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Figurations chamaniques. Écritures, dessins et broderies de Haute Asie

Fonctions et symbolismes des représentations écrites en contexte bouddhique et chamanique (Mongolie-Intérieure)

The functions and symbolisms of written representations within Buddhist and shamanic contexts (Inner Mongolia)
Aurore Dumont

Résumés

Cet article explore les fonctions et les symbolismes de différents types de représentations écrites produites en contexte bouddhique et chamanique dans la région autonome de Mongolie-Intérieure en République populaire de Chine. Il s’agira tout d’abord de comprendre comment ces représentations écrites, qui ont été choisies ou imposées, sont créées et interprétées par les populations locales. Nous examinerons ensuite la manière dont elles sont déployées et manipulées par les spécialistes religieux et les participants en contexte rituel, notamment lors des rituels aux oboo et des « trois jeux virils » (naadam). Nous mettrons en évidence la manière dont ces artéfacts écrits participent d’un double processus de légitimation des spécialistes rituels et de transmission des « traditions » autochtones. Nous montrerons également que, en s’insérant dans un schéma de coordination impliquant notamment les humains et les esprits, ces écrits favorisent l’obtention d’une efficacité rituelle recherchée par les populations locales.

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Notes de l’auteur

Ce travail de recherche est soutenu par la Bourse Marie Skłodowska-Curie réalisée au sein du GSRL et sous la tutelle du CNRS. Il s’inscrit dans le programme de la Commission européenne H2020 Research and Innovation Framework Programme, convention de subvention n° 893394.

Texte intégral

Introduction

1Bien que souvent appréhendés comme deux systèmes religieux distincts, voire opposés – l’un est une religion instituée possédant son propre dogme, ses monastères et dont la liturgie est fondée sur un corpus écrit, tandis que l’autre est dépourvu de doctrine et d’institution – bouddhisme et chamanisme se côtoient depuis plusieurs siècles. Dans le monde culturel mongol, il n’est pas contradictoire d’être à la fois adepte du bouddhisme et d’être engagé dans des pratiques chamaniques locales. Ainsi, dans la province du Hövsgöl dans le nord de la Mongolie, la divinité Dajan Deerh est aussi bien vénérée par les chamanes pratiquant des rituels bouddhiques que par les moines bouddhistes (Birtalan 2011). Chez les Bouriates de la Fédération de Russie, chamanisme et bouddhisme sont largement reconnus par ceux qui les pratiquent comme faisant partie intégrante de leur patrimoine culturel (Nowicka & Wojciech 2019, p. 239). Ailleurs en Asie, ce lien étroit entre chamanisme et bouddhisme a conduit à parler de « bouddhisme chamanique » concernant certaines pratiques observables au Tibet (Samuel 2005, p. 76). Quant aux représentants religieux de ces deux courants que sont les lamas et les chamanes, ils officient parfois côte à côte comme l’ont montré Diemberger et Hazod (1992) dans le cas du Népal.

  • 1 Hulun Buir était une ligue (mo. aimag ; ch. meng 盟) avant de devenir en 2001 une préfecture (mo. ho (...)
  • 2 Pour le mongol de cette région de Mongolie-Intérieure, nous adoptons un système de transcription ph (...)

2Dans la préfecture multiethnique de Hulun Buir1 (mo. Hölön Buir2, ch. Hulun bei’er 呼伦贝尔), située dans le nord-est de la région autonome de Mongolie-Intérieure, en République populaire de Chine, l’interconnexion entre bouddhisme et chamanisme a donné naissance à des pratiques rituelles composites ayant en commun la mise en exergue d’artéfacts visuels de différentes natures. Le tambour du chamane, le livre de prières du lama ou les figurines d’esprits sont autant d’accessoires indispensables à la communication avec le monde des esprits. Outre ces supports religieux, le paysage rituel compte d’autres artéfacts faisant explicitement appel à l’écriture, telles les inscriptions commémoratives ou la propagande chinoise inscrite sur des banderoles. Si ces représentations écrites semblent à première vue exclues du champ religieux, elles forment en réalité des composantes à part entière des expériences rituelles contemporaines locales.

  • 3 Dans le cadre de cet article, nous entendons par figuration tout type d’inscription faisant usage d (...)

3Cet article examine les fonctions et les symbolismes de ces différentes représentations écrites chez les peuples minoritaires de Hulun Buir. Le caractère multiculturel et multireligieux de ce territoire périphérique est particulièrement propice à cette étude, car il met en lumière la façon dont ces représentations écrites, les unes choisies, les autres imposées, sont appréhendées par les divers groupes ethniques. À travers l’analyse de ces figurations3 apparaissant dans différentes langues et des séquences rituelles qui leur sont liées, nous explorerons comment celles-ci sont créées, déployées et interprétées à la fois par les spécialistes religieux et les participants. Nous verrons également par quels moyens matériels et symboliques elles sont intégrées dans les schémas de communication avec les esprits locaux lors de divers rituels annuels. Nous questionnerons par ailleurs l’articulation entre ces écrits, leurs supports et les autres artéfacts visuels indispensables à l’activité rituelle (offrandes, costumes, écharpes cérémonielles, etc.). L’objet de notre étude est circonscrit aux écrits et aux nouvelles formes de supports écrits présents lors des rituels et ayant une signification particulière pour les individus. Notre propos sera de montrer que les écrits participent d’un double processus de légitimation des spécialistes rituels et de la transmission de ce que les autochtones appellent « culture traditionnelle ». Nous verrons aussi que, en s’insérant dans un processus de coordination impliquant les humains, les esprits ainsi que les artéfacts, ces systèmes d’écriture favorisent l’obtention d’une efficacité rituelle. On entend par système d’écriture un ensemble fonctionnel de signes et de combinaisons utilisés pour transcrire et communiquer des idées. Ce qui nous intéressera plus particulièrement, c’est l’aptitude de ce système d’écriture à créer des possibilités inédites d’action sociale comme l’a souligné Jack Goody (1979).

  • 4 La République populaire de Chine est officiellement composée des cinquante-six « nationalités » (ch (...)
  • 5 Les Toungouses sont constitués de multiples peuples aux ethnonymes divers qui occupent un vaste ter (...)
  • 6 Historiquement, les Hamnigan étaient considérés comme un peuple mongol, qui, au fil des décennies e (...)

4Cette recherche s’appuie sur des enquêtes de terrain menées entre 2010 et 2019 auprès de différentes « nationalités minoritaires » (ch. shaoshu minzu 少数民族4) de langues mongole et toungouse5 établies dans le sud-ouest de Hulun Buir, un territoire dominé par les steppes et le monde culturel mongol. Ces « nationalités minoritaires » sont constituées d’une part des populations mongoles que sont les Anciens Barga, les Nouveaux Barga, les Bouriates et les Ölöt, toutes indistinctement intégrées à la « nationalité mongole » (ch. Menggu zu 蒙古族), et d’autre part des peuples toungouses représentés par les Hamnigan6 et les Solon incorporés au sein de la « nationalité évenk » (ch. Ewenke zu 鄂温克族) (voir tableau 1). Enfin les Dahour, un autre peuple mongol, forment une « nationalité » à part entière, la « nationalité dahour » (ch. Dawo’er zu 达斡尔族). La « classification ethnique » (ch. minzu shibie 民族识别) entreprise dans les années 1950 par le gouvernement communiste chinois afin de catégoriser les populations a engendré la création d’entités politiques faites de contradictions et d’incohérences (Mullaney 2011, p. 126) qui ne reflètent pas nécessairement la réalité locale. Comme le souligne Gros, celle-ci a contribué à l’élaboration de taxonomies simplifiées réduisant la complexité ethnique et culturelle des régions minoritaires à des ensembles plus aisément administrables (Gros 2014, p. 9). Aussi, dans le cadre de cette étude, nous privilégierons l’utilisation des endo-ethnonymes afin de mettre en lumière les points de vue émiques.

Tableau 1. Les peuples minoritaires de Hulun Buir

  • 7 Les populations autochtones peuvent aussi travailler dans d’autres secteurs comme l’administration, (...)
  • 8 Le chinois mandarin est compris et parlé (à différents niveaux) par la majorité des groupes ethniqu (...)

Groupe

Classification officielle chinoise

Peuple

Économie domestique principale7

Langue8

Courant religieux

Ancien Barga

Nationalité mongole
(Mengu minzu 蒙古民族)

Mongol

Élevage des « cinq museaux »

Mongol

Chamanisme

Nouveaux Barga

Nationalité mongole
(Mengu minzu 蒙古民族)

Mongol

Élevage des « cinq museaux »

Mongol

Bouddhisme

Bouriates

Nationalité mongole
(Mengu minzu 蒙古民族)

Mongol

Élevage des « cinq museaux »

Bouriate, Mongol

Bouddhisme

Ölöt

Nationalité mongole
(Mengu minzu 蒙古民族)

Mongol

Élevage des « cinq museaux »

Mongol

Bouddhisme

Dahour

Nationalité dahour
(Dawo’er minzu 达斡尔民族

Mongol

Agriculture

Dahour, Mongol

Chamanisme

Hamnigan

Nationalité évenk
(Ewenke minzu 鄂温克民族)

Toungouse

Élevage des « cinq museaux »

Khamnigan, Mongol, Bouriate

Chamanisme, bouddhisme

Solon

Nationalité évenk
(Ewenke minzu 鄂温克民族)

Toungouse

Élevage des « cinq museaux »

Solon, Mongol

Chamanisme, bouddhisme

Évenk du renne

Nationalité évenk
(Ewenke minzu 鄂温克民族)

Toungouse

Élevage du renne et chasse

Chinois, Evenk

Chamanisme

Orochen

Nationalité orochen
(Elunchun minzu 鄂伦春民族)

Toungouse

Élevage du cheval, agriculture

Chinois, Orochen

Chamanisme

  • 9 Je prends le parti d’utiliser le terme « autochtone » (ang. indigenous) pour définir les peuples mi (...)

5Le processus d’investigation se fonde sur une immersion active au quotidien et en contexte rituel auprès des différents collectifs et individus provenant des « nationalités minoritaires », c’est-à-dire les autochtones9 mais aussi les allochtones (les Chinois Han qui constituent aujourd’hui la population majoritaire du Hulun Buir), les membres des autorités locales et les spécialistes religieux (lamas et chamanes), etc. Les entretiens formels et informels ainsi que la participation aux activités religieuses nous ont permis de saisir l’exploitation et les mises en scène des représentations écrites, et ainsi de comprendre l’importance fondamentale de leur usage pour les populations locales.

6Dans une première partie privilégiant une approche historique, nous reviendrons brièvement sur le processus d’introduction du bouddhisme et du chamanisme à Hulun Buir ainsi que sur le rapport qu’entretiennent les Mongols et les Toungouses aux divers systèmes d’écriture et langues autochtones et allochtones en présence. La seconde partie examinera la manière dont les autobiographies de chamanes, les plaques et les pierres commémoratives sont inscrites dans un processus de légitimation et de transmission de la « culture traditionnelle ». Enfin, la dernière partie analysera les usages de ces multiples pratiques scripturaires et leur articulation en contexte rituel, notamment lors des cultes rendus aux monuments sacrés appelés oboo et lors des « trois jeux virils » (mo. naadam) que sont la course de chevaux, la lutte et le tir à l’arc.

Courants religieux et systèmes d’écriture

Bouddhisme et chamanisme à Hulun Buir : quelques rappels historiques

  • 10 Les termes hala et mokun viennent de la langue mandchoue.
  • 11 Pour plus de précisions concernant le traitement des populations mongoles et toungouses et leur inc (...)

7Hulun Buir est une région frontalière située entre la Russie et la Mongolie. Au sud-ouest, les steppes favorisent le pastoralisme nomade dit des « cinq museaux » (chevaux, chameaux, chèvres, moutons et bovins) pratiqué par les Mongols et quelques groupes toungouses, tandis qu’au nord, la taïga est propice à la chasse, l’élevage des rennes et des chevaux, de même qu’à l’agriculture, pratiques adoptées par les diverses communautés toungouses. Les différents groupes mongols et toungouses se sont établis à Hulun Buir entre le milieu du xviiie siècle et les années 1930 et ne partagent pas nécessairement une histoire et des marqueurs ethniques communs (Atwood 2005, p. 6). Au xviie siècle, les Oročen, les Solon, les Dahour et les Anciens Barga vivaient principalement de chasse dans les régions forestières. Le chamanisme occupait alors une place importante dans la vie sociale de ces sociétés organisées en clans (ma. hala10) et sous-clans (ma. mukun). Intermédiaire entre le monde des humains et celui des esprits, le chamane accomplissait divers rituels à l’aide de ses esprits auxiliaires : guérir des maladies, récupérer des âmes volées par les mauvais esprits, protéger les âmes fragiles des enfants, résoudre des conflits, attirer la « chance à la chasse » (Hamayon 2010), ou encore rendre hommage aux chamanes défunts. Chaque année, un grand rituel appelé ominan réunissait la communauté autour de son chamane (NZBZ 1986, pp. 100, 435-436) qui convoquait les esprits les plus puissants dans le but d’atteindre un rang plus élevé et ainsi d’accroître sa force (Kara et al. 2009, p. 144). Le xviiie siècle marqua un tournant majeur dans l’organisation territoriale, politique et religieuse de ces sociétés chamanistes. En 1732, face à l’expansion de la Russie tsariste, les souverains mandchous de la dynastie des Qing (1644-1911) envoyèrent plusieurs milliers d’hommes issus des régions forestières dans les garnisons militaires de Hulun Buir où ils furent en charge de protéger la frontière Qing-russe au sein du système des Huit Bannières (ch. Baqi 八旗)11. Confrontés à un nouvel environnement naturel et culturel dominé par les Mongols, ces migrants adoptèrent le pastoralisme nomade, les ger (yourtes) de feutre et intégrèrent à leur vision du monde chamanique de nouvelles pratiques issues du bouddhisme, alors en pleine expansion.

  • 12 Les Nouveaux Barga sont des Mongols originaires de l’aimag Secen Han situé en Mongolie halh. Avant (...)

8Le bouddhisme fut en effet introduit à Hulun Buir au xviiie siècle par l’intermédiaire des Nouveaux Barga12. Sa pratique fut encouragée par les souverains mandchous qui firent construire de nombreux monastères (Heissig 1980, pp. 31-32). En 1771, l’empereur Qianlong (r. 1736-1795) ordonna le financement du monastère Ganjuur (ch. Ganzhu’er miao 甘珠尔庙) qui devint le monastère bouddhique le plus influent de la région (Aruhan 2019, p. 1). Dans les années 1920, Hulun Buir comptait plus de trois mille lamas et seize monastères, témoignant de la grande vitalité du bouddhisme (Zhang & Cheng [1922] 2012, pp. 187-189). À l’aube du xxe siècle, les Bouriates bouddhistes et les Hamnigan chamanistes quittèrent la Russie après la révolution d’Octobre et s’établirent à Hulun Buir, venant enrichir son cadre multi-ethnique et multireligieux.

9L’environnement religieux de Hulun Buir devint dès lors pluriel, associant souvent les différentes divinités bouddhiques aux esprits chamaniques. Les oboo (« amas » en mongol), ces monuments de culte indissociables du paysage sacré de la région, illustrent bien ce phénomène. Les oboo sont des monticules de pierre et de branchages décorés de drapeaux de prières et d’écharpes de soie cérémonielles (mo. hadag) (fig. 1). Ils sont généralement édifiés en hauteur dans les steppes vierges de toute construction, sur les montagnes, les monts, les cols ou près des sources. Le choix de la hauteur peut s’expliquer par la volonté de surplomber la nature domestiquée par les humains ou la croyance que les terrains élevés abritent des esprits locaux. Chaque localité possède ses propres divinités invoquées lors des rituels. Ce panthéon local comprend les esprits-maîtres de la terre (mo. gazar-in ezed), les divinités de l’eau ou les dragons (luu) ou encore les esprits des ancêtres chamaniques (mo. ongon). Aucune source connue ne mentionne le culte aux oboo avant les xvie et xviie siècles, c’est-à-dire la période de conversion des Mongols au bouddhisme. Aussi, certains chercheurs suggèrent-ils que les rituels aux oboo seraient une combinaison entre les traditions bouddhiques et chamaniques (Chuluu & Stuart 1995, p. 545), tandis que d’autres affirment que ce culte serait un aspect de la culture bouddhique tibétaine importée. Quoi qu’il en soit, les peuples de Hulun Buir ont adapté le culte aux oboo à leurs différentes divinités. Par ailleurs, depuis le xviiie siècle, les oboo sont construits selon une hiérarchie héritée du mode de gouvernance Qing qui comprend les oboo de haut rang consacrés par les chefs politiques locaux et leurs sujets, les oboo de sum (village) célébrés par les membres d’une même entité administrative, et enfin les oboo claniques vénérés par les membres d’un même clan.

Figure 1. Un oboo de clan (Barga), bannière des Anciens Barga, Hulun Buir, juillet 2016

Figure 1. Un oboo de clan (Barga), bannière des Anciens Barga, Hulun Buir, juillet 2016

© Aurore Dumont

  • 13 Depuis 1978, seules cinq religions sont reconnues par l’État chinois : le taoïsme, le bouddhisme, l (...)

10Après la fondation de la République populaire de Chine en 1949, le gouvernement communiste chinois imposa de nouvelles politiques économiques, sociales et territoriales. Les différentes populations furent catégorisées en « nationalités » et dès les années 1960, un grand nombre d’infrastructures (routes, usines, villages) furent construites afin de répondre aux besoins des milliers de Chinois Han qui s’installèrent dans la région (ils totalisent aujourd’hui près de 82% de la population totale). Lors de la Révolution culturelle (1966-1976), de nombreux monastères et autres monuments religieux furent détruits, les rituels aux oboo bannis et les spécialistes religieux contraints de cesser leurs activités. Les réformes d’ouverture engagées à la fin des années 1970 et qui s’accompagnèrent d’une liberté religieuse relative entraînèrent pourtant une effervescence religieuse, bien que le chamanisme demeure encore aujourd’hui officiellement non reconnu par l’État13. De nos jours, Hulun Buir compte des centaines de lamas et plusieurs dizaines de chamanes qui jouissent localement d’une grande popularité auprès des divers groupes ethniques locaux.

Langues et systèmes d’écriture autochtones et allochtones

11À ce paysage religieux composite où se mêlent pratiques bouddhiques et chamaniques correspond un univers linguistique pluriel. À Hulun Buir, chaque groupe local entretient un rapport singulier avec les différents systèmes d’écriture, langues et dialectes en présence, autochtones ou allochtones, parlés et/ou écrits. Appréhender la relation aux langues permet donc de discerner la diversité linguistique de la région et ainsi de mieux comprendre l’usage alterné des langues dans les représentations écrites tant au quotidien qu’en contexte rituel.

  • 14 Ces langues n’ont jamais bénéficié de la création d’un alphabet spécifique. Elles sont parfois tran (...)
  • 15 Depuis les années 1950, les ethnographes et folkloristes chinois ont collecté et accumulé une grand (...)

12Aujourd’hui, les langues orales (majoritairement toungouses14) sont marginales et parlées principalement dans le cercle familial par les membres des groupes toungouses (les Solon et les Hamnigan notamment). Bien que promues par les autorités chinoises dans le cadre de la valorisation des « traditions orales »15 des « nationalités minoritaires », ces langues orales restent associées à l’idée que la culture qui leur est liée serait inférieure, au contraire des langues écrites, notamment chinoise, dont le pouvoir serait unificateur et civilisateur. Cependant, les sociétés dites « sans écriture » de Hulun Buir ont adopté un ou plusieurs systèmes d’écriture, dont certains sont devenus, outre un outil de communication interethnique, un symbole de légitimation et parfois, une technique de communication avec les esprits. Tel est le cas du mongol (mo. mongol bičig ; ch. mengwen 蒙文).

  • 16 Sur le système d’éducation bilingue et les politiques linguistiques menées par le gouvernement chin (...)

13Le mongol et son système d’écriture sont maîtrisés par la majorité des populations mongoles (Barga, Bouriates, Dahour) ainsi que par les Solon et les Hamnigan. Chez ces deux derniers groupes, le mongol est même parfois la première langue. À l’oral, la langue mongole normative suit la version standard parlée à Hohhot et proche du halh, la langue officielle de la République de Mongolie (Janhunen 1997, p. 127), en plus des différents dialectes (barga et bouriate notamment). Jusqu’à récemment, Hulun Buir bénéficiait d’un système d’éducation comprenant d’un côté les écoles de langue chinoise et de l’autre les écoles de langue mongole. Beaucoup de parents issus des groupes ethniques privilégient aujourd’hui l’enseignement en mongol pour leurs enfants. En 2020, une nouvelle politique de bilinguisme fut lancée dans les écoles mongoles de Mongolie-Intérieure16. Les nouvelles directives pédagogiques visèrent à substituer le mandarin au mongol dans l’enseignement des trois matières : « langue et littérature », « moralité et droit (politique) » et « histoire » (Atwood 2020). Malgré ces nouvelles directives ancrées dans le projet politique de sinisation voulu par Xi Jinping, le mongol demeure encore aujourd’hui la langue écrite autochtone la plus usitée par les populations locales non Han, à la fois comme mode de communication oral et écrit. Comme le note d’ailleurs Janhunen, le mongol écrit est une langue littéraire parfaitement adaptée aux locuteurs des idiomes mongols tels que le hamnigan et le bouriate, tandis que le bilinguisme répandu rend le mongol également accessible aux autres populations, notamment les Dahour et les Solon (Janhunen 1997, p. 137). L’écriture mongole a en outre été appropriée par de nombreux groupes « sans écriture » comme référence de transcription de leurs langues orales ainsi que comme langue de publication. Par exemple, la langue évenk est souvent retranscrite de façon phonétique à partir de l’écriture mongole.

  • 17 Le chinois mandarin de Hulun Buir est aujourd’hui parlé avec un fort accent du Nord-Est (ch. Dongbe (...)

14Pour bon nombre de groupes locaux, le mongol fait figure de langue autochtone. Le chinois mandarin17 est la langue allochtone dominante car employée dans l’administration et les commerces ainsi que par la majorité de la population Han. En revanche, elle est peu utilisée par les groupes minoritaires, bien que comprise et parlée. Parmi les langues et dialectes de Hulun Buir, le mandarin et le mongol tirent leur épingle du jeu en termes de hiérarchie et de prestige (Zikmundová et al. 2019, p. 44). On notera également la résurgence du mandchou – la langue écrite administrative de l’empire utilisée par les membres des Huit Bannières sous la dynastie Qing – prônée ces dernières années par certains intellectuels dahour. Maîtrisant le mandchou en raison de leurs fonctions administratives sous le règne des Qing, les Dahour sont à l’origine de la création d’un système de translittération du dahour basé sur l’écriture mandchoue, et qui était utilisé par l’élite locale (Zikmundová, Kapišovská & Khabtagaeva 2019, p. 24).

15Des langues et des systèmes d’écriture exogènes et endogènes se côtoient donc à Hulun Buir, entraînant des modes d’appropriation distincts, comme nous allons le voir ci-après.

Des représentations écrites choisies et imposées

  • 18 Dans cet article, nous employons l’expression « populations de tradition orale ». Il ne s’agit pas (...)

16Lors de nos enquêtes de terrain, nous avons observé l’importance des artéfacts écrits pour les populations locales et en particulier pour celles de « tradition orale »18 ayant adopté un système d’écriture exogène. Dans la sphère privée ou publique, les récits autobiographiques, les publications, les diplômes, les plaques commémoratives ou encore les banderoles de propagande constituent autant d’éléments utilisés à divers desseins. On peut donc s’interroger sur les implications de ces différentes pratiques de l’écrit et notamment sur les transformations que l’adoption d’une écriture allochtone (laquelle, après avoir été appropriée, peut également devenir une écriture autochtone) entraîne sur la représentation d’une société et l’organisation de son savoir religieux. On montrera dans cette partie que ces représentations écrites, les unes explicitement choisies par les populations locales, les autres imposées par le gouvernement chinois, sont employées tant dans le but de légitimer l’existence d’un spécialiste religieux au sein d’une lignée, que de transmettre la « culture traditionnelle » d’un groupe donné ou encore de renforcer l’efficience d’un rituel.

Autobiographies de chamanes

  • 19 Le tibétain est la langue de la liturgie bouddhique et n’est compris ni des laïcs ni de nombreux mo (...)

17À Hulun Buir, les autobiographies sont désormais des apparats incontournables dans la vie professionnelle des chamanes. Si ces derniers défendent farouchement le caractère oral de leurs pratiques, par opposition aux lamas qui lisent des prières en tibétain19, ils font souvent appel à l’écriture pour consolider leur légitimité en tant que spécialistes religieux. Le cas d’une chamane solon que nous avons rencontrée en 2017 est à cet égard très éclairant. Au début de notre entretien consacré à la question des sites mortuaires chamaniques, nous avons demandé à la chamane, alors âgée de plus de quatre-vingts ans, de nous expliquer son parcours. Elle nous a alors tendu un petit cahier et nous a expliqué que les réponses à nos interrogations se trouvaient écrites à l’intérieur. Il s’agissait de son autobiographie rédigée en mongol par sa fille. Le document retraçait sa vie et mettait en valeur les événements qui ont marqué son passage d’être ordinaire à celui de personne capable d’interagir avec les esprits (fig. 2). Maladie initiatique, apprentissage auprès d’autres chamanes et conduite de rituels étaient autant d’épisodes de vie répertoriés et couchés sur le papier afin de mettre à l’honneur les connaissances et l’expérience de cette chamane.

Figure 2. Extraits de l’autobiographie d’une chamane, Nantun, Hulun Buir, janvier 2017

Figure 2. Extraits de l’autobiographie d’une chamane, Nantun, Hulun Buir, janvier 2017

© Aurore Dumont

18Ce type de narration autobiographique est une pratique de plus en plus répandue depuis ces quinze dernières années chez les chamanes mongols et toungouses de Mongolie-Intérieure.

19Les histoires de vie de chamanes ne sont pas propres à la région. À Ulaanbaatar, un jeune chamane affiche sur la vitrine de son nouveau centre chamanique des textes dactylographiés relatant les événements de sa vie et de son initiation (Merli 2010, p. 264). En Amazonie, un chamane Marubo rapporte son expérience de vie à travers une narration orale bien menée (Cesarino 2014) tandis qu’en Corée du Sud, les biographies rédigées sur les mudang (chamane) par des ethnologues (Guillemoz 2010) et les autobiographies publiées confèrent à ces spécialistes rituels une nouvelle respectabilité auprès de la population (Walraven 2001). Malgré des supports distincts qui font appel soit à l’écriture soit à l’oral ou bien aux deux, les histoires de vie ont en commun de s’inscrire dans une quête de reconnaissance poursuivie par de nombreux chamanes. Dans la République de Touva en Sibérie du Sud, les récits de vie produits par les chamanes sont le reflet d’un « travail d’élaboration d’un discours qui légitime leur rôle – celui de spécialistes rituels, dotés de capacités d’interagir avec les esprits et de résoudre ainsi les problèmes divers de leur clientèle » (Pimenova 2011, p. 191).

  • 20 Il s’agit surtout des Presses de la culture de Mongolie-Intérieure (ch. Neimenggu wenhua chubanshe (...)

20Dans notre région, il n’existe pas de sociétés ou de centres chamaniques mais seulement des petits cabinets personnels. Les autobiographies de chamanes ne sont donc pas insérées dans un cadre institutionnel. Lorsqu’elles sont publiées, celles-ci paraissent souvent en mongol, la langue de communication interethnique de la région, dans les maisons d’édition locales20. Mais s’agit-il d’une « conquête de l’écriture » telle que décrite par Gutierrez-Choquevilca (2021) chez les Amérindiens de haute Amazonie qui ont transformé certains documents écrits en objets rituels et produit des chamanes devenus des écrivains professionnels ? À Hulun Buir, la production d’autobiographies de chamanes s’insère, entre autres, dans un mécanisme plus large d’appropriation des différents régimes de savoirs autochtones (les arts verbaux, la danse, et tout autre technique ou élément qui constitue un savoir autochtone) entrepris dans les années 1990 suite au renouveau religieux et culturel, et poursuivi dans les années 2000 avec la mise en valeur des « traditions » autochtones par le régime chinois dans le cadre des politiques de patrimonialisation. Ainsi, l’appropriation de l’écriture par les chamanes permet de véhiculer l’idéologie autochtone de manière plus efficace, sans pour autant remettre en cause la transmission orale, comme l’a montré Bloch dans le cas de Madagascar (Bloch 1998, p. 161). Elle s’inscrit en outre dans une démarche répondant à plusieurs objectifs. Il s’agit tout d’abord d’une initiative personnelle qui vise à légitimer son appartenance à une lignée chamanique. Sur le terrain, on nous a souvent affirmé que ceux qui ne comptaient pas de chamanes parmi leurs ancêtres n’étaient pas de « véritables chamanes ». Dans de nombreuses sociétés chamanistes, l’accès à la fonction de chamane résulte en effet d’un héritage entre humains. Chez les Bouriates, l’essence chamanique est constituée par la présence de chamanes parmi les ascendants, et celle-ci est d’autant plus puissante qu’il y a d’ancêtres chamanes (Hamayon 1990, p. 646). Chez les Nganassanes de l’ouest sibérien, les histoires de vie de chamanes font toujours apparaître un ancêtre chamane (Lambert 2003). Sur notre terrain, Noržima, une jeune chamane solon, assure qu’elle fait partie de la troisième génération de chamanes et que son arrière-grand-mère maternelle était une « puissante chamane » (so. edu saman). Les autobiographies mettent souvent en valeur des généalogies véritables ou inventées, suivant le modèle chinois des tables de parenté familiale (ch. jiapu 家谱), ces documents établissant la filiation des familles d’un lignage à partir d’un premier ancêtre (Galy 2020, p. 1780). Elles permettent ainsi à leurs auteurs de prouver leur filiation à une lignée chamanique et d’exister en tant que spécialiste rituel. Il arrive en effet que ces autobiographies soient utilisées lors de l’intronisation d’un nouveau chamane et plus fréquemment lors de rituels. Produire son autobiographie et mettre en valeur ses ancêtres chamanes permet donc non seulement d’affirmer la légitimité du chamane auprès de sa propre communauté et des autres communautés mongolophones, mais aussi de « transmettre la culture traditionnelle ».

  • 21 Le terme wenhua 文化 (culture) renvoie au pouvoir central, à l’idée de transformation et à la civilis (...)

21« Transmettre la culture traditionnelle » (ch. chuancheng chuantong wenhua21 传承传统文化) nous a expliqué Tuja, une de nos informatrices solon, c’est « laisser une trace et une mémoire écrite ». Elle a ajouté que la réputation et la légitimité des « puissants chamanes » étaient autrefois véhiculées à travers des légendes, des histoires et d’autres formes verbalisées qui formaient une mémoire orale transmise de génération en génération. Aujourd’hui, cette mémoire n’est plus seulement conditionnée à l’oralité, puisque formes narratives orales et écrites se complètent. Comme le suggèrent Duranti & Ochs (1997) et Finnegan (2002), l’écriture coexiste ainsi fréquemment avec l’usage de modes oraux. Si l’écriture mobilisée ne vise en rien à se substituer à la mémoire orale, elle permet aux peuples autochtones d’exister en tant que groupes sociaux et de perpétuer la tradition chamanique. L’écriture est ici perçue comme un dispositif qui établit et valide un cadre permanent de croyances et de pratiques dans une forme durable. Cette volonté de « transmettre la culture traditionnelle » au moyen de l’écriture est d’autant plus forte qu’elle a lieu dans un pays où « l’écriture est omniprésente » (Baptandier 2001) et où la transmission du savoir passe par un processus d’inscription sur le papier, la pierre ou tout autre support. Le recours à l’écriture par les populations de langue orale s’inscrit également dans le cadre de la réappropriation de la « culture du chamanisme » (samanjiao wenhua 萨满教文化) des « nationalités minoritaires » par les autorités locales chinoises. Dans la province du Yunnan, les institutions d’État ont entrepris la transformation de l’écriture rituelle des chamanes des Nipa (nationalité Yi) afin d’être en « harmonie » avec les directives du pouvoir central qui maintient dès lors sa tutelle sur cette population « minoritaire » (Névot 2011, p. 227).

22En Mongolie-Intérieure, outre les autobiographies de chamanes, d’autres types de figurations participent de ce double processus de légitimation et de transmission de la tradition chamanique. Tel est le cas des diplômes et des plaques commémoratives parfois choisis pour justifier et transmettre des pratiques rituelles.

Diplômes et pierres commémoratives

  • 22 Les « transmetteurs » du savoir font référence à une catégorie officielle créée par les autorités c (...)

23C’est à Hailar, le chef-lieu de Hulun Buir, qu’exerce Siqingua, une chamane de la « nationalité » dahour. Cette dernière est considérée dans toute la région comme une chamane de renom et compte de nombreux clients venant de tous horizons et issus de divers groupes ethniques. Elle est aussi la figure de proue de la revitalisation de certains rituels chamaniques, notamment l’ominan, et est à l’origine de certaines de leurs réinterprétations (Sa 2019, p. 2 ; Somfai et al. 2009). À l’entrée de son cabinet chamanique privé que nous avons eu l’occasion de visiter, Siqingua expose fièrement les multiples diplômes qui lui ont été décernés par des instances officielles chinoises et étrangères. Parmi eux, figurent un diplôme en chinois attestant de son statut de « transmetteur22 » (ch. chuancheng ren 传承人) du savoir chamanique octroyé par le Bureau local des religions de Mongolie-Intérieure ainsi qu’un diplôme en anglais attribué par la fondation américaine Foundation for Shamanic Studies. Comme l’explique fièrement Siqingua, ces supports écrits officiels témoignent non seulement de l’authenticité de sa pratique chamanique qu’elle est à même de transmettre, mais confirment également la puissance de ses esprits auxiliaires. Siqingua a ainsi initié un nombre important de chamanes de Hulun Buir et ceux-ci seraient d’ailleurs encore plus nombreux depuis sa nomination officielle. Les autobiographies, diplômes et autres artéfacts mêlant écriture autochtone (mongol) et allochtone (chinois) sont devenus ces dernières années des objets indispensables à la reconnaissance sociale du chamane et donc à sa capacité d’agir au sein de sa communauté. Si ces objets semblent au premier abord dépourvus d’une quelconque nature scripturaire chamanique, lors des pratiques rituelles, ils co-agissent pourtant fréquemment avec d’autres objets rituels, de sorte qu’ils participent de l’action chamanique en renforçant la légitimité du chamane et donc son pouvoir d’action sur les esprits.

  • 23 Qin explique que l’inscription mémoriale, qui associe la pierre à l’écriture a été inaugurée par l’ (...)
  • 24 On trouve également des pierres commémoratives en chinois aux abords de certains oboo destinés au t (...)

24La pierre est un autre support de choix dans la création de certaines représentations écrites. Les plaques commémoratives érigées par les communautés locales aux abords de leurs monuments sacrés sont ainsi des artéfacts visuels de premier plan dans les activités rituelles. Elles prennent souvent la forme d’une grosse pierre disposée à la verticale et sur laquelle sont gravés soit en mongol, mandchou, évenk (l’évenk est retranscrit à partir du mongol) ou en chinois le nom du monument, le lieu et le clan qui l’honore. L’érection de pierres gravées auprès des oboo est relativement récente, datant tout au plus d’une quinzaine d’années. Il s’agit d’une pratique empruntée à l’esthétique chinoise moderne, elle-même inspirée des stèles (ch. bei 碑), ces monolithes taillés et gravés utilisés comme inscription mémoriale (Qin 1999, pp. 123-124) par de nombreux empereurs chinois23 ainsi que par les communautés locales liées aux temples et monastères. La plupart des oboo possède une pierre commémorative (figs 3 et 4), déclinée sous diverses formes selon les groupes24. Lors des rituels annuels dédiés aux oboo, les participants procurent des offrandes de nourriture et d’alcool aux esprits locaux pour s’assurer de leurs faveurs. Les rituels sont généralement suivis dans l’après-midi par les « trois jeux virils ». À travers ces rites de renouveau (Lacaze 2000), les autochtones offrent aux esprits un tribut sous forme de jeux afin de garantir la perpétuation de leur groupe et la fécondité de leurs troupeaux (Kabzinska-Stawarz 1991). De la même manière que les inscriptions sur papier ont pour fonction de légitimer l’existence d’un spécialiste rituel et de « perpétuer la culture traditionnelle » – pratiques d’ailleurs souvent encouragées par les autorités locales – les pierres commémoratives fonctionnent pour les locaux comme des sites mémoriels qui permettent de consolider d’une part le lien unissant un groupe à son territoire, et d’autre part l’appartenance d’un clan à une lignée chamanique. Aujourd’hui, de nombreux récits oraux, qui sont ensuite retranscrits à l’écrit, racontent comment un éminent ancêtre a construit un oboo à son arrivée dans les steppes de Hulun Buir au xviiie siècle (Dumont 2017). D’après les schémas narratifs locaux émanant de ceux qui se considèrent être les descendants des hommes intégrés au système des Huit Bannières, les oboo sont souvent liés à un ancêtre mythique fondateur, un officier de haut rang ou un puissant chamane dont l’âme se serait transformée en divinité contrôlant les oboo. Tel est cas du clan Huičelig chez les Mongols Barga. D’après ce que nous a raconté un homme de ce clan qui est par ailleurs l’auteur d’un ouvrage en mongol sur l’histoire des Barga, au xixe siècle, le clan Huičelig comptait parmi ses membres une chamane très puissante nommée Ajangan. En 1800, à la mort de celle-ci, les membres de son clan lui construisirent un site mortuaire comme elle l’avait demandé de son vivant, lieu qui devint plus tard un oboo que l’on nomma oboo Huičelig. Dans les années 2010, les membres du clan Huičelig décidèrent d’ériger une pierre commémorative aux abords de l’oboo afin de rendre hommage à cette ancêtre chamane. À Hulun Buir, chaque groupe autochtone et chaque clan possèdent son oboo muni de sa propre pierre commémorative, permettant d’honorer de puissants ancêtres chamanes et d’affirmer son appartenance à un groupe ethnique (ou à un clan), lequel n’est pas nécessairement reconnu dans la classification officielle chinoise.

Figure 3. Plaque commémorative située devant l’oboo du clan Merten (Dahour), Bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2017

Figure 3. Plaque commémorative située devant l’oboo du clan Merten (Dahour), Bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2017

© Aurore Dumont

Figure 4. Plaque commémorative située devant l’oboo du clan Aola (Dahour), bannière autonome évenk, Hulun Buir, janvier 2017

Figure 4. Plaque commémorative située devant l’oboo du clan Aola (Dahour), bannière autonome évenk, Hulun Buir, janvier 2017

© Aurore Dumont

25Produits sur papier ou sur pierre, les différents artéfacts écrits précédemment énumérés sont issus d’un choix personnel (chamane) ou collectif (les membres d’un même groupe ou clan) émanant des sociétés autochtones et sont souvent homologués par les autorités locales chinoises. On notera qu’ils circulent cependant principalement au sein d’un espace restreint, à savoir celui de la communauté autochtone. A contrario, l’espace public est façonné de manière visible par des représentations écrites en langue chinoise imposées de façon pérenne par les autorités politiques. Nous allons examiner ci-après comment celles-ci sont déployées dans le paysage rituel autochtone pour comprendre ensuite de quelle manière elles sont appréhendées et manipulées par les sociétés locales.

Banderoles et propagande chinoise

  • 25 Afin d’éviter toute confusion avec certaines entités administratives de Mongolie-Intérieure appelée (...)

26Depuis la création de la République populaire de Chine en 1949, les banderoles, les haut-parleurs, les médias ou encore l’édition sont autant de champs visuels et sonores variés utilisés pour déployer la propagande communiste chinoise. On s’intéressera ici à la banderole25, qui occupe pleinement l’espace public, et à ses différents usages, notamment en contexte rituel.

27Les banderoles désignent ces larges et longs fragments de tissus généralement de couleur rouge et sur lesquels sont inscrits des messages, des informations ou des slogans. Elles sont utilisées lors de manifestions politiques, sportives ou festives. On notera donc le caractère tantôt pérenne tantôt éphémère de ces représentations écrites. La propagande visuelle est rendue attractive par l’insertion de contenus symboliques forts, telles des couleurs ou une syntaxe particulière, destinés à être compris par le plus grand nombre (Landsberger 1994, p. 17). C’est la raison pour laquelle la région autonome de Mongolie-Intérieure, comme les autres territoires dits minoritaires de la nation, fait un usage alternatif des systèmes d’écriture allochtone et autochtone, quoique souvent très hiérarchisé, la langue chinoise étant bien plus visible que le mongol. Largement déployées dans les espaces urbains depuis les années 1960, les banderoles ont été peu à peu introduites dans les milieux pastoraux et adaptées au contexte local, voire parfois appropriées par les communautés toungouses et mongoles. C’est ainsi que de nos jours, elles sont devenues des artéfacts visuels incontournables des rituels, notamment ceux dédiés aux oboo et aux « trois jeux virils » qui leur sont associés. Lors de ces célébrations, les autorités locales fournissent à la communauté une banderole (fig. 5) sur laquelle figurent en langue mongole des informations sur l’événement organisé. La banderole a donc vocation à renseigner sur le lieu, le groupe et son monument sacré, permettant ainsi de marquer un lien visible entre une communauté et son territoire.

Figure 5. Banderole indiquant la tenue des naadam de l’oboo Han Uul (Bouriates), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2017

Figure 5. Banderole indiquant la tenue des naadam de l’oboo Han Uul (Bouriates), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2017

© Aurore Dumont

28Ces dernières années, les banderoles de propagande sont venues compléter de façon plus systématique les banderoles informatives et ont acquis de nouvelles fonctions, notamment sur le plan rituel. En effet, la propagande et ses supports peuvent agir à la fois subtilement et explicitement sur le monde des esprits, comme nous le verrons par la suite.

29Les autobiographies, diplômes, pierres et banderoles sont des représentations visuelles choisies ou imposées devenues inhérentes à la vie sociale et politique des populations locales d’aujourd’hui. Mais pas seulement. En effet, si ces différentes représentations écrites étaient au départ dépourvues d’un quelconque caractère sacré, elles ont acquis, en étant intégrées à la sphère rituelle, d’autres fonctions et symboliques qui dépassent largement le simple champ socio-politique.

Processus d’articulation en contexte rituel

30On sait que certains objets rituels riches de sens – puisqu’ayant accumulé des couches successives de significations venues de mythes, de récits, de formules et de chants – jouent un rôle conséquent dans le cadre rituel (Hugh-Jones 2016). Mais qu’en est-il de ces représentations écrites dont la vocation première n’était pas rituelle et qui sont pourtant devenues des composantes visibles des cérémonies cultuelles ? Notre propos est de montrer qu’en s’insérant dans un schéma de coordination impliquant les humains et les esprits, les autobiographies de chamanes, les pierres commémoratives et les banderoles permettent d'obtenir une efficacité rituelle recherchée par les populations locales.

31Nombre de travaux anthropologiques réalisés dans diverses régions du monde ont révélé que certaines pratiques rituelles chamaniques étaient un enchaînement d’actions au sein desquelles les échanges entre les humains et les esprits impliquaient toujours la présence d’autres éléments, en général inanimés ou supposés comme tels par les participants. Qu Feng a montré que le rituel ominan des Dahour de Hulun Buir et les objets matériels qui y étaient reliés fonctionnaient comme un canal actualisant la communication entre les membres du clan et leurs ancêtres chamanes. Lorsqu’ils sont associés à d’autres objets rituels, les esprits représentés sous forme de broderie sur le costume chamanique permettent non seulement de matérialiser les relations entre le chamane et les esprits, mais encore de participer à la construction d’un paysage chamanique où se produisent des interactions entre humains, ancêtres et autres non humains (Qu Feng 2021, pp. 2, 6). Cette logique relationnelle mettant en exergue des actions (les rituels), des objets (costume chamanique, représentations d’esprit), des humains (le spécialiste religieux et les participants) et des non-humains (les esprits et les ancêtres) illustre ce que Pierre Pitrou désigne comme un « régime de co-activité » (Pitrou 2016). L’auteur établit que les dépôts cérémoniels chez les Mixe du Mexique ne sont pas simplement des oblations alimentaires accompagnant les prières aux esprits, ce sont aussi des dispositifs qui permettent d’instaurer une co-activité entre les humains et les non-humains. Comme nous allons l’illustrer à partir de l’exemple des célébrations aux oboo et des jeux rituels naadam, ce régime de co-activité peut être enrichi, en plus des accessoires rituels dits « traditionnels », de différentes représentations écrites. Cependant, celles-ci ne peuvent pas être considérées sur le même plan que les écritures rituelles. Par « écriture rituelle », on entend des pratiques d’inscription et d’écriture où le geste même, le procédé d’écriture et le tracé matériel ont valeur efficace (Koch Piettre & Batsch 2010).

Les rituels aux oboo : objets et représentations écrites en « co-activité »

32Les rituels aux oboo, tout comme les naadam qui leur succèdent, ont lieu chaque année à la saison estivale lorsque les pâturages sont à nouveau verts et que les naissances des petits viennent agrandir les troupeaux. De la même manière que l’environnement naturel connaît un cycle de renouvellement, chaque groupe partageant le même clan, lignage ou village honore son oboo afin d’assurer sa reproduction symbolique. Comme l’ont illustré Caroline Humphrey et Urgunge Onon, « par un échange sacrificiel, les participants acquièrent la bénédiction de l’esprit de la montagne et l’utilisent pour la reproduction de la vie » (Humprey & Onon 1996, p. 151). Bien que la taille, la forme et les pierres commémoratives des oboo varient en fonction des groupes qui les ont érigées, l’agencement des rituels est partout sensiblement similaire. Nous présenterons ci-après les différentes séquences rituelles auxquelles nous avons assisté chez les Bouriates, les Barga, les Dahour et les Solon en précisant le cas échéant le nom de l’oboo et le groupe qui y est lié.

33Aujourd’hui, à Hulun Buir, les rituels sont organisés sous l’égide d’un chamane ou d’un lama, en fonction des groupes locaux, comme nous avons pu l’observer lors de nos enquêtes de terrain. Ainsi, un groupe ethnique bouddhiste ou chamaniste peut rendre un culte à un même oboo (il s’agit en général des oboo de bannière) mais nécessairement à des dates différentes. Par exemple, l’oboo Amban, un des oboo les plus prestigieux de la région en termes de hiérarchie politique (Dumont 2021b, p. 8) est honoré tour à tour par les Dahour, les Anciens Barga et les Bouriates ; les premiers faisant appel à un chamane tandis que les deux autres groupes s’adressent à un ou plusieurs lamas.

  • 26 À Hulun Buir, chaque groupe ethnique possède son propre vêtement traditionnel décliné en version ma (...)

34Les préparatifs ont lieu quelques semaines avant la cérémonie. Les rituels aux oboo de clan sont pris en charge par le chef de l’oboo (mo. oboon-i darga) qui est en général un ancien jouissant d’un grand respect au sein de sa communauté, tandis que les rituels aux oboo de village ou de bannière sont organisés par les membres du gouvernement local. Dans l’un comme dans l’autre cas, il faut dans un premier temps récolter des fonds auprès des membres de la communauté qui investissent beaucoup d’argent et de temps dans l’organisation d’un des événements les plus importants de l’année. La somme collectée servira à acheter les offrandes de nourriture, à rémunérer le spécialiste religieux et à récompenser les gagnants des naadam. Au petit matin, le jour du rituel, les hommes d’un même groupe ethnique ou d’un même clan rafraîchissent le monument sacré en remplaçant les branches de saule et les drapeaux de prière de l’année précédente par des nouveaux. L’oboo peut ainsi à nouveau accueillir les divinités invoquées. Peu à peu, les autres participants arrivent sur le site. Au début des années 2010, les individus se dirigeaient directement vers l’oboo pour y déposer des offrandes. Aujourd’hui, le parcours a été sensiblement modifié par la présence de pierres commémoratives. Désormais, hommes et femmes s’orientent tout d’abord vers ces pierres devant lesquelles ils revêtent leurs habits traditionnels26, se prosternent puis se photographient. Ces différentes gestuelles s’insèrent dans un enchaînement d’actions inédites, devenues explicitement rituelles, comme en témoigne la cérémonie annuelle de l’oboo Merten consacré chaque année par les Dahour du clan éponyme. Nous avons eu l’occasion de participer à plusieurs reprises à ce rituel au cours duquel nous avons noté un agencement ordonné des actions et des gestes entrepris par les participants devant la pierre. Tout d’abord, ceux-ci attendent d’être devant la pierre avant d’enfiler leurs habits traditionnels. Occasionnellement, le chamane prend lui aussi quelques instants pour se recueillir et/ou mettre son costume chamanique. Ensuite, chacun leur tour, les participants s’agenouillent devant la pierre qui symbolise leur ancêtre fondateur ainsi que leur lignée, puis récitent des prières. Enfin, ils se photographient avec les différents membres de leur famille. Ainsi, ce n’est pas la contemplation de la pierre qui importe mais les (co)interactions que les individus engagent avec celle-ci à travers le passage d’un vêtement ordinaire à un habit traditionnel, le jeu des prières et celui de la photographie. Ces différentes actions apparaissent comme un prélude à l’action rituelle qui permet d’amorcer la cérémonie et la communication prochaine avec les esprits. En outre, elles forment une sorte d’offrandes symbolique aux divinités locales. On notera qu’aucun élément matériel n’est laissé aux abords de la pierre, pas même des offrandes.

  • 27 Les femmes ne sont pas autorisées à monter sur la partie supérieure de l’oboo. Les menstruations co (...)
  • 28 Les lamas et les chamanes n’officient pas toujours seuls. En fonction des groupes et des rituels, i (...)
  • 29 On notera que dans le bouddhisme, le livre est vénéré en tant qu’objet sacré à part entière. Au Tib (...)

35Lorsque la cérémonie commence, les hommes montent sur la partie supérieure de l’oboo afin d’y nouer des écharpes de soie cérémonielles (mo. hadag)27. Parallèlement, hommes et femmes déposent leurs offrandes faites de lait, boissons sucrées, bonbons et gâteaux secs tout autour du monument. La présentation des offrandes aux esprits locaux est censée favoriser en retour de bons pâturages, un bétail abondant et le bien-être de la communauté. Lorsque l’encens pour purifier les esprits et les divinités est prêt, le lama ou le chamane28 les invoque à l’aide de ses supports rituels. Le lama psalmodie en chantant les textes rédigés en langue tibétaine dans son livre de prières (fig. 6). Réservés aux lamas et lus seulement par eux, ces textes rituels de fumigation permettent au spécialiste religieux de cultiver une relation particulière avec les esprits locaux. Comme le note Névot, si l’écrit précède le son, c’est le son qui rend l’écriture efficace, désormais animée par la parole (Névot 2008, pp. 88, 90)29.

Figure 6. Banderoles de propagande déployées lors d’un combat de lutte (Bouriates), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2019

Figure 6. Banderoles de propagande déployées lors d’un combat de lutte (Bouriates), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2019

© Aurore Dumont

36De son côté, lorsque le chamane honore un oboo, il dispose de nombreux accessoires et objets qu’il manie simultanément. Il manipule le tambour qui convoque les esprits au son de ses battements (fig. 7). Pour le chamane, le « tambour parle » en langue locale tandis que le battoir devient le siège des esprits. Une fois que ceux-ci ont été convoqués, le tambour leur sert parfois de réceptacle tout comme il peut servir de prison provisoire à l’esprit néfaste que le chamane aurait capturé (Delaby 1976, p. 109) lors de rituels de guérison. Tout en conduisant son rituel, le chamane peut également utiliser de l’alcool de riz (c’est le cas de la chamane Siqingua) pour augmenter sa capacité d’interaction avec les esprits. Si gestes et paroles prédominent dans la performance du chamane, les dernières années ont aussi vu les autobiographies de chamanes parfois intégrées au rituel. En effet, ces écrits semblent s’adresser aussi aux esprits. Au contraire des supports religieux habituellement utilisés par les lamas (tels que les livres de prière par exemple), les autobiographies sont rarement exposées au grand jour et sont souvent discrètement placées non loin du chamane. Leur présence ne servirait pas tant à convoquer les esprits, comme pourrait le faire le tambour par exemple, qu’à renforcer la capacité du chamane à interagir avec eux. C’est à la fois l’expérience de vie du chamane, les noms de ses maîtres et ceux de ses ancêtres consignés dans le cahier ou le livre, qui forment une « substance » transversale exploitée pour une meilleure efficacité de l’action rituelle. Les autobiographies de chamanes co-agissent avec les autres objets rituels (tambour, costumes, broderies du costume chamanique) pour être intégrées dans un schéma de communication inédit avec les esprits locaux, sans pour autant interagir avec eux. Elles s’adressent donc plus aux humains vivants présents qu’aux esprits des chamanes, mettant en exergue une démarche de mimétisme visant la valorisation. Bien qu’elles ne soient ni lues ni expressément utilisées (comme les pierres commémoratives), les autobiographies sont appréhendées par leurs possesseurs comme matérialisant l’efficience du chamane par le biais de son appartenance à une lignée de puissants chamanes.

Figure 7. Lamas lisant des prières rituelles lors d’un rituel à un oboo (Bouriates), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2017

Figure 7. Lamas lisant des prières rituelles lors d’un rituel à un oboo (Bouriates), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2017

© Aurore Dumont

37Revenons au rituel. Tout au long de la célébration dédiée à l’oboo, les participants nourrissent les divinités avec les aliments et les boissons qu’ils ont apportés et attachent les écharpes rituelles tout en faisant trois fois le tour de l’oboo. À la fin de la célébration, ils se rassemblent sous l’égide du spécialiste religieux et exécutent « l’appel de la fortune, dallaga » (Davaa-Ochir 2008, p. 53), lequel consiste à effectuer un mouvement circulaire dans le sens des aiguilles d’une montre avec des offrandes dans les mains. Les représentations écrites, qu’elles soient « traditionnelles » (les livres de prière) ou nouvelles (les pierres commémoratives, les autobiographies), s’emboitent ainsi dans un enchaînement d’actions rituelles qui permet à la fois de coordonner les différentes séquences d’un rituel et de cultiver une relation exclusive avec les esprits. En somme, elles fonctionnent comme des supports de force à la fois pour les spécialistes religieux et leur communauté.

38Nous allons analyser dans la partie suivante comment les banderoles de propagande déployées lors des jeux rituels et sur lesquelles les spécialistes religieux n’ont pas autorité s’inscrivent ou non dans les schémas de communication avec les esprits.

Naadam et propagande ou comment agir subtilement sur le monde des esprits

39Les rituels aux oboo sont clôturés par une courte pause déjeuner durant laquelle les participants consomment une partie de la nourriture rituelle, puis les « trois jeux virils » débutent dans l’après-midi. De la même manière que les offrandes, les prières et les représentations écrites de la matinée visent à réjouir les ancêtres, les « jeux virils » se présentent comme des offrandes destinées à plaire aux esprits de la nature. Les hommes leur rendent ainsi hommage sous forme de jeux récréatifs qui se déroulent au milieu des steppes afin d’obtenir en retour leurs faveurs (Hamayon 2012 ; Lacaze 2000). Lors de chaque rituel, des petites banderoles informatives en langue mongole sont accrochées au-dessus des loges destinées aux invités d’honneur et aux arbitres. Elles indiquent le nom de l’oboo et le lieu (et donc la communauté) auquel il est rattaché. Ces dernières années, la propagande s’est invitée dans les jeux rituels, et avec elle, le déploiement de banderoles uniquement rédigées en langue chinoise.

  • 30 Le Bureau de la Sécurité Publique (ch. Gong’anju 公安局) est une entité administrative faisant référen (...)

40L’anecdote suivante, dont la scène se passe à l’été 2019 chez les Bouriates, illustre ce changement notoire. Alors que la foule est absorbée par la compétition de lutte, celle-ci est subitement interrompue par l’arrivée d’une cinquantaine d’agents du Bureau de la Sécurité Publique30 en uniformes. Les agents placent ensuite hâtivement des banderoles en chinois près de la loge des arbitres, un emplacement à la fois central et honorifique (fig. 8). Elles exposent la nouvelle campagne politique de Xi Jinping lancée en 2018 : « Chasser le noir et éradiquer le mal » (ch. saohei chu’e 扫黑除恶), laquelle vise à éliminer de la société toute activité considérée comme criminelle, de la prostitution au crime organisé en passant par la corruption et les revendications séparatistes des groupes minoritaires. Au bout de quelques minutes, les hommes et les femmes du Bureau de la Sécurité Publique remplacent les lutteurs au centre de la piste et exécutent pendant une heure, microphones en main, un ensemble de danses et de chants folkloriques chinois ponctués de discours en mandarin. Lorsque le spectacle de propagande prend fin, les agents repartent en laissant leurs banderoles derrière eux et le combat de lutte reprend.

Figure 8. Une chamane jouant du tambour lors du rituel à l’oboo Merten (Dahour), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2018

Figure 8. Une chamane jouant du tambour lors du rituel à l’oboo Merten (Dahour), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2018

© Aurore Dumont

41Quelques jours plus tard, lors d’un autre naadam chez les Bouriates, la scène se répète, et cette fois-ci les spectateurs sont invités à porter les banderoles de propagande. La scène se termine par la distribution de livrets explicatifs en chinois et en mongol pour « chasser le noir et éradiquer le mal » et devenir un citoyen modèle. Tous les participants se taisent, incrédules.

  • 31 Voir notamment Hurelbaatar (2006) et Dumont (2021b).

42Cette scène nous apprend tout d’abord que la propagande officielle diffusée en chinois est aujourd’hui déployée jusqu’au milieu des steppes, dont certains des lieux sont considérés comme sacrés par les populations locales. Elle nous apprend ensuite que l’outil propagandiste ne se limite plus au seul lexique visuel mais se manifeste à travers des scènes chorégraphiées spécialement destinées aux autochtones. Jusqu’à présent, les festivités étaient organisées par les autorités locales pour le compte des agents de l’État31. Ces derniers sont désormais issus du Bureau de la Sécurité Publique et investissent différemment les célébrations en devenant les acteurs d’une mise en scène idéologique. Cette « démonstration fétichisée de l’efficacité politique » (Anagnost 1994) va bien au-delà de simples actions menées par l’État chinois pour rendre visible son autorité. Elle pose aussi la question du rôle de la propagande et de la présence de l’État chinois en contexte rituel et de la manière dont ils peuvent ou non agir sur le monde des esprits.

43Dans ses travaux sur le rituel socialiste soviétique, Lane (1981) a montré que le rituel avait servi à sacraliser l’ordre socio-politique par le remaniement de rituels ethniques. En Chine, et ailleurs dans le monde socialiste, comme en Russie soviétique et en Mongolie, les célébrations rituelles ont ainsi été transformées en compétitions sportives ou en spectacles de chants et de danses (Hamayon 2012 ; Blanchier 2015) ; il s’agissait en somme de « contre rituels » (Lambert 2004) de propagande alors exécutés par les autochtones. Aujourd’hui, dans le contexte de la politique de sinisation du régime chinois, les festivités et rituels autochtones sont moins remaniés, comme l’illustre l’exemple des naadam : les hommes et les femmes du bureau de la sécurité publique demeurent en uniforme et la propagande tant orale qu’écrite est diffusée en chinois. Il s’agit donc de nouveaux modes de diffusion et d’action de la propagande déployée lors des célébrations autochtones. Mais les populations locales investissent-elles ces nouveaux symboles dans leur régime de savoir rituel ?

44Comme nous l’ont expliqué nos informateurs bouriates, l’interruption subite de la lutte par des agents extérieurs n’a porté préjudice ni aux lutteurs qui étaient en plein combat, ni aux esprits locaux qui se réjouissaient du spectacle. Avant de chanter et de danser, les agents de l’État ont pris plusieurs minutes pour installer les grandes banderoles, les unes accrochées au-dessus de la loge, les autres tenues par le public venu assister au combat de lutte. Plusieurs informateurs bouriates expliquent que les caractères chinois figurant sur les banderoles ne sont pas compris par la majorité de la population. Mais qu’importe, d’après eux, les écritures et leurs supports peuvent aussi faire office d’offrandes destinées aux esprits. Comme l’ont montré Caroline Humphrey et Hurelbaatar Ujeed dans le cas du monastère Mergen, les écrits officiels disposés dans l’espace public peuvent être interprétés par les locaux au-delà de leur signification officielle première et avoir ainsi un but dialogique (Humphrey & Ujeed 2013, pp. 356-358). En outre, les banderoles prennent vie lorsque les agents de la sécurité publique y associent leurs paroles et leurs gestuelles. Les agents participent donc au jeu rituel, et à travers leurs danses chorégraphiées pourraient favoriser son efficacité. En effet, ce n’est pas tant le message propagandiste qui compte que la façon dont il est déployé dans cette mise en scène ritualisée. Celle-ci se révèlerait pour les populations autochtones tout aussi efficace que des offrandes classiques. Car finalement les actions des agents de l’État qui se déplacent, dansent et chantent si loin dans les steppes, peuvent être perçues comme d’autres formes d’offrandes présentées aux esprits, même si l’intrusion de l’État chinois contrainte et subie est intégrée dans un système de représentations symbolique. Ainsi, contrairement aux célébrations remaniées qui agissaient sur le contenu et la compréhension d’une pratique rituelle donnée, ces nouveaux rituels avec banderoles et propagande sont inclus dans les régimes de savoir rituel local et sont perçus comme pouvant agir sur le processus vital de renouvellement des espèces humaines, animales, et spirituelles. À l’ère du néo-totalitarisme de Xi Jinping (Béja 2019), la propagande ne semble plus être seulement un outil de gouvernance, c’est aussi un mode de diffusion et d’action inédit qui conditionne des actes, des croyances, mais aussi des façons nouvelles d’interagir avec les divinités. Il s’agit également dans ce contexte de l’imposition du wen 文 (terme polysémique qui signifie à la fois la langue, l’écrit, l’écriture, la civilisation, la culture), lequel sous-tend l’ordre céleste et terrestre et dont l’État chinois est garant (Névot 2008, p. 27). On pourrait donc se demander si le déploiement des banderoles de propagande en langue allochtone associées aux actions des lutteurs, des spectateurs et des agents de l’État pourraient à l’avenir donner encore plus de sens à l’action rituelle.

Conclusion

45Dans cet article, nous avons exploré les fonctions et les symbolismes de différents types de représentations écrites produites en contexte bouddhique et chamanique à Hulun Buir. Nous avons montré que les pratiques rituelles des populations autochtones de cette région de Mongolie-Intérieure étaient inscrites dans un dispositif où s’enchevêtrent oralité et écriture, figurations écrites choisies ou imposées. Les représentations écrites mobilisées tant au quotidien que lors des rituels sont aujourd’hui des entités indissociables de la vie locale et permettent de mieux comprendre la manière dont les individus se les (ré)-approprient. Ainsi, les autobiographies de chamanes et les pierres commémoratives ont en commun de garantir aux personnes et aux groupes sociaux qui les utilisent une certaine forme de légitimité dans leur rapport à la lignée, que celle-ci soit chamanique ou clanique. Symbole de l’autorité politique et inscrites dans l’espace national, les banderoles sont à la fois déployées dans le but de disséminer l’idéologie du gouvernement chinois, et adoptées par les populations locales dans le cadre de leurs activités rituelles. Lors de cérémonies religieuses, notamment les rituels aux oboo, ces différentes représentations écrites ont la capacité de prendre vie. Maniées et utilisées tant par les lamas, les chamanes que les participants, elles fonctionnent alors comme des supports de force inscrites dans un régime de « co-activité » dont la finalité est de renforcer l’obtention d’une efficacité rituelle.

46Par ailleurs, un regard neuf sur les artéfacts appréhendés en tant que possibles supports identitaires offre une nouvelle compréhension des interactions entre pratiques religieuses, écritures et redéfinition des identités dans les régions périphériques de Chine. En effet, lors de nos enquêtes de terrain, il nous est apparu que le rôle des écrits n’était pas seulement constitutif d’un processus de transmission des connaissances et des « traditions » autochtones. Ils s’inscrivent également dans une dynamique de quête identitaire. Les généalogies écrites, les biographies de chamanes ou encore les pierres commémoratives érigées aux abords des monuments sacrés sont autant de supports matériels qui permettent de différencier les diverses identités ethniques et claniques qui ne sont pas nécessairement reconnues par la nomenclature officielle chinoise.

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Notes

1 Hulun Buir était une ligue (mo. aimag ; ch. meng 盟) avant de devenir en 2001 une préfecture (mo. hota ; ch. shi 市). Par ailleurs, la structure administrative de la Mongolie-Intérieure diffère de celle des autres régions de Chine. Celle-ci est divisée en diverses entités administratives et territoriales : ligue, bannière (mo. hošuu ; ch. qi 旗), bannière autonome, village (mo. sum ; ch. sumu 苏木) et unités résidentielles et pastorales appelées gačaa (ch. gacha 嘎查). Par souci de commodité, nous emploierons indistinctement les termes « territoire » ou « région » pour désigner la préfecture de Hulun Buir.

2 Pour le mongol de cette région de Mongolie-Intérieure, nous adoptons un système de transcription phonétique.

3 Dans le cadre de cet article, nous entendons par figuration tout type d’inscription faisant usage de l’écrit. Comme le montre Mueggler chez les Nasu (cf. ce numéro), la textualité ne se limite pas à exprimer un langage, elle forme également un monde de surfaces et de corps.

4 La République populaire de Chine est officiellement composée des cinquante-six « nationalités » (ch. minzu 民族). Selon le dernier recensement officiel chinois de 2020, les Chinois Han représentent un peu plus de 91% de la population totale et forment ainsi la « nationalité » majoritaire avec 1 milliard deux cents quatre-vingt-six millions d’individus. Les autres cinquante-cinq groupes font partie des « nationalités minoritaires » (ch. shaoshu minzu 少数民族) et comptent environ cent vingt-cinq millions de personnes.

5 Les Toungouses sont constitués de multiples peuples aux ethnonymes divers qui occupent un vaste territoire couvrant l’ensemble de la Sibérie et le nord-est de la Chine. Ils parlent différentes langues appartenant à la famille toungouso-mandchoue de la branche altaïque. En République populaire de Chine, ils sont représentés par différentes « nationalités minoritaires » : les Mandchous (ch. Man zu 满族 ; 10 423 303 individus), les Évenk (ch. Ewenke zu鄂温克族 ; 34 617 individus), les Oročen (ch. Elunchun zu 鄂伦春族 ; 9 168 individus) et les Hezhe (ch. Hezhe zu 赫哲族 ; 5 373 individus). Ces chiffres sont issus du dernier recensement officiel chinois de 2020.

6 Historiquement, les Hamnigan étaient considérés comme un peuple mongol, qui, au fil des décennies et des interactions interethniques, a été incorporé aux populations toungouses (Janhunen 2005).

7 Les populations autochtones peuvent aussi travailler dans d’autres secteurs comme l’administration, la police, etc.

8 Le chinois mandarin est compris et parlé (à différents niveaux) par la majorité des groupes ethniques vivant à Hulun Buir.

9 Je prends le parti d’utiliser le terme « autochtone » (ang. indigenous) pour définir les peuples minoritaires de mon étude, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il reprend assez fidèlement les revendications locales « d’être là depuis toujours et bien avant les autres », même si ces peuples ont migré à plusieurs reprises entre le xviiie et le xxe siècle. Ensuite, il permet d’appréhender les individus au-delà de la catégorie politique de « nationalité minoritaire », seul label reconnu en République populaire de Chine et qui présuppose, de par son étymologie, une dichotomie opposant la minorité moins nombreuse et « moins civilisée » à la « culture majoritaire et civilisée » (Lespinay 2016).

10 Les termes hala et mokun viennent de la langue mandchoue.

11 Pour plus de précisions concernant le traitement des populations mongoles et toungouses et leur incorporation dans le système institutionnel mandchou, se référer à Lee (1970) et Kim (2019).

12 Les Nouveaux Barga sont des Mongols originaires de l’aimag Secen Han situé en Mongolie halh. Avant de se convertir au bouddhisme mongol au milieu du xviie siècle, ils pratiquaient le chamanisme. En 1734, deux mille neuf cent quatre-vingt-quatre Nouveaux Barga, dont cent cinquante-sept lamas, furent envoyés par les Mandchous à Hulun Buir où ils intégrèrent le système des Huit Bannières (Bei & Amin 2013, p. 169).

13 Depuis 1978, seules cinq religions sont reconnues par l’État chinois : le taoïsme, le bouddhisme, l’islam, le protestantisme et le catholicisme. En l’absence d’une institution religieuse dominante, l’État chinois continue à jouer le rôle principal dans la définition et la protection de l’orthodoxie religieuse (Goossaert & Palmer 2012, p. 334).

14 Ces langues n’ont jamais bénéficié de la création d’un alphabet spécifique. Elles sont parfois transcrites par l’intermédiaire du système de translitération phonétique chinois (pinyin) et/ou de l’alphabet phonétique international en fonction des besoins des gouvernements locaux, notamment dans le domaine de l’éducation.

15 Depuis les années 1950, les ethnographes et folkloristes chinois ont collecté et accumulé une grande quantité de matériaux sur les littératures orales de leurs « minorités nationales » (Bouchery 2012, p. 11). Ceux-ci sont aujourd’hui utilisés, parfois remaniés, dans le cadre de la mise en valeur du patrimoine culturel immatériel chinois.

16 Sur le système d’éducation bilingue et les politiques linguistiques menées par le gouvernement chinois en Mongolie-Intérieure, voir Baioud & Khuanuud (2022), Bilik & Erdene (2016) et Golik (2019). Concernant le lien entre la sauvegarde de la langue mongole et l’ethnicité, se référer à Bulag (2003).

17 Le chinois mandarin de Hulun Buir est aujourd’hui parlé avec un fort accent du Nord-Est (ch. Dongbei 东北) en référence aux trois provinces que sont le Heilongjiang, le Jilin et le Liaoning et dont sont originaires de nombreux migrants Chinois Han. Dans une moindre mesure, le dialecte de la province du Shandong est également utilisé.

18 Dans cet article, nous employons l’expression « populations de tradition orale ». Il ne s’agit pas de créer une dichotomie entre les sociétés orales et les sociétés écrites mais de restituer le point de vue émique des peuples locaux qui font régulièrement une distinction entre les « populations à écriture » et les « populations sans écriture ».

19 Le tibétain est la langue de la liturgie bouddhique et n’est compris ni des laïcs ni de nombreux moines.

20 Il s’agit surtout des Presses de la culture de Mongolie-Intérieure (ch. Neimenggu wenhua chubanshe 内蒙古文化出版社) dont certaines branches sont spécialisées dans la publication d’ouvrages en langue mongole. Les ouvrages en mongol sont soumis aux mêmes règles de censure que les ouvrages en chinois.

21 Le terme wenhua 文化 (culture) renvoie au pouvoir central, à l’idée de transformation et à la civilisation écrite (Névot 2014, p. 14). Depuis quelques années, il est employé de manière systématique, notamment par les populations locales, pour faire référence à une grande variété de pratiques et de croyances. Cette utilisation est directement liée aux politiques de patrimonialisation mises en place par le gouvernement chinois.

22 Les « transmetteurs » du savoir font référence à une catégorie officielle créée par les autorités chinoises dans le cadre de la promotion du patrimoine culturel immatériel. Ces personnes sont désignées par les autorités locales au sein des communautés. Elles sont censées posséder des connaissances et un savoir précis concernant une tradition ou un aspect donné de leur culture. Pour le cas de Hulun Buir, voir Dumont 2021a.

23 Qin explique que l’inscription mémoriale, qui associe la pierre à l’écriture a été inaugurée par l’Empereur Shihuang de la dynastie des Qin (221-206 av. J.-C.). Celui-ci espérait perpétuer par ce moyen la mémoire de ses gestes (Qin 1999, p. 124).

24 On trouve également des pierres commémoratives en chinois aux abords de certains oboo destinés au tourisme. Ces lieux de culte sont devenus des « symboles ethniques » populaires auprès des touristes chinois depuis leurs inscriptions au patrimoine culturel immatériel en 2006. Pour une étude plus détaillée sur la question, voir Dumont 2021a.

25 Afin d’éviter toute confusion avec certaines entités administratives de Mongolie-Intérieure appelées « bannière », nous privilégions l’emploi du terme « banderole ».

26 À Hulun Buir, chaque groupe ethnique possède son propre vêtement traditionnel décliné en version masculine et féminine. Selon les groupes mongols, le deel (long manteau traditionnel coupé d’une seule pièce) se décline en différentes coupes et couleurs. Le chapeau et la ceinture qui accompagnent le vêtement sont également distincts.

27 Les femmes ne sont pas autorisées à monter sur la partie supérieure de l’oboo. Les menstruations considérées comme impures, seraient, en autres, à l’origine de cette interdiction.

28 Les lamas et les chamanes n’officient pas toujours seuls. En fonction des groupes et des rituels, ils peuvent être plusieurs. En général, plus les membres de la communauté sont importants en nombre, plus les spécialistes religieux le seront aussi.

29 On notera que dans le bouddhisme, le livre est vénéré en tant qu’objet sacré à part entière. Au Tibet, les textes peuvent être regardés comme des reliques, objets de vénération comme les restes corporels du Bouddha, et placés dans des stupas (Diemberger 2012).

30 Le Bureau de la Sécurité Publique (ch. Gong’anju 公安局) est une entité administrative faisant référence aux différents bureaux qui se déclinent dans chaque province et municipalité de Chine et qui sont en charge de la sécurité publique.

31 Voir notamment Hurelbaatar (2006) et Dumont (2021b).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Un oboo de clan (Barga), bannière des Anciens Barga, Hulun Buir, juillet 2016
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Titre Figure 2. Extraits de l’autobiographie d’une chamane, Nantun, Hulun Buir, janvier 2017
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Titre Figure 3. Plaque commémorative située devant l’oboo du clan Merten (Dahour), Bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2017
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Titre Figure 4. Plaque commémorative située devant l’oboo du clan Aola (Dahour), bannière autonome évenk, Hulun Buir, janvier 2017
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Titre Figure 5. Banderole indiquant la tenue des naadam de l’oboo Han Uul (Bouriates), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2017
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Titre Figure 6. Banderoles de propagande déployées lors d’un combat de lutte (Bouriates), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2019
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Titre Figure 7. Lamas lisant des prières rituelles lors d’un rituel à un oboo (Bouriates), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2017
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Titre Figure 8. Une chamane jouant du tambour lors du rituel à l’oboo Merten (Dahour), bannière autonome évenk, Hulun Buir, juin 2018
Crédits © Aurore Dumont
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Pour citer cet article

Référence électronique

Aurore Dumont, « Fonctions et symbolismes des représentations écrites en contexte bouddhique et chamanique (Mongolie-Intérieure) »Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines [En ligne], 53 | 2022, mis en ligne le 23 décembre 2022, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/emscat/5680 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/emscat.5680

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Auteur

Aurore Dumont

Aurore Dumont est anthropologue et sinologue. Elle travaille sur le pastoralisme nomade et les pratiques rituelles chez les populations mongoles et toungouses de République populaire de Chine. Elle est actuellement boursière Marie Skłodowska-Curie et affiliée au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) et au CNRS.
auroredumont@gmail.com

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