- 1 Cf. l’esquisse d’une théorie du chamanisme proposée par Roberte Hamayon en 1990 puis en 2015, ou en (...)
- 2 Je renvoie à la remarque d’Anne de Sales qui résume bien la situation : « Comme d’autres notions em (...)
1Un certain nombre de propositions théoriques se réfèrent au « chamanisme » étudié dans une tentative d’appréhension globale1, ce qui s’avère crucial pour les recherches focalisées sur ces phénomènes religieux complexes qui recouvrent des réalités ethnographiques fort variées et souvent enchâssées dans d’autres formes de pratiques religieuses2. Il reste nonobstant malaisé d’aborder de front et de façon systématique les chamanismes dans une perspective comparative, tant l’hétérogénéité et la multiplicité des acteurs et actrices rituel(le)s, de même que celle d’autres agents afférents, sont difficiles à entrevoir à partir d’une approche analytique commune. Pourtant, chamanisme rime bel et bien avec comparatisme, à tel point que citer toutes les références bibliographiques sur le sujet serait une gageure. Retenons les travaux précurseurs de Mihály Hoppál (1984), ainsi que ceux qu’il a menés en collaboration avec Otto von Sadovsky (1989), lesquels renvoient à différentes formes de chamanismes observables de l’Eurasie à l’Australie, les collectifs édités par David L. Browman et Ronald A. Schwarz (1980) puis par Robert Crépeau (1988) à propos des chamanismes des Amériques. Des études plus récentes ont entrepris de comparer des ethnographies amérindiennes et sibériennes (Pedersen & Humphrey 2007 ; Sales 2018). Charles Stépanoff et Thierry Zarcone ont quant à eux consacré un ouvrage au Chamanisme de Sibérie et d’Asie centrale (2011). D’une anthropologie du chamanisme vers une anthropologie du croire (2013), ouvrage édité en l’honneur de Roberte Hamayon, rassemble des spécialistes traitant de pratiques rituelles issues d’une grande variété d’aires géographiques (Buffetrille et al. 2013). On pourrait encore citer la tentative comparatiste de Benoît Vermander sur les « chamanismes de l’Asie de l’Est » (2012), impliquant des ethnographies de Corée, de Taiwan et de Chine.
- 3 Précisons que les travaux de Stépanoff sont avant-coureurs dans le monde sibérien concernant les fi (...)
- 4 Je remercie très vivement les cinq autrices et auteurs de ce volume d’avoir collaboré à cette réfle (...)
- 5 Si tant est que l’on accepte cette expression quelque peu tombée en désuétude pour caractériser une (...)
2Une double démarche comparative est au cœur du présent dossier : mettre en perspective des pratiques chamaniques d’Asie qui ne l’ont pas été jusqu’ici, et ce, à partir d’un biais réflexif également inédit eu égard aux approches comparées sur le chamanisme : les figurations, i.e. ce qui représente quelque chose sous une forme visible par des moyens graphiques. La richesse des ethnographies récemment menées sur divers chamanismes d’Asie, des contreforts himalayens à la Sibérie en passant par la Mongolie, incite en effet vivement à créer des ponts à partir de ces « motifs », par-delà les spécificités culturelles en présence3. Les cinq contributions au présent volume4 invitent précisément à parcourir un trajet menant successivement du Yunnan à la Sibérie méridionale puis extrême-orientale, pour finir avec la Mongolie-Intérieure, territoires de Haute Asie5 qui n’ont encore jamais été mis en regard. Or, comme on le sait, ces lieux ont pour caractéristique d’abriter des traditions chamaniques qui se sont adaptées au contact de religions instituées (bouddhisme, christianisme, confucianisme, taoïsme, islam) et des États environnants, tout en perpétuant leur lot de particularismes qui s’expriment notamment à travers les processus de transmission, les modes d’élection chamanique, le rapport établi avec les esprits, les chants et les mouvements corporels, les voyages dans le monde exploré par le/la chamane ou encore les mythologies. Indépendamment des processus d’acculturation qui touchent plus ou moins ces sociétés – certaines d’entre elles ont perdu leurs chamanes –, elles ont toutes en commun d’accorder une place prépondérante au corps comme voie d’accès des esprits vers les humains et, inversement, des humains vers la « surnature », au sens de Roberte Hamayon, et, de façon moins immédiatement perceptible mais pourtant essentielle, à différents types de figurations (écritures, dessins, broderies). Au terme de cette publication, nous pourrions même avancer que les sociétés chamaniques, parce qu’elles accordent une place primordiale aux corps – des esprits comme des humains –, ont recours à de telles « manifestations graphiques » pour leur donner chair et forme – nous allons bien sûr y revenir.
3Cette focalisation sur une aire géographique hétérogène n’est aucunement à percevoir comme une forme de repli aréal, mais au contraire comme un processus indispensable pour poursuivre et (re)lancer, à l’aune de l’Asie, les réflexions sur le chamanisme, les figurations et le corps, et dans une perspective plus générale qu’il s’agira d’approfondir ultérieurement, sur le rapport entre oralité, iconographie et écriture. Ce dossier sert donc d’amorce à des recherches qu’il s’agira de prolonger, forme d’aventure expérimentale que l’ethnographie permet grâce à la confrontation de données, de points de vue et de logiques de pensée.
4Précisons que « écriture », « dessin » et « broderie » sont des catégories occidentales auxquelles nous n’avons pas d’autre choix que de recourir ici pour désigner ce que les ethnologues observent. Elles ne renvoient pas, dans le cadre épistémique à partir duquel nous nous exprimons, aux caractéristiques qu’on leur prête en d’autres lieux où elles sont animées et « pleines de vie », comme nous allons le voir. En filigrane, nous constaterons par ailleurs que si les différentes formes que peuvent prendre les figurations des sociétés auxquelles nous prêtons ici attention sont distinguées dans notre propre système conceptuel, de telles distinctions ne répondent pas forcément à des catégorisations endogènes qui sont au contraire susceptibles d’établir des liens entre ces différentes modalités figuratives. Qu’elles soient mises en forme ou en images par les chamanes eux/elles-mêmes, par des assistant(e)s ou tout autre acteur ou actrice rituel(le) – nous reviendrons sur l’importance des femmes dans les sociétés où les chamanes ont disparu –, elles participent pleinement de l’activité rituelle et de l’animation du ou de la praticienne ancré(e) dans ou en marge du chamanisme, voire même d’autres éléments sociologiques de la société en question. Il s’agit ici de s’intéresser à leur création, à leurs exécutions, à leurs transmissions, aux façons de les mettre en scène en amont, en aval ou lors de l’action rituelle, au rôle précis qui leur est dévolu. Que dire de ces « mises en image », de ces artefacts visuels (expressions qu’il s’agit précisément d’interroger), renvoyant à un élément visible, vu, voire montré, parfois caché, prépondérant pour interagir avec l’invisible ? Comment comprendre la création de ces ponts symboliques qui font appel à un imaginaire chamanique sur fond de cartographies de l’invisible ? Par quel biais sont-ils mis en place et comment tissent-ils un espace entre des mondes distincts ?
- 6 Contrairement au monde amérindien où des investigations ont déjà été entreprises dans cette directi (...)
5En se focalisant sur ces données ethnographiques qui n’ont jusqu’ici jamais été abordées dans leur multiplicité ni prises comme thème central d’une recherche comparative6, l’idée est d’analyser le plus finement possible le statut qui leur est octroyé dans les pratiques auxquelles se rapporte chaque ethnologie introduite dans ce numéro thématique ; corrélativement, celles-ci seront éclairées à nouveaux frais à travers cet angle d’approche quelque peu « décalé » dans le champ des études chamaniques où la prépondérance accordée à l’oralité a souvent laissé le figuratif en retrait.
6Dans La chamane à l’éventail, Alexandre Guillemoz note à propos de Puch’ae, la mudang qui prit une place centrale dans ses recherches sur le chamanisme coréen, que « [v]ivant dans la tradition orale, elle ne comprenait pas bien ce que signifiait la chose écrite. Chez elle, il n’y avait pratiquement ni livres, ni magazines, ni journaux » (Guillemoz 2010, p. 9). Pourtant, dans le récit de vie mis en voix par cette femme elle-même, l’écriture ne semble pas absente, bien au contraire. Il apparaît en effet qu’à treize ans, alors qu’elle n’avait jamais pu s’approcher d’une cour d’école, elle se mit à « harceler » tous les « oncles » de son village afin qu’ils lui enseignassent la lecture et l’écriture (ibid., pp. 21-22). Sans transition, se remémorant cette soif d’apprendre auprès de ses aînés, la chamane fait remarquer que c’est précisément à ce moment-là qu’une lettre de son père – lequel avait abandonné femme et enfants quelques années plus tôt – lui parvint de Chine : « Je ne savais pas encore vraiment écrire, mais ça ne m’a pas empêchée de lui répondre » (ibid., p. 22). Cet échange épistolaire fut à l’origine du retour de cet homme dans son foyer coréen où il endossa aussitôt son rôle paternel en ordonnant la rupture des fiançailles de Puch’ae qui avaient été prononcées sans son consentement. En d’autres termes, ce passage par l’écriture (qu’elle soit lue ou produite) fit bifurquer le cours du destin de la jeune fille, redevenue « enfant de » après avoir été « future épouse de », tout en lui ouvrant la voie à son activité de mudang, en premier lieu, en tant que guérisseuse de son père, geste de piété filiale à partir duquel elle semble avoir amorcé (voire édifié ?) sa fonction de chamane.
- 7 Nous tenons à remercier les éditions Imago d’avoir gracieusement autorisé la ré-impression de cette (...)
7Un autre élément majeur prouve que le rapport de Puch’ae aux pratiques graphiques n’était pas inexistant. Dans la deuxième partie de l’ouvrage de Guillemoz consacrée à la relation que ce dernier tissa avec cette même mudang, une « prière » écrite le 1er août 1983 à l’attention de l’ethnologue, suite à une cérémonie chamanique (chisòng), est imprimée à la page 134 (fig. 13)7. Ce document, destiné à chasser les esprits malfaisants, donne sans conteste à voir l’importance rituelle accordée par Puch’ae à l’écriture et au dessin.
Figure 1. « Prière écrite » par Puch’ae figurant dans La chamane à l’éventail (Guillemoz 2010, p. 134)
© Éditions Imago
8Guillemoz précise que le texte indique son nom coréen, son âge puis « énumère différentes sortes d’esprits errants et se termine par des vœux de bonne chance et de longue vie » (ibid., p. 134). La mudang commenta cet artefact de la manière suivante : elle spécifia avoir tout d’abord dessiné le cheval, puis un homme avec une cravache et une femme avec un sac qui contient de l’argent. Elle ajouta qu’« au lieu de les mettre sur le cheval, comme cela aurait dû être normalement, elle les a placés sur le côté afin de garder assez de place pour écrire la prière » (ibid.). Ces figures anthropomorphes prennent forme à travers quelques traits qui dessinent les contours de leurs corps et esquissent leurs visages. Sont-ils les esprits au service de Puch’ae partis chasser les esprits errants qui figurent, quant à eux, à travers l’écriture, ou bien les esprits errants qui apparaîtraient alors ici sous la forme d’écritures et de dessins tout à la fois ?
9Bien d’autres questions se posent : Que dire d’une telle composition graphique dûment réfléchie au regard de l’espace que constitue la surface de papier ? Que percevoir de cet objet qui fait office de talisman, aux caractéristiques à la fois scripturaires et iconographiques, les entités spirituelles représentées (présentifiées ?) s’inscrivant dans l’une et l’autre forme de figuration ? Comment le relier aux propos de Puch’ae, précédemment évoqués, sur son désir d’apprendre à lire et à écrire alors qu’elle n’avait pas accès à l’école, augurant ses capacités de lecture et d’écriture sans en avoir acquis le savoir (cf. la correspondance avec son père), elle qui dit par ailleurs avoir spontanément pris voix pour entonner des chants rituels, là aussi sans suivre d’apprentissage ? Comment encore comprendre que l’ethnologue fasse prévaloir l’oralité de la mudang alors que certains éléments tirés du récit de vie de celle-ci placent la lecture et l’écriture à un moment clé de son destin chamanique impliquant sa mise en relation de plus en plus étroite avec les esprits, de même que le dessin et l’écriture sont utilisés par elle à des fins rituelles en vue d’influer sur le destin d’un patient en lui assurant un avenir radieux ?
- 8 Je regrette vivement de ne pas avoir eu l’occasion d’engager une discussion sur le sujet avec Guill (...)
10Je ne me permettrai pas d’aller plus loin dans les tentatives d’interprétation, n’ayant pas de données suffisantes pour tirer plus avant le fil de l’analyse8. Ce qui m’intéresse davantage, dans le cadre de cette introduction, est le traitement ou plutôt le non traitement qui est fait ici du lien de la mudang avec les pratiques graphiques, ce qui semble relever du refoulement. Il est relativement représentatif d’une forme de réflexe anthropologique dans les études sur le chamanisme, lequel consiste à mettre au second plan ce qui est de l’ordre du figuré, comme si la préséance devait être accordée à l’oralité et ce, parfois même dans une forme d’exclusivité. L’écriture est encore souvent associée à une certaine fixité et à un processus d’institutionnalisation ; en ce sens, son étude serait inconciliable avec les pratiques chamaniques en tant que telles.
- 9 « Notre discussion dépend d’une série de distinctions : distinction entre sociétés (ou cultures) av (...)
- 10 La constitution d’un groupe de recherche interdisciplinaire sur le sujet est en cours de réalisatio (...)
11Ce constat général implique de réfléchir plus largement au rapport établi entre oralité et écriture par les ethnologues eux-mêmes. L’anthropologie a hérité de ce dualisme d’ancrage européen, et alimente, presque de façon inconsciente, une telle vision dichotomique, sans retour réflexif sur la conceptualité qu’elle draine. Les approches structuralistes sont ainsi restées tributaires d’une approche binaire du signe linguistique en s’orientant presqu’exclusivement vers l’analyse des formes langagières orales. Jack Goody garde une vision exclusive des termes « oralité » et « écriture » (voir notamment Goody 1979, 2007)9. Ses travaux, pourtant systématiquement cités quand il s’agit d’aborder la question de l’écriture, ne permettent aucunement de dépasser l’idée de l’écriture associée à l’oppression ou au pouvoir, et plus largement à l’établissement d’un discours institué, ni, surtout, de penser son rapport à l’oralité, de la défaire de l’opposition erronée littératie-oralité, et donc d’un binarisme par trop ancré dans l’anthropologie. L’écriture est ici pensée comme l’instrument privilégié des sociétés à État et à histoire par opposition aux sociétés orales, sans histoire et sans structure de pouvoir centralisé. Or, de tels concepts sont à déconstruire et à analyser au regard du cadre épistémique où ils ont pris naissance, de même qu’à l’aune de différentes traditions, anciennes et contemporaines, où « [e]ntre les deux pôles opposés de l’usage exclusif de l’oral et de l’écrit, il existe un grand nombre de situations où ni l’usage exclusif de la parole énoncée, ni celui du signe écrit ne dominent » (Severi 2017, p. 80)10.
12L’ethnographie révèle l’existence de chamanismes où l’écriture, au même titre que l’iconographie, joue un rôle crucial dans les pratiques rituelles. Loin d’être associée à une quelconque forme de staticité, sémantique comme graphique, on lui prête vie et une puissance génésique, de même qu’une place déterminante dans l’activation et la vocalité chamaniques. Tel est le cas des « écritures Yi » du sud-ouest de la Chine. Parmi celles-ci, l’écriture Ni employée par les chamanes des Nip’a appelés bimo (« Maîtres de la psalmodie ») est cryptée et ne se révèle qu’avec la voix du ritualiste qui, à travers elle, donne corps et parole aux esprits, de même qu’il étend et meut son propre corps dans le monde des esprits (voir notamment Névot 2008, 2013, 2019, 2021, 2022). La même graphie est utilisée par ces officiants rituels pour dire et écrire les concepts d’« écriture » et de « sang », car leur écriture est perçue, allégoriquement, comme le sang rituel et initiatique associé aux souffles vitaux que les initiés se transmettent de génération en génération au sein d’un même patrilignage. Cette transmission du sang suppose ipso facto celle de l’écriture lignagère et des esprits auxiliaires du chamane. Non seulement le partage des os, et donc de la substance agnatique, d’un lignage de ritualistes est donc essentiel pour devenir bimo, mais également celui du sang chamanique conçu comme l’unique support de la transmission rituelle. L’écriture, copiée de père en fils, est à ce point associée à la trans-corporéité des Maîtres de la psalmodie que si « caractère d’écriture » et « sang » ne font qu’un graphiquement, ils diffèrent d’un lignage d’initiés à l’autre : les chamanes qui se rapportent à un ancêtre commun écrivent le mot « écriture-sang » au moyen d’une graphie spécifique, distincte de celle employée par leurs confrères inscrits dans d’autres lignages, tout en prononçant ce terme de la même façon. Les lignages ne partageant pas le même sang, ils ne partagent pas non plus exactement la même écriture. Ces graphies si particulières conditionnent les mouvements des chamanes dans le monde des esprits : la danse chamanique transparaît plus précisément par et dans l’écriture en ce qu’elle est portée et activée par les vers rituels, écrits et chantés, tout en demeurant invisible pour le commun des mortels. Cette écriture est également en rapport au toucher des bimo. Force vive du corps chamanique qui s’excrit, elle est ce par quoi le spécialiste rituel se déploie dans les paysages qu’il traverse en chantant ses manuscrits afin d’interagir avec les esprits. Par son biais, le bimo ouvre un espace psalmodique, se met en mouvement et dialogue avec ces derniers qui prennent corps dans l’espace rituel. C’est donc par cette écriture, le mouvement, le toucher et la vocalité qu’elle implique, qu’opère une circulation d’énergies vivifiantes entre humains et non-humains, lesquels « se co-génèrent » pour ainsi dire en « corps graphiques ». J’emprunte cette dernière expression à Erik Mueggler qui l’introduit dans sa contribution au présent volume à propos de l’écriture Né (ou Nasu), une autre « écriture Yi ». Sa réflexion est ici mise ici en miroir avec l’analyse que Katherine Swancutt propose de développer sur le concept d’« écriture » tel qu’il s’entend et prend forme au sein d’une branche Yi encore distincte, celle des Nuosu. Les contributions de Clément Jacquemoud, d’Anne Dalles Maréchal, puis d’Aurore Dumont interrogent quant à elles des artefacts textuels et iconographiques observables respectivement en Sibérie méridionale, extrême-orientale puis en Mongolie-Intérieure, éléments rituels auxquels une vie et une agentivité sont également prêtées. Avant de revenir sur les points forts de ces analyses, je propose un détour théorique afin d’apporter quelques précisions méthodologiques sur le comparatisme que l’on entend mener ici.
13Carlo Severi a depuis longtemps dénoncé l’opposition fallacieuse établie entre traditions orales et sociétés de l’écrit. Fort des recherches qu’il a menées sur le chamanisme pictographique des Kuna du Panama, son travail anthropologique vise plus largement à mettre en regard différentes traditions iconographiques en vue de dépasser et de repenser de telles perspectives, la pictographie étant, dans son approche, un art de la mémoire : « La parole et l’image articulées ensemble en une technique de mémoire, notamment dans le contexte de l’énonciation rituelle, constituent l’alternative qui a prévalu, dans de nombreuses sociétés, sur l’exercice de l’écriture » (Severi 2017, p. 68). Désireux de développer une nouvelle méthode d’analyse des iconographies, ces recherches ont récemment débouché sur une anthropologie de la croyance visuelle afin de fonder une anthropologie de l’art.
14Dans L’objet-personne, le propos de Severi, à visées théorique et universaliste, s’ouvre avec « Dame Sébastienne », une poupée armée d’un arc représentant la mort au Nouveau-Mexique. Elle lui permet d’introduire les questions auxquelles il entend répondre, lesquelles recouvrent certaines interrogations qui animent la présente étude. Severi se demande en particulier : « À quelles conditions un objet inanimé peut-il, dans l’espace de la mémoire sociale, lancer une flèche ou même […] venger un ennemi, prendre la parole ou répondre à un regard ? Quel type de pensée anime alors l’objet, le rendant à la fois vivant et mémorable ? » (Severi 2017, pp. 7-8). Car comme l’auteur en formule l’hypothèse, il s’agit peut-être là d’une universalité : transformer un artefact en personne (ibid., p. 15). Ce qui est en revanche sans conteste universel est le rapport des humains à l’iconographie : « la production d’images est un fait d’espèce inséparable de l’exercice de la pensée » (ibid., pp. 59, 365).
15Bien qu’elle n’y soit aucunement définie, la notion de jeu apparaît centrale dans son étude : « il y a toujours dans les traditions iconographiques une iconographie et un jeu » (ibid., p. 57) dans le sens de « jeu qu’il est admis que l’on joue, dans un contexte historique ou culturel donné, avec les images » (ibid., p. 56). Dès lors, Severi émet la thèse que « le jeu de l’art occidental » est un jeu possible, parmi d’autres, avec l’image. Il distingue plus particulièrement entre, d’une part, « jeu de la mémoire » qui « mobilise l’idée d’une iconographie associée à l’exercice conscient d’une technique de mémorisation » (ibid., p. 59) et qui « considère l’image comme un texte à déchiffrer » (ibid., p. 333), et, d’autre part, « jeu de l’attribution de l’agentivité » qui « engendre, entre l’image et l’observateur un lien de croyance, qui porte à considérer l’image comme si elle était un être vivant (agissant) » (ibid., p. 59). Ce dernier type de jeu « fait de l’image le support d’une abduction de subjectivité et formule, à la place d’un déchiffrement, une pensée de la relation et de la présence » (ibid., p. 333). Selon Severi, un objet peut de facto devenir personne, objet animé dont l’identité ne saurait être fixe mais changeante et multiple (ibid., p. 17). « Il résulte de ces analyses que l’agentivité d’un artefact dépend du contexte relationnel dans lequel il s’exerce » (ibid., p. 19).
16Le troisième chapitre de L’objet-personne porte plus précisément sur cette agentivité. Severi se demande alors « quel est le jeu qui conduit à attribuer une forme de vie à l’artefact et à établir un lien de croyance entre l’image et son spectateur » (ibid., p. 105). L’anthropologue s’adonne à une critique des perspectives d’Alfred Gell (1998) qui a le premier souligné que les objets que l’on peut observer dans les musées sont doués d’une « agentivité propre » en ce qu’ils sont traités comme des êtres vivants dans les sociétés d’où ils sont issus, le plus souvent à l’intérieur de séquences d’actions rituelles (Severi 2017, p. 122). Severi vise plus particulièrement à comprendre « comment opère en termes généraux » cette attribution d’une capacité d’action aux artefacts (ibid., p. 123). Il reproche à Gell de limiter son propos au couple agent/patient (ibid., p. 127), ce qui ne permet pas, selon lui, de saisir la dynamique de l’action rituelle ni les métamorphoses qui en découlent, pas plus que de saisir le type d’identité transférée sur les objets, ou encore les relations dans lesquelles ils sont imbriqués (ibid., p. 131). C’est pourquoi il invite à analyser « ce qui permet de comprendre la nature complexe des identités rituelles attribuées à l’objet » et non pas, comme l’a fait Gell, « une nature alternée entre positions actives ou passives » (ibid., p. 130). Severi donne ici la préséance aux « opérations mentales », expression qu’il emploie de façon récurrente tout au long de son dernier ouvrage : « Nous parlons ici d’opérations mentales et de relations entre iconographie et langage. Pour comparer différents arts de la mémoire, il est donc inutile d’examiner l’apparence, les supports ou les matériaux utilisés pour composer les graphismes. Seul compte le type de relation qui s’établit entre saillance et ordre, d’une part, et expressivité et puissance, d’autre part » (ibid., p. 87).
17La démarche à l’œuvre dans le présent numéro d’EMSCAT vise à placer les logiques de pensée propres aux personnes observées au cœur de la réflexion, sans donner la préséance aux « opérations mentales » qu’il s’agirait de percer à jour sur fond de théories cognitivistes issues du monde occidental. Ce sont donc les supports, les matières, les pratiques d’exécution liées à des images et à des écritures, les discours sur ces dernières, qui sont centrales dans les analyses ethnographiques proposées ici afin de saisir les rôles prêtés aux figurations dans différents cadres chamaniques, au regard des enjeux sociologiques et rituels dans lesquels elles se donnent à voir. Le comparatisme, tel qu’il est envisagé, entend donc promouvoir, à la suite de Marcel Detienne (2000), l’aspect expérimental de la pratique comparatiste pour « voir ce qui se passe » (ibid., p. 15). C’est conjointement l’idée de « bifurcation » au sens de Marylin Strathern qui prévaut. Selon cette anthropologue, en effet, il faut se distancier des tentatives théoriques universalistes pour donner la primauté aux « bifurcations » induites par les bouleversements conceptuels provoqués par l’ethnographie (Strathern 2011).
18La présente approche s’inscrit dans une forme de continuité avec le travail interdisciplinaire mené de 2007 à 2020 à l’EHESS sur « les figurations de l’invisible », collaboration qui a donné naissance à un ouvrage qui prend comme point de départ l’agalma grec pour « [p]enser et repenser la figuration à la lumière du comparatisme » (Dugast et al. 2021, p. 5) et croiser « des pistes de réflexion dont certaines ébranlent l’évidence supposée de la figuration » (ibid.). À l’instar de l’agalma qui ne saurait être réduit à un artefact, c’est-à-dire à un objet, mais perçu comme un « embrayeur qui construit de la relation, de l’événement, du dispositif, du rituel » (ibid.) – ce que dit encore autrement Ionna Patera lorsqu’elle écrit que « loin de se limiter à être un objet en soi, [l’agalma] induit et provoque une relation particulière » (Patera 2021, p. 58) – les différents dispositifs figuratifs présentés ici n’ont rien de figé ou de statique.
19Dans le présent volume, C. Jacquemoud reprend l’adjectif d’« agalmatique » pour caractériser les tapis de feutres brodés par les femmes de l’Altaï (Sibérie du Sud), membres du mouvement religieux autochtone appelé la « Voie blanche ». Ces artefacts ne sont pas de simples objets mais bien des objets-personnes, pour reprendre la formulation de Severi. Les figurations, dont l’auteur décrit finement l’élaboration en analysant les discours féminins qui s’y greffent, sont sans conteste des vectrices de transmission, des passeuses entre les humains et les non-humains. Leur aspect relationnel et leurs essences prévalent et sont censés les rendre agissantes et protectrices. Parlant précisément de « talismans protecteurs » pour caractériser ces mêmes tapis, C. Jacquemoud met en avant que ces derniers sont perçus comme vivants et, en tant que tels, susceptibles de perdre leur force divine comme d’octroyer une certaine puissance, à tel point que les toucher suppose d’« entrer en communication avec l’entité qu’elles figurent ». Les broderies « présentifient » le corps du Dieu Altaï. Le tapis qui les porte est par là-même « épiphanique » : son utilisation suppose la mise en présence de cette même entité divine. Cette analyse montre par ailleurs le processus féminin qui lie visions médiumniques, écritures automatiques et broderies. Il est en effet d’usage qu’une femme ayant reçu un message du Dieu Altaï l’écrive de façon spontanée, sous la forme d’une écriture automatique, déchiffrable ou pas, message qui est susceptible d’être ensuite transcrit par les femmes d’une même collectivité villageoise sur un tapis de feutre qu’elles confectionnent ensemble pour l’utiliser à des fins rituelles, lors des équinoxes. Ce processus qui passe du son/vision primordial à l’écriture puis ultimement à la broderie, n’est pas sans rappeler ce que décrit E. Mueggler sur la divination chez les Nasu, laquelle implique le marquage sur un os qui établit le message des non-humains, sons du cosmos, « images » qui sont ensuite traduites (copiées) en écriture chamanique par les spécialistes rituels masculins, pour être finalement vocalisées, récitées en langue rituelle qui exprime (transcrit) donc, dans le monde des humains, la langue du cosmos. On semble là aussi assister à une forme d’épiphanie des non-humains, de leurs corps comme de leurs voix, laquelle s’avère possible grâce au vecteur scripturaire et à différentes figurations qui ne sont donc pas défaites de la vocalité, que celle-ci émane des non-humains ou des spécialistes rituels. À travers différents types de figurations et de voix s’opère finalement l’interaction entre les humains et les non-humains. Écritures et broderies conditionnent ici, littéralement, leur « entente ».
20E. Mueggler introduit plus particulièrement une « théorie de l’écriture » Né propre aux pemo des Nasu (pendants des bimo des Nip’a). Celle-ci lui permet de s’inscrire en faux contre les théories « modernistes » sur l’écriture, « literacy thesis » (promues notamment par Goody, Havelock et Ong) développées dans la prolongation des théories sur le langage d’après lesquelles l’écriture viserait à représenter la langue parlée. Il remet précisément en cause cette idée d’encodage de séquences sémantiques par l’écriture – et donc implicitement l’héritage saussurien bien qu’il n’évoque pas cette filiation. L’analyse qu’il propose ici tend au contraire à montrer combien l’écriture échappe, pour ainsi dire, et ne saurait être aussi lisible et déchiffrable que certaines théories voudraient le laisser entendre, ni que le sens d’un caractère d’écriture transparaîtrait indépendamment du vers voire même de la page d’écriture et de l’aire rituelle dans lequel il s’inscrit. Sens indéterminé et non-sens circulent, ce qui est à mettre en lien avec le fait que l’écriture dessine les corps et les voix des non-humains. E. Mueggler entreprend ainsi de montrer que le sens n’est pas forcément visible et que s’il n’apparaît pas, c’est précisément pour traduire le caractère intraduisible de certains messages venus des non-humains, ou encore que s’il apparaît, il n’est pas possible de le percer à jour mot à mot ou caractère par caractère, mais en prenant connaissance du réseau graphique constitué par les structures parallèles des vers et des pages, ou encore entre le livre et l’aire rituelle. La textualité Né ayant pour caractéristique d’être au croisement du langage et de l’image, E. Mueggler propose de développer son propos en se référant respectivement à ces trois niveaux d’analyse.
21Concernant la graphie de l’écriture Né en tant que telle, l’auteur met en avant les correspondances établies entre différents caractères associés sur la base de similarités phonétiques, sémantiques ou indexicales. Sans employer le terme de « jeu », il souligne l’existence d’une forme de jeu sur les formes, lesquelles renvoient à des corps ou à des parties de corps qui s’avèrent être au fondement de « séries » graphiques, en ce sens qu’à partir d’elles sont créées d’autres caractères d’écriture qui apparaissent dès lors comme des corps en mutation, matérialisations des corps des entités non-humaines. L’écriture Né est ainsi composée de nombreuses séries de formes « body-like » instables qui se transforment à travers chaque texte. Différents corps peuvent donc se donner à voir et se manifester grâce à l’écriture : « Le pouvoir de l’écriture Né n’était pas limité à encoder ou à exprimer une langue mais à façonner des relations entre des corps » en vue de rendre « manifeste » (to manifest), dans le cadre rituel où cette textualité s’exprime, des formes de vie distinctes (humaines, ancestrales et spirituelles). Le deuxième niveau de réflexion porte sur les vers, cette écriture rituelle étant un langage poétique. E. Mueggler appuie alors son analyse sur la scapulomancie pratiquée par les pemo pour montrer que l’écriture est la copie, sous forme de traits, des marques sur les os évoquées plus haut, je n’y reviens donc pas. Quant aux vers qui rythment les textes rituels, écrits sur la base de structures parallèles, leur sens n’émerge que grâce au réseau qu’ils constituent, ce qui implique différentes lectures possibles et l’importance de la contextualisation du propos. Concernant la page d’écriture telle qu’elle se présente dans les livres rituels, l’auteur met en évidence les similarités qu’elle partage avec l’aire rituelle. Le rapport étroit entre les pages d’un livre et la surface rituelle n’est pas métaphorique mais traduit le fait qu’elles sont des extensions l’une de l’autre : tous les corps évoqués dans le texte prennent littéralement corps à travers la chair sacrificielle, les pierres, les branches de l’autel, etc.
22À partir de sa propre ethnographie au sein d’une autre branche Yi du sud-ouest de la Chine, K. Swancutt permet à son tour, mais encore autrement, de montrer que « la textualité indigène dans cette région est une forme de vie » (Mueggler dans ce volume) et qu’elle inonde de sa puissance génésique le monde qui l’entoure, par-delà le seul écrin du manuscrit. Dans son article, elle met en avant l’activation des corps en plaçant le terme anglais « to manifest » – présent par ailleurs dans le texte d’E. Mueggler – au centre de son propos. Elle en rappelle l’étymologie latine, manus renvoyant à la main, à l’exercice et à l’expression d’une force, de même qu’à l’écriture. L’autrice propose précisément de prêter attention au concept polysémique de bbur qu’elle traduit par « écriture » ou par « ce qui se manifeste », expression dont l’origine se trouve dans les écritures des bimox des Nuosu (pendants des bimo des Ni’pa et des pemo des Nasu), et qui s’avère jouer un rôle prépondérant pour cette société chamanique par-delà le cadre proprement rituel. D’autres spécialistes religieux, les gens du commun, et même les esprits, peuvent potentiellement inscrire ce bbur dans les corps et dans les choses. Polysémique, il est donc également polymorphique. L’autrice nous propose ainsi de déployer son propos en explorant les différents sens de bbur, impliquant l’animation de forces et la vivification de tout ce qu’il imprègne. Elle nous invite tout d’abord à saisir ce concept dans le cadre rituel de la transmission scripturaire où la plus grande puissance est prêtée aux anciens manuscrits écrits avec le sang d’un bimox ou d’un enfant (considéré comme pur). Le lien de l’écriture au sang n’est pas ici allégorique comme c’est le cas pour l’écriture Ni (bien que les bimo fassent eux-aussi référence à l’existence passée de manuscrits écrits avec le sang de l’officiant scripteur et/ou d’animaux sacrificiels). L’écriture des bimox est censée rendre manifeste les pouvoirs des esprits et les présentifier. L’exécution féminine de broderies vivifiantes et protectrices, ainsi que de tatouages (liés à la mort à et à la vie post-mortem, de même qu’à l’identité des femmes Nuosu), implique encore autrement la manifestation du bbur qui peut par ailleurs prendre place dans le corps d’une statue représentant un héros mythique, ou encore imprégner les animaux d’élevage pour permettre de les dresser (à tirer les charrues par exemple). Ce qui nous amène à nous demander, en extrapolant les propos de K. Swancutt et en nous plaçant du côté des bimox qui restent, après tout, les « manipulateurs » originels du bbur, si la manifestation de toutes choses ne supposerait pas, chez les Nuosu, que l’écriture y soit présente pour précisément leur donner vie et corps afin de les intégrer pleinement au monde des humains dont ils partageraient alors les essences à travers ces figurations qui interagissent entre le visible et l’invisible. L’écriture serait-elle au fondement de « l’ontologie » des Nuosu ?
23C’est aussi de vie transmise ou induite par les figurations, de présentification des esprits, qu’il est pleinement question dans l’article d’A. Dalles Maréchal sur les broderies nanaï. L’autrice rend compte d’une ethnographie minutieuse qu’elle porte à la discussion en prenant conjointement en considération des données anciennes afin de mettre en évidence le savoir-faire, les matières, les sens prêtés aux motifs complexes que les femmes brodent pour émailler les supports de vie, en Sibérie extrême-orientale. Les naissances, les mariages et les funérailles sont des moments risqués pour la communauté en présence car ils supposent une prise de contact des humains avec les esprits. C’est alors qu’interviennent les broderies qui établissent un lien vital et sans danger entre les Nanaï et cet invisible. Bien qu’elles n’entrent pas directement en relation avec les esprits, contrairement aux chamanes, les femmes brodeuses assurent leur venue parmi les humains car c’est par leurs dessins de fils que ces entités invisibles prennent corps. C’est aussi grâce à ces broderies (que l’on pourrait comparer à une forme d’écriture métaphysique) que les esprits sont avertis de l’identité de la personne qui les porte et de ce qu’ils doivent faire : rebrousser chemin ou venir dans le monde des humains pour y être protecteurs. A. Dalles Maréchal décrit dans le détail la robe de mariée, « seconde peau » ou « cuirasse » par laquelle les esprits bienfaisants prennent vie sous la forme de dragons et d’animaux sauvages brodés. Autrement dit, les broderies rendent manifestes les esprits, comme elles peuvent leur barrer la route. En nanaï, « broder » est sémantiquement proche de « se tenir debout » dans l’idée, comme le précise l’autrice, de « pour être en vie ». Les motifs prennent en effet vie sur le corps humain debout, ce qui établit par ailleurs une « cartographie de l’invisible », expression qu’A. Dalles Maréchal reprend à l’argumentaire de ce numéro collectif et qu’elle prend soin d’interroger, mettant en avant que les broderies permettent la mise en relation des mondes souterrain, terrestre et céleste. Le rôle exorciste des brodeuses est par ailleurs souligné, notamment lorsqu’il s’agit des rituels entourant un enfant mort auquel il convient de fabriquer un corps de substitution, forme de chimère mi-humaine mi-animale (oiseau) qui lui assure de ne pas mourir à nouveau. Si le lien des broderies à la vie des esprits comme à la vie des humains semble prépondérant, le fil en tant que tel permet de surcroît de nourrir le défunt dans le monde des esprits, « lien insufflant la vie » qui, au terme de la lecture de l’article d’A. Dalles Maréchal, transparaît encore plus nettement comme central pour l’équilibre sociétal. C’est le fil qui donne, maintient ou redonne vie. Le manipuler, comme les brodeuses le font, assure la transmission et l’avènement d’une certaine puissance génésique établie en corrélation et en bonne entente avec les esprits, alors même que les chamanes ne sont plus présents pour cheminer avec les esprits et présider aux différents rituels de passage des Nanaï.
24Force est en effet de constater que là où les chamanes ont disparu, ce sont les femmes qui maintiennent le lien vital entre les communautés locales et l’invisible à travers des pratiques qui restent liées au chamanisme. Leurs fonctions rituelles s’avèrent dès lors déterminantes. A. Dalles Maréchal montre avec force que si les rites funéraires et de mariage tels qu’ils étaient pratiqués par les chamanes ont disparu, et que ces derniers ne sont plus, l’empreinte chamanique subsiste fortement sur son terrain à travers les femmes brodeuses qui assurent désormais la prise de contact des humains avec les esprits sans pour autant prétendre être capables de voyager dans l’invisible. Elles brodent d’ailleurs l’arbre mythique sur la robe de mariée (aujourd’hui portée pour les funérailles), arbre sur lequel le chamane disait naguère trouver ses outils. Ce faisant, elles montrent la voie à suivre aux esprits pour qu’ils puissent intégrer le monde des humains par leurs broderies, de même qu’elles montrent au défunt le chemin à suivre pour intégrer le monde des morts. Comme le souligne l’autrice à maintes reprises, « à la manière » des chamanes, ces femmes de Sibérie ont des visions, elles héritent d’un savoir, elles agissent de façon compulsive et ont un rapport particulier à la maladie. Dans ces sociétés chamaniques bouleversées, « le féminin du religieux » (Vassas 2022, p. 259) entre pleinement en scène, et les broderies, qui ont toujours été présentes, semblent être désormais placées au premier plan.
25Plus à l’ouest, le constat est le même. C. Jacquemoud rappelle ainsi que si les femmes de l’Altaï pouvaient « recevoir » des « textes de chants » aux dires de l’ethnographie russe des années 1920-1930, elles avaient toutefois un rôle secondaire dans la Voie blanche (Ak Jaŋ, appelée « bourkhanisme » par les ethnographes russes), mouvement millénariste né en réaction à la colonisation russe, où des hommes étaient à l’avant-scène rituelle. Depuis la disparition de ces derniers et l’émergence de différents groupes religieux dont l’un reprend l’appellation de « Voie blanche », ce sont les femmes qui présentifient le Dieu Altaï et assurent le contact avec les esprits à travers les tapis de feutre brodés qui transcrivent la parole de ces mêmes esprits. L’élaboration féminine et collective du tapis de feutre propre à chaque village rappelle d’ailleurs, l’auteur le souligne, le processus communautaire de fabrication du costume du chamane où les femmes cousaient ensemble les éléments du costume, double du corps du chamane. Et de même que cet habit rituel ne devait pas être touché car cela supposait d’entrer en contact avec les divinités, le tapis de feutre qui circule au village entre les membres du courant religieux est conservé à l’abri des regards. Les motifs brodés restent donc centraux dans la communication avec les esprits, et la disparition des chamanes parmi les adeptes de la « Voie blanche » implique que ce sont les brodeuses « seules » qui ont « hérité », pour ainsi dire, du pouvoir d’interaction avec les entités invisibles. La performativité des figurations demeure, voire même s’étend, alors que les chamanes n’officient plus.
26Bien que les chamanes aient disparu chez les Nanaï et soient exclus des activités rituelles chez les adeptes de la « Voie blanche », des pratiques connexes et nouvelles, encore fortement imprégnées de logiques chamaniques, se sont développées au sein de ces deux sociétés sibériennes. Celles-ci font intervenir des pratiques graphiques liées à l’écriture et à la broderie afin de perpétuer à nouveaux frais la relation des humains aux esprits. Le politique et l’emprise étatique, à l’origine de telles transformations religieuses et de redistribution des rôles rituels, ne sont pas des thèmes réservés au monde sibérien. Ils sont présents dans tous les articles intégrés au présent numéro qui souligne, si besoin est, les capacités d’adaptation du chamanisme qui peut changer de récipiendaire comme de structures sans pour autant rompre le lien (le fil, si l’on veut jouer sur les mots) avec les esprits. Ces pratiques graphiques sont plus précisément liées – et pour certaines davantage que d’autres – à des revendications identitaires. C. Jacquemoud met particulièrement en avant que les tapis de feutre brodés qu’il analyse convoquent une ritualisation identitaire liée à l’Altaï exposé comme monde idéal, autochtone, écologique, identité qui n’est plus traduite à travers l’appartenance clanique mais qui est mise en rapport avec l’appartenance à un territoire commun, « décrit » et exposé par les broderies. Les deux sociétés tibéto-birmanes introduites par E. Mueggler et K. Swancutt sont quant à elles pleinement inscrites dans une interaction avec les directives patrimoniales du pouvoir central chinois, thème évoqué sans être toutefois le sujet principalement traité par ces ethnologues. C’est sans doute l’article d’A. Dumont qui fait plus frontalement état du rapport tissé entre société chamanique et écritures institutionnelles, impliquant la réappropriation de ces artefacts scripturaires par les locaux qui en proposent une relecture à travers leurs représentations chamaniques.
27Dans le nord-est de la Mongolie-Intérieure marqué par une grande hétérogénéité ethnique et religieuse, et des systèmes d’écriture différents, l’autrice met en avant l’apparition de nouveaux types d’écrits : sur papier avec les autobiographies de chamanes et les diplômes délivrés par l’État chinois à ces « transmetteurs » patrimoniaux, et sur des plaques commémoratives, affichant des écritures en mongol, mandchou, évenk ou chinois, placées à proximité de monticules de pierre (oboo) liés aux esprits territoriaux. A. Dumont souligne l’influence récente de ces écrits sur le mode de communication établi avec les esprits du panthéon bouddhique et/ou chamanique. Elle montre par ailleurs que l’écriture de propagande communiste est détournée à des fins rituelles, notamment lors des rites de renouveau appelés les « trois jeux virils », et qu’elle s’avère être performative aux yeux des locaux qui en soulignent l’importance pour l’efficacité rituelle : l’écriture qui s’affiche sur les banderoles qui « prennent vie lorsque les agents de la sécurité publique y associent leurs paroles et leurs gestuelles », consolide le lien des locaux aux esprits. On constate ici que les figurations et les écritures agissent comme des marquages territoriaux en rapport avec les esprits, et comme supports d’identités qui ne sont pas reconnues officiellement mais qui s’expriment néanmoins, de même que le chamanisme subsiste alors qu’il n’est pas officiellement reconnu par l’État qui diplôme pourtant, et paradoxalement, les chamanes locaux.
28Finalement, les esprits semblent inexorablement passer par des chemins de traverse qu’ils marquent de leur empreinte, de même que les tracés de mains d’hommes et de femmes sont susceptibles de les guider sur la voie qui mène à leur contact, comme de les chasser en leur barrant le chemin. Un jeu de cache-cache s’instaure, le dévoilement des motifs est localisé, temporalisé, et maîtrisé par celui ou celle (humain comme non-humain) qui le trace et/ou le lit, et qui, ce faisant, anime un jeu d’ouvertures et de fermetures de passes qui s’inscrit dans des matières, des couleurs, des supports différents qui vibrent de la vie qu’ils tissent entre différentes entités. Précisément, dans ces sociétés bouleversées par la présence d’États omnipotents, il s’agit de ne pas perdre le fil de la vie qui lie les humains à leur propre imaginaire.