1Les noms tibétains répondent à quelques caractéristiques communes : ils sont simples (par exemple, Tenzin) ou composés de deux noms apposés (Tenzin Norbu). Un nom simple est composé de deux syllabes et, plus rarement, de trois. Les noms monosyllabiques ne sont pas attestés. En outre, les noms portent tous un sens (« patience », « sagesse », « bonté », « connaissance transcendante », nom de divinité, nom de jour, etc.). Le répertoire des noms tibétains est relativement réduit et il n’existe pas de réel phénomène de mode. La présente note vise à identifier les modes d’attribution, de changement et d’utilisation du nom dans certaines zones de l’aire culturelle tibétaine et au sein de la diaspora en Occident.
2À l’exception de rares articles ou chapitres d’ouvrages collectifs (Childs 2003 ; Rwa Yumjeap 2011 ; Dorje Tashi & Stuart 2016), la littérature existante en matière d’anthroponymie tibétaine est réduite. Elle est complétée par quelques travaux substantiels d’étude du système de la parenté (Aziz 1974, 1978) et d’analyse de la littérature hagiographique traitant des clans (Samuels 2016). Une vingtaine d’entretiens semi-directifs et informels, menés entre 2020 et 2022, en présentiel ou par le biais des systèmes de messageries instantanées, avec des Tibétains résidant au Tibet ou en exil en France, ont permis de compléter et d’actualiser les données publiées. Les interlocuteurs se répartissent sur une tranche d’âge allant de trente à soixante-dix ans environ. Nous proposons ici une compilation des informations disponibles ainsi qu’un aperçu des transformations des us en matière d’anthroponymie en exil dans un pays européen. Les pratiques observées concernent exclusivement les usages des bouddhistes de trois principales zones tibétaines de République populaire de Chine (RPC), à savoir le U-Tsang (ou Tibet central), le Kham et l’Amdo, les informateurs provenant majoritairement du Tibet oriental, ainsi que d’un lieu d’exil, la France.
3Le Centre national de ressources textuelles et lexicales propose pour définition du prénom « Nom particulier de chacun des membres d’une famille qui, dans l’usage courant précède le nom patronymique », et du patronyme « Nom de famille, notamment lorsqu’il est transmis par le père (par opposition au “prénom”) » (CNRTL 2012). Dans la mesure où l’existence du patronyme est limitée sur notre terrain, comme nous le verrons par la suite, nous avons choisi d’utiliser le terme d’anthroponyme, ou « nom de personne », afin de couvrir la réalité tibétaine. On utilisera par commodité dans cette note le mot « nom » pour désigner les anthroponymes tibétains.
4La présente note suivra le plan suivant : pour commencer, nous examinerons les usages répandus en matière d’attribution du nom avant de rappeler brièvement l’usage social de celui-ci dans la vie courante. Nous dresserons ensuite un panorama des particularités des noms selon le genre, la lignée religieuse adoptée et les régions d’origine des individus. Suivra ensuite un aperçu de la manière dont les Tibétains se plaisent à attribuer des surnoms ou diminutifs. Dans une cinquième section, nous examinerons les usages performatifs des noms, lesquels peuvent être à l’origine de leur changement au cours des étapes d’une vie. Nous apporterons par la suite quelques pistes pour appréhender la manière dont les Tibétains font emploi d’un nom – de clan, de maison ou de famille – pour s’inscrire dans un cercle – « clanique » ou familial – plus étendu. Enfin, nous terminerons par quelques observations relatives aux usages anthroponymiques en exil en Occident et aux stratégies adoptées face aux obstacles ou limites des catégories administratives.
- 1 Dans cette note, le système Wylie est employé pour la translittération des termes en tibétain. Pour (...)
- 2 Témoignage recueilli en octobre 2020 de Sonam Yudron, âgée de trente ans environ, originaire de Lit (...)
- 3 Témoignage de Dolma Tsering de Trika (janvier 2020). Elle-même a reçu son nom de son grand-père pat (...)
- 4 Il semble extrêmement rare que les noms soient donnés par une femme. Sur les 1701 cas étudiés par D (...)
5Au Tibet, l’attribution du nom est traditionnellement l’affaire des autorités spirituelles. À la naissance de l’enfant, il est de coutume qu’un parent ou un proche sollicite un maître religieux (lama) afin de demander un nom pour l’enfant, en échange d’une offrande matérielle (argent ou présents). Souvent ce nom reprendra une partie du nom du lama ou bien le nom d’un personnage important de l’obédience religieuse du lama auquel la personne s’est adressée (voir plus loin). Si la famille en a la possibilité, elle préfèrera faire donner un nom à l’enfant par la plus haute autorité de la lignée du bouddhisme à laquelle elle adhère. Une grande partie des Tibétains en exil, mais parfois aussi de ceux qui résident en République populaire de Chine (RPC) et ont des proches de l’autre côté de l’Himalaya, obtiennent un nom auprès du secrétariat du Dalaï-Lama (sku sger yig tshang1), à Dharamsala, en Inde. Cette institution, employant essentiellement des moines, désigne le bureau en charge de la correspondance du Dalaï-lama, de son emploi du temps et de la gestion de ses liens avec le Gouvernement tibétain en exil (GTE). Il comprend tout particulièrement une section appelée « bureau des offrandes pour la prise de refuge et la dédicace des mérites (pour les défunts) » (skyabs rten bsgo rten khang) où un nom pour un enfant, né ou à naître, peut-être sollicité. Aucune contrepartie n’est requise, mais les proches de l’enfant font généralement une offrande à la hauteur de leurs moyens. Le dalaï-lama est en effet considéré par une grande majorité des Tibétains, quelle que soit leur obédience, comme le plus important maître spirituel, transcendant le phénomène des lignées au sein du bouddhisme tibétain. Il y a une vingtaine d’années, alors que les moyens de transport et de communication au Tibet étaient par endroit encore très rudimentaires, les parents se tournaient vers un villageois « érudit » (mkhas pa), sachant lire et écrire le tibétain et ayant donc une connaissance des textes religieux2, ou vers une personne âgée3 et respectée, dans le but d’obtenir un nom pour leur enfant4. Depuis quelques années, essentiellement dans les familles originaires de l’Amdo, qu’elles vivent en RPC ou en exil, certains parents – le plus souvent des personnes éduquées et presque toujours sur la décision du père – prennent l’initiative de nommer leurs enfants eux-mêmes. Cette pratique est parfois mal perçue par le reste de la famille ou par la société qui craint pour l’avenir de l’enfant. En effet, n’ayant pas reçu la bénédiction transmise par le nom du lama, on redoute qu’il développe un mauvais caractère ou qu’il rencontre des obstacles et des difficultés dans sa vie.
- 5 En témoigne le proverbe « bu skyes nas ming dang / las bsgrubs nas gtam// », litt. « un nom après l (...)
6Le plus souvent, on ne donne pas un nom dès la naissance5. En effet, la coutume veut que celui-ci soit attribué à une date faste ou après que le « mois se soit écoulé » (zla kha gang pa). Il s’agit de la période de repos d’une femme après la naissance de son enfant, au cours de laquelle elle ne sort pas, ne reçoit aucune visite et est nourrie de nourritures carnées, riches et protéinées. Par ailleurs, les Tibétains pensent que le processus de la naissance est porteur d’un certain type de « pollution » symbolique appelée « pollution de la naissance » (skyes grib), qu’il est nécessaire de purifier par des fumigations (lha bsangs). Ce n’est qu’une fois cette pollution éliminée que le lama nommera un enfant (Childs 2003).
- 6 Témoignage de Tenpa Tashi et Tsepak de Lithang, janvier 2020.
- 7 Témoignage de Chamdo Tenpa Nyima, 16 août 2020.
7Nos informateurs du Lithang indiquent toutefois que dans leur région, depuis le début des années 2010, les parents doivent déclarer à l’administration le nom de l’enfant immédiatement après sa naissance6. À Chamdo (Kham) également, l’obligation de cette déclaration rapide à l’administration semble concomitante : notre informateur signalait qu’en 2010, il avait eu « deux ou trois semaines au plus » pour donner un nom à sa fille née à l’hôpital7.
- 8 Les auteurs ont examiné deux populations : les 233 habitants du village de l’un des auteurs et la l (...)
- 9 Rwa Yumjeap (2011) note toutefois qu’en Amdo, lorsque les parents se présentent devant un lama ou u (...)
- 10 Il est intéressant de rappeler ici que, pour écarter d’éventuels obstacles, les mères ne parlent pa (...)
8Dorje Tashi et Stuart (2016), qui ont enquêté sur la prévalence des noms tibétains dans la région de l’Amdo et sur leurs modes d’attribution8, rapportent le cas des noms attribués avant la naissance, lors de visites de la mère dans un temple afin d’y prier pour la venue d’un enfant, ou au cours de sa grossesse, pour accumuler des mérites karmiques en effectuant des circumambulations pour le bien de l’enfant et ainsi faciliter l’accouchement. L’exemple donné est celui d’un temple consacré à la divinité Dorje Pagmo, situé au sein du complexe monastique de Shachung dans le district de Rwalung en Amdo. Un petit morceau de papier comportant un prénom masculin et un prénom féminin est remis à la future mère par le moine responsable de l’assistance aux pèlerins (sku gnyer)9. Cette pratique est aussi attestée en exil : pour s’attirer de bons augures lors de la naissance, certains parents demandent un nom auprès d’un lama au cours de la grossesse de la mère10.
- 11 Les termes désignant les liens de parenté varient beaucoup entre les différentes régions tibétaines (...)
- 12 Selon les lieux et les dialectes, ces termes se disent différemment : en Amdo mon « vieux » (rgad p (...)
9Le nom (ming) a une utilisation sociale limitée dans la vie courante. Les Tibétains sont en effet réticents à interpeller quelqu’un, ou à en parler à un tiers, en le nommant. Ils préfèrent désigner la personne par le lien de parenté ou le titre, à l’exception des collatéraux plus jeunes qui peuvent être désignés par leur anthroponyme. Cet évitement du nom est considéré comme un signe de respect. Ainsi, on appellera « grand-mère » ou « grand-père », « tante » et « oncle », « mère » ou « père », ou « grande sœur » et « grand frère »11, des individus appartenant à la génération concernée, indépendamment de leur proximité avec le cercle familial. Sinon, on désignera simplement la personne par un lien de parenté avec un père ou un beau-père, etc. : « le fils de Tashi », « la bru de Tseten » par exemple. Au sein des couples et tout particulièrement dans le monde rural, il n’est pas rare que, par pudeur, les époux ne s’interpellent pas par leur nom mais par interjection (a rogs ou, en utilisant le chinois, wei, équivalents de « eh toi », en français). Ils ne se nomment pas davantage devant des tiers, préférant dire « mon époux » ou « mon épouse »12. Il est considéré comme irrespectueux de prononcer le nom d’une personne de statut social élevé, qu’elle soit religieuse ou laïque. On préférera alors des termes de référence et d’adresse comme « moine » (sku zhabs lags) ou « sœur » (a ne lags) ou, pour des laïques, « professeur » (rgan lags).
10D’une manière générale, les Tibétains emploient donc peu les noms. Même pour se présenter ou présenter autrui, ils ne donnent pas spontanément leur nom ou celui de leurs amis, et il n’est pas rare d’ignorer le nom de certaines de ses relations ou même de membres de la famille plus jeunes, du moment qu’on identifie leur place au sein de la communauté.
- 13 L’instance officielle du Gouvernement tibétain en exil, aussi appelée « Bureau du Tibet », dans les (...)
11Enfin, le répertoire étant relativement limité, pour distinguer deux personnes répondant au même nom, il est courant de préfixer à celui-ci la région ou la localité d’origine de l’intéressé (ex : Nyakrong Tsepak : « Tsepak de Nyakrong »), son « nom de maison » (« drong ming », grong ming) (voir plus loin Aziz 1978), ou encore sa fonction officielle (Doncho Wangpo Tashi : « représentant [du Dalaï-lama13] Wangpo Tashi »). De même, la précision de l’appartenance à une génération permet de clarifier l’identité de la personne concernée en cas d’homonymie, en faisant suivre les qualificatifs de « ganpa » (« l’ancien »), « dringwa » (« le moyen ») et « chungwa » (« le jeune ») (rgan pa, ’bring ba, chung ba), par exemple : Lhakpa ganpa (« Lhakpa l’ancien »), Lhakpa dringwa (« Lhakpa le moyen ») et Lhakpa chungwa (« Lhakpa le jeune »).
12Tout Tibétain ne connait pas l’histoire de son nom, ni l’identité de la personne l’ayant attribué. En revanche, le nom peut être un indicateur de l’appartenance de sa famille à une lignée du bouddhisme ou de sa proximité avec un lama, ainsi que de l’origine géographique de la personne, chaque région développant des particularités que nous allons voir plus bas. Il signale aussi souvent le genre de celui ou de celle qui le porte.
13Les noms tibétains simples sont généralement épicènes, c’est-à-dire non marqués du point de vue du genre. Ainsi, Sonam, Tenzin, Pema, Dawa ou Tashi peuvent être portés par un homme comme par une femme. Quelques noms simples semblent uniquement portés par des hommes (Norbu, Dorje). Toutefois, un nombre très limité de noms simples sont exclusivement féminins : Dolma (la « libératrice », ou Tara en sanscrit, l’incarnation féminine du bodhisattva de la compassion), Dolkar (la divinité Tara blanche), Metok (« fleur »), Lhamo (« déesse »), Wangmo (« la puissante »), Dronme (« flambeau »), Chodron (« flambeau du dharma »), Yudron (« flambeau turquoise »), Labdron (« flambeau de Lab [localité] »), Machik (« une seule/unique mère »), Yangzom (« rassemblements des bons auspices »). Quand ils suivent un premier nom épicène, leur porteur est une femme : Tashi Yangzom, Dorje Lhamo sont ainsi des noms doubles incontestablement féminins. La combinaison de deux noms épicènes (Lobsang Nyima, par exemple) est souvent le fait d’hommes, mais on ne peut exclure qu’une telle combinaison puisse être portée par des femmes. Pour distinguer deux personnes portant le même nom épicène, on spécifiera parfois le genre en préfixant bu (« homme »/« garçon »/« fils ») ou bu mo (« femme »/« fille »), par exemple Bu Tseten (« garçon-Tseten ») et Bumo Tseten (« fille-Tseten »).
14La première source d’inspiration des anthroponymes est le bouddhisme. La grande majorité des noms fait référence à des divinités ou des qualités valorisées dans le bouddhisme. Ainsi, les prénoms Tenzin (« détenteur de la doctrine »), Dolma, Tenpa (« la Doctrine »), Yeshe (la « connaissance transcendante/sagesse » d’un Bouddha), sont très courants.
15On distingue dans le bouddhisme tibétain quatre grandes obédiences (Gelug, Kagyu, Nyingma et Sakya). Il arrive que les noms reflètent celle de la famille où l’enfant est né, même si ce n’est pas systématique.
16Le nom des adeptes de la lignée Nyingma (« les Anciens ») pourra contenir Pema (« Lotus », prononciation tibétaine de la première syllabe du nom indien de l’introducteur du bouddhisme tantrique au Tibet au viiie siècle, Padmasambhava) ou Ogyan (version tibétaine d’« Oddiyana », sa région d’origine, dans l’actuelle vallée de Swat au Pakistan). Ceux de la lignée Kagyu (« la lignée de la parole ») pourront inclure « Karma », du nom du plus haut dignitaire religieux de cette lignée, le Karmapa ; ceux de la lignée Sakya (« ceux de la terre grise ») contiendront Kunga, du nom d’un des premiers maîtres de cette lignée ; ceux de la lignée Gelug (« les Vertueux ») pourront faire figurer Lobsang, du nom du fondateur de la lignée, Lobsang Dragpa (1357-1409). Enfin, Yungdrung indique que le porteur de ce nom est un adepte de la religion minoritaire bon.
- 14 Le nom complet du Dalaï-lama est Jetsun Jamphel Ngawang Lobsang Yeshe Tenzin Gyatso. Les composante (...)
17Parmi les maîtres religieux contemporains à l’origine de nombreux noms, on trouve l’actuel Dalaï-lama Tenzin Gyatso14 : les enfants se nomment alors Tenzin X ou Tenzin Y. Il en est de même pour le hiérarque de la lignée Sakya, Sakya Trizin, dont le nom inclut Ngawang et Kunga : les doubles noms qu’il a conférés commencent donc tous par Ngawang ou Kunga (ex. Ngawang Dorje, Kunga Tseyang). Le Karmapa, chef principal de la lignée Kagyu, octroie des noms doubles commençant tous par Karma (ex. Karma Gelek). L’inverse n’est pas vrai : toute personne dont le double nom commence par un des noms cités ici ne vient pas forcément d’une famille adhérant à l’obédience qui lui est associée. Toutefois, lorsque les deux noms renvoient à une même obédience (par exemple Lobsang Gyatso, deux noms Gelug ou encore Orgyan Pema, deux noms Nyingma), il n’y a guère de doute sur l’école suivie par la famille du dénommé.
18Il arrive, enfin, que les enfants soient nommés selon la date à laquelle ils sont nés s’il s’agit d’un jour faste du calendrier lunaire bouddhique. Ces dates sont le huit (tshes pa brgyad), le dix (tshes pa bcu), le quinze (tshes pa bco lnga) et le trente (nam gang, litt. « pleine lune »). On trouve ainsi Chonga Lhamo (littéralement « quinze-déesse », anthroponyme féminin en raison de la terminaison en « Lhamo », cf. supra) ou tout simplement Tsegye (« le huit », non genré mais plutôt porté par des hommes).
19Lorsqu’il y a, dans l’anthroponyme classique de deux noms bisyllabiques accolés, une rupture provoquée par l’introduction d’une composante monosyllabique, telle que Pal (dpal, « gloire »), De (sde, « seigneur »), Drag (grag, « renommé »), Bar (’bar, « flambant ») ou Tsal (rtsal, « habile »), comme par exemple dans le nom Lobsang Nyima Pal Zangpo, il s’agit immanquablement du nom d’une réincarnation ou d’un religieux éminent. De même, le nombre de noms est un indicateur intéressant : lorsqu’il est supérieur à deux et qu’ils sont tous d’inspiration religieuse, il s’agit souvent d’un religieux. L’exemple du nom du Dalaï-lama (cf. note 14) illustre ce cas de figure.
20Les anthroponymes tibétains peuvent aussi révéler le lieu d’origine de leurs porteurs, chaque grande région du Tibet ayant développé des modes particuliers d’attribution du nom ou des types d’anthroponymes singuliers.
- 15 Childs (2003) relevait, sur la base d’un corpus de prénoms d’habitants de Kyirong dans le Tibet cen (...)
21Dans la région du Tibet central et méridional, il est fréquent d’attribuer à un enfant le nom du jour de sa naissance : Nyima (dimanche), Dawa (lundi), Mikmar (mardi), Lhakpa (mercredi), Phurbu (jeudi), Pasang (vendredi), Penpa (samedi)15. À cette première partie disyllabique peut s’ajouter un second nom épicène tel que Tsering (« longue vie »), le prénom devenant alors masculin (ex : Penpa Tsering), ou encore un second nom féminin comme Dolma ou Dolkar (« Tara blanche »), qui féminise l’ensemble (ex : Nyima Dolkar).
22Dans la région du Kham, on observe l’existence de noms composés de la syllabe initiale A (symbole de la pureté dans le bouddhisme tibétain), suivi d’une seule syllabe (Adron, Atar, Abom) et plus rarement d’un nom dissyllabique (A Norbu).
- 16 Des troisièmes suffixes plus rares sont relevés par Rwa Yumjeap, tels que sGom, comme dans Vande Go (...)
23Dans la région de l’Amdo, les anthroponymes peuvent être trisyllabiques. Ils se composent alors d’un nom disyllabique suivi d’un suffixe monosyllabique, ce dernier étant presque toujours genré. La liste de ces éléments est si restreinte16 qu’elle peut être donnée ici, H et F indiquant leur attribution de genre :
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Bum (‘bum) : « cent mille » (H). Par exemple : Tsering Bum (« cent mille longues vies »).
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Gyal (rgyal) : « le/la victorieuse » (H en général, F si le nom qui précède est féminin uniquement). Par exemple : Dolma Gyal (« Tara la victorieuse », F).
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- 17 Rwa Yumjeap (2011) indique une variante régionale : à Pari (dPa’a ris), dans le Gansu, sKyabs est r (...)
Kyab17 (skyabs) : « sous la protection de » (H). Par exemple : Dorje Kyab (« sous la protection du vajra »), Dolma Kyab (« sous la protection de la déesse Tara »), Lhamo Kyab (« sous la protection de la déesse (Palden) Lhamo »).
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Kyi (skyid) : « l’heureuse » (F). Par exemple : Tsering Kyi (« Longue vie heureuse »).
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- 18 Rwa Yumjeap (2011) explique que byams est synonyme de Dolma dans les textes de la religion bon. Ce (...)
Sham (byams)18 : (la déesse) Tara (nom) ou « tendre » (adj.) (H en général, F si le nom qui précède est féminin uniquement). Par exemple : Lhamo Sham (« déesse compassionnée »).
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Thar (thar) : « libération » (H). Par exemple : Ngodup Thar (« Libération des accomplissements spirituels »).
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Tso (mtsho) : « océan de / lac de » (F). Par exemple : Tsering Tso (« océan de longue vie »).
24Rwa Yumjeap (2011) clarifie l’origine des noms donnés en Amdo. Il précise que contrairement au Kham et au Tibet central, les laïcs reçoivent des noms tout à fait distincts (skya ming, litt. « nom de laïc ») des religieux (chos ming, litt. « nom de religieux »). Il est aussi traditionnellement impensable qu’un lama donne une partie de son nom à un laïc. Les patronymes d’inspiration bouddhique dans le monde laïc y sont donc moins courants que dans le reste du Tibet. L’auteur de l’article recense trois sources : les divinités associées à un lieu singulier, les représentations animales des drapeaux de prière et l’astrologie chinoise.
- 19 gNyan est l’équivalent de Yulha chez les adeptes de la religion bon.
25Les enfants peuvent recevoir le nom de divinités locales (pré-bouddhiques) ou divinités du terroir. C’est le cas notamment à Rebgong, à Trika ou à Rwalung où sont vénérés respectivement la divinité de la montagne Shawo (« le cerf »), le protecteur à l’aspect d’un héros chinois Wenchang (tib. Ban khrang), et une divinité du monastère de Dentik, Lugyal. Ces trois noms s’intègrent à des noms composés. Par exemple, à Rebgong, Shawo Dondhup ou Shawo Tsering sont attribués pour un garçon, Shawo Kyi pour une fille ; à Trika, Wenchang Thar (H), Wenchang Dolma (F) ou Wenchang Kyi (F) ; à Rwalung, enfin, Lugyal Thar ou Lugyal Tsering pour un garçon. Le nom générique de Yulha19, littéralement « divinité du terroir », peut aussi être donné à un enfant. Il fait alors référence implicitement à la divinité locale.
26Le nom peut aussi provenir des animaux représentés sur les drapeaux de prières dits « chevaux de vent » (rlung rta) : le cheval (ex. Tachok Gyal, « le victorieux précieux cheval »), le tigre (ex. Taklha Gyal, « le divin tigre victorieux »), le garuda, ou animal de la mythologie indo-bouddhique (ex. Khyung Thar Gyal, « le victorieux garuda libéré ») et le lion (ex. Sengue Kyab, « sous la protection de [la divinité à la tête de] lion »).
27Enfin, les noms peuvent être conférés selon l’astrologie chinoise (nag rtsi). L’enfant se voit alors nommé de l’un des huit trigrammes (spar kha brgyad), les plus courants étant Son, Khon et Kham (retrouvés par exemple dans les noms Sonthar Gyal, Khonthar, Khamkyi Dolma). De même, il peut se voir attribuer le nom de l’un des douze animaux du cycle de douze années (lo ris bcu gnyis). Les plus courants sont le mouton, le cheval, le bœuf, le tigre et le dragon. Le chien et le cochon semblent être réservés à des usages plus particuliers et à visée performative (voir plus loin). Enfin, l’enfant peut encore être nommé d’après l’un des quatre ou cinq éléments naturels (’byungs ba bzhi’am lnga), les plus fréquents étant l’espace (« Namkha », nam mkha’a), le fer (« Chak », lcags), ou le feu (« mé », me).
28Par ailleurs, et bien qu’il soit difficile de trouver une explication quant à l’origine de cette observation, on relèvera l’existence de consonances singulières à certains noms qui ne trompent guère sur l’origine de celui qui le porte : ainsi, Chogpa, Phurtsing, Phentok et Lhagtsing seront immanquablement originaires de la région du Tsang, tandis que Yarphel et Dralha seront vraisemblablement des habitants du Tibet oriental.
29En exil, la facilité avec laquelle les Tibétains peuvent, auprès de l’administration privée du Dalaï-lama, solliciter un nom pour leurs enfants, a eu pour effet de créer un problème administratif : une grande partie des Tibétains nés en exil aujourd’hui se prénomme Tenzin suivi d’un autre nom. Ainsi, dans les écoles du Gouvernement tibétain en exil, il est fréquent que tous les noms des enfants commencent par Tenzin, rendant problématique cette homonymie. De même, dans le quartier de Parkdale à Toronto, surnommé le « Petit Tibet » en raison de la présence massive de réfugiés tibétains, Tenzin était le prénom le plus populaire, tant pour les filles que pour les garçons, en 2011 (Bielski 2011). Pour pallier cette difficulté, le secrétariat privé du Dalaï-lama a entrepris de diversifier sa liste ces dernières années en recherchant des combinaisons de noms plus originaux (ex : Tenzin Odze/« belle lumière », Tenzin Petso/« lac de lotus »).
- 20 Témoignage de Tashi Yangzom Samsuo (12 janvier 2020) concernant sa fille, nommée Pasang Dolma par u (...)
30La faculté d’obtenir un prénom à distance auprès du bureau personnel du Dalaï-Lama en dépit du faible pourcentage de la population tibétaine se trouvant en exil (3 %), par exemple à travers les réseaux sociaux, notamment WeChat, est assez récente. Jusqu’au début des années 2000, certaines personnes ne parvenaient à obtenir un nom conféré par le Dalaï-lama que longtemps après la naissance du bébé, au gré des voyages de proches ou d’amis en Inde. Aussi, l’enfant portait officiellement un prénom donné par un membre de la famille ou un lama local puis, en recevant celui du Dalaï-lama, ses parents pouvaient choisir de le lui attribuer ou non, sans qu’aucun changement ne soit effectué auprès de l’état civil20. Il faut signaler toutefois que dans la préfecture de Nagchu, en Région autonome du Tibet (RAT), il a été interdit, après le soulèvement populaire de 2008, de donner à son enfant le prénom Tenzin, celui-ci devenant suspect d’allégeance au Gouvernement tibétain en exil aux yeux des autorités chinoises. La recrudescence de la répression à l’encontre des minorités ethniques, qui coïncide plus ou moins avec le changement de la Constitution, au mois de mars 2018, permettant au président chinois de se maintenir au pouvoir sans limite temporelle, a vu s’accroître la surveillance des réseaux sociaux. Il semble désormais être devenu dangereux de solliciter un prénom de la part du secrétariat du Dalaï-lama dans l’ensemble des régions tibétaines (Lugon Thar 2019).
31Les Tibétains sont friands des surnoms ; ils distinguent les « noms pour chérir » (gces ming), c’est-à-dire des surnoms affectueux, des « noms qui pointent les défauts » (tshang ming) et mettent en avant des traits physiques ou de caractère.
32Les premiers sont souvent des diminutifs formés à partir du nom de la personne (Shora 2018). Ainsi, en Amdo, il est courant de donner un petit nom à ses amis ou proches en remplaçant la dernière syllabe du nom par un suffixe non-signifiant tel que « ba », « be », « lo », « kho » ou encore par « trouk » (phrug, litt. « enfant/petit »). Tsering pourra être appelé Tseba par ses amis, Samdrub pourra être appelé Samkho, Sangye Dolma, Sangkho, Namthar, Namkho et Lhamo Tso, Lhako ou Lhabe.
- 21 Communication personnelle de Dorje Tsering.
33Les surnoms ou sobriquets descriptifs sont très variés. Le film du réalisateur Pema Tseten « Tharlo » (2015) narre l’histoire d’un berger qui, confronté à la nécessité de faire établir son état civil, s’aperçoit devant les autorités qu’il ne connait lui-même que son surnom « Ralo » (« petite natte »). En France, le poète Loephel est connu par ses amis sous le nom affectueux de « Lobi » (« mon bébé ») ou encore le surnom « Salegyal » (qui désigne un homme qui aime séduire les femmes occidentales, nom qui trouve son origine dans un personnage inventé par un humoriste connu en Amdo). Le prénom « Dorje » est très courant : pour distinguer deux homonymes dans une classe par exemple, l’un est appelé « Dorje Nakpo » (« Dorje le noir ») et l’autre « Dorje Karpo » (« Dorje le blanc »), en référence au teint hâlé du premier et pâle du second21.
- 22 Autre occurrence relevée accolant un anthroponyme et un adjectif : « Dagyong », pour « Dawa le maig (...)
34L’anthropologue Childs (2003) rapporte aussi à Kyirong plusieurs sobriquets visant généralement des personnes souffrant de handicap : « Dzo », qui désigne l’animal issu du croisement du yak et de la vache, dont la particularité est d’être stérile ; « Shagyong » (« le maigre »)22 ; « Gori » (« le chauve »), « Nakho » (« nez plat »), etc. Enfin, les sobriquets de « Lenpa » (idiot/sourd) et « Kukpa » (idiot/muet) désignent des individus aux capacités mentales limitées. L’auteur rapporte que leur emploi fait parfois aussi office de boutade, désignant au contraire un individu particulièrement doué.
35Par ailleurs, les Tibétains de toutes les régions confondues raccourcissent parfois leur double nom en ne retenant que la première syllabe du premier et la première du dernier : ainsi, Dorje Namgyal devient Dornam, Dorje Tashi, Dorta, et Pema Norbu, Penor. Plusieurs noms sont abrégés de la même manière : ainsi Kalsang Donyo et Kalsang Dondhup peuvent tous les deux être appelés Kaldon.
36Il n’est pas exclu que ces surnoms figurent sur les actes d’état civil officiels. Ainsi, un Tibétain de Trika (Amdo) rapporte qu’il a longtemps ignoré le nom réel de son père, celui-ci étant surnommé Kalo, y compris sur sa carte nationale d’identité (shenfenzheng) et son livret de famille. Après avoir interrogé ses aînés, il a appris que le nom donné à la naissance à son père était Kalsang Tsering, affectivement transformé en une forme beaucoup plus courte (Kal, première syllabe de son premier nom, suivie de « lo », diminutif affectueux).
37Une autre pratique est relevée par Rwa Yumjeap (2011) : celle des « noms pour les études » (angl. studying names, ch. xue ming), désignant des noms chinois donnés, au Kham ou en Amdo il y a deux ou trois décades, aux enfants tibétains scolarisés dans une école chinoise (par opposition aux écoles dites « des nationalités », où le tibétain est enseigné). Le professeur prenait alors la responsabilité de donner un nom chinois aux élèves, « probablement pour les appeler plus facilement » suggère l’auteur, lequel était enregistré sur les registres officiels de l’école et les suivait alors toute leur scolarité durant, puis dans l’administration chinoise. Le nom tibétain initial devenait alors un nom réservé à un usage privé, relégué au rang de surnom. Si Rwa Yumjeap indique que cette pratique aurait disparu, nous n’avons pas été en mesure de vérifier cette information.
38Enfin, Beyer (1992), qui se fonde essentiellement sur un corpus de noms de figures religieuses renommées, note qu’un certain nombre d’érudits ou de pratiquants éminents ont été connus et ont survécu à la postérité davantage sous un « nom géographique » (angl. geographical name) que leur nom personnel, les deux pouvant aussi être accolés, nom tiré de leur réputation étendue. C’est le cas de Chokyi Lodro, le traducteur et maître de Milarepa, appelé généralement Marpa Chokyi Lodro (1012-1097), « Chokyi Lodro de Mar », Marpa Lotsawa (« le traducteur de Mar »), ou plus simplement Marpa (« l’homme de Mar »). On citera aussi Lobsang Drakpa (1357-1419), mieux connu comme Tsongkhapa (« l’homme de Tsongkha »), le fondateur de la branche Gelug du bouddhisme tibétain, ou encore Dawo Zhonu, l’un des disciples les plus éminents de Milarepa, plus souvent désigné comme Gampopa (« l’homme de Gampo »). De même, la reconnaissance de la réincarnation d’un maitre spirituel conduit parfois à l’attribution d’un « nom géographique » avec le suffixe « tulku » (sprul sku), « réincarnation ». C’est le cas de Paltrul Rinpoche, littéralement la « précieuse réincarnation [« trulku » est ici contracté en « trul »] de [la localité] de Palgue [contracté ici en « Pal »] ». Beyer relève également qu’au fil d’une vie, une personnalité religieuse éminente peut être désignée par une épithète. C’est le cas de Milarepa, aussi appelé « Thuchen » (« grand magicien »), de Gampopa (cité ci-dessus), surnommé « Dhagpo Lhaje », « le médecin du Dhagpo », ou encore de la première incarnation du Karmapa (1110-1193), désigné par l’épithète honorifique « Dusum Khyenpa », « le connaisseur des trois temps [passé, présent et futur] ». Beyer apporte d’autres exemples d’épithètes, génériques, telles que « repa » (ras pa), littéralement « celui qui (porte) le tissu de coton », pour désigner des yogis, en référence à leur habit, ou encore « nyonpa » (smyon pa), « fou », identifiant les saints « fous » de la tradition yogique.
39Le nom personnel peut changer à plusieurs reprises au gré des circonstances de la vie. Un Tibétain originaire de Sokdzong (en Amdo) et résidant désormais en France, a ainsi été appelé à la naissance Chakdor Kyab, rapidement surnommé par ses proches Chakde, version plus courte de son nom. Il est ensuite devenu moine, sous le nom de Thubten Gyatso. Cependant, ses amis l’appellent Thubten Lokril, littéralement « Thubten petit-gros » en référence à son apparence et pour le distinguer de ses nombreux homonymes.
40L’entrée en religion est la circonstance la plus courante d’un changement de nom. La prise des vœux de moine ou de nonne impliquant le renoncement à la vie séculière, tous les noms religieux (chos ming) donnés aux ordonnés ont une consonance clairement religieuse. Ils se composent souvent de deux noms disyllabiques qui peuvent désigner l’une des six paramita ou « vertus transcendantes » bouddhiques (Jinpa/la générosité, Zopa/la patience, Tsultrim/l’éthique, Tsondru/l’effort enthousiaste, Samten/la concentration, Sherap/la sagesse), d’autres concepts religieux (Konchok : « rare et précieux », épithète désignant les « Trois Joyaux », c’est-à-dire le Bouddha, le Dharma et la Sangha) ou encore d’une divinité.
41Le nom peut changer à nouveau lorsque des vœux supplémentaires sont prononcés, aboutissant à ce qu’une même personne puisse avoir eu trois ou quatre noms. Ainsi, outre les noms monastiques, un moine ou un laïc recevant les vœux dits « de bodhisattva » – signifiant son engagement à venir en aide à tous les êtres sensibles – recevra un « nom de bodhisattva » (byang chub sems dpa’i ming). Destinataire d’une initiation à une pratique rituelle tantrique, il recevra de son enseignant, ou de la divinité tantrique elle-même, un « nom secret » (gsang ming). E. G. Smith a ainsi consacré plusieurs pages aux « nombreux noms » du maître spirituel Jamgon Kongtrul (1813-1899), acquis au cours de sa vie entièrement consacrée à la religion : son nom d’enfant, ceux de ses ordinations monastiques, celui attribué lors de la prise de ses vœux de bodhisattva, ceux de ses initiations tantriques, celui qu’il reçut comme « découvreur de trésors » (ou « textes cachés », gter ma), celui qui lui fut octroyé en tant que grammairien et enfin celui de son incarnation (Smith 2001).
42Lorsqu’un religieux choisit de rendre ses vœux et de revenir à la vie laïque, il arrive qu’il reprenne son ancien nom, voire qu’il s’en auto-attribue un nouveau, afin d’éviter d’être identifié comme ayant renoncé à la vie religieuse, ce qui est socialement réprouvé, au moins pendant les premières années qui suivent son retour à la vie laïque. En outre, lors des deux dernières vagues d’arrivées de Tibétains du Tibet en Inde (fin des années 1980-moitié des années 1990 puis fin des années 1990-2008), les centres de réception (snes len khang) des Tibétains au Népal ou en Inde, gérés essentiellement par le Gouvernement tibétain en exil, avaient pour habitude d’envoyer directement dans des monastères les Tibétains fuyant leur pays qui portaient un nom religieux, ce que certains cherchaient à éviter, souhaitant reprendre une vie laïque. Ils changeaient alors de nom. Ainsi, un Tibétain originaire de l’Amdo, appelé au monastère Lobsang Khechok (Lobsang est un prénom essentiellement donné dans la lignée Gelug ; Khechok signifie « érudit + excellence ») a choisi de se faire appeler Dawa Tsering (« lune + longue vie »), nom laïc parfaitement classique.
- 23 En tibétain sri gcod ming, ou « nom [pour la] suppression de l’esprit démoniaque ».
- 24 Témoignage de Thinle de Minyag (Kham), janvier 2020.
- 25 Témoignage de Tenpa Tashi de Lithang (Kham), janvier 2020.
- 26 Témoignage de Dolma de Guinan (Amdo), janvier 2020.
43La maladie est un autre contexte de changement de nom. Si le mal ne parvient pas à être guéri par le recours à la médecine, les Tibétains croient qu’en changeant le nom du malade, le démon ou la force maléfique qui nuit à la personne ne l’identifiera plus, ayant été floué par ce subterfuge23. La stratégie veut alors qu’un nom disgracieux soit donné à l’enfant ou à l’adulte concerné. Un exemple bien connu est celui de Mme Kyikyak (dates inconnues) – « Mme crotte de chien », haute fonctionnaire de l’administration de la RAT (Chophel 1983). De même, en milieu rural, si un homonyme connaît une « mauvaise mort » (par exemple un assassinat, un suicide ou une noyade), il peut arriver que la famille préfère renommer son enfant afin de le prémunir d’une fin semblable. C’est également le cas lorsque, dans une famille, plusieurs enfants sont décédés. Les parents nommeront alors l’enfant d’un « nom sale » (ming btsog pa) ou « bizarre » (khyad mtshar po)24, tel que Kyitrouk (« chiot »), Phaktrouk (« cochonnet »), Kyimo Thar (« libération de la chienne »), Takmo Thar (« libération de la tigresse »), parfois même d’un nom chinois, ou attribueront un prénom de fille à un garçon et vice-versa25, afin de rallonger et protéger la vie de l’enfant26.
44Un autre cas est celui où le prénom ne « convient » (’phrod) pas à l’enfant. Ainsi, dans un village de l’Amdo il y a quelques années, une enfant, pourtant nommée par le Dalaï-lama, pleurait très fréquemment pendant les trois premières années de sa vie et les parents ont redouté que le nom donné n’ait pas « convenu » à la fillette. Ils ont longuement hésité à demander un nouveau nom, avant d’y renoncer, craignant de manquer de respect à l’autorité spirituelle l’ayant nommée.
45Les Tibétains pensent en effet que certains noms s’avèrent trop « forts » ou « puissants » (btsan po) pour celui qui le porte : c’est le cas de noms de personnages historiques extraordinaires ou quasi mythiques tels que Milarepa (ermite, saint et poète du xiie siècle très populaire) ou, plus proche de nous, Tenzin Gyatso, le Dalaï-lama, dont le double nom n’est, à notre connaissance, jamais donné dans sa forme complète. Ils considèrent que si la personne n’est pas suffisamment méritante pour porter un tel nom, elle s’expose à des obstacles, tels que des maladies.
- 27 Témoignage de Dolma Tsering, janvier 2020.
46Le plus souvent, aucune procédure bureaucratique n’encadre ce changement d’anthroponyme : le nom reste celui de la personne à la date à laquelle il a procédé à son enregistrement administratif sur le livret de famille ainsi que sur sa carte d’identité, si l’intéressé en possédait une. Toutefois, au Tibet, les monastères faisant l’objet d’une surveillance toute particulière par les autorités chinoises, les autorités monastiques sont tenues de renseigner des registres énumérant leurs pensionnaires et il est probable qu’elles disposent des noms initiaux des intéressés. Par ailleurs, si le détenteur du nouvel anthroponyme doit achever un cursus scolaire en vue d’un diplôme ou exerce un emploi dans la fonction publique, il devra effectuer des démarches auprès de l’administration pour faire enregistrer son nouvel anthroponyme27.
- 28 En témoigne le proverbe « elle mange à l’intérieur et pond à l’extérieur » (lto de nang la zas, sgo (...)
47Dans un pays rural où les moyens contraceptifs n’ont fait que récemment leur apparition et sont peu employés et où il y a une préférence générale pour les garçons28, les noms reflètent parfois l’état du planning familial.
- 29 L’un de nos interlocuteurs de Chamdo n’atteste pas de cette pratique dans sa région mais indique un (...)
- 30 Dans l’un des cas relevés par Childs (2003), il s’agissait de l’enfant illégitime d’une femme.
- 31 Childs (2003) relève qu’il s’agit souvent d’enfants nés alors que la mère était âgée d’une quaranta (...)
48Chérissant l’espoir de donner naissance à un fils, les parents peuvent attribuer à leur fille le nom de Butri29, littéralement « fais venir un fils » ou encore Budren (litt. « [celle qui] invite un fils » ou « en se languissant d’un fils »). S’ils ne donnent naissance qu’à des filles, alors dans l’espoir que la dernière-née ne sera pas suivie d’une autre, les parents la nommeront Bumo Chok, litt. « les filles ça suffit », en Amdo, ou encore un nombre suivi de « chok » (chog, « ça suffit/c’est suffisant »), par exemple Nyichok (« deux [filles], ça suffit »), Sumchok (« trois [filles], ça suffit »), Shichok (« quatre [filles], ça suffit »), Ngachok (« cinq [filles], ça suffit »), etc. Childs relève également à Kyirong le prénom Sumgok Butri, « arrêter à trois [filles], apporter un fils », lequel témoigne de la ferme résolution des parents que leur quatrième enfant soit un garçon. Tsamcho, « stop », est assez fréquent et peut signifier soit que la mère est à la fin de sa capacité reproductive, ou encore que les parents ne veulent plus d’enfant30. Enfin, les prénoms Buchung ou encore dans sa version féminine, semble-t-il moins courante, Bumochung, litt. « petit garçon » et « petite fille », sont attribués par les parents dans l’espoir, formulé envers des entités supranaturelles supérieures, que celui ou celle qui le porte sera le dernier de la fratrie31.
49Childs (2003) rapporte une série de prénoms pour lesquels il propose des interprétations. Ainsi Tashi Yardro (« bon augure » + « vers le haut »), fils d’une agricultrice sans terre, avait possiblement été nommé ainsi par sa mère dans l’espoir d’une élévation vers un meilleur rang social. Bagthar (« libéré de fiancée ») avait vraisemblablement reçu ce nom du fait de sa difficulté à attirer une épouse.
50À signaler également que pendant la Révolution culturelle (1966-1976), certains parents ont été contraints ou ont choisi de donner des noms reflétant la frénésie politique de l’époque, soit par souci de plaire aux autorités, soit par crainte de représailles si un nom trop religieux était donné, de tels noms étant alors considérés comme faisant partie des « quatre vieilleries » (« les vieilles idées, cultures, coutumes et habitudes »). C’est le cas d’enfants auxquels ont été donnés pour noms, dans leur version tibétaine mais parfois aussi chinoise, Chingdrol (tib. « Libération »), Serje Nyima (tib. « le Soleil de la Révolution »), Ge Min Hua (ch. « Fleur de la Révolution »), Karmar (tib. « Étoile rouge »), Gungtang Tso (tib. « Océan de Parti communiste), Serje Thar (tib. « Sauvé par la Révolution »), Darmar ou, dans sa version chinoise, Hongqi, (« Drapeau rouge »), etc. Il est intéressant de constater que l’un des porteurs de ce dernier prénom que nous connaissons a par la suite tibétanisé et bouddhisé Hongqi en Houngchen, à la consonance proche mais au sens bien différent (« le grand Houng », syllabe sacrée), se réappropriant sa culture et un destin tibétain.
- 32 Nous n’avons eu accès à aucune information au sujet des arbres généalogiques familiaux, dont l’exis (...)
51Très souvent au Tibet on ignore aujourd’hui le nom de ses arrières grands-parents, voire de ses grands-parents si on ne les a pas connus de son vivant32. Contrairement à la Chine par exemple, où chaque personne possède un nom de famille (les plus fréquents étant Wang, Li, Liu et Zhang) qui est important, connaît le nom de ses ancêtres, leur rend hommage le jour de la fête des morts et fait perdurer la lignée, ce qui compte au Tibet, c’est la descendance. Davantage que la référence aux ancêtres biologiques proches des générations immédiatement antérieures, c’est essentiellement la vie antérieure qui fait sens pour les Tibétains afin d’expliquer une personnalité et des accidents de vie.
- 33 Le type de mariage le plus fréquent est virilocal, le mariage uxorilocal étant réservé aux familles (...)
- 34 Les Tibétains associent l’os (rus) à l’héritage paternel, le sang et la chair (sha khrag) à celui d (...)
- 35 Stein (1961) s’attache à identifier la localisation de ces clans dits originels et de leurs branche (...)
52En revanche, la littérature tibétaine est émaillée de références au concept de « clan » et celui-ci fait encore sens dans certaines parties du Tibet oriental. On rappellera que la société tibétaine est considérée comme principalement patrilinéaire (Goldstein 1987)33. Aussi, on entend par la métonymie « ru ming » (rus ming), littéralement le « nom de l’os », souvent traduit par le « nom de clan », le nom de la lignée familiale paternelle34. Le clan se réfère ici à « un groupe ou une catégorie de personnes qui prétendent partager la descendance d’un ancêtre commun » (Parkin & Stone 2004, cités par Samuel 2016). D’après le Ma ni bka’ ’bum, texte attribué à l’empereur Songtsen Gampo (617-649/650), les Tibétains sont les descendants des enfants du couple mythique formée par une « démone des rochers » et un « singe boddhisattva », en fait la déesse Tara et le bodhisattva Avalokiteshvara, en un temps bien antérieur à la « bouddhisation » du Tibet. De cette union sont apparus quatre, ou six, grands clans originels, (Se, Mu, Dong, Tong, Ra et Dru), divisés ensuite en sous-clans35.
53Nous avons montré précédemment que le nom personnel est sujet à des fluctuations selon les contextes d’élocution, les liens interpersonnels et les événements de la vie. Il est finalement à l’image du concept d’identité, fluide et fluctuant au gré des circonstances et d’environnements divers. On se demandera donc peut-être si le « nom de clan » offre, par contraste, une sorte d’immuabilité au cours de la vie d’un individu, en le rattachant à la descendance d’un ancêtre illustre à travers les générations.
- 36 Ces ouvrages n’ont pu être consultés pour cette note.
54L’importance du « nom de clan » dans la société contemporaine semble assez inégalement considérée. Sur l’ensemble des interlocuteurs que nous avons interrogés, seuls deux se prévalaient d’un « ru ming », ou le connaissaient, et étaient originaires de la même région du Kham au Tibet oriental. Le premier (rus ming : Napukpo) est un érudit en philosophie bouddhique – portant le titre de « khenpo » – âgé de 70 ans et fils de l’un des principaux ministres du roi de Derge dans le Tibet anté-1959. Le second (rus ming : Gara) est un nomade d’environ quarante-cinq ans, résidant à Nangchen. Notre échantillon d’interlocuteurs est toutefois trop réduit pour estimer la prévalence de la revendication d’une filiation passée à un clan. Néanmoins, il est intéressant de noter, en sus de la littérature classique des généalogies (rus mdzod, litt. « trésor de clans »), l’existence de récentes publications de généalogies, sur le modèle de la traditionnelle « Grande généalogie du Tibet » (Bod kyi rus mdzod chen mo), pour les régions de Golok (Bod mi gdong drug gi rus mdzod me tog skyed tshal, 1991 et mGo log rus mdzod rgyas pa, 2011) et de Nangchen (Nang chen rus mdzod chen mo, date inconnue mais publication signalée comme « récente » à l’auteur de la note)36.
- 37 « [E]n ce qui concerne la terminologie désignant des concepts spécifiques de descendance, rigs est (...)
- 38 Samuels précise que son usage semble avoir été standard durant la période impériale.
55L’anthropologue et historien du Tibet Samuels (2016) propose une analyse du traditionnel triptyque « rig, ru, cho drang » (rigs/ rus/ cho ’brang), ces trois termes se rapportant tous, d’une certaine manière, à la descendance, à partir de l’étude d’hagiographies. Ces trois termes concernent respectivement l’appartenance à une « classe », le « nom de clan [paternel] » et la lignée maternelle. L’analyse de Samuels nous intéresse en ce qu’elle permet de mieux cerner la construction du rapport, chez les Tibétains, entre le concept de nom et d’identité d’une part, et celui de filiation généalogique et/ou biologique d’autre part. Le « rig » est, d’une certaine façon, utilisé de manière comparable au système de caste indien : on distingue ainsi des individus appartenant à une « classe royale » (rgyal rigs) de ceux tirant leur origine d’« une classe populaire/roturière » (dmangs rigs, phal ba’i rigs). Le « rig » ne s’appuie cependant pas sur une division professionnelle mais sur un lignage (rgyud pa) spécifique du père avec des ancêtres communs, traçable sur plusieurs générations, qui commence par une figure notable, religieuse ou séculière. Il a pour implication un héritage, pour le personnage central, tiré de ses ancêtres, en termes de traits de caractère, par exemple dit « admirables » pour un homme dont les origines sont ceux d’une « classe royale ». Si Samuels indique que, lorsqu’il est renseigné, le « rig » peut apporter des détails crédibles sur l’origine sociale d’une famille, par exemple en documentant ses origines religieuses bon (bon rigs), ou l’existence de généalogies reliées à des lignages singuliers, de telles informations doivent être prises avec précaution, « étant conscient que le rigs sert toujours comme un terme générique »37. Ainsi, démontre Samuels, les hagiographies étudiées laissent transparaitre bien peu de consistance historique, lesdits liens du lignage avec l’un des quatre clans dit d’« origine » donnant lieu à des récits tant « anachroniques » qu’émaillés de « distorsion historique ». Le « rig » apparait donc comme une idéalisation ou une abstraction ayant plus à voir avec la créativité littéraire que les faits historiques. Samuels passe ensuite à l’analyse du « ru », citant le Ve Dalaï-lama (1617-1682) qui décrit celui-ci comme « ce qui passe au travers du lignage paternel dont la lignée n’est pas ternie ». Le « ru », commente Samuels, consiste « simplement » en un nom mais « présenté de manière procédurale, comme un renseignement sur un registre », qui apparait « moins une revendication exagérée qu’une information de routine »38. Cependant, lorsqu’on se penche sur l’identité de la figure centrale du « ru », celle-ci se présente fréquemment comme un individu relativement anonyme, voire totalement inconnu en termes historiques. En outre, dans les hagiographies, le « ru » n’apparait pas tant comme « un insigne de distinction verticale (par le biais duquel les origines sociales supérieures pourraient être transmises) qu’un insigne horizontal d’inclusion sociale ». À cet égard toutefois, l’auteur de cette analyse observe que l’usage contemporain du « ru » a évolué dès lors que, dans la plus grande partie du Tibet, « les noms de groupe sont régulièrement associés avec des revendications de distinction sociale (liées à la propriété et l’héritage) ». Enfin, le terme de « cho drang » est employé pour « dénoter les relations du côté maternel ». S’il y a parfois tentative des hagiographes d’équilibrer le caractère illustre des deux lignages, paternel et maternel, les informations liées à la mère ne contiennent souvent aucun renseignement, la figure maternelle n’étant guère mise en avant et pouvant même être de « basse extraction » sans que cela ne nuise au sujet de l’hagiographie.
56Cet article nous invite donc à relativiser la pertinence du « nom de clan » en matière d’informations quant à l’existence effective d’un ancêtre dont tiendrait son nom un groupe d’individus et donc à leurs liens généalogiques ou biologiques. Samuels conclue en effet que l’existence d’un nom de type « ru ming », d’un point de vue historique, ne saurait garantir l’existence d’un clan. Peu importe, observe-t-il finalement : la question n’étant pas tant celle de la « vérifiabilité généalogique » que celle de « groupes ou catégories de personnes qui s’organisent autour d’un contexte souvent vague ou de la croyance qu’ils partagent une descendance commune ».
- 39 La noblesse tibétaine, dans le Tibet anté-1959, tire son origine de trois sources (Bell 1928) : le (...)
- 40 Tucci a montré que beaucoup des familles nobles du Tibet occidental et central se rattachent généal (...)
- 41 Sperling (1995) rapporte que plus de 140 noms de clans peuvent être relevés dans les sources tibéta (...)
57Dans la région du Tibet central, seuls portent un « nom de famille » (mi tshang gi ming) les membres de la noblesse39 ou encore de personnages s’étant illustrés par un comportement héroïque à un moment de l’histoire40. Ainsi, on peut mentionner quelques grandes familles de l’aristocratie tibétaine, comme les familles Tsarong (Tsha rong), Lhalu (Lha klu), Samdrup Phodrang (bSam ’grub pho brang), ou encore Gyari (rGya ri), installées pour la plupart aujourd’hui en exil, qui tirent leur titre de noblesse et leur prestige d’une filiation avec une grande famille impériale ou de leur parenté avec un dalaï-lama. En effet, les membres de la famille de chaque dalaï-lama étaient anoblis et ils recevaient domaine et titre. Ces familles portent alors le nom de leur domaine. C’est le cas des familles Langdun (gLang mdun), pour la famille anoblie du XIIIe Dalaï-lama, ou encore Takla (sTag lha) pour celle du XIVe Dalaï-lama. Pour les autres familles nobles, le nom de famille peut aussi venir d’un ancêtre illustre (par exemple Yuthok, considéré comme le fondateur du système médical tibétain). Il y avait environ deux cent familles nobles à Lhassa avant 1959, chacune avec son nom41. Lorsqu’une branche se créait au sein d’une famille de possédants, celle-ci devenait x + zur (litt. « coin »). Ainsi, la famille Tresur (bKras zur) était une branche de la famille Tethong (bKras mthong) et la famille Kyisur (sKyid zur) une branche de la famille Kyire (sKyid ras).
58L’expression de « mitsang » (mi tshang), rendue par la traduction « famille », signifie littéralement « les gens du nid ». Aziz (1974) est la première anthropologue à avoir démontré le « caractère limité de la notion de descendance » au Tibet et à décrire une société – celle de Dingri, dans la région du Tibet méridional – dont les noms de famille sont tirés de l’appartenance à une maisonnée, reflétant donc l’importance de l’ancrage géographique dans la formation de l’identité d’une personne et de son appartenance à une famille.
59Aziz examine le facteur de résidence comme une alternative à l’existence d’un système généralement patrilinéaire et comme le pourvoyeur du nom de famille de type « drong ming » (grong ming), littéralement le « nom de la maison/du foyer ». Elle souligne que si les lignages et l’idée d’une descendance à partir d’un ancêtre masculin illustre existent bien chez les Tibétains, étant exposés explicitement à travers les registres généalogiques par exemple, dans le Tibet ancien et récent, ces concepts sont principalement valables pour l’aristocratie et la classe des prêtres héréditaires (sngags pa), soit la partie élitiste et minoritaire de la société, ou encore dans le Tibet de l’Est. En revanche, ceux-ci ne s’appliquent guère aux gens du commun dans le Tibet central et du sud. À Dingri, il y a ainsi une absence presque totale de notion de système de descendance patrilinéaire dans la manière dont se définissent les locaux entre eux et avec les gens de l’extérieur. Le principe qui organise l’ordre social est la « loi de la résidence » : le nom par lequel une personne est connue, dans sa localité et dans la communauté plus largement, est celui de sa maison natale. Les habitants sont en effet identifiés individuellement par leur « nom de maison », la maison étant à la fois une unité de résidence et de parenté, sans que ce nom n’ait de rapport avec un lignage ou un clan ou tout autre concept de descendance. Le nom est donné à la construction de chaque nouvelle maison : il est alors tiré de traits liés à sa position physique/géographique (ex. : les familles « Khangsar »/« de la nouvelle maison » ou « Samsur » : « du coin du pont »). Le nom personnel ou un titre (terme de parenté notamment) est suffixé à celui de la maison et sert ainsi à identifier la personne. On trouvera par exemple Tarap Tenzin (« Tenzin – nom de personne – de [la famille] parfaitement auspicieuse »), ou Oba Aku (« oncle paternel/moine de [la famille] d’en bas »). Dans un contexte géographique plus large, le nom de la maison sera préfixé de celui du village : par exemple, Tashizom (nom de village) Tarap pa (nom de maison Tarap + « pa » suffixe nominalisant - « l’habitant de la maison Tarap ») + nom de personne. L’individu prend en effet le nom de sa résidence natale, et non celui de son père. De fait, la règle de la patrilocalité étant la plus répandue, le nom de son père et celui de sa résidence natale sont souvent un seul et unique. Mais lors des naissances hors mariage, l’enfant naturel élevé dans la famille de sa mère en portera le nom, ce qui permet à Aziz de démontrer que c’est précisément lorsqu’il n’y a pas de résidence patrilocale que la règle apparait clairement comme celle de la résidence et non celle de la descendance. Parmi les trois classes sociales de Dingri, seule celle des agriculteurs (« drong pa », grong pa) la plus anciennement installée et conservatrice, possède des « noms de maison ». Celle des commerçants (tshong pa) et celle des « petits foyers » (dud chung), qui désignent les artisans et laboureurs, n’en possèdent pas, à moins d’une ascension sur l’échelle sociale, permise par le mariage, l’adoption ou l’enrichissement. À nouveau, il est clair que la simple possession d’un « nom de maison » est une marque de statut social supérieur.
60Nous avons également recherché des noms de famille tirés de l’appartenance à une lignée héréditaire de lamas, mais nous ne sommes pas parvenus à identifier de nombreux exemples. Le plus connu semble être celui de la famille ’Khon de la lignée Sakya. Une jeune femme résidant en France, originaire de Mangra en Amdo, nous signale que sa famille a été appelée par le passé Lamo tsang. Ce nom fait référence à un monastère dénommé Lamo Dechen, fondé au xviie siècle, situé dans l’actuelle préfecture de Chentsa. L’intéressée explique que si sa famille est connue pour avoir donné naissance à sept lamas importants dans sa région, dont son grand-père, elle ne connaît toutefois pas le lien précis avec le monastère qui lui a donné son nom. Les pouvoirs spirituel et temporel ayant fréquemment été liés dans l’histoire tibétaine, notre interlocutrice ajoute que sa famille fut aussi appelée « Tongrwon tsang » (stong dpon tshang), littéralement « la famille du chef des milles », signifiant que l’un de ses ancêtres gouvernait une communauté de mille familles. Le fait que deux noms de famille aient pu être usités révèle bien que l’usage que font les Tibétains de ce nom diffère totalement de celui que l’on connaît dans les pays d’Occident. Cela souligne aussi son caractère fluctuant. L’intéressée n’a d’ailleurs nullement utilisé l’un de ces « noms de famille » à son arrivée en France, préférant accoler l’un des noms de son époux au sien afin de clarifier son statut matrimonial aux yeux de l’administration française et pour faciliter ainsi le regroupement de la famille en France.
- 42 Les régions tibétaines de la province du Qinghai ont connu d’importants déplacements de populations (...)
61Au Kham et en Amdo, la question « de quelle famille es-tu ? » (« su’i tshang gi yin » ?) est posée assez naturellement. À nouveau, comme décrit ci-dessus par Aziz, le nom de famille apparait comme fortement lié au territoire, en ce qu’il est soit composé d’un nom de lieu, soit il désigne en premier lieu une maison, au sens matériel. Dans certains cas encore, il a été attribué à partir du nom d’un ascendant illustre mais bien identifié et situé dans un temps historique court. Pour illustrer le premier cas, Lodro Palsang (président de la branche tibétaine de l’association d’écrivains PEN International, en Inde), se fait appeler Srenak Tsang Lodro Palsang (« Lodro Palsang de la famille du singe noir »), du village d’origine (« Srenak »/ « singe noir ») de ses aïeux. Sa grand-mère paternelle, ainsi que plusieurs autres familles de la localité de Xunhua, avaient été contraints de se déplacer dans la bourgade voisine de Mangra, en raison des combats opposants les membres de l’ethnie hui (population chinoise de confession musulmane) et les Tibétains, entre les années 1920 et 1930, dans le contexte des luttes de pouvoir entre le chef militaire Ma Bufang (1903-1975) (allié au Kuomintang) et l’Armée populaire de libération (APL)42. L’écrivain et homme politique Lhamo Kyab, a, de même, pris pour nom de famille Chabdak, qui est en réalité le nom de sa localité d’origine, située à Sokdzong en Amdo, ainsi que le nom de la divinité du terroir (gzhi bdag) locale. Enfin, le poète Samten Gyatso se fait appeler et indique sur ses publications Khagang Samten Gyatso du nom de son village.
- 43 Le premier Alak Kirti (Rongwo Jaknagpa Gedun Gyaltsen) est né en 1374. Il s’agit de l’une de ses ré (...)
- 44 mDa’ mtsen (peut-être « la marque de la flèche » ou le « nom de la flèche ») a postérieurement été (...)
62Les noms de famille de deux autres intellectuels de la région de l’Amdo fournissent une illustration de l’attribution d’un patronyme en référence à un ancêtre illustre ou à un épisode historique au cours de laquelle leur famille s’est distinguée. Dorje Tsering (ou Jangbu, de son nom de plume), s’est ainsi donné le nom de Chenak tsang (« la famille de la langue noire ») il y a une vingtaine d’années. Ce nom aurait été attribué à sa famille il y a deux générations, lorsque son grand-père a offert l’asile à l’abbé principal du monastère de Kirti43, dans l’actuelle préfecture de Ngaba, alors qu’il fuyait la répression du Parti communiste menée par l’APL en 1958. Cet abbé portait en effet lui-même le nom de Jagnak tsang (« la langue noire », dans sa version honorifique) ou Chenak tsang, et, selon notre interlocuteur, c’est en signe de reconnaissance de cet acte passé vertueux que la famille de Dorje Tsering se l’est vu attribuer. Il n’est pas exclu également que le fait que le lama ait vécu temporairement dans cette maison ait justifié cette quasi-reprise du nom d’un maître sans lien de parenté avec la famille. De même, Thubten Gyatso, résidant en France, a publié quelques recueils de poésie, sous le nom de Datsen Thubten, du nom de son village avant 195944. Retourné au Tibet pour des séjours familiaux à la fin des années 2010, il a découvert que sa famille faisait aussi usage d’un autre nom, tiré de l’un de leurs ancêtres, dénommé Rwanyon, qui s’était illustré par un comportement héroïque (« Rwa »/« le héros » + « nyon »/« fou »). Il confie qu’il souhaiterait se faire désormais appeler Rwanyon tsang Thubten.
- 45 Il s’agit d’une famille résidant à proximité du temple du Jokhang de Trika en Amdo.
- 46 Vraisemblablement des membres de cette famille (Trika en Amdo) étaient des tantristes confirmés dan (...)
63Plus rarement, on trouve également des noms qui se réfèrent à une fonction, comme celle évoquée plus haut de « chef des milles [familles] ». Les noms de famille Jodag tsang – « la famille responsable [de l’entretien de la statue] du Jowo »45, ou encore Sergag tsang – « la famille qui arrête la grêle »46 appartiennent à cette catégorie. D’autres noms de famille peuvent aussi avoir une origine anecdotique, soulignant par exemple une singularité de la maisonnée. Ainsi, la famille Chata tsang (à Trika en Amdo) tient son nom de l’arbre chata qui se dresse au milieu de leur cour.
64Localement, lorsque plusieurs familles portent le même nom, on emploie le nom du chef de famille suivi de « tsang ». Ainsi, dans le village de Tsundru, l’un de nos interlocuteurs de la région du Gyalrong, le nom de Linggyu tsang désigne plusieurs familles. Pour identifier sa cellule familiale qui n’a pas de père connu, c’est le nom de sa mère + tsang (Chodron tsang), ou celui de son frère ainé (Gontse tsang), qui est utilisé. Par conséquent, il est évident que ni la mère, ni le frère de Tsundru ne seront identifiés de la même façon que lui. Il ressort ainsi clairement de cet exemple que les modes de désignation d’une personne issue de la maison sont contextuellement variables.
- 47 Communication personnelle de Norbu Tsering, 2020.
65La réponse à la question « de quelle famille es-tu ? » dépendra également de la proximité avec l’interlocuteur puisque le nom de famille leur permettra de le situer dans un réseau connu et identifié. Ainsi, s’il en a un, l’habitant du village ou du campement de pasteurs nomades répondra en donnant son nom de famille à un habitant du même village ou campement. L’étendue des noms de familles maîtrisés s’arrêtant souvent au village, au-delà, dans un environnement dont il ne maitrise pas la connaissance du réseau familial, il donnera le nom de son père + tsang. Par exemple, dans le village de Gyo à Trika (Amdo), Norbu est de la famille Karing tsang (litt. « la famille [tsang] du long pilier [karing] »). Si un villageois l’aperçoit, il dira « tiens, voilà le fils Karing tsang ». En revanche, si une personne extérieure au village connaissant son père uniquement se présente à lui, Norbu indiquera être de la famille « Kalu tsang », du nom de Kalu, son père47. Toutefois, si le père est défunt, il n’est pas envisageable de prononcer son nom, sous peine de déclencher la colère de ses descendants. L’un de nos interlocuteurs souligne à ce propos que cela reviendrait à insulter une personne en le traitant de fils de la « famille d’un mort » (shi bo tshang).
66Il ressort de ces remarques générales une grande flexibilité dans les principes et pratiques décrits, ainsi qu’une instabilité plus ou moins forte du nom porté par les membres d’une même famille dans la mesure où celui-ci est fortement lié au territoire. Questionné sur la manière dont il convient de désigner un tel « nom de famille », l’expression de « drong ming » semblant être restreinte au Tibet central et méridional, plusieurs interlocuteurs de l’Amdo ont qualifié cette appellation de sa ming, ou « nom [de famille donné d’après le nom d’une] localité ». De toute évidence, celui-ci peut apporter des informations intéressantes sur les origines et l’histoire migratoire d’une famille.
- 48 Il s’agit d’un village de près de quarante familles. À l’exception de deux familles chinoises insta (...)
67Reprenons notre exemple dans le village de Gyo à Trika48. La famille Karing tsang a constaté que son nom de famille était très répandu dans le village de Karing, situé dans la préfecture voisine de Xunhua, ce qui lui laisse penser qu’elle est originaire de ce lieu. L’un de ses fils s’est marié avec une fille de la famille Khar tsang, litt. « la famille du château », qui possède la seule maison fortifiée du village. Or notre interlocuteur a précisé que Khar tsang n’était pas le nom initial de sa famille. D’après lui, sa famille aurait pris ce nom relativement récemment, à partir de la redistribution des biens fonciers post-Révolution culturelle, lorsqu’elle s’est vue attribuer la maison forte du village. La famille s’appelait autrefois Tsata tsang, du toponyme Tsata, désignant le village situé en amont de Gyo dont elle était originaire, exemple typique de sa ming. On peut aussi raisonnablement penser que, plusieurs générations auparavant, lorsqu’elle résidait à Tsata, la famille portait encore un autre nom… ou n’en portait pas du tout.
68L’expression de « khang ming » (khang ming), litt. « nom de maison », a aussi été employée par nos interlocuteurs du Kham. Interrogés à cet égard, nos interlocuteurs du Lithang et de Bathang (Kham) en exil en France ont indiqué que les familles de leurs régions portaient traditionnellement un « nom de maison ». En revanche, ils précisent que les familles qui sont arrivées à Lithang et Bathang après 1959 et qui n’avaient donc pas de fondations matérielles historiquement implantées, ont eu recours à un lama afin qu’il leur attribue un « nom de maison », souvent auspicieux (par exemple Yangdrub tsang, litt. « la famille prospère »). De même, lorsqu’un homme quitte le foyer familial pour fonder un nouveau foyer dans une autre maison, soit il aura recours à un lama afin d’obtenir un nouveau nom de maisonnée, soit « tsang » sera simplement accolé à son nom. En cas de décès du père de famille, son nom ne sera plus employé pour désigner sa famille et de nouveau un lama sera appelé pour attribuer un nouveau nom de maisonnée.
- 49 Kaldor et sa sœur Youdon ont consacré à leur père, Aukatsang Jampa Kalden (1922-2012), appelé aussi (...)
- 50 Les trois autres candidats étaient Penpa Tsering (qui fut élu), Lobsang Nyendrak et Acharya Yeshi P (...)
69Dans le contexte de déracinement entraîné par l’exil, il est difficile de déterminer un pourcentage de Tibétains qui feraient encore usage d’un nom de famille. Sur la liste des sept candidats au poste de Premier ministre du Gouvernement tibétain en exil pour les élections de 2021, quatre portaient un nom de famille. Gyari Dolma (ou « Dolma de la famille Gyari », cette dernière étant une famille de l’aristocratie du Kham ante 1959), Kaldor Auka tsang (dBu dKar tshang, « la famille à la tête blanche », une grande famille de la région du Kham, Auka étant aussi le nom de sa localité d’origine à Chamdo49), Tenzin Dadron Sharling (Sharling est la version tibétanisée de Shillong, une ville indienne de la région du Meghalaya où se trouve le camp de réfugiés tibétains dont est originaire l’intéressée) et Drongchung Ngodup. Le nom de ce dernier signifie « le petit “drong” », lequel est un yak sauvage à la carrure beaucoup plus impressionnante que celle de son cousin domestiqué, animal valorisé par les Tibétains et symbole de courage. On peut présumer que ce nom a été attribué à l’un de ses ancêtres pour un acte valeureux. Contrairement à l’usage qui veut que le nom de famille soit antéposé au nom de la personne (par exemple Gyari Dolma ou Drongchung Ngodup), certains candidats, répondant peut-être à des usages inspirés de l’Occident, ont choisi de postposer leur « nom de famille ». La mise en avant d’un nom de famille laisse ici à penser que la prétention au poste le plus élevé de l’administration tibétaine en exil exige de se démarquer des autres candidats en se prévalant d’une descendance singulière, qu’elle soit liée à une lignée familiale prestigieuse ou à un lieu géographique, et donc d’un statut social50.
70Les observations ci-dessus quant à l’importance du contexte dans le mode de désignation ou d’identification des individus laissent apparaître le « nom de famille » tel qu’il est entendu en Occident et qui suggère une appellation fixe, statique, comme une notion peu adaptée et malaisée à transposer dans le contexte tibétain où la désignation renvoie à un processus fluide et adaptatif. Ceci permet peut-être de comprendre pourquoi peu de Tibétains, parmi les personnes interrogées en exil en France, semblent pouvoir déterminer avec certitude leur nom de famille et pourquoi la plupart ont dû avoir recours à leurs proches restés au Tibet pour obtenir des réponses à mes questions.
71La difficulté à traduire en tibétain cette expression en témoigne : « nom de famille », au sens occidental, n’a pas de traduction arrêtée et on a recours à des approximations, employant tantôt l’expression de « nangmi ming » (nang mi’i ming), sa traduction littérale étant « le nom des proches » (ou plus exactement « des membres de la maison »), ou encore « ru ming » pour le nom de la lignée paternelle, « drong ming » ou « khang ming » pour le « nom de la maisonnée/maison », etc. Cependant, d’une part ces termes ne recouvrent pas d’éléments signifiants ou couramment utilisés dans la culture tibétaine et d’autre part, l’usage du nom de famille n’est pas universel au Tibet (Sperling 1995). Dans le Tibet oriental, lorsqu’il est usité le nom de famille est suivi de « tsang » (tshang, litt. « le nid », par extension « la famille ») et il est traditionnellement antéposé au nom de personne (par exemple Chemo Tsang Gonpo Dorje).
72Au Tibet, le nom de famille/de clan/de maison ne semble généralement pas être indiqué sur la carte nationale d’identité (ch. shenfenzheng) délivrée par les autorités chinoises, où il ne figure que l'anthroponyme, écrit en tibétain dans les zones dites « autonomes » (Région autonome du Tibet, préfectures et comtés dits « autonomes »). Ce document ne permet pas de suivre une filiation ou les liens matrimoniaux, de sororité ou de fraternité puisque le nom de famille des parents n’est pas inclus. Par exemple, le fils de Dawa Tsering ne s’appellera pas XXX Tsering ni XXX Dawa. De même, rien ne permet de deviner dans leurs anthroponymes que Tsering Tso et Tenzin Rangdol sont sœur et frère. De plus, quand Nyima Dolma épouse Norbu Rinchen, elle conserve son double nom de naissance, sans le modifier, ni y attacher le nom du mari. Inversement, la similitude de la seconde partie de leur nom ne signifie pas que Tashi Dhondup et Tsewang Dhondup sont frères.
- 51 En théorie car la politique du contrôle des naissances a parfois conduit (continue de conduire ?) c (...)
73Seul le livret de famille, ou (en chinois) hukou, indique clairement, en théorie, la filiation des Tibétains nés en RPC51.
- 52 Ce n’est plus le cas aujourd’hui, peut-être pour éviter des abus, l’administration tibétaine n’ayan (...)
74En exil, le « livret vert » (angl. green book, tib. rang btsan lag deb), délivré par les autorités tibétaines en exil à tous les Tibétains à partir de l’âge de six ans pour « le paiement bénévole des impôts », indiquait, dans les versions éditées antérieurement à 2014, le nom des parents52.
75En raison des exigences administratives occidentales et eu égard au caractère flou du concept, de nombreux Tibétains n’hésitent pas à se forger un nom de famille de toute pièce en faisant suivre le nom du père de « tsang » (ex. Abombtsang – « la famille d’Abom ») ou en prenant pour nom de famille le nom de leur localité d’origine (une province parfois – ex : Khampa Tashi/Tashi du Kham, ou une région plus réduite – ex. Lithang, Bora, etc., voire un village – ex : Sakyi Drugyal/Drugyal de Sakyi, Keso Lobsang/Lobsang de Keso, etc.), sans toujours y associer le suffixe « tsang ».
76Il est à noter que le mariage n’induit aucun changement de nom, le concept de nom de jeune fille n’existant pas. En revanche, dans le contexte de l’immigration en Occident et de la demande d’asile, les Tibétains informés n’hésiteront pas à accoler à leur nom une partie de celui de leur époux/épouse, en vue de procéder ensuite au rapprochement des membres de leur famille, demeurés le plus souvent en Inde ou au Népal. Ainsi, la personne dénommée Aushikyi (simple nom trisyllabique typique de l’Amdo), qui s’est présentée comme Aushik Kyi à l’administration, a ajouté « épouse Pema », afin de prouver qu’elle est bien l’épouse de Pema Dorje (or, on le rappelle, tant Pema que Dorje ne sont pas des noms de famille). Évidemment, lorsqu’on s’adresse à elle en l’appelant « Mme Kyi épouse Pema », elle peine à comprendre qu’elle est concernée, puisque seule la troisième syllabe de son unique nom trisyllabique est retenue (Kyi).
77Souvent pressés d’inventer un nom de famille pour l’administration dès le dépôt de leur demande d’asile dans un pays occidental, et ne comprenant pas ce que cette notion renferme ou implique, de nombreux Tibétains prennent aussi pour nom de famille leur premier ou second nom. Ainsi, une personne qui est appelée au Tibet Lhamo Dolma renseignera dans les papiers d’état civil français son « prénom » comme Lhamo et son « nom de famille » comme Dolma, ou l’inverse. Alors que la plupart de ses amis et connaissances tibétains l’appellent Lhamo Dolma, de son nom entier, elle sera appelée en France, très souvent Mme Dolma.
78Pour les noms trisyllabiques propres à l’Amdo, les aspirants à l’asile choisissent parfois l’élément monosyllabique final comme nom de famille. Ainsi, Yondon Bum devient M. Yondon (prénom) Bum (nom). Les coupures sont parfois malheureuses, ainsi Norbu Gyal (litt. « le Joyau [Norbu] victorieux [Gyal] ») a vu son prénom se réduire à Nor et son nom de famille devenir Bugyal, perdant tout son sens. Enfin, ceux qui n’ont qu’un seul nom pensent parfois bien faire en doublant celui-ci. Ainsi, un jeune homme qui ne répond qu’au nom de Namthar a décidé que Namthar serait également son nom de famille, et il est devenu pour les autorités M. Namthar Namthar. Un autre cas peut être signalé : la célèbre présentatrice de la Radio Qinghai, répondant au seul nom de Dolma, qui s’est réfugiée en France en 2013, a choisi pour prénom dans l’état-civil français Dolma et pour « nom de famille », Zhuoma (transcription du même nom en pinyin, le système de transcription chinoise). De même, l’un de ses compatriotes dénommé simplement Pasang est devenu, pour l’administration française, Pasang Huasang, respectivement son unique anthroponyme en transcription anglaise et en transcription pinyin.
79Comme évoqué plus haut, les documents d’état civil délivrés par les autorités chinoises, par les autorités du Gouvernement tibétain en exil ou encore par les états occidentaux, proposent souvent des rubriques inadéquates, avec des noms à l’orthographe hasardeuse ou échouant à permettre aux intéressés de renseigner avec leurs propres codes culturels la totalité de leur nom.
- 53 Sauf quand la personne n’est pas originaire d’un comté, d’une préfecture ou d’une région dit « auto (...)
80Au Tibet, dans la plupart des cas53, l’intéressé a la possibilité de renseigner son nom en tibétain ainsi qu’en chinois, car les pièces d’état civil sont bilingues. Cependant, la mise par écrit du nom sera tributaire des compétences linguistiques du fonctionnaire qui remplira le document. En effet, les fonctionnaires chinois connaissent très rarement le tibétain ; certains fonctionnaires tibétains sont illettrés en tibétain et ne sauront pas écrire correctement un nom tibétain en tibétain. Par ailleurs, dans leur version chinoise, les anthroponymes tibétains sont souvent très déformés, au point d’être méconnaissables à moins de connaître le système de translittération chinois. Ainsi, le nom Tsering a pour équivalent en pinyin Cairen ou Cairang ou encore Cailing ; Dolma devient Zhouma ; Dorje devient Duoji ; Lobsang, Luosang ; Tashi, Zhaxi ; Ngawang Gyal, Awangjia…
- 54 On signalera ici qu’une fois en France, quand le document d’état civil chinois est traduit par un t (...)
81Si la carte d’identité en vigueur en RPC contient un seul onglet anthroponymique (bilingue dans les zones autonomes tibétaines, ch. xingming, tib. rus ming), le passeport en revanche propose la rubrique bilingue anglais-chinois surname (« nom de famille ») puis given name (« prénom »), ce qui occasionne les mêmes problèmes de césure évoqués plus haut (cf. partie 5 sur le nom de famille), ou bien l’indication d’une partie du nom double en nom et l’autre en prénom, doublé du problème de transcription en pinyin, ou encore un onglet laissé vide ou complété par « xxx ». Les exemples suivants sont illustratifs : Konchok Dondrup (H), ou Jamyang de son nom de moine, se présente, aux yeux de l’administration chinoise comme « prénom : Gong He Qu, nom : Dang Zhou », c’est-à-dire Konchok Dondrup. De même, sur son passeport, Yangdon (F) Samsuo est indiquée « prénom : Yangzhuo ; nom : xxx »54.
82En exil en Inde, les autorités tibétaines délivrent des papiers d’identité où figurent le nom tibétain et également sa transcription en anglais. Cette transcription se fonde sur l’anglais, qui restitue mieux le tibétain que ne le fait le pinyin. Toutefois, la transcription du tibétain vers l’anglais n’est pas arrêtée, ce qui aboutit à plusieurs transcriptions possibles pour un même nom tibétain. L’un des cas le plus flagrants est Dondrup, qu’on peut trouver en Occident sous les transcriptions suivantes : Dondrup, Dondup, Dondrub, Dhondrup, Dhondup, Doendup, Dhoendup, etc.
83La transcription peut enfin dépendre des variantes de prononciation propres au dialecte de la personne. Ainsi, le prénom courant Norbu (« joyau », et dont l’orthographe reflète ici la prononciation en tibétain dit « standard », tel que parlé en exil) est prononcé, et parfois transcrit, par les habitants de l’Amdo, Noru, Nori ou Nore. De même, le complément de prénom Kyab peut être rendu par Japp, Pema par Wanma ou encore Butri par Wutri. Un homme de l’Amdo appelé Norbu Gyal notera, ou verra transcris, son anthroponyme Nuorujia (ou Nuoru Jia ou Nuo Rujia) en transcription chinoise, et, en anglais, ce sera Norbu Gyal, Noru Gyal, Nori Gyal, Nore Gyel, etc., ou encore l’une de ces variantes en un seul mot, ou tronqué différemment (Norbugyal ou Nor Bugyal).
84Au Tibet comme en exil en Occident, la rigidité des onglets administratifs d’une part, l’absence de standardisation pour transcrire les noms dans les langues occidentales et l’alphabet latin d’autre part, s’accordent mal avec le sens dont est porteur l’anthroponyme dans l’aire culturelle tibétaine.
85Comme le rappelle Childs (2003), « dans tout ce qui a trait à la culture tibétaine, les différences régionales sont la norme plutôt que l’exception ». Si, dans l’aire géographique étudiée, les noms trouvent généralement leur origine dans le bouddhisme, ils varient dans leur forme et leur prononciation pour peu qu’on change de région. Les limitations énoncées en début de note quant à l’aire géographique étudiée en matière d’anthroponymie laissent à envisager l’intérêt que représenterait également l’observation des singularités des autres zones culturelles tibétaines, telles que celles du Baltistan, du Ladakh, du Spiti, du Mustang ou du Bhoutan, ou encore des communautés tibétaines non bouddhistes (communautés musulmanes de Lhassa, de l’Amdo, du Baltistan ou du Ladakh, chrétiens moraves du Ladakh, communautés bonpo, etc.).
86On retiendra aussi que, tout comme l’identité sociale de celui qui le porte, l’anthroponyme, susceptible d’évolutions et de transformations, est éminemment situationnel. Tant l’environnement de l’énonciation que la position du locuteur (rang social, place dans la famille, appartenance générationnelle, etc.) par rapport au destinataire de sa parole sont des facteurs déterminants de la forme que prend un nom. Nous avons ainsi tenté de montrer ici la manière dont, face à un choix de noms réduit, ou face aux évitements culturels du nom propre dans certaines configurations, l’identité d’une personne est précisée au-delà de son nom personnel par la référence à une relation de parenté, un nom de maison, de village, ou encore par l’usage de surnoms ou sobriquets. Dans un contexte interactionnel donné, le nom révélera une facette de l’identité de la personne. L’identification de celle-ci est donc contextuellement variable.
87Cette note apporte également quelques pistes permettant d’appréhender la manière dont les pratiques et conceptions tibétaines sont revisitées pour s’adapter aux besoins administratifs en contexte d’exil, dans un système occidental centré sur le nom de famille. Les dimensions relationnelles, juridiques ou encore psychologiques de ces nouveaux choix de noms restent à explorer.
- 55 Rwa Yumjeap (2011) relève l’exemple d’un couple mixte constitué d’un réfugié tibétain et d’une immi (...)
- 56 Il n’est pas exclu que, par cette pratique, les intéressés tentent également de souligner leur appa (...)
88Sur un autre plan, alors que les phénomènes de mode qui traversent l’anthroponymie tibétaine demeurent rares, on constate dorénavant un changement des pratiques en exil, notamment dans le but d’éviter les trop nombreux homonymes et de faciliter les démarches administratives et d’intégration. Depuis peu, certains parents font le choix de donner eux-mêmes un prénom tibétain à leur enfant, se substituant à l’autorité spirituelle qui en était traditionnellement chargée. Les plus audacieux le complètent par un prénom « occidental » (Nolan Kunpen, Olivia Dronsel, Elouan Samdroup, Lucas Samphel, Tenzin Louis, etc.), en particulier chez les couples mixtes55. Dans le contexte des pays occidentaux, lorsque les Tibétains acquièrent la nationalité du pays où ils ont séjourné le plus souvent avec un statut de réfugié, certains choisissent, dans une démarche d’intégration, d’accoler un prénom à la consonance locale à leur nom tibétain56. Ainsi, Lophel se fait appeler Lophel Victor, ou juste Victor par ses collègues français, de même pour Palden Nicolas.
89Enfin, nous avons vu également que les concepts de « nom de clan », « de maisonnée » ou « de famille », ne font pas toujours sens ou ne sont pas usités dans certaines régions. Cependant les contingences des trajectoires de vie personnelles sont propres à la création ou à la modification de tels noms – déplacement de la famille dans une autre localité, personnalité en son sein qui lui « donnera un nom », au sens propre comme figuré, ou départ en exil – conduisant alors à faire preuve d’imagination pour se forger une (nouvelle) identité.