1Les Nanaï appartiennent au groupe de populations toungouses, localisées sur les bords du fleuve Amour et de ses affluents, de part et d’autre de la frontière entre la Chine, où elle compte quelques 5 000 personnes (appelées « Hezhe »), et la Russie, avec environ 12 000 individus. Ils vivent majoritairement de la pêche, et leur société était anciennement structurée en clans patrilinéaires et virilocaux (Lévi-Strauss 1967 ; Šternberg 1999). Les Nanaï sont connus dans l’ethnographie (principalement russe) comme une population chamaniste, dont les rites funéraires avaient pour particularité de s’étaler sur plusieurs années. À la suite des diverses vagues de répressions religieuses imposées par le régime soviétique dès la fin des années 1930, les formes les plus visibles du chamanisme nanaï, à savoir les rites de mariage et de funérailles, se sont radicalement transformés. Les mariages se font désormais à la russe (à la mairie puis au restaurant, en tenue occidentale de mariage) et les funérailles s’aménagent localement en fonction des villages (Dalles Maréchal 2020).
- 1 Trois de ces villages, Najhin, Sikachi Alyan et Kondon, sont majoritairement peuplés de Nanaï (entr (...)
- 2 J’ai également observé le travail de trois brodeuses hezhe (les Nanaï de Chine), qui avaient toutes (...)
2Ces rites n’ont pas perdu leur intérêt analytique pour autant et c’est le rôle des femmes brodeuses qui va nous intéresser ici tout particulièrement. De nombreux ethnographes ont loué la richesse et la diversité de la culture nanaï et de ses broderies (Ivanov 1954, 1963 ; Mel’nikova 2005 ; Okladnikov 1981 ; Šternberg 1933, entre autres), permettant une identification des motifs de façon à souligner la dimension sémiotique de la broderie nanaï en tant que système de signes symboliques. Néanmoins, peu d’entre eux se sont intéressés à la praticienne derrière l’ouvrage. Souvent, la broderie est mentionnée de façon anecdotique dans les descriptions des rites, ce qui ne permet pas au lecteur de comprendre l’utilisation complète qui en est faite. Par exemple, Šternberg (1933), Lopatin (1960) ou encore Šimkevič (1896) mentionnent que les femmes plaçaient des morceaux de tissus brodés sur la tête du défunt dans son cercueil. Qui brodait ces tissus ? Quels motifs y étaient associés ? Dans cet article, je propose de tenter de combler cette lacune analytique de façon diachronique combinant l’étude de rites révolus et celle des pratiques des brodeuses d’aujourd’hui. C’est grâce à l’observation de pratiques contemporaines que des éléments de réponse peuvent être apportés : de nos jours, les broderies confectionnées pour être déposées dans le cercueil contiennent des indications pour aider le défunt à trouver le monde des morts, ce qui donne un nouvel éclairage sur le rôle que tenait la brodeuse dans la circulation des âmes avant que les chamanes ne disparaissent. Ce travail s’appuie donc à la fois sur l’ethnographie russe depuis la seconde moitié du xixe siècle et sur mes données de terrain, recueillies entre 2011 et 2015 dans quatre villages et trois grandes villes du district de Khabarovsk1. Ces informations ont été recueillies par observation participante, grâce à des entretiens formels et informels auprès de dix brodeuses nanaï. Six d’entre elles étaient à la retraite et quatre étaient encore en activité ; ces dernières avaient entre vingt et cinquante ans2.
- 3 Je remercie Aurélie Névot et les relecteurs.rices anonymes sollicité.es par EMSCAT pour leur aide p (...)
3Dans cet article3, je propose plus particulièrement d’analyser les processus de fabrication des broderies afin d’accéder à leur sens symbolique pour les Nanaï. C’est à travers le concept de « chaîne opératoire » (Lemonnier 1992, 2004 ; Leroi-Gourhan 1971, 1973) que j’appréhende la broderie, en donnant de l’importance à sa conception et à sa fabrication en amont, et à son utilisation en aval. Avec cette notion, la fabrication des broderies peut être perçue comme partie d’un tout culturel propre à l’objet. En effet, la « chaîne opératoire » est « un outil d’observation, de description et d’analyse des processus techniques » (Balfet 1991, p. 11), qui s’attache à tenter d’établir les bornes d’une technique dans une « chaîne » continue : de la conception à l’utilisation. Les broderies portent en elles la place de la brodeuse, ses connaissances préalables, la transmission de ces savoir-faire, la technique de fabrication, la matière, ou encore l’utilisation symbolique, stylistique et pragmatique de l’œuvre. En ce sens, les rites, les vêtements et la technicienne ne sont pas des éléments disparates de la société nanaï, mais marquent les étapes de la « chaîne opératoire » des broderies.
- 4 Il existe néanmoins des spécialistes comparables aux chamanes chez les Nanaï. Ils se différencient (...)
- 5 Chez les Nanaï, il existe une ambiguïté sous-jacente entre esprit et âme de mort. La différence ent (...)
4Le rôle des brodeuses est d’autant plus important que, d’après les Nanaï, les derniers chamanes « traditionnels » nanaï sont morts de vieillesse dans les années 20004. Mais les esprits gardent un rôle prépondérant au sein de cette société. La relation des humains avec le monde invisible suppose un système d’échanges interdépendants. L’accès au monde des esprits est dangereux et seul le chamane était autrefois considéré comme étant capable de s’y rendre et d’en revenir en vertu de la relation unique qu’il nouait avec ses esprits auxiliaires. Lors du contact avec les esprits, les non-chamanes sont soumis à une série d’obligations pour ne pas attirer la colère de ces instances invisibles5, lesquelles exercent une influence directe sur le bien-être des vivants. Ces obligations prennent la forme d’offrandes et de libations, et peuvent entraîner des maladies, voire la mort, si elles ne sont pas respectées : l’esprit se sert alors du corps de l’individu en cause pour se fournir lui-même en nourriture ou en alcool à travers lui. Les âmes des morts cherchent par tous les moyens à rester sur terre, et font quitter le monde des vivants à leurs proches si elles ne parviennent pas à accéder au monde des morts. Seuls les esprits font parvenir les âmes à naître dans le monde des vivants et celle des défunts dans monde des morts. Pour les Nanaï, il faut donc simultanément éviter le contact avec les entités invisibles pour ne pas subir leur emprise et le rechercher pour maintenir la vie.
5Aucune de mes informatrices brodeuses ne se considère chamane, et je ne me risquerai pas à les faire entrer dans cette catégorie conceptuelle, ce qui n’aurait pas de sens d’un point de vue émique. En outre, le terme « chamane » est un terme toungouse, famille linguistique dont fait partie la langue nanaï, et les Nanaï ont (eu) un spécialiste appelé « chamane » qui peut être un homme ou une femme et dont on ne peut calquer le rôle sur les brodeuses. Cependant, le chamanisme en tant que « savoir inconscient » (Lavrillier 2004, p. 426) repose sur la perception de « forces et de pouvoirs qui animent le monde » (Bousquet 2015, p. 316) en relation constante avec les humains. Ce système de pensée ne nécessite pas forcément la présence d’un chamane, comme cela a été observé dans de nombreux contextes postsocialistes d’Asie centrale et de Sibérie, notamment en Mongolie (Pedersen 2011, pp. 5-9). Je propose de tirer un lien en faveur de l’application du système de représentations chamanique nanaï à la pratique de la broderie. « Être chamane » chez les Nanaï suppose une relation privilégiée, personnelle, avec les esprits, qui comporte de nombreuses contraintes pour le spécialiste. Celui-ci entretient ce rapport au détriment de sa santé, et il est tributaire d’un certain nombre d’obligations (libations et offrandes) envers ses esprits auxiliaires. Depuis que les chamanes « traditionnels » ont disparu, les Nanaï évitent « une mise en acte de pouvoirs d’autant plus dangereux, qu’on ne sait plus maîtriser » (Bousquet 2015, p. 323 ; voir aussi Bulgakova 1996, 2003, 2008), ce qui ne veut pas dire pour autant que la vision du monde chamaniste a disparu. La brodeuse, elle, ne tisse pas de lien personnel avec les esprits ; elle permet, au mieux, leur « in-corporation » (Arrault 2017, p. 123) chez les humains et l’ouverture d’une brèche entre les mondes des humains et des esprits.
6Mais l’ombre du chamane n’est pas loin de leur pratique : certains Nanaï considèrent que les brodeuses les plus habiles, celles qui enfilent d’un premier coup de fil dans le chas de l’aiguille, pourraient devenir chamanes. Dans leurs histoires personnelles, à la manière des chamanes, leur talent en tant que brodeuses est à la fois hérité et obtenu en rêve, et leur pratique s’accompagne d’une certaine compulsion, les poussant à broder pendant des heures, souvent au détriment de leur santé. La place prépondérante de la maladie chez les femmes dont j’ai observé la pratique, maladies qui les empêchent de broder, nourrit la comparaison de la brodeuse avec le chamane : Julia, à Komsomolsk en 2015, endurait une dégénérescence des yeux qui la rendait petit à petit aveugle ; dans la même ville, en 2015, Nadežda était malade du cœur ; à Troïtskoe en 2014, Zinaïda souffrait des yeux et de fatigue ; à Najhin en 2013, Kladvia devenait trop fatiguée également. Ces brodeuses apparaissent dans leurs discours comme doublement éprouvées : malades physiquement et incapables de se soumettre au besoin de broder, comme le chamane, à cheval entre deux mondes, souffre toute sa vie durant. Pour les Nanaï, les « routes » empruntées par les esprits, pour reprendre l’expression de Laurence Delaby (1988), sont un espace partagé entre les membres d’un même clan et où l’on considère que les esprits circulent sans contrainte. Le chamane avait précisément pour fonction de gérer ces chemins d’esprits car lui-même y était « ouvert » et pouvait y circuler à sa guise (Bulgakova, 2013 ; Delaby 1988 ; Smoljak 1991). Les esprits, eux, sont libres de circuler sur les routes existantes, au risque de se retrouver au mauvais endroit, au mauvais moment, et de nuire aux humains. Les brodeuses ne circulent pas sur ces routes d’esprits à leur guise, mais grâce aux broderies, elles permettent la mise en place d’un passage, d’un pont, pour donner la possibilité aux esprits de s’incarner chez les humains là où elles le souhaitent : dans leurs broderies. Cette caractéristique se décline à travers plusieurs rites et les femmes en tant que brodeuses jouent un rôle essentiel à la survie de leur communauté alors que les chamanes « traditionnels » ont disparu. Elles prennent alors la relève en passant par leurs broderies, qui sont des figures et des corps pour les esprits.
7Le savoir-faire des brodeuses, qui se transmettait auparavant de mère en fille, est aujourd’hui enseigné dans les écoles primaires, dans les centres pour enfants et à l’université. Certaines brodeuses sont membres de l’Association des Artistes Russes ; elles bénéficient alors d’un statut particulier et leurs créations sont exposées (Dalles Maréchal 2020, pp. 248-330). Dans cet article, je parlerai de ces artistes mais aussi des femmes qui brodent de façon moins professionnelle mais qui font appel aux mêmes registres symboliques et à des pratiques identiques. Toutes les brodeuses ne peuvent pas donner la signification de ce qu’elles brodent : Klavdija, par exemple, dit reproduire les motifs à partir des pochoirs de sa mère et de ses tantes dont elle a hérité, mais elle dit aussi ne pas connaître leur signification ; Svetlana ou Victoria (cette dernière ayant été l’élève de Svetlana) ne savent pas broder d’autres motifs que ceux du serpent, du tigre et du museau. Certains désaccords existent aussi : les « yeux nanaï », motif répandu dans la broderie nanaï et qui retiendra mon attention plus loin, sont interprétés par mes interlocutrices comme un museau tantôt d’ours, tantôt de tigre. Il s’agira ici avant tout de montrer de quelle manière, à l’aide de figures plus ou moins stylisées, les brodeuses fixent avec leurs fils la forme des esprits et représentent ces entités invisibles. Grâce à des broderies en relief, elles donnent un corps aux esprits chez les humains. Une fois terminée, la broderie est un outil de lecture pour ces entités, qui sauront reconnaître le porteur des broderies, mais aussi en comprendre les indications pour éviter le monde des humains ou au contraire l’intégrer. La broderie se présente alors comme le support d’un dialogue entre les sphères humaines et spirituelles, une calligraphie qui éloigne ou attire les esprits, mais aussi comme un corps de substitution dans lequel le fil nourricier insuffle la vie.
- 6 Zinaïda et Raïssa m’ont parlé de ces rites qui ont été effectués pour elles quand elles étaient enf (...)
8La terminologie nanaï permet d’établir un rapprochement sémantique entre « broder » et se « tenir debout ». En effet, en langue nanaï, « broder » se dit ilgalaori, tandis que « tenir debout / mettre debout » se dit ilgamori, deux termes au préfixe commun (ilga-), qui, seul, veut dire « motif ». L’ensemble de rites chamaniques ilioči (lit. « se tenir sur ses pieds »), réalisés pour porter chance aux enfants, illustre davantage ce rapprochement. Ces rites, observés dans les années 1970 et 1980 par Gaer6, pouvaient être accomplis par un chamane ou par les proches du nouveau-né et consistaient en un ensemble d’actions variées destinées à garantir la survie du bébé. Les parentes de l’enfant pouvaient broder des vêtements ou utiliser les outils de broderie pour le protéger contre les attaques des esprits néfastes. L’importance de « se tenir debout » pour « être en vie » se retrouve dans la broderie : les motifs brodés prennent vie sur le corps humain debout, qui établit le lien entre le monde souterrain et le monde céleste, comme le tronc de l’arbre de vie. Cette idée pourrait s’appliquer plus largement à d’autres savoir-faire de la culture matérielle : « broder », « dessiner » (ilgalaori) et « motifs » (ilga) relèvent du même ensemble de mots. De même « couper » et « sculpter » sont un seul et même mot (giriori), laissant penser qu’avec ses ciseaux, la brodeuse sculpte ses motifs dans le tissu, comme on sculptait les figures d’esprit en bois. Le rite (observé par T. Bulgakova) ilgačiori / ilgječiori / ilgjeciuri peut servir de lien encore plus explicite entre le motif (ilga) et son action dans le monde spirituel et pour le maintien de la vie. Ce rite est accompli par le chamane pour vérifier s’il a trouvé dans le monde des esprits la « bonne » âme, celle qui correspond à la personne qu’il est en train de soigner (Bulgakova 2016, p. 107). Pour ce faire, il observe les marques et les cicatrices sur le corps humain et vérifie si elles correspondent aux motifs dessinés sur l’âme. La broderie crée également des signes, des marques sur le corps en tant que figuration à lire, aussi bien par le chamane que par la brodeuse.
- 7 Je remercie vivement Tatyana Bulgakova et Alexandra Lavrillier d’avoir partagé avec moi leur expert (...)
9Le rapprochement sémantique entre le fait d’activer une mise en relation sur trois niveaux et le fait de broder s’opère également chez les Evenk, voisins des Nanaï dont la langue fait partie de la même famille linguistique (toungouse). En evenk, le terme « jouer » s’applique autant au fait de jouer que d’effectuer des rituels, et qu’aux actions de décorations ou de dessin (Lavrillier 2020, p. 72). C’est aussi le cas chez les Bouriates, population voisine vivant plus à l’ouest, pour qui le terme « jouer » désigne les gestes du chamane (Hamayon 2012). Chez les Evenks, « jouer » permet de maîtriser la charge spirituelle individuelle et personnelle (onnir) qui donne à chacun la possibilité de « créer » (effectuer des rituels et développer des talents) (Lavrillier 2020, p. 73). Chez les femmes, cette charge spirituelle est particulièrement forte alors qu’elles « jouent » dans de nombreuses catégories : enfanter, décorer, traiter les peaux… Et leur onnir peut s’attacher à leurs outils : si quelqu’un s’assoit sur le nécessaire de couture d’une femme, des furoncles risquent de se développer sur le corps de cette personne (Lavrillier 2020, p. 80). Un autre ensemble de rite permet de soutenir le rapprochement sémantique que j’ai opéré à partir du préfixe ilga chez les Nanaï. Chez les Evenks, le terme ulgani-da désigne un rite d’offrandes qui consiste à rassembler des rubans de couleur et à les accrocher à proximité de la tente afin de « protéger la vie », notamment en cas de fausses couches ou de mortalités infantiles (Lavrillier 2005, p. 317). C’est aussi le nom d’un rite de fumigation effectué pour le bien-être et la survie des troupeaux de rennes (Lavrillier 2005, p. 295). Dans cet ensemble linguistique toungouse, la proximité entre « être en vie », « se tenir debout » et « broder » permet d’attribuer une signification rituelle toute particulière aux broderies, que les femmes activent avec leur talent et leurs instruments7. Comme des marques sur les corps, les figurations que les brodeuses créent sont des outils rituels à lire ou à décoder pour mettre en place une protection.
- 8 Le cycle des mariages nanaï comprenait plusieurs visites du clan du marié lors desquelles s’effectu (...)
10C’est d’abord dans les rites de mariage que nous observerons l’importance du motif (ilga) et de sa création (ilgalaori). Selon les règles d’échanges asymétriques qui régissaient les mariages nanaï tels qu’ils étaient effectués jusque dans les années 19308 (Lévi-Strauss 1967 ; Šternberg 1999), en quittant le village paternel, les mariées perdaient la protection des esprits du clan de leur père pour se placer sous celle de leurs futurs époux. Au cours du voyage effectué le jour de la noce, les mariées étaient dès lors considérées comme particulièrement vulnérables, ne bénéficiant plus de la présence d’aucun esprit. C’est pourquoi, le jour de leur départ vers le village de leur époux, elles revêtaient une robe légère et un pantalon sous-vêtement, un plastron, une robe en soie puis la robe de mariée sur laquelle figurait l’arbre de vie. Par-dessus, un col brodé était de surcroît placé sur leurs épaules, un chapeau sur leur tête ainsi que des bijoux en argent, notamment de grandes boucles d’oreilles. La robe de mariée était confectionnée par les femmes proches des mariées, souvent les mères et tantes paternelles et maternelles. Ce jour-là, cette robe jouait un rôle essentiel en tant que source d’information pour les esprits et en tant que pont entre les différents mondes.
- 9 J’utilise la traduction du terme russe car c’est celui qui est utilisé sur le terrain nanaï aujourd (...)
11Même si la robe de mariée n’est plus portée pour les mariages aujourd’hui, les brodeuses nanaï continuent de confectionner ce vêtement et l’appellent toujours ainsi (ru. halat ženskij svadebnij). L’arbre de vie est brodé sur chaque pan de la partie inférieure du dos de la robe de mariée nanaï (fig. 1). Appelé omija muoni en nanaï (omija, âme d’enfant ; moma, arbre) et derevo žizni en russe (lit. arbre de vie), l’arbre de vie9 est aussi évoqué dans les mythes, et sur ses branches sont figurées les âmes d’enfants sous la forme de petits oiseaux, souvent sans ailes (Ivanov 1963 ; Laufer 1902). Chez les Nanaï, l’âme est constituée de plusieurs composantes (généralement au nombre de trois) : l’âme des enfants à naître jusqu’à trois ans (omi/omija), l’âme des adultes et l’âme des morts (fania). Il sera ici principalement question des âmes des enfants et des morts. Ainsi, si l’utilisation rituelle de la robe a changé, le système de signe symbolique qui se trouve brodé dessus est encore tout à fait d’actualité pour la plupart des Nanaï que j’ai rencontrés.
Figure 1. Arbre de vie sur une robe de mariée datant de la fin du xixe siècle, conservée à Najhin (brodeuse inconnue)
Tissus en soie ; fils de coton moulinés ; broderie sur tige
© Anne Dalles Maréchal
12La broderie de l’arbre de vie nous apporte de nombreuses informations sur la mariée qui portait cette robe et les Nanaï sont encore aujourd’hui, pour la plupart, capables de les lire. Les racines de l’arbre renvoient au type de territoire où était née la mariée (collines, vallées, etc.). Les arches que forment les racines représentaient le nombre de générations vivantes de sa famille. Dans les sources ethnographiques plus anciennes (Ivanov 1963, 1954 ; Šternberg 1933), les animaux de part et d’autre du tronc de l’arbre étaient associés à la faune de la région. Sur le terrain, mes informateurs lient ces animaux à chaque famille en utilisant les termes « totem » (ru. totem) ou « emblème/blason » (ru. gerb), interprétation qui semble plutôt récente car, à ma connaissance, il n’y a pas de terme vernaculaire pour parler de ces catégories. Quoiqu’il en soit, que cela relève de l’environnement naturel de la mariée, ou d’une association récente entre le clan et les animaux, cette broderie dans son ensemble constituait une sorte de carte d’identité de cette dernière.
13Cet arbre mythique est au cœur du mythe des Trois Soleils, le mythe fondateur du chamanisme nanaï. L’histoire raconte qu’alors que la vie était menacée par la présence de trois soleils, le premier chamane nanaï fut élu par les esprits pour éliminer les soleils excédentaires et pour s’occuper des âmes des morts à la suite de ce cataclysme solaire (Dalles Maréchal 2020, pp. 209-229). Le héros trouva alors un immense arbre sur lequel il cueillit et préleva des miroirs et des clochettes, ses accessoires chamaniques. Sur la broderie de la robe de mariée, l’arbre brodé est cet arbre mythique : on le reconnaît par les petites virgules et les ronds qui pendent aux branches de l’arbre, censés figurer les miroirs et clochettes (fig. 2).
Figure 2. Clochettes et miroirs brodés sur une robe de mariée par une brodeuse inconnue (Komsomolsk, avril 2015)
Tissus en coton ; fils de coton moulinés ; broderie sur tige
© Anne Dalles Maréchal
14Dans une version de ce mythe que j’ai recueillie en 2011, cet arbre comporte également de nombreux oisillons : « Tandis qu’il [le héros chamane] rentrait, il vit un gros arbre. Même cent personnes ne pouvaient l’entourer, le tronc de l’arbre. Il était tellement gros… énorme… sur ses branches, il y avait plein d’oiseaux, qui s’envolaient dans le ciel. Ils en assombrissaient le ciel » (Najhin, août 2011). Trouver cet arbre était au cœur de rituels chamaniques : le chamane devait atteindre cet arbre lors d’un voyage dans le monde des esprits, pour aider une femme à tomber enceinte ; la réussite du rite était garantie si la femme voyait un oiseau en rêve (Lopatin 1960, p. 28). Plus récemment, une ethnographe nanaï, N. Bel’dy, racontait que les âmes d’enfants sont pensées sous la forme d’oisillons élevés dans des nids sur l’arbre de vie dans le ciel. Ces petits oiseaux descendent de quelques branches pour s’incarner dans le ventre d’une femme. En cas de mort prématurée de l’enfant (jusqu’à douze mois après la naissance), cette âme retourne sur l’arbre de vie, ne passe pas par le monde des morts, mais attend son tour (parfois jusqu’à trois ans) pour naître à nouveau (Bel’dy 2006, p. 52). Les âmes à naître sont brodées sur les branches de l’arbre sur la robe de mariée : le nombre d’oisillons brodés représentait le nombre d’enfants que l’on souhaitait à l’épouse.
- 10 Les rites de mariage ont changé depuis les années 1930, et les mariées nanaï ne portent plus la rob (...)
15La robe de mariée constituait un outil discursif pour les brodeuses qui exprimaient devant les esprits et les humains l’identité clanique, ethnique et religieuse de la jeune mariée par le biais de différentes figurations. Par conséquent, ce vêtement rituel peut être considéré comme une broderie narrative comparable, dans une certaine mesure du moins, à la tapisserie de Bayeux. Celle-ci, brodée au xie siècle, évidemment dans un autre registre que les robes nanaï, a contribué à légitimer le pouvoir politique du Duc de Normandie dans le cadre de la conquête d’Angleterre, comme une stratégie visuelle pour localiser et concrétiser l’autorité royale (Overbey 2016). Mais, et c’est ce qui retient mon attention ici, cette broderie permettait aussi de créer des rythmes et de représenter le passage du temps, suggérant que la tapisserie pouvait être lue à voix haute et raconter les succès royaux (Schmitt 2010), ce qui permet de l’appréhender comme une broderie qui se narre et porteuse d’un discours. L’aspect narratif et discursif de la robe de mariée nanaï est comparable, suggérant que l’histoire personnelle de la mariée pouvait être lue par tous. Cela concerne également les non-humains, les esprits, car la broderie permettait d’établir une ouverture et une communication avec le monde des esprits au moment clé et ritualisé du mariage. Tous pouvaient également y lire le mythe des Trois Soleils. Chaque arbre de vie ou robe de mariée qui m’a été présenté sur le terrain a fait l’objet d’une narration de la part de mes informatrices : comme une langue visuelle, chaque motif servait en quelque sorte de renvoi narratif. Cependant, chez les Nanaï, la robe brodée était aussi rituelle. Comme nous allons le voir, l’arbre brodé incarne en effet l’arbre mythique sur lequel le chamane trouve ses outils, ainsi que le message précatif des brodeuses pour les naissances à venir10.
- 11 Le bouleau est utilisé dans la culture matérielle nanaï pour fabriquer des boîtes ornées et des con (...)
- 12 Série de points utilisés pour couvrir entièrement une section brodée. Les brodeuses les plus expéri (...)
- 13 Ce point est également appelé « le point nanaï » par mes informatrices.
16Les brodeuses continuent de broder l’arbre de vie et de fabriquer les robes de mariées (encore appelées ainsi), qu’elles ne portent plus pour les mariages mais qu’elles confectionnent pour leurs propres funérailles. Les motifs des robes continuent de renvoyer aux souhaits de mariage et de fertilité (les petits oiseaux comme souhait d’avoir des enfants) malgré le nouveau contexte d’utilisation. La technique la plus répandue pour fabriquer cette broderie est la broderie sur tige, laquelle consiste à découper le motif dans un matériau solide (à savoir de l’écorce, souvent de bouleau11 chez les Nanaï) et à coudre ce support sur un tissu à l’aide de fils de coton moulinés et d’un passé plat12. Une autre technique moins répandue (et plus récente) pour représenter cet arbre est l’appliqué, lequel consiste à découper des formes dans un tissu noir à l’aide d’un pochoir, puis à les fixer sur le tissu avec un point de double chaînette13 à l’aide de fils de coton moulinés très colorés (fig. 3).
Figure 3. Arbre de vie brodé par Ljubov’ (Kondon, novembre 2014)
Tissus en coton noir et blanc ; fils de coton moulinés ; point de double chaînette
© Anne Dalles Maréchal
17De ces deux techniques résulte une broderie rigide, constituée à la fois de matériaux souples (tissu), solides (écorce) et mobiles (fils de coton), lesquels donnent corps à cet arbre mythique chez les humains. Si l’aspect rigide est visible par tous, la technique de la broderie sur tige comporte aussi un élément invisible, voire ignoré par les non-brodeurs. En effet, ces derniers ne peuvent voir l’écorce cachée sous le passé plat. Pourtant les brodeuses que j’ai rencontrées et qui m’ont appris cette technique, mettent un point d’honneur à utiliser cette matière, ou un substitut de celle-ci, fait à partir de papier cartonné mais décoré avec des motifs d’écorce (fig. 4), comme pour fabriquer l’arbre tel qu’il existe dans le monde des humains afin qu’il soit efficace. Dans ce cas, l’utilisation d’écorce revient à créer une image aussi réaliste que possible de l’arbre.
Figure 4. Broderie sur tige à l’aide d’un papier cartonné aux motifs d’écorce, brodé par Svetlana (Sikachi Alyan, novembre 2013)
Tissus synthétiques bleu ; papier cartonné ; fils de coton moulinés
© Anne Dalles Maréchal
18Sur cet arbre figuré, les brodeuses utilisent les mêmes techniques (broderie sur tige) pour représenter les âmes à naître qu’elles souhaitaient aux futures mariées qui porteraient la robe (fig. 5). Les brodeuses donnent de la substance vivante à ces représentations d’âmes d’enfants : à l’aide de tissus, lui-même fait de matière végétale (coton, soie) et soumis à la transformation humaine par le biais du tissage, créant un « solide souple » (Leroi-Gourhan 1971, pp. 234-235), dont la mouvance se crée avec celle du corps humain ; à l’aide également de l’écorce, matériau vivant ; et grâce à la colle, issue du poisson, ressource nourricière chez les Nanaï. Elles donnent aussi du relief à cette broderie, et les âmes d’enfants étaient réalisées sur au moins trois niveaux : la tige ou les appliqués viennent se placer sur le tissu de base ; à cela s’ajoutent ensuite les fils moulinés. Sur les parties intimes de la femme, le sous-vêtement de mariage portait également des représentations d’âmes à naître, comme pour renouveler le souhait d’enfantement que ses proches faisaient grâce à leurs broderies. Les brodeuses fournissent ainsi plusieurs supports matériels au corps figuratif de ces âmes oiseaux, leur permettant de s’incarner chez les humains, et leurs broderies devenaient ainsi des outils pour influer sur le destin des mariées.
Figure 5. Âme à naître sur un arbre de vie, brodée par Zinaïda (Troïtskoe, juin 2014)
Tissus synthétiques ; fils de coton moulinés ; broderie sur tige
© Anne Dalles Maréchal
19Jadis, lorsque ces robes étaient portées pendant le mariage, elles étaient ensuite rangées avec le trousseau, en général dans le grenier familial. Pour les femmes qui en possèdent une aujourd’hui, aucun interdit n’entoure sa manipulation si ce n’est le soin qu’on lui accorde pour éviter d’abîmer les broderies : elles sont donc gardées dans des boîtes ou des sacs, à l’abri de la poussière et de la lumière. Les femmes exhibent ces robes lors d’évènements culturels, pour les montrer à des proches, ou encore pour s’en inspirer en vue de prochaines broderies. L’utilisation actuelle de ces robes comme vêtement funéraire à la mort de la femme s’explique par le caractère protecteur et rituel de ce vêtement.
20D’après les ethnographes de l’époque soviétique, le jour de son mariage, alors que la mariée quittait la protection des esprits de son père, plusieurs précautions étaient prises pour la protéger. Le jour des noces, la fiancée disait adieu aux esprits. Armée d’un bâton, la jeune fille progressait sur le chemin, rejetant les esprits qui s’accrochaient à elle. Lorsque le voyage se faisait en barque, quand l’embarcation était prête à partir, une corde était attachée à la proue et tenue sur la rive par les parents qui restaient au village. Les hommes présents dans la barque de la mariée, en général les oncles maternels, frappaient la corde à coup de rames jusqu’à ce qu’elle rompe. En route, certains hommes tiraient des coups de feu ou des flèches dans la rivière en direction du chemin déjà parcouru afin d’éloigner les mauvais esprits et les esprits paternels. Ils visaient plus particulièrement l’écume et les tourbillons dans le courant à l’arrière de la barque (Gaer, 1991 ; Smoljak, 1980).
21La robe constituait alors une sorte de seconde peau, une cuirasse qui protégeait les femmes lors de ce voyage périlleux. Par le biais des broderies, les esprits protecteurs prenaient vie sur le dos des mariées sous la forme de dragons et d’animaux sauvages.
22Outre l’arbre de vie, les robes de mariées comportaient de nombreux motifs destinés à protéger les mariées, principalement des dragons et des motifs appelés « museaux ».
- 14 Je parlais en russe avec mes informatrices, et elles utilisaient les termes russes pour parler des (...)
23Le motif de type « museau » est constitué de deux spirales rondes se faisant face, et souvent avec une volute plus horizontale en dessous. Ce motif représente un museau d’animal. Pour mes informatrices, ce motif s’appelle « les yeux nanaï14 », et il est considéré comme protecteur, le « museau » d’un animal sauvage étant censé repousser les esprits néfastes. Il est tantôt associé à un museau d’ours, de tigre, ou même de dragon (Beffa & Delaby 1998 ; Ivanov 1963 ; Mel’nikova 2005). Il semble que l’association avec une espèce animale ne soit pas aussi importante que le lien avec une gueule d’animal sauvage.
24Les représentations de dragons tiennent une place importante dans l’iconographie nanaï. Agrémentés de nombreuses volutes, ces animaux fantastiques sont principalement dessinés en symétrie. Bien souvent, comme j’ai pu l’observer, il s’agit d’une sorte de serpent, un dragon sans pattes, dont le corps est recouvert d’écailles. Le motif peut être plus ou moins stylisé, au point qu’on ne reconnaît parfois la créature que par ses écailles (Ivanov 1963, p. 381 ; Laufer 1902, pp. 36-41). Dans les contes, le dragon est le pourvoyeur de poisson, associé au fleuve Amour, dont le nom chinois, Heilongjiang, signifie littéralement « fleuve du dragon noir ». Le fleuve est également appelé Saghalian, littéralement « dragon » en mandchou, ce qui a donné le nom à l’île de Sakhaline. En nanaï, dragon se dit mudur, et lors d’un rituel chamanique, les Nanaï confiaient les âmes des noyés à mudurhan, esprit de la rivière, lorsqu’on ne retrouvait pas leur corps. Lorsque les mariées revêtaient leur robe, elles endossaient donc la peau du dragon qui permet de trouver les corps alors qu’elles-mêmes subissaient une transition protéiforme : elles passaient du clan de leur père à celui de leur époux, entre la protection des esprits de deux clans, mais aussi elles passaient du corps de jeunes femmes à corps d’épousées et donneuses d’enfants.
- 15 Les Nanaï appellent « robes à usage quotidien » les robes fermées sur la droite, constituées de tis (...)
25Ces représentations sont généralement brodées au pochoir, en tissu noir sur fond blanc fixé à l’aide d’une double chaînette (figs 6 et 7). Le noir est ici considéré par les brodeuses comme une couleur protectrice : c’est pourquoi elle est utilisée en bordure des robes à usage quotidien15, accompagnée de pendeloques métalliques dont le son est censé repousser les esprits néfastes. Pour mes informatrices, la bordure de la robe doit être constituée de lignes continues et ininterrompues de façon à créer un cadre dans lequel l’action des broderies se joue. Ce cadre est aussi créé lorsque le tissu à l’intérieur du périmètre fermé ne contient aucun motif brodé, ce qui me permet de penser qu’il s’agit d’un lieu circonscrit pour les esprits protecteurs qui suivent les routes que les brodeuses tracent pour eux. Les brodeuses n’hésitent pas à recourir à plusieurs matériels pour créer cette frontière : des lignes de points de broderie (double chaînette, chaînette, point avant), de rubans variés (gallons décorés, ruban zigzag, et ruban guipure), de motifs brodés au point de croix ou encore des bordures au crochet, des biais, etc. Les brodeuses de ma connaissance peuvent piocher indifféremment dans cet ensemble de style sans restriction. Ainsi, Zinaïda, Raïssa et Ljubov’ utilisent principalement des lignes de broderies et des biais, tandis que Klavdija utilise presque toutes les possibilités simultanément (fig. 8).
Figure 6. Motif « museau » brodé par Klavdija (Najhin, juin 2014)
Tissus en coton noir et blanc ; fils de coton moulinés ; point de double chaînette ; appliqué amidonné avec de la farine
© Anne Dalles Maréchal
Figure 7. Dragon brodé par Nadežda (Kondon, avril 2015)
Tissus en coton noir et blanc ; fils de coton moulinés ; point de chaînette et de double chaînette
© Anne Dalles Maréchal
Figure 8 : Bordure de robe à usage quotidien appartenant à Klavdija (Najhin, juin 2014)
Tissus en coton noir ; rubans en dentelles, rubans zigzag, guipure, point de croix, point de double chaînette et point avant avec des fils de cotons moulinés
© A. Dalles Maréchal
26Sur les robes de mariées en revanche, la bordure comme les motifs principaux sont essentiellement brodés sur tige (fig. 9). Comme pour l’arbre de vie, ce point permet de donner plus de substance et de texture à la broderie : elle est constituée de trois matériaux (solide-écorce ; souple-tissu ; et mobile-fils de coton moulinés) et sur trois niveaux (tissu, écorce et fils superposés). Ce relief permet de donner corps à ces esprits protecteurs dans le monde des humains.
Figure 9. Dragon brodé sur une robe de mariée datant de la fin du xixe siècle (brodeuse inconnue ; Najhin, novembre 2013)
Tissu en coton ; fils de coton moulinés ; broderie sur trois tiges
© Anne Dalles Maréchal
27Le jour des noces, alors que les femmes ne bénéficiaient plus de la protection des esprits de leur père et pas encore de celle de leur époux, cette présence incarnée d’esprits protecteurs venait s’ajouter au bouclier d’écailles constitué par les robes. Cette protection, qui empêchait les esprits de s’attacher à elles, était d’autant plus importante qu’une fois mariées, les femmes restaient potentiellement ouvertes aux esprits paternels, ce qui rendait plus difficile de savoir quel esprit les tourmentaient lorsqu’elles étaient malades (Bulgakova 2013). C’est aussi pour cela que les femmes ne pouvaient devenir de « grandes » chamanes (qui emmenaient les âmes dans le monde des morts) : ayant accès aux routes d’esprits de leur père et de leur époux, elles pourraient se tromper de chemin et emmener l’âme au mauvais endroit (Delaby 1998).
28Sur la partie supérieure du dos de la robe de mariée nanaï sont brodées des écailles (fig. 10) qui viennent agrémenter la robe d’un corps de dragon. Ces écailles, qui comportent chacune un dragon ou un motif « museau », sont fabriquées puis cousues ensemble de manière imbriquée.
Figure 10. Robe de mariée nanaï, fin xxe siècle, brodeuse inconnue (Sikachi Alyan, septembre 2011)
© Anne Dalles Maréchal
- 16 Un biais est une bande de tissu coupée en oblique par rapport aux droit-fils de la trame, ce qui lu (...)
29Pour ce faire, après avoir découpé ces écailles, la brodeuse leur appose un biais16 de tissu de couleur différente pour les délimiter. Elle imbrique ensuite les écailles terminées en les superposant les unes aux autres de façon à reproduire l’agencement des écailles tel qu’on les trouve dans la nature, mais rappelant également celles du dragon (fig. 11). Il en résulte une création en relief sur quatre ou cinq niveaux, constituée de multiples matériaux, laquelle donne corps à cette peau de dragon dans le monde des humains. Au contraire de l’arbre de vie, rigidifié par la tige en écorce, les écailles sont souples et s’adaptent parfaitement aux mouvements des omoplates et des épaules des femmes. Ces véritables écailles de tissus, comme une sorte de cuirasse brodée, venaient ainsi offrir à la mariée une seconde peau, un bouclier d’épiderme mythique, lequel lui permettait de surmonter le voyage de la noce.
Figure 11. Étapes de la constitution de la partie supérieure d’une robe de mariée nanaï, brodée par Ljubov’ (Kondon, novembre 2014)
Tissus synthétiques ; biais en coton ; fils de coton moulinés :1. Broderie sur tige de dragons et motifs « museau » sur des découpes d’écailles ; 2. Fixation d’un biais autour de chaque écaille ; 3. Fixation provisoire et enchevêtrement des écailles
© Anne Dalles Maréchal
- 17 Bien que surtout enregistrée par les ethnographes chez les Nivkh, cette fête était également effect (...)
- 18 Les motifs découpés sont « appliqués » grâce à une colle à base de poisson, puis fixés au dos de la (...)
30Les écailles brodées rappellent aussi celles du poisson, que les Nanaï et les Hezhe utilisent dans la confection de vêtements, principalement pour les robes de fête féminines, également utilisées pour les mariages avant le xxe siècle (fig. 12). Lors des fêtes de l’ours, les femmes (pas forcément les brodeuses) portaient cette robe pour danser devant l’ours, esprit-maître de la montagne, et les nombreux motifs bleus brodés sur le dos des robes en peaux de poissons les protégeaient des esprits en cette occasion (Ivanov 1963 ; Krejnovič 1988 ; Mel’nikova 2005)17. Outre la matière (la peau de poisson et ses écailles), les techniques utilisées dans la confection de ces robes font écho aux robes de mariées en tissu : découpés au pochoir puis teints en bleu, les motifs sont ensuite cousus par application18 sur le dos de la robe. Cette robe constituait pour les femmes à nouveau une cuirasse de peaux, cette fois-ci face aux dangers liés à l’ours (Mel’nikova 2005 ; Smoljak 1980).
Figure 12. Robe en peau de poisson brodée par Julia (Komsomolsk, avril 2015)
Peaux de carpes et de saumon ; broderie par appliqué ; application en peaux de poissons teintes ; point avant
© Anne Dalles Maréchal
31Les robes en tissu, comme celles en peau de poisson, utilisées de manière similaire comme un bouclier d’écailles contre les esprits, et donnant corps aux esprits protecteurs chez les humains, mettent également en scène une cartographie brodée du monde, celui-ci étant pensé comme implanté dans trois sphères verticales. Sur les robes en peaux de poissons, l’organisation des motifs est séparée en trois niveaux par des lignes de motifs horizontaux. Entre ces lignes, des motifs de type « museaux » de dragon, des motifs de type « museaux » génériques, des représentations d’oiseaux, de poissons, parfois des représentations stylisées de grenouilles et de reptiles sont observables, ainsi que des « virgules » et de petits ronds. Les brodeuses que j’ai interrogées à ce sujet sont unanimes : ces trois niveaux sont liés au monde du bas, soit la rivière et les poissons, au monde du milieu, la terre et les oiseaux, et au monde céleste, lui aussi associé aux oiseaux. Cette constitution en trois sphères se retrouve également dans la broderie de l’arbre de vie (fig. 1) : le monde sous-terrain, représenté par les racines de l’arbre ; le monde terrestre, représenté par les rennes brodés de part et d’autre du tronc de l’arbre ; et le ciel, agrémenté avec des petits oiseaux. Par leur broderie, les brodeuses donnent vie à cette cartographie du cosmos sur le corps humain qui se tient debout et offre à la vue de tous, la représentation du monde environnant.
- 19 Une précision s’impose avant de poursuivre. Les pratiques en lien avec les âmes d’enfants sont dome (...)
32Le rôle que les broderies ont dans le traitement des âmes des enfants (à naître, nés ou défunts) illustre particulièrement bien le caractère rituel, voire médiumnique de cette pratique féminine. Ces âmes sont perçues comme particulièrement volatiles jusqu’à douze mois après la naissance, ce qui incite les brodeuses à accomplir une série d’actions pour garantir la survie de leur enfant19.
33De nombreuses précautions sont prises par l’entourage du nouveau-né, de la femme enceinte, ou de la mère en deuil. Dans ce qui suit, je montrerai que les broderies permettent de fabriquer un autre corps aux âmes d’enfants de façon à faciliter leur venue dans le monde des humains ou leur départ vers le monde des esprits.
34Les brodeuses – la mère concernée, ou une de ses voisines ou une parente proche – interviennent dans le but d’aider la future mère ou de protéger les nouveau-nés et tentent d’établir une communication avec les esprits qui sont susceptibles de pouvoir s’attaquer aux bébés. Pour cela, elles brodent des motifs et utilisent des outils (comme leurs aiguilles) qui permettront de guider les âmes sur terre tout en trompant les esprits néfastes.
35D’après plusieurs ethnographes, les brodeuses enceintes, sont soumises à plusieurs prescriptions. Après huit mois de grossesse, la femme ne doit pas s’occuper d’ouvrages à aiguille, comme coudre des boutons ou fermer un tissu : le fœtus serait symboliquement attaché dans le ventre de sa mère, ce qui rendrait la naissance difficile (il en serait de même si elle devait faire de nœuds [Šternberg 1933]). Elle ne doit pas non plus utiliser de colle au risque que le fœtus reste « collé » (Gaer 1991, p. 47). En cas de difficultés rencontrées à l’accouchement, les proches peuvent découdre les derniers vêtements cousus par la parturiente, comme pour décrocher l’enfant qui aurait été attaché dans le ventre de sa mère (Gaer 1991, p. 47). On prête donc aux gestes liés à la couture ou à la broderie des effets sur le corps de la femme et on retrouve ici à nouveau la faculté propre à la broderie de marquer les corps, d’y déposer une empreinte. Ne pas broder permet justement d’éviter d’activer la modification du corps. Les gestes des brodeuses sont donc toujours empreints d’une certaine performativité, pour reprendre les termes de Malinowski (1948, p. 56), Frazer (1894, p. 11) ou de Evans-Pritchard (1976, p. 214) : comme dans la « pensée magique » de Lévi-Strauss (1962, p. 19), ou le « principe de causalité » ou la « causalité magique » de Mauss (1950, pp. 6, 61), un lien se crée entre le geste ou le symbole, l’action de broder et le résultat attendu (la chance) ou potentiel (la malchance).
- 20 L’écorce de saule est un fongicide naturel et l’acide salicylique qu’elle contient en fait un conse (...)
36La portée performative des gestes des brodeuses-parturientes est associée à leur nécessaire de couture. Lors de l’accouchement, le cordon ombilical est coupé avec les ciseaux de couture ou le couteau de la femme, saupoudré de poudre d’écorce de saule20, et mis à sécher pendant quelques jours. Le cordon est ensuite enveloppé d’un linge et déposé dans la boîte à ouvrage (de couture) de la femme, là où sont rangées les aiguilles. Ces dernières protégeront le cordon des années durant. Plus tard, une belle-mère pourrait utiliser un tel cordon appartenant à une mère de famille nombreuse si sa belle-fille n’a pas conçu d’enfant. Elle répand alors sur la nourriture de la belle-fille un morceau de cordon réduit en poudre (Gaer 1991, pp. 42-43).
37À l’image de celles qui protègent le cordon, les aiguilles de couture sont aussi des armes pour les brodeuses dans les contes où celles-ci tiennent le rôle d’enchanteresses, capables de combattre les mauvais esprits grâce à leurs instruments. Dans un conte nivkh, par exemple, la femme, à la recherche de son mari, tue un serpent en lui cousant les yeux, et un lézard en lui lançant son dé à coudre (Naguishkine 1983, p. 44). C’est aussi grâce à son nécessaire de couture que la petite Elga, héroïne du conte éponyme, vient à bout de sa belle-mère : lorsque cette dernière est piquée par l’aiguille de sa belle-fille, ses doigts sont cousus ensemble et au terme d’une course poursuite, elle se transforme en chouette ; Elga, quant à elle, s’enfuit sur la lune par un chemin créé par les esprits (Naguishkine 2014, pp. 175-188). Dans ce conte, c’est la grand-mère qui transmet l’aiguille à Elga, révélant les savoir-faire hérités par les anciens chez les Nanaï. L’aiguille impose ici une marque sur la marâtre, ce qui permet non seulement la création d’un corps de substitution pour cette femme, celui d’une chouette, mais également de modifier le destin d’Elga, qui rejoint les esprits.
38Dans son étude des couturières dans les campagnes françaises dans les années 1960, Y. Verdier parlait d’un « folklore du métier » qui entourait les instruments de la couturière et leur maniement. Se piquer sept fois le doigt au même endroit indiquait que l’on deviendrait une bonne couturière, ou encore que la couturière serait embrassée dans la journée si elle se piquait le doigt jusqu’au sang (Verdier 1979, p. 236). Ces pratiques, liées aux représentations de la chance, pouvaient être accidentelles et involontaires comme se piquer le doigt ou renverser ses aiguilles, mais elles pouvaient aussi être recherchées, comme placer un cheveu dans l’ourlet d’une robe de mariée pour se porter chance afin de trouver un mari. Comme chez les Nanaï, l’étude d’Y. Verdier montre que ces pratiques étaient souvent étroitement liées aux relations amoureuses hommes-femmes, à la procréation, à la « puissance féminine » (Monjaret 2005). Pour Y. Verdier, il s’agissait d’une « magie amoureuse » et elle soulignait particulièrement le rôle de l’aiguille en tant qu’attribut de la femme, pour se défendre comme pour conquérir, mais le fil qui se noue était également symboliquement fort, au point de pouvoir faire perdre la « virilité » d’un homme le jour de son mariage (Verdier 1979, pp. 236-243). Chez les Nanaï, toute femme est potentiellement susceptible de communiquer indirectement avec les esprits par sa broderie. Il s’agit d’un pouvoir exclusivement féminin chez les Nanaï alors que les hommes comme les femmes pouvaient devenir chamanes : ce sont les femmes, uniquement, qui, par l’intermédiaire de leurs savoirs de brodeuses, mettent en relation les trois niveaux (sous-terrain, terrestre, céleste) et ordonnancent cette communication.
39L’aiguille peut encore jouer un rôle particulier dans la transformation de la « jeune fille » en « femme », comme le montre l’exemple particulièrement parlant des tatouages faciaux de femmes Drung en Chine. Dans ce cas d’étude, l’aiguille contribue à la transmission du « féminin social », entre celle qui pique et celle qui accepte d’être piquée ; le tatouage « donne ensuite à voir » ce passage de fille à femme qui peut désormais entrer en relation matrimoniale (Gros 2017, pp. 175-178). Chez les Nanaï, l’aiguille, et par extension, l’ensemble du nécessaire de couture, participent également à la transformation du corps féminin, mais ici plus particulièrement de la femme en épouse et en mère : lorsqu’elle se marie, les proches offrent à une femme une boîte ornée contenant les outils qui lui seront nécessaires ; cette boîte à couture servira ensuite de réceptacle protecteur au cordon porteur de chance.
40Grâce à leurs outils, leur savoir-faire et leurs créations, les brodeuses permettent de mettre en place un passage momentané entre le monde des humains et celui des esprits. Ce pont symbolique se présente comme sans danger car si les brodeuses créent le contact, d’après elles, elles n’entrent pas directement en relation avec les esprits : elles ne chantent ni n’accompagnent leurs broderies d’aucune parole. L’action relève plutôt de la mise en place chez les humains de routes d’esprits, que ces derniers pourront suivre à leur guise, à la manière de guides ou de passeuses. Ces chemins d’esprits étaient d’ailleurs fréquemment utilisés dans des rites accomplis par des non-chamanes. C’est le cas par exemple pour les funérailles des noyés : en l’absence de corps, après avoir enterré les vêtements du défunt sur la berge, les proches tendaient une corde entre la tombe et la berge dans l’espoir que l’âme se logeât dans les vêtements à défaut de corps. La corde, comme le fil, servait de pont pour l’âme.
41Créer un corps de substitution pour les âmes d’enfants morts semble être l’objet de certaines pratiques des brodeuses. Les enfants sont aujourd’hui enterrés dans les cimetières, avec les adultes, selon les coutumes russes. Mais les données recueillies par les ethnographes jusque dans les années 1980, permettent de souligner le rôle rituel des brodeuses qui contribuent aux voyages des âmes dans le cadre funéraire. Ces brodeuses pouvaient être la mère de l’enfant ou une proche de la famille.
42À la mort d’un enfant, plusieurs façons de traiter le corps étaient mises en œuvre pour favoriser le retour de l’âme. Le corps de l’enfant était enveloppé dans un tissu cousu en forme de cocon. Une plume de canard était cousue sur son dos ainsi qu’au niveau des coudes et du cou, dans l’espoir d’aider l’âme à s’envoler. Le cocon était ensuite enroulé dans de l’écorce. L’enfant ne devait pas être enterré avant que la mère ne soit à nouveau enceinte afin que son âme puisse s’envoler facilement et revenir dans le ventre de sa génitrice (Gaer 1991, p. 56 ; Zolotarev 1939, p. 40). Selon la même idée directrice, la mère cousait une sorte de combinaison avec une capuche pour le jeune défunt. Sur les coudes, les genoux et la tête, des plumes de milan, d’aigle et de poulet étaient cousues. Un long fil était par ailleurs attaché au niveau de la tête, au bout duquel du duvet provenant d’ailes d’oisillons était accroché. Le corps était ensuite placé dans un cercueil enterré non loin de la maison. Un bâton était planté à côté de la tombe, auquel était attaché le fil sortant du cercueil. Un petit nid était placé au sommet du bâton. Un autre fil était également tendu de la tombe jusqu’à une fenêtre de la maison pour permettre à l’âme de revenir (Smoljak 1968). Ainsi, à l’aide de ses fils, la brodeuse traçait un chemin que l’âme pouvait suivre pour se réincarner. Plus récemment, les parents construisaient aussi un petit nid qu’ils déposaient à l’extérieur de leur fenêtre : si le nid était occupé, cela signifiait que l’âme de l’enfant reviendrait chez eux. La mère continuait à tirer son lait quelque temps après le décès de son enfant ; elle plaçait ce lait dans un petit récipient non loin du nid afin de nourrir l’âme du bébé (Gaer 1991, p. 108). Ces mêmes informations m’ont également été confirmées à Najhin en novembre 2013.
43Comme les rites visant à protéger l’enfant mentionnés précédemment, ces rites sont appelés ilioči (« se tenir sur ses pieds ») et on comprend que la brodeuse redonne vie au corps de l’enfant en lui permettant de « se tenir debout » (ilgamori), de faire ce chemin vertical, en brodant (ilgalaori). Il semble alors que les brodeuses tentent de rectifier, de « redresser » le destin de l’âme de l’enfant, au sens propre comme au figuré, avec ce « corps de remplacement » à partir d’un corps défunt (Baptandier 1996, p. 134) : à sa mort, et pour éviter qu’il ne meure de nouveau, les brodeuses fabriquaient une sorte de corps transformé pour cet enfant humain, un corps plus apte à le faire circuler à la fois dans le monde des esprits et dans le monde des humains. Il en résulte un corps hybride : humain d’une part, qui se nourrit du lait de sa mère, et animal d’autre part, qui s’approprie les qualités de l’oiseau grâce aux plumes que la brodeuse lui attache au corps.
44L’âme du défunt reste parmi les vivants tant qu’elle n’est pas installée dans le monde des morts. Lors d’un contact prolongé avec un défunt, les vivants cessent petit à petit de vivre, tombent malades ou meurent à force de cohabiter avec une âme défunte errante. Assurer les funérailles nanaï revient donc à amadouer l’âme et lui permettre de rejoindre le monde des morts pour y mener une vie de mort agréable, pour éviter qu’elle ne hante les vivants qui dépérissent à son contact. Fabriquer un « corps de remplacement » semble être un des rôles principaux des brodeuses lors les funérailles nanaï. Celles-ci étaient composées de quatre temps rituels : à la suite de l’enterrement, l’âme du défunt était placée dans un support anthropomorphe. Celui-ci était nourri de façon régulière autant de fois que possible. L’âme du défunt était enfin accompagnée par le chamane jusqu’au monde des morts et quittait alors définitivement le monde des vivants (Delaby 1976 ; Lopatin 1960 ; Šimkevič 1896 ; Shirokogorov 1935 ; Šternberg 1933). En dépit de l’absence de chamanes « traditionnels » aujourd’hui, les broderies permettent toujours de faire parvenir les offrandes au défunt tout en l’aidant à rejoindre le monde des morts.
45De nos jours, après la mort, le corps du défunt est généralement conservé à la maison de façon à permettre (entre autres) la confection de ses vêtements funéraires et de réunir ses proches en vue de l’enterrement. Pendant cette période, une veillée funèbre est organisée au cours de laquelle le mort ne doit jamais rester seul et doit être nourri. Ce faisant, il doit se préparer à l’idée de son départ. C’est à ce moment-là que les brodeuses entrent en scène pour constituer un corps de substitution au défunt.
46D’après Gaer (1991, p. 96), avant de l’habiller, les proches déposaient sur le corps mort un plastron brodé. Comme j’ai pu l’observer sur des plastrons fabriqués par les brodeuses (notamment Zinaïda, Ljubov’, Natasha ou encore Raïssa), sur le dessus de celui-ci figurent des représentations de dragons et de motifs « museau », lesquelles, comme nous l’avons vu, sont protectrices et effraient les esprits néfastes. De la même manière, l’habit funéraire comporte des protections brodées : il s’agit souvent pour les femmes d’une robe « à usage quotidien » ; pour les hommes, d’une chemise brodée ou d’une ceinture. Quand le défunt n’a pas de vêtements brodés à la nanaï, on place dans le cercueil des tissus brodés. Toutes ces broderies joueront un rôle important lorsque le défunt devra se rendre dans le monde des morts : de même que la mariée parée de sa robe brodée, le mort bénéficiera d’une seconde peau lors de ce voyage périlleux, peau de broderies qui le protégera contre les esprits néfastes. Rappelons qu’une femme peut d’ailleurs utiliser sa robe de mariée dans ce but pour ses propres funérailles, preuve de la fonction éminemment protectrice de ce vêtement, mais aussi de sa capacité à mettre en relation les mondes.
47Réalisé en broderie sur tige, le plastron peut comporter un long fil que l’on fera sortir de la tombe pour le tremper dans la nourriture et ainsi continuer à nourrir le défunt de façon régulière (Gaer 1991, p. 96 ; Smoljak 1980, p. 180) (informations confirmées à Sikachi Alyan par certains de mes informateurs). À l’image d’un cordon ombilical, le fil est ici de nouveau un liant par lequel on fait passer de quoi subsister en tant qu’humain, et donc vivre. Certaines ethnographies des années 1970 décrivent plus précisément les broderies du plastron comme des motifs « compliqués, figurant les intestins de l’homme » (Gaer 1991, p. 96). Une idée qui se retrouve ailleurs, en Chine, dans le Hunan, par exemple, où fabriquer des viscères de substitution en tissus contribuait à la consécration de statuettes mortuaires, et rendait « vivante » la statue qui restait sur l’autel domestique (Arrault et al. 2017, pp. 68-71 ; Arrault 2017, pp. 146-147). Des viscères en tissus se trouvaient également et surtout dans la statuaire bouddhique jusqu’au xe siècle environ (la principale référence est au Japon) (Henderson & Hurvitz 1956, pp. 22-25). Dans le rite nanaï, par les fils, les broderies viennent jouer le rôle d’organes digestifs vivants, alors que ceux du défunt, sans énergie vitale, lui font défaut.
48Ce rôle digestif devient d’autant plus important qu’il n’y a plus de chamanes aujourd’hui pour placer le défunt dans un support anthropomorphe et le nourrir. Précisons que les réceptacles de l’âme lors des rites funéraires nanaï n’étaient pas uniformes. Ces supports, au nombre de trois, étaient faits de deux figurines anthropomorphes en bois et en herbe et d’un tas de vêtements du défunt pliés. Avant les années 1970, alors que l’enterrement ne constituait pas un rite de grande ampleur, lorsque l’âme était placée dans un support d’esprit anthropomorphe, le chamane la nourrissait régulièrement lors des autres rites du cycle des funérailles, jusqu’à ce qu’il l’emmène dans monde des morts (Lopatin 1960 ; Šimkevič 1896 ; Shirokogorov 1935 ; Šternberg 1933). La figurine anthropomorphe agissait alors clairement comme un corps de substitution pour les défunts chez les vivants. Depuis le milieu du xxe siècle, les Nanaï n’utilisent plus de figurines anthropomorphes, mais des supports subtils qu’il a fallu cacher aux yeux du pouvoir (Smoljak 1968, 1980). Les broderies semblent remplacer les missions du chamane en proposant un corps de substitution au défunt, qui le rend plus apte à se nourrir et à atteindre le monde des morts en toute sécurité lui montrant la voie à suivre. À Sikachi Alyan, Svetlana raconte que pour les enterrements de ses proches, les supports anthropomorphes de l’âme ont été remplacés par un fil attaché à un bouton ayant appartenu au défunt ; elle-même et son entourage gardaient ce fil chez eux et le trempaient dans la nourriture régulièrement. Ce support était ensuite jeté dans le feu au bout de trois ans, délai au-delà duquel le défunt était censé avoir atteint le monde des morts. Comme pour le plastron dont on laisse sortir un fil de la tombe, le fil nourricier constitue alors un moyen de maintenir en vie le corps décédé dans le monde des esprits. Le fil de couture apparaît à nouveau comme un lien insufflant la vie et maintenant le passage entre les sphères humaines et spirituelles.
49En l’absence de chamane, les broderies permettent au défunt d’accéder seul au monde des morts, grâce aux femmes qui lui frayent un chemin. Plusieurs morceaux de tissu sont placés sur le corps du défunt dans la tombe. En cette occasion, une de ces pièces de tissu est brodée avec une représentation du chemin qui mène dans l’au-delà. Ce motif est placé sous la tête du défunt et lui servira de guide, comme une sorte de carte géographique, pour qu’il trouve le monde des morts. Les Nanaï considèrent qu’au bout d’un temps indéfini, les âmes qui s’y trouvent peuvent retourner sur l’arbre de vie en tant qu’âmes d’enfants. Peu d’informations existent sur ce guide brodé : d’après Nadežda et Natasha, l’animal représenté au pied de l’arbre de vie peut être brodé afin que le défunt ne se trompe pas de chemin. Selon Svetlana et Zinaïda, il peut s’agir d’une représentation de l’arbre de vie habituellement brodé sur les robes de mariées. Selon Svetlana, il peut également s’agir de la figuration d’un chemin à l’image d’une carte géographique. D’après ces brodeuses, le motif dépend de qui met cet objet dans la tombe : cela peut être n’importe quelle proche du défunt et il y a autant de possibilité que de proches brodeuses.
50Le secret qui entoure cette cartographie brodée rappelle celui qui entourait les actions du chamane à l’approche du voyage vers l’au-delà : à chaque rite, les esprits révélaient au chamane le chemin vers le monde des morts. Le spécialiste rituel récitait alors le mythe des Trois Soleils, et tirait une flèche dans le ciel, pour « dégager le chemin », comme un écho de l’archer mythique tuant les soleils excédentaires. Placer une broderie de l’arbre de vie dans la tombe avec le défunt pourrait-il être un autre moyen de rappeler le chamane, aujourd’hui absent du processus funéraire ? Cette broderie est en tout cas un moyen utilisé par les brodeuses pour tracer elles-mêmes un chemin qu’elles conservent discrètement dans leur mémoire et restituent à chaque rite funéraire, à la manière du chamane.
51Chez les Nanaï, toutes les femmes peuvent broder et s’adonner dans une certaine mesure aux pratiques ritualisées décrites dans cet article. Que ce soit lors des naissances, des mariages ou des décès, à chaque moment-clé de la vie, les brodeuses intervenaient et interviennent encore pour fabriquer un corps de substitution tantôt aux esprits, tantôt aux humains, et pour mettre en place une cartographie de l’invisible qui permet de gérer un contact momentané sans danger entre les humains et les esprits. En dépit des transformations rituelles, les broderies gardent aujourd’hui une place importante et continuent d’exprimer la symbolique propre aux Nanaï. Mettre en regard les pratiques des brodeuses d’aujourd’hui avec les pratiques rituelles d’antan permet d’apporter un éclairage nouveau pour comprendre le rôle méconnu des brodeuses.
52Seconde peau, corps de substitution, carte de l’invisible ou chemin d’esprit, les broderies permettent de créer des passages entre le monde des vivants et celui des esprits. En prêtant un corps aux esprits et aux âmes chez les vivants, les broderies assurent tout d’abord les voyages entre les mondes. C’est le cas d’un enfant mort en bas-âge qui doit s’envoler par lui-même, ou celui de la fiancée qui ne bénéficie d’aucune autre protection que celle procurée par son bouclier d’écailles brodées. Ensuite, en tant que support narratif, les broderies transmettent les informations nécessaires aux migrations des esprits comme des humains. C’est ainsi que le défunt trouve le chemin des morts, ou que la mariée peut paisiblement passer entre deux mondes. Les brodeuses apparaissent alors comme des sortes de médiums, capables de gérer le contact entre des espaces initialement séparés et ceux qui les habitent.