Weiner Benno, The Chinese Revolution on the Tibetan Frontier
Weiner Benno, The Chinese Revolution on the Tibetan Frontier, Ithaca, Cornell University Press, 2020
Texte intégral
Crédits : Cornell University Press
1À ce jour, l’histoire de l’Amdo depuis la prise du pouvoir par les communistes demeure encore mal connue. Si l’on savait que 1958 avait été l’année d’une rébellion très sévèrement réprimée, et si le récit autobiographique de Naktsang Nulo (Nags tshang nus blo) avait commencé à lever le voile sur cette année connue des Tibétains par le simple chiffre « 58 », néanmoins les soulèvements de 1955-1957 au Kham et de 1959 au Tibet central avaient éclipsé ceux de l’Amdo. C’est donc une contribution essentielle à notre connaissance de l’Amdo que nous livre ici Benno Weiner avec cet excellent ouvrage, The Chinese Revolution on the Tibetan Frontier, qui revisite sa thèse de doctorat soutenue en 2012 (The Chinese Revolution on the Tibetan Frontier. State Building, National Integration and Socialist Transformation, Zeku (Tsékhok) County, 1953-1958, Université de Columbia, New-York).
2Dans cette première étude approfondie d’une région non-han durant cette première décennie du régime communiste, l’auteur cherche à comprendre comment les représentants de l’État ont tenté d’intégrer les régions tibétaines dans la nation chinoise moderne, et pourquoi ce projet n’a pas réussi (p. 3). Il étudie à cette fin la période de transition entre la fin de l’empire mandchou des Qing (1644-1912) et le début de la construction de l’État-nation chinois en Amdo, dans le nord-est du Tibet, dans les années 1950. L’auteur démontre que l’objectif du Parti communiste chinois en Amdo, à cette époque, n’était pas seulement la construction de l’État mais aussi celle de la nation, et il soutient que la transformation de l’empire en nation chinoise a été « contestée, construite, négociée et finalement incomplète » (p. 9). De fait, à ce jour, soixante-dix ans après l’invasion du Tibet, ses habitants ne s’identifient toujours pas comme de loyaux citoyens de l’État-nation chinois.
3Weiner met en lumière le rôle primordial du Front uni, une institution peu étudiée jusqu’à présent, que Mao Zedong considérait comme l’une des trois armes ayant contribué au triomphe du communisme en Chine, les deux autres étant le Parti et l’armée (p. 18). L’auteur montre combien le Front uni des années 1950 en Amdo peut être qualifié de sous-impérial (sub-imperial), selon le terme d’Uradyn Bulag (p. 20), dans la mesure où sa politique consistait à s’allier aux élites autochtones en dépit de leur « nature féodale », tout comme l’avait fait l’empire auparavant (pp. 20, 78). Le but du Front uni n’était pas simplement de dominer ; il visait à élever la conscience nationale et patriotique des Tibétains – comme des autres nationalités minoritaires –, et à les conduire progressivement et volontairement vers l’unité nationale et la transformation socialiste (p. 21). L’auteur s’oppose à l’idée que le Front uni dans les régions de minorités ethniques n’était guère plus qu’une opération à court terme ou une ruse cynique visant à apaiser certains segments de la société jusqu’à ce que le PCC soit en mesure de mettre en œuvre son programme radical par la force dans les régions de minorités ethniques (p. 17). Pour obtenir la participation des individus et des communautés à leur nouvel ordre socio-politique, le PCC a adopté et adapté des stratégies de gouvernement impériales dénommées collectivement Front uni comme moyen pour combler « progressivement, volontairement et organiquement » le fossé entre l’empire et de la nation (p. 4). Mais cette stratégie de persuasion plutôt que de contrainte a été battue en brèche par une impatience révolutionnaire qui exigeait de prendre une voie plus immédiate vers une intégration nationale et une transformation socialiste. Cette intégration s’est finalement faite par le recours à la violence, une violence qui a laissé des marques indélébiles dans la mémoire des Tibétains de l’Amdo (pp. 4, 120).
4L’enquête de Benno Weiner porte essentiellement sur la région pastorale du district tibétain autonome de Zeku (tib. Tsekhog/Rtse khog), une unité administrative créée en 1953 et située à environ 250 km au sud de Xining, capitale de la province chinoise du Qinghai. Elle s’appuie sur l’étude des archives de Zeku, jusqu’alors non exploitées (environ 2500 folios), ainsi que sur d’autres sources primaires et secondaires, et sur des enquêtes de terrain et de nombreux entretiens effectués dans la région.
5Le livre est divisé en huit chapitres et comprend deux appendices très utiles, l’un donnant les chefferies de Zeku en 1953 avec le nom de leur leader et une estimation de la population, l’autre un glossaire des noms propres et toponymes en pinyin, caractères chinois et transcription Wylie, auxquels il faut ajouter quatre cartes.
6Dans l’introduction et le premier chapitre 1 (pp. 24-42), Weiner aborde l’histoire du Qinghai et de Zeku avant l’arrivée des communistes. L’accent est mis sur la période des seigneurs de la guerre de la famille Ma, connus pour les violences qu’ils ont exercées à l’encontre des Tibétains, et qui, cependant, se sont souvent alliés avec des membres de l’élite Amdowa (pp. 32-42).
7Dans le chapitre 2 (pp. 43-65), l’auteur montre comment le Parti a consolidé son pouvoir en Amdo. Il décrypte les motivations et méthodes employées pour courtiser les élites tibétaines en vue de créer un « Front uni patriotique ». Par ailleurs, il analyse les réponses des membres de ces élites dont un certain nombre ont accepté de collaborer. Pourtant, ceux-ci appartenaient à ce qui était alors qualifié de « classe dirigeante féodale » de l’Amdo et, de plus, ils avaient été généralement impliqués dans le régime des Ma (p. 44).
8Le chapitre 3 (pp. 66-96) examine les motivations pratiques et idéologiques qui ont conduit à la création du district de Zeku et à d’autres administrations autonomes de l’Amdo. Comme le rappelle B. Weiner, dans le cadre plus large du Front uni, l’autonomie régionale était considérée comme le mécanisme spécifique permettant de gagner le soutien des communautés minoritaires (p. 74). Mais, dès le début, ce fut une autonomie très limitée puisque même le nom attribué au district avait été choisi avant le processus de consultation.
9Le chapitre 4 (pp. 97-120) s’attache à décrire les difficultés rencontrées par les dirigeants pour mettre en œuvre leurs politiques alors que le district autonome tibétain de Zeku est créé le 5 décembre 1953 mais que le plateau est loin d’être unifié (p. 103). Les conflits entre nomades continuent et le mécontentement s’installe dans les pâturages (pp. 107, 120).
10La lecture des chapitres 3 et 4 met en évidence combien tout a été fait pour que les objectifs prédéterminés du Parti recueillent un large consensus auprès des autorités locales.
11Le chapitre 5 (pp. 121-145) explore la période allant de l’été 1955 à l’été 1956, une année qui voit une réorganisation radicale de l’ordre économique, social et politique – redistribution de la richesse, attribution d’étiquettes de classe, collectivisation de la production et élimination de l’autorité « féodale » de l’élite laïque et religieuse. C’est bien l’année 1956 qui marque le tournant avant la rébellion de 1958. Les tensions entre le pragmatisme du Front uni et l’impatience révolutionnaire s’intensifient bien que le Parti renonce à la « marée haute » de la transformation socialiste (p. 144).
12Avec le chapitre 6 (pp. 146-160) sont abordés les événements survenus à Zeku de la fin de l’été 1956 jusqu’à la veille du Grand Bond en avant, fin 1957. Dans un premier temps, les plans de collectivisation rapide sont abandonnés et la campagne des Cent Fleurs encourage la critique ouverte du Parti afin d’en rectifier les erreurs. Mais, dès 1957, la campagne anti-droitiste est lancée en réaction contre l’avalanche de critiques formulées à l’encontre du Parti au cours de cette brève période de libéralisation. L’ancienne logique d’attaque du chauvinisme han est abandonnée au profit d’une attaque du nationalisme local. Les coopératives d’élevage sont désormais présentées comme un moyen efficace d’atteindre deux des principaux objectifs du PCC dans l’Amdo : la consolidation de l’unité nationale et l’augmentation de la production (p. 158).
13Le chapitre 7 (pp. 161-180) examine les événements qui ont conduit à la rébellion de l’Amdo, son déroulement dévastateur et ses conséquences immédiates. Dès les premiers mois de 1958, le désir d’intégrer pleinement et rapidement ces régions non-han et leurs habitants dans un État et une nation socialistes uniformes prend le pas sur le respect des « conditions concrètes » de ces zones (p. 166). La collectivisation est lancée. Elle s’accompagne de l’arrestation ou de l’élimination des élites et de la fermeture ou destruction des monastères. En réponse, l’Amdo se soulève, et si nous ignorons encore l’incident spécifique qui a déclenché ces soulèvements, l’opposition des Tibétains à la collectivisation, combinée à une grave pénurie de céréales en sont des facteurs importants (p. 168). Ce n’est qu’avec l’écrasement de la révolte que les réformes démocratiques pourront être mises en œuvre dans la plupart des zones pastorales et que la transformation socialiste sera achevée.
14Weiner consacre le dernier chapitre (pp. 181-202) aux conséquences des soulèvements et de la brutale répression qui a suivi, encore très présente dans la mémoire tibétaine. Il estime que plus de 10% de la population tibétaine du Qinghai aurait été incarcérée et/ou tuée lors de la révolte et de ses suites immédiates (p. 187). Il faut attendre la fin du Grand Bond en avant en 1960 et la famine qui s’ensuivit pour voir un retour des politiques du Front uni (p. 190). Des monastères sont réouverts, des prisonniers libérés. Le chapitre se termine sur les changements apportés par le 3e Plenum du 11e comité central du PCC de 1978 qui initie les réformes de Deng Xiaoping (p. 197).
15En conclusion, Benno Weiner constate que la violence de 1958 n’a pas seulement détruit des vies, mais a également endommagé le mécanisme de rapprochement des nationalités au sein du PCC et a rompu son récit d’unité nationale. Cette étude sur le Front uni est d’autant plus importante que ce dernier continue à jouer un rôle central dans la conception de la politique en matière de nationalité, et qu’il a même gagné en taille et en influence ces dernières années (p. 208). Comme d’autres chercheurs, il constate pourtant qu’en dépit de tous les efforts déployés par les dirigeants chinois pour « acheter l’amour des Tibétains », les résultats sont des plus mitigés (p. 209).
16Certes, le livre de Benno Weiner est bien sûr d’une importance capitale pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’Amdo. Mais pas seulement. Sa mise en perspective du rôle du Front uni, toujours actif aujourd’hui, est fondamentale non seulement parce qu’elle constitue la première étude approfondie qui en est faite dans cette région, mais également car elle éclaire les politiques du PCC dans les vastes espaces non-han des frontières.
Pour citer cet article
Référence électronique
Katia Buffetrille, « Weiner Benno, The Chinese Revolution on the Tibetan Frontier », Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines [En ligne], 53 | 2022, mis en ligne le 23 décembre 2022, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/emscat/5793 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/emscat.5793
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