « je ne sais pas » répond-elle désormais à la question de savoir si elle est toujours en lien avec des entités ; « c’est avec le cœur [ru. serdcem] qu’il faut comprendre, penser spirituellement, grandir, se perfectionner » (entretien téléphonique le 5 novembre 2021). Elle ajoute toutefois : « Quand tu travailles le feutre, le résultat que tu obtiens est différent de ce que tu veux faire. [C’est comme si] quelqu’un dirigeait ma main » (idem). L’affirmation d’une absence de contrôle sur sa pratique, réitérée par Valentina d’un entretien à l’autre, nous indique que son activité de brodeuse se situe, dans une certaine mesure, dans la lignée du procédé médiumnique d’écriture automatique.
28D’ailleurs selon elle, les tapis de feutre font office de moyens de communication avec l’invisible : « Des informations sont transmises via le feutre » nous affirmait-elle en 2014 (entretien avec Valentina, Elo, le 6 juillet 2014). Selon l’anthropologue russe D. Doronin, certains tapis employés par les chamanes altaïens fonctionnent comme des « portails » laissant aller et venir les entités spirituelles (2012, pp. 154-155). Ailleurs dans le monde sibérien, les broderies sont en rapport avec les pratiques chamaniques et ont une fonction apotropaïque (voir l’article d’Anne Dalles Maréchal dans ce numéro). Avant d’aborder la fonction des tapis rituels širdekter, le type d’informations et la manière dont ils les transmettent, voyons tout d’abord comment ils sont confectionnés.
29La confection des tapis brodés demande à la fois du temps et la maîtrise de techniques propres au travail du feutre. Ce matériau traditionnel des peuples de l’Asie centrale est fabriqué à partir de laine de mouton. On a retrouvé de nombreux artefacts de feutre dans des kourganes (tumuli funéraires) datant de l’époque scythe (il y a de cela 2500 ans) (Polos’mak & Barkova 2005).
- 20 Notons que de nombreuses autres « matières premières » produites en République de l’Altaï sont « ex (...)
30Une industrie de traitement de la laine (nettoyage, teinte, filage…) et de production de feutre a été mise en place dans la République de l’Altaï durant la période soviétique. Après la chute de l’URSS, la concurrence internationale, et surtout les prix pratiqués par les producteurs de laine en masse que sont les républiques centrasiatiques et la Mongolie voisine, ont rendu ce travail économiquement peu rentable. L’industrie de cette matière, entravée par son coût trop élevé, a donc localement périclité, malgré quelques tentatives pour la maintenir à flot. Il est quoi qu’il en soit toujours nécessaire de tondre les moutons au printemps. La laine brute est alors vendue à bas prix à des industriels russes qui s’en serviront pour produire bottes de feutre (ru. valenki), matelas et couvertures, etc.20
- 21 Des affirmations que contredit sa participation à la confection des tapis rituels d’autres villages (...)
31En Altaï, les brodeuses d’Ak Jaŋ et autres productrices locales d’artisanat de feutre n’ont donc pas de problème pour se procurer une matière première de qualité car, selon Valentina, « de la laine nous en avons à foison dans l’Altaï, personne ne l’achète ». Mais si cette matière ne manque certes pas, sa transformation en feutre demeure quant à elle longue et fastidieuse. Il faut tout d’abord la peigner et la nettoyer soigneusement des impuretés végétales qui y sont prises (« carder » la laine), puis la tremper longuement, la presser tout en la remouillant régulièrement et en la roulant pour que les poils s’agglomèrent. Ce travail, pénible, est agressif pour la peau et les articulations des mains qui sont longuement plongées dans l’eau de source très froide (ou a contrario dans l’eau bouillante). Cette activité est traditionnellement dévolue aux femmes, raison pour laquelle Valentina n’hésitait pas à me dire que « toute femme en Altaï est capable de travailler le feutre », et qu’elle-même n’avait eu à apprendre cette technique de personne21.
- 22 Le fait que ce soit un homme aveugle qui se charge du cardage de la laine questionne la place assig (...)
- 23 Plusieurs tapisseries de feutre ont été commandées par les musées de Russie pour accompagner leurs (...)
- 24 J’englobe sous ce terme les différentes manifestations organisées dans les régions de Russie mettan (...)
32L’une des productrices locales d’artisanat nous a dit se fournir en laine « cardée » auprès un vieil homme aveugle du village d’Ongudaj22. Les quelques femmes spécialisées dans la production d’objets de feutre dans la République de l’Altaï confectionnent principalement des tapisseries ainsi que des bibelots destinés aux échoppes de souvenirs. Les tapis muraux, dont le coût est élevé, sont le fruit de commandes de particuliers et reprennent souvent des motifs tirés des artefacts découverts dans les kourganes scythes23. Ces femmes artisanes exposent aussi régulièrement leur production lors de festivals « ethniques »24.
- 25 Le détail d’un processus comparable chez les Kazakhs de Mongolie est disponible dans Portisch 2013.
33Dans le cadre d’Ak Jaŋ, les tapis rituels širdekter sont majoritairement constitués de pièces de tissu (jamais de cuir) cousues sur un à-plat de feutre (on trouve rarement des empiècements insérés dans le feutre, à la manière de la technique dite « piécée » du patchwork, car cela demande davantage de découpes et de couture de précision25). Comme précédemment évoqué, la confection de ces tapis est issue de la collaboration de plusieurs femmes dans les villages, une démarche qui rappelle le processus communautaire de fabrication des attributs du chamane autrefois. En effet, le costume, le tambour et le battoir de ce dernier devaient être élaborés par tous les habitants de l’ajyl (alt. le campement de yourtes) selon les directives de son esprit auxiliaire : les hommes chassaient tout d’abord les animaux dont la peau servirait pour le manteau et la membrane du tambour. Puis les femmes tannaient les peaux et cousaient entre eux les différents éléments du costume, cette « seconde peau » (Beffa & Delaby 1999, p. 57) ou « deuxième corps métaphysique du chamane » (Lambert 2003, pp. 244-245). Enfin, le costume était enrichi de multiples colifichets (bandelettes et tortillons de tissu et de cuir, sonnailles et autres oripeaux de métal) avant d’être finalement consacré au cours d’une importante séance chamanique. À partir de ce moment, il était interdit aux profanes de toucher le manteau (Anohin 1924, p. 36 ; Potapov 1991, pp. 206-207).
- 26 Il faut mentionner ici que selon D. Arzyutov (2013, p. 112), ces femmes sont généralement les épous (...)
34Quant aux femmes investies dans la fabrication des tapis, elles ne doivent cesser de formuler des paroles de bénédiction (alt. pl. alkyštar) ou de chanter (alt. t’aŋar) le temps du processus. Autrefois adressés aux esprits maîtres des lieux (alt. èè) et aux divinités, les prières alkyštar sont, depuis l’avènement de l’Ak Jaŋ originel, destinées aux divinités de ce mouvement religieux et à l’Altaï. L’opération de confection des tapis, tout comme celle des attributs chamaniques, peut donc être perçue comme un temps rituel au cours duquel le contact avec les entités spirituelles s’établit. Par ailleurs, elle contribue à la renégociation des dynamiques et des relations sociales. Effectivement, en adhérant aux préceptes d’Ak Jaŋ, les officiantes se voient souvent coupées de leur réseau de parenté originel, du fait de la considération de leur communauté rituelle comme une « secte » par une bonne partie des habitants de la république, une perception d’ailleurs abondamment reprise par la presse locale et corroborée par les condamnations dont les membres d’Ak Jaŋ font l’objet. L’acte de confection contribue à les inscrire dans leur nouveau groupe relationnel26. Ce réseau de socialité se voit en outre régulièrement réactualisé, lors des réunions des adeptes ainsi qu’au cours des rituels saisonniers collectifs. Ce processus de renégociation des relations sociales n’est pas sans rappeler celui vécu par les convertis au christianisme évangélique, qui doivent souvent couper les ponts avec leur parentèle, et pour lesquels les frères et sœurs en Christ forment une nouvelle famille.
35Selon Arzyutov (2013, p. 113), les tapis rituels širdekter circulent ensuite au sein des familles d’adeptes d’un même village, et sont conservés à l’abri des regards dans des coffres ou des armoires. D’après Valentina, ces artefacts demeurent chez les « messagers » jarlykčylar, et ils ne sont dévoilés qu’au moment des rituels saisonniers. Cette manière de procéder confère aux tapis brodés une forme de sacralité qui rappelle non seulement l’attitude des femmes médiums à l’égard de leurs carnets de textes, mais aussi les prescriptions relatives aux attributs du chamane, qui ne devaient en aucun cas être touchés par les profanes. Valentina nous confirme ce fait : « les tapis rituels širdekter peuvent perdre leur force divine, leur énergie » (entretien via Whatsapp le 04 août 2022). C’est qu’au même titre que toute chose dans le monde environnant, le feutre est « vivant » (ru. živoj vojlok) et transmet des informations (entretien à Elo le 6 juillet 2014). En continuité avec cette vision des tapis, D. Arzyutov indique qu’ils ne doivent jamais être lavés, au risque de « perdre ce qu’ils contiennent » (op. cit.). Ainsi, tout comme les artefacts chamaniques, les broderies possèdent une dimension médiatrice ambivalente : les toucher revient à entrer en communication avec l’entité qu’elles figurent, et ce contact peut se révéler aussi bénéfique que néfaste.
- 27 C’est là le signe de la présence d’un foyer allumé à l’intérieur de l’habitation, et cela sous-ente (...)
36Les tapis rituels širdekter des villages sont reproduits dans les brochures Ène Altaj publiées par Ak Jaŋ. Les images brodées dévoilent un couple d’éleveurs Altaïens (parfois avec ses deux enfants) au cœur de montagnes fleuries et boisées. Une rivière coule devant la yourte, du sommet de laquelle s’échappe un filet de fumée27. Des oiseaux s’envolent vers le ciel où se trouvent également représentés le soleil, la lune et les étoiles. Des animaux sauvages peuplent la montagne, tandis que des chevaux sont attachés à un poteau devant l’habitation (figs 4 à 6).
Figure 4. Exemple de tapis rituel širdekter (Village d’Altygy-Taldu)
© Ène Altaj 2
Figure 5. Exemple de tapis rituel širdekter (Village de Jabagan Bažy)
© Ène Altaj 6
Figure 6. Exemple de tapis rituel širdekter (Village d’Elo, 2014)
© Clément Jacquemoud
37Les images brodées sur les tapis rituels širdekter des villages sont élaborées selon des instructions formulées dans un « message » reçu par la médium A. V. Tokoekova en septembre 2001 (c’est-à-dire peu de temps après la création d’Ak Jaŋ, cf. Ojnotkinova et al. 2012, pp. 78-79). Ce texte, qui inspirera les broderies ultérieures, est reproduit dans le numéro 4 de la brochure Ène Altaj (2014), aux côtés de la photographie du širdek du village de Boočy :
- 28 Le composé Kök Ajas signifie littéralement « Bleu Clair ». C’est une autre dénomination de l’entit (...)
- 29 Le terme èdeg fait référence à l’ourlet inférieur d’un vêtement (ru. podol). Il se rencontre fréque (...)
- 30 L’expression « Baš bolzyn », systématiquement formulée en conclusion des « informations » des femme (...)
- 31 Littéralement : « vanité ».
Širdektiŋ kemi kandyj bolory
Kižiniŋ bojynda
Jaan da bolzyn
Kičinek de bolzyn
Onyzy Jajaanga tüp le tüŋej
Tört toluk la bolzyn
Aktu küünneŋ le bolzyn
Amadap ètken le bolzyn
Ak sanaanaŋ la bolzyn
Anaŋ artygy kerek jok
Kižineŋ
Kičinek te bolzo
Jaan da bolzo
Jarymdaj da bolzo
Jajaan tüŋej le kemjiir
Kilemjini
Kemge da artyk berbes
Kemge de as berbes
Ončogorgo tüŋej berer
Onyŋ učun ončo nemeni
Aktu küünigerdeŋ
Küčeer jetkenče
Èdiger
Èki sanaa sananbagar
Èdip jadala
Meniji artyk dep sananzaar
Jastyra bolor
Kuru kalas bolor
Kičinek te bolzo, je bojoordoŋ
Köksöördöŋ, jüregeerdeŋ
Kudaj körüp süünzin,
Süüngenineŋ yjlazyn
Karykkanynaŋ èmes,
Kunukkanynaŋ èmes –
Kudajdyŋ aldynda širdekte
Kuštar èmdi juralzyn
Kurt-koŋystar bolbozyn
Kuu-juldama turbazyn
Kožo kiži juralzyn
Kolynda kabajlu bolzyn
Koštojynda ottu bolzyn
Kožoŋdožyp turzyn kuškaštar
Korkyrap aksyn suučaktar
Kök ajasta28 bijikte
Körünip turzyn jyldystar
Jaŋys èmes èžerlü
Jalaŋda jürzin mal-ažy
Jajkanyp turzyn ölöŋi
Jajylyp turzyn èdegi29
Baj-Tuunyŋ
Baš bolzyn. Božogon.
Baš bolzyn. Baš bolzyn30.
A. V. Tokoekova 8 septembre 2001 (Ène Altaj 4, 2014, p. 4)
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Comment doit être le tapis širdek
[Comme le] veut la personne
Puisse-t-il être [de] grand[e] [taille]
Puisse-t-il être [de] petit[e] [taille]
C’est égal pour le Créateur
Puisse-t-il posséder 4 angles
Qu’il [procède] d’une volonté pure
Et de l’intention de faire
Avec des pensées pures
Il n’y a pas besoin de mieux
Pour la personne
Qu’il soit petit
Qu’il soit grand
Qu’il soit d’une demi-taille
Peu importe le créateur donne la taille
Et le sentiment de la mesure
Il ne donne rien de superflu à personne
Il ne donne pas trop peu à personne
Il donne à chacun la même chose
C’est pourquoi tous
D’une volonté pure
Et tant les forces vous suffisent
Faites
Ne séparez pas vos pensées
Tandis que vous le faites
Si vous pensez « le mien est le meilleur »
Cela ne sera pas juste
Ce sera vide et fait en vain
Et même s’il est petit, il est de vous
De votre poitrine, de votre cœur
Voyant cela Kudaj [Dieu], qu’il se réjouisse
De sa joie, qu’il pleure
Et non de souffrance,
Non pas d’un sentiment de tristesse
Que sur ce tapis devant Kudaj
Soient dessinés des oiseaux
Que ne figurent pas des vers-insectes
Afin qu’il n’y ait pas d’agitation31
Qu’aussi une personne y soit dessinée
Qu’un berceau soit dans la main
Qu’il y ait un feu à proximité
Que les oiseaux chantent
Que les sources jaillissent en chantant
Que dans le suprême Univers
Soient visibles les étoiles
Par paires et non uniques
Que dans les prés paisse le bétail
Que l’herbe soit bercée
Que s’ouvre le piémont
De la montagne sacrée
Je vous en conjure. Terminé.
Je vous en conjure (x2).
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- 32 La remarque de D. Arzyutov (2013, p. 123) selon laquelle les femmes sont autorisées à ajouter quelq (...)
38Si au premier abord, une grande liberté semble de mise dans la confection des tapis rituels širdekter, l’usage du subjonctif à valeur injonctive et le fait que « le créateur donne la taille » restreint rapidement cette autonomie. Les instructions se font d’ailleurs de plus en plus précises, avec l’obligation de faire figurer toute une série d’éléments sur la broderie. Notons que la plupart d’entre eux (astres, montagnes, ciel, arc-en-ciel, arbres, personnages, montures, oiseaux…) figure également sur les anciens tambours chamaniques des groupes autochtones sud-sibériens (Anohin 1924 ; Diószegi & Lot-Falck 1973 ; Dyrenkova 1949 ; Potapov 1949). Seuls les animaux chtoniens (grenouille, serpent, monstres…) ne sont pas représentés, ce qui correspond à la fois à l’injonction du texte que « ne figurent pas de vers-insectes », qui sont assimilés à ces « choses noires qui grouillent », ainsi qu’au rejet du chamanisme par l’Ak Jaŋ originel. La présence de ces éléments considérés comme « impurs » décevrait Kudaj (« Dieu »), qui « pleurerait de souffrance ». La comparaison entre les tapis brodés et les tambours chamaniques restant à approfondir, nous suggérons pour clore cette parenthèse que l’irruption des tapis brodés au sein d’Ak Jaŋ peut être liée à celle des tambours de tissu dans le chamanisme altaïen, objets que nous avons décrits ailleurs (Jacquemoud 2015)32.
39Dans la mesure où les broderies des tapis rituels širdekter transcrivent le message de Kudaj, lui-même préalablement transcrit par la médium Tokoekova, le lien entre les textes et les broderies est très clair. Ce rapport ténu entre les figurations et l’invisible nous permet de suggérer que les broderies contribuent à présentifier la divinité Altaj Kudaj au cours des rituels.
40D. Arzyutov (2013) estime que les éléments des broderies figurent l’esthétique d’une hétérotopie, au sens proposé par M. Foucault de « lieux réels, [de] lieux effectifs, [de] lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés » ([1984] 2004, p. 15). Les broderies représenteraient alors un monde idéal que les adeptes d’Ak Jaŋ tenteraient de recréer au quotidien. Nous pensons pour notre part qu’il faut regarder ces productions artisanales comme des artefacts destinés à rendre présent dans le monde des humains l’être supramondain qu’est le Dieu Altaï.
41Dans leur introduction d’un volume consacré aux images visionnaires, Dupuis & Canna considèrent que « le processus de figuration, bien plus qu’une simple “mise en support”, consiste le plus souvent en un acte d’engendrement d’existants par lequel les mondes partagés sont constamment recomposés » (2018, § 8). Valentina raconte que les personnes qui posaient leur main sur ses broderies en « ressentaient l’énergie » et formulaient un souhait et des paroles de bénédiction à l’Altaï (entretien téléphonique le 5 novembre 2021). Cette assertion révèle que ses broderies sont des objets médiateurs capables de mettre en relation avec l’invisible, autant que le sont les tapis širdekter. En tant que tels, ces deux types d’artefacts peuvent être conjointement comparés aux icônes orthodoxes et à la statuaire bouddhique, qui font advenir la divinité lors du rituel de consécration ou d’animation. Ce rapprochement s’effectue sur plusieurs plans. Tout d’abord, sur le plan de leur matérialité, les images brodées et les icônes orthodoxes doivent toutes deux être confectionnées en communion avec l’invisible : au cours d’une prière perpétuelle pour l’icône, accompagnée de chants pour les tapis rituels širdekter. En outre, Valentina affirme avoir reçu des images directement de la part des esprits. Cet acte métaphysique, ainsi que l’absence de contrôle de ses gestes lors de la confection (« je ne sais pas moi-même ce que je fais » ; « [c’est comme si] quelqu’un dirigeait ma main »), suggèrent que ses broderies sont des sortes d’images acheiropoïètes, à l’instar de certaines icônes, ou encore des tableaux talismaniques des chamanes bimo Yi-Sani analysés par A. Névot (2021), c’est-à-dire qu’elles ne seraient pas façonnées d’une main humaine.
42Pour C. Akiko-Brisset, les peintures sur les rouleaux servant de support à la parole sacrée de Bouddha indiquent que ceux qui liront les rouleaux bénéficieront de cet enseignement et atteindront la Délivrance (2008, p. 118). C’est là la « fonction performative » des images. Selon Wirth (2010, p. 132), la production, la manipulation ou la modification d’une image, participent de cette « performativité ». C’est un « acte iconique, par analogie avec l’acte de parole », c’est-à-dire que l’image agit autant sur le spectateur que ce dernier peut agir sur elle et ce qu’elle représente. Nous avons vu que les tapis širdekter et les broderies de Valentina fonctionnent de telle manière : ils sont la représentation de la divinité autant que de sa parole, et leur observation, leur manipulation a pour but d’agir sur elle. À ce titre, ils peuvent aussi être perçus comme des formes d’appropriation de la divinité, comme le sont les lettres reçues par les Sora analysées par C. Guillaume-Pey (2018, §. 16), ou leurs peintures murales, qui leur permettent de « contraindre les dieux » (2019).
- 33 Je reprends ici la traduction de la formule qu’en a donné G. Delaplace (2009, p. 301).
43Sur le plan de l’intelligible, les broderies, tout comme les icônes ou les statues de Bouddha, dépassent également le lien créé entre la représentation et le spectateur : leur essence à chacune étant d’être le lieu de la présence du divin, c’est ce dernier qu’elles connectent avec le spectateur. À l’exemple du kolossos grec, qui permettait de manifester aux yeux des vivants la présence « insolite et ambiguë » d’un mort dont le corps n’avait pas été retrouvé (Vernant [1965] 2007, p. 535), ou de l’agalma, elles sont des « palliatifs de l’invisibilité […] donnant prise aux gestes par lesquels le rituel confère leurs honneurs aux dieux » (Dugast et al. 2021, p. 9). Ajoutons que dans le cas d’une photographie, l’observateur se voit tout autant observé par l’objet. La formule de R. Empson au sujet de l’esthétique mongole du portrait est à cet égard éloquente : « ce qui fait qu’une image est “bonne” à regarder est qu’elle vous regarde » (2007, p. 122)33. Les personnages figurés sur les broderies, faisant face au spectateur, jouent ce rôle d’une présence contemplative interne à l’objet, par essence « bon à regarder » (même si les tapis sont conservés à l’abri des regards des profanes). Dans le cadre des cérémonies saisonnières collectives, les sculptures de fromage déposées sur les tapis font sortir ces personnages de l’image, les dotent d’un corps matériel. Ce procédé renforce selon nous le processus de présentification de la divinité représentée sur les broderies, à savoir le territoire altaïen divinisé, ou Altaj Kudaj.
- 34 Une fois placées sur les bûchers, les sculptures de fromage reçoivent les offrandes qui y sont dépo (...)
44Notons que selon les membres d’Ak Jaŋ, la divinité peut s’incarner en toute chose (animal, individu, objet), et plus particulièrement lors des rituels. La récitation des messages transmis par Altaj Kudaj dans ces instants-là, provoque non seulement des émotions, mais réactualise aussi sa présence : c’est comme si la divinité s’exprimait directement par la bouche des médiums et transmettait à nouveau ses informations. La récitation de textes double ainsi les effigies matérielles, broderies et sculptures34. Dans sa nouvelle façon d’être, la broderie se voit à nouveau démultipliée, en ce qu’elle représente l’espace environnant : quel que soit l’endroit où porte le regard, c’est l’Altaï qui est vu, c’est la divinité elle-même. Qui plus est, le feutre employé pour confectionner les tapis est de provenance locale. En nous inspirant du fait que le bois des statues de Bouddha, « au même titre que toute chose du monde phénoménal, […] n’est autre que le corps d’essence du Bouddha » (Frank 1986, p. 222, cité par Vidal 2018, note 10), nous pourrions affirmer que les tapis constituent eux aussi le corps d’Altaj Kudaj. Même si le divin n’est présent que sur une seule broderie par village, il est en revanche rendu omniprésent dans le cadre du rituel. On assiste là à une forme de mise en abîme provoquée par les images brodées, laquelle se voit renforcée par la figuration du site cultuel mürgüül sur certaines d'entre elles (voir supra fig. 4). L’image, miroir de l’acte rituel en cours d’exécution, accentue la présentification de la divinité Altaj Kudaj. Cette performativité des broderies leur permet d’agir également comme des talismans protecteurs.
45Dans le contexte chinois, des éléments similaires à ceux présents sur les broderies d’Ak Jaŋ (astres, animaux, personnages) trouvent leur place sur des tableaux conçus par des chamanes que B. Baptandier-Berthier (1994), et A. Névot après elle (2021), qualifient de « talismaniques ». Ces tableaux, périodiquement réactualisés, figurent des idéogrammes ou les esprits chamaniques censés protéger la maisonnée. Nous avons évoqué en introduction que la représentation permet la conservation du statut de son référent, à l’instar des portraits qui sont des substituts de la personne et servent à la penser. Le portrait du Roi par exemple, devant lequel on ne paraît pas la tête couverte, ou auquel on ne tourne pas le dos, figure son pouvoir (Marin 2005 ; Quellet 2017). Les tapis de feutre brodés širdekter, en représentant l’entité Altaj Kudaj, seraient alors dotés des propriétés de cette dernière, et parmi celles-ci la protection du territoire de la République de l’Altaï et de ses habitants. L’assimilation des caractéristiques du référent à son effigie s’intensifie au cours des rituels saisonniers collectifs, au moyen du processus de présentification. Concourant à l’obtention de la bienveillance d’Altaj Kudaj, les tapis brodés sont les pièces maîtresses de cérémonies dont ils garantissent l’efficacité. Ils se révèlent à ce titre des artefacts protecteurs.
46Dans les prières bourkhanistes du début du xxe siècle, l’Altaï est souvent comparé à une forteresse (alt. šibe) (Ekeev & Majdurova 2014, pp. 214-225). Dans un message publié en altaïen et en russe sur le réseau social VK (ci-dessous), notre informatrice Valentina réactualise cette représentation du territoire. Le fait que le message et sa traduction entourent la photographie d’une broderie de Valentina semblable à celles des tapis rituels širdekter (fig. 7) nous invite encore davantage à identifier les tapis brodés à de puissants talismans.
Figure 7. Broderie sans titre
© Valentina
Texte original en altaïen :
Üč Kurbustan Kudaj, Altajdyn Èèzi Ak Byrkan Kudaj, menin alakanymda senin byrkyp jajagan jürümin Ajlu Kündü Kök Ajastyn aldynda arčyn jyttu, agaš taštu, aŋ kuštu bajlu yjyk tuularys, aržan kutuk, agyn suularys, Jer Ène, Jer Ènenin ölön čečegi, bu men kiži, menin baldarym, üzülbes tügenbes jürümim, menin ajyl jurttym, ot očogym, Ot Ènem, azyragan malym. Bis sege bažyryp, bagynyp jadys. Biske jürüm, özüm ber. Sen bar, bis bar. Baš bolzyn. Baš bolzyn. (page personnelle VK de Valentina, le 28 mai2020)
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Traduction en russe :
Sozdatel’ Vselennoj Vsevyšnij Tvorec Uč Kurbustan Kudaj i Altajdyn Èèzi Ak Byrkan Kudaj – zdes’ sotvorennaja toboj pod Sinej Večnost’ju, Solncem i Lunoj žizn’ – svjaščennye gory Altaja, služaščie nam krepost’ju i zaščitoj, vody, bez kotoroj net žizni na Zemle, lesa i rastenija, proizrastajuščie na Materi Zemle, vsjakaja živnost’, imejuščie pravo na suščestvovanie, i ja, čelovek, i moi deti, moe buduščee, kotorym dal Razum, čtoby ètim Razumom my beregli sotvorennoe toboj. Sohrani nas, daj nam žizn’. Pust’ budut pravit’ nami zakony prirody! Baš bolzyn. Baš bolzyn.
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Proposition de traduction :
Üč Kurbustan Kudaj, Altajdyn Èèzi Ak Byrkan Kudaj, dans ma paume la vie que tu as façonnée avec la Lune et le Soleil sous le Ciel Clair aux senteurs de genévrier, avec la nature (litt. « arbre pierre »), avec les animaux (litt. « gibier oiseau »), les montagnes sacrées fermées, les sources pures sacrées, les rivières qui coulent, la Terre Mère, les herbes les fleurs de la Terre Mère, me voici, humain(e), mes enfants, la vie qui [jamais] ne prend fin, ma maison, mon foyer, Mère Feu, mes animaux domestiques que je nourris. Nous te vénérons, nous nous associons. Donne-nous vie et croissance. Tu es, nous sommes. Je vous en conjure. Je vous en conjure.
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Proposition de traduction :
Créateur de l’Univers Créateur Suprême Üč Kurbustan Kudaj et Altajdyn Èèzi Ak Byrkan Kudaj – ici la vie créée par toi sous l’Éternel Bleu, le Soleil et la Lune – les montagnes sacrées de l’Altaï, nous servant de forteresse et de protection, les eaux, sans lesquelles il n’y aurait de vie sur la Terre, les forêts et les plantes, croissant sur la Terre Mère, toute vie, ayant le droit d’exister, et moi, l’humain(e), et mes enfants, mon futur, que nous a donné la Raison, afin que par cette Raison nous prenions soin de ta création. Protège-nous, donne-nous la vie. Que nous soyons régis par les lois de la nature ! Je vous en conjure. Je vous en conjure.
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- 35 Selon C. Humphrey, le terme razum, difficilement traduisible, propre au contexte russe et en lien a (...)
47Si l’emploi de termes comme la « raison » (ru. razum)35 ou la « terre-mère » témoigne de la pénétration des concepts du New Age au sein d’Ak Jaŋ, d’autres éléments mentionnés dans ce texte (astres, montagnes, sources, personnages, animaux) permettent de le rapprocher du message de Kudaj dévoilant ses instructions pour la confection des tapis rituels. L’emploi du tutoiement dans l’adresse aux entités Üč Kurbustan Kudaj et Altajdyn Èèzi Ak Byrkan Kudaj, créatrices de cette « vie idéalisée » sur les broderies (« la vie que tu as façonnée » ; « la vie créée par toi »), mène à les fusionner. Le fait qu’elles soient citées en amorce, l’expression conclusive baš bolzyn (« je vous en conjure », non traduite dans le texte russe), les césures marquées par les virgules sous-entendant un caractère versifié et spontané, nous conduisent à associer ce texte à un message transmis dans un cadre médiumnique, voire à une incantation de bénédiction (alt. alkyš) destinée à être récitée lors des rituels. Cette représentation transforme le texte en une prière talismanique de protection à laquelle les tapis brodés font écho.
48En Fédération de Russie, l’idée selon laquelle l’Altaï est un territoire à l’écosystème et aux traditions préservés, isolé géographiquement, est fréquemment répandue. La méconnaissance de la réalité contemporaine de la région fait que les touristes russes sont généralement étonnés d’apprendre qu’il existe une « République de l’Altaï » indépendante de son voisin fédéral le Kraï (ru. « Territoire ») de l’Altaï. Par ailleurs, les touristes sont souvent invités à effectuer un rituel de purification et d’adresse à l’endroit de l’Altaï avant de franchir la frontière qui sépare la république du kraï (observation réalisée le 4 juillet 2015). En ce sens, la divinité Altaj Kudaj se voit associée au territoire administratif de la république, « confinée » à l’intérieur de limites arbitrairement fixées par le pouvoir fédéral (dans la continuité du régime soviétique). Cette perception nouvelle va de pair avec la représentation de l’Altaï dans les rituels d’Ak Jaŋ : les bûchers figurent des sommets montagneux situés à l’intérieur ou sur le pourtour du territoire administratif de la république. Les figurines de fromage, les tapis brodés et les sites cultuels dans les villages participent alors d’une mise en abîme de cet espace tout entier divinisé (D. Arzyutov parle à juste titre de « poupées russes », cf. 2013). Mais il faut surtout signaler que pour les adeptes d’Ak Jaŋ, l’Altaï n’est plus simplement le territoire montagneux où ils résident, ni une simple portion du territoire de la Russie, il doit se comprendre au sein de l’univers tout entier, puisqu’il est une émanation terrestre du Créateur Suprême. Ainsi, ils affirment :
L’Altaï est lié au cosmos. C’est la zone terrestre qui permet de dire aux autres formes de vie dans l’univers que tout va bien sur la planète. Les rituels et les autels du culte sont des instruments de communication, et si jamais la liaison est coupée, l’équilibre est rompu (ru. narušaetsja balans), et ce sera la fin du monde. […] Dans le cosmos, notre planète doit survivre. Il y a une guerre des étoiles, des bactéries, et notre atmosphère nous en protège. Si nous ne sommes plus protégés, « ça » peut arriver sur Terre et apporter autant de bien que de mal. […] Quand nous disons « Altaï », nous avons dans l’idée « toute la Terre », le « Dieu de la Terre ». […] Même les Russes demanderont bientôt aux Altaïens de participer aux rituels. (entretien avec plusieurs membres d’Ak Jaŋ le 9 juillet 2014)
- 36 Dans une perspective qui fait largement appel au scientisme hérité de la période soviétique, d’autr (...)
- 37 Les décisions politiques locales sont orientées de manière à faire du tourisme la première ressourc (...)
- 38 J’emploie ici le terme avec le sens que lui donne R. Hamayon (1990).
49L’Altaï divinisé est ici doté d’une dimension universelle, il devient une sorte de « connecteur » avec des forces extraterrestres36. Appelé à jouer un rôle face aux catastrophes attendues du monde contemporain (changement climatique, montée des eaux, guerres, famines…), il prend une importance décisive pour la planète toute entière. Ce n’est plus seulement sa nature protectrice de « forteresse » qui est mise en valeur, mais son caractère de divinité protectrice de la Terre tout entière. Ce rôle nouveau dévolu au territoire divinisé, présentifié dans le cadre rituel à travers les tapis brodés et évoqué dans les textes des femmes médiums, reconfigure donc la place de l’Altaï sur la Terre, la place de cette dernière dans l’Univers mais aussi, et surtout, le rôle et la responsabilité des adeptes du mouvement religieux. Cela se comprend dans le contexte actuel de forte russification, de développement du tourisme de masse et de privatisation anarchique du foncier dans la République de l’Altaï37. Dans un sens, cette situation donne raison à la vision des adeptes d’Ak Jaŋ : les individus fuient la pollution des métropoles de Russie pour se réfugier dans les montagnes préservées (pour certains, c’est par la même occasion atteindre le but d’une quête spirituelle New Age ou néo-chamanique : ils se rapprochent au plus près des esprits de la « surnature »38). La situation se révèle donc de ce point de vue comparable à celle du début du xxe siècle, lorsque la colonisation russe donna lieu à l’émergence de l’Ak Jaŋ historique. Dès lors, cette représentation nouvelle de l’Altaï en tant que divinité circonscrite à un territoire administratif se double d’un corollaire politique, et fonctionne comme la réponse d’une population locale rurale démunie face aux intentions de Moscou. La divinité du territoire Altaj Kudaj vénérée par les adeptes d’Ak Jaŋ, avec laquelle les broderies permettent d’entrer en relation, lance donc des appels à dépasser la temporalité des décisions gouvernementales, et impose sa représentation du territoire altaïen, et de la vie en général. En ce sens, les informations qu’elle transmet jouent un « rôle missionnaire indigène », déjà remarqué par D. Arzyutov (2014). La dimension politique de cette vision du monde se voit par ailleurs confirmée par les décisions de justice précédemment évoquées concernant Ak Jaŋ.
50Si Ak Jaŋ donne la part la plus voyante aux hommes dans ses rituels, la part féminine du culte est toutefois primordiale, et indispensable. C’est en effet au moyen des écrits des femmes et de leurs broderies que les représentations de ce mouvement spirituel prennent forme et sont diffusées, mais surtout, que les esprits agissent. Les compétences et les savoirs que mobilisent les femmes pour la confection de ces artefacts sont multiples : ces dernières puisent aussi bien dans les traditions locales altaïennes que dans l’héritage de la période soviétique, les spiritualités contemporaines ou encore la maîtrise des technologies de l’information et de la communication (pour la mise en ligne des textes qu’elles reçoivent sur les réseaux sociaux et dans les blogs). À la manière des icônes qui figurent notamment l’image de dieu fait homme, les tapis brodés figurent l’image du territoire fait dieu et, toujours au même titre qu’elles, ils possèdent une dimension technique, artistique et théologique. Une dimension agalmatique vient s’y ajouter, donnant corps à la divinité Altaj Kudaj qui y est représentée. Cette forme de présentification ainsi que les modalités de sens particulières proposées par les images matérielles et celles suscitées par les textes d’Ak Jaŋ, permettent d’entrevoir les tapis comme des talismans protecteurs du territoire divinisé, malgré l’ambivalence qui leur est attachée.
51Issus de messages transmis par plusieurs types d’esprits et divinités aux femmes médiums via l’écriture automatique, les textes et les broderies relient et figurent un invisible inédit, tout en donnant vie à un courant de pensée et à des pratiques novatrices. Ils concourent à faire de l’invisible donné à penser et à voir le résultat d’enjeux dépassant de beaucoup la simple question religieuse. Celle-ci s’entrelace en effet aux revendications identitaires, patrimoniales et politiques. De la feuille volante accueillant les messages au tapis brodé talismanique, en passant par la publication numérique et les figurines de fromage, les supports du croire d’Ak Jaŋ sont donc autant d’éléments de relation avec l’invisible avec lequel ils établissent « des possibilités de communication et d’action » (Stolow 2012, § 26) dans le médiumnisme local, et sollicitent de manière audacieuse les sens pour garantir à ceux qui les manipulent une expérience religieuse singulière.