- 1 J’emploie Naadam avec une majuscule pour désigner les festivités durant lesquelles on joue aux naa (...)
- 2 Traditionnellement, les lutteurs étaient des hommes célibataires qui s’affrontaient en vue de leur (...)
1Organisée les 11 et 12 juillet, la fête nationale mongole porte le nom de Erijn gurvan naadam « Les trois jeux virils », couramment abrégée en Naadam1 « Le jeu ». La plus grande des festivités prend place à Ulaanbaatar, c’est la « fête nationale » (Ulsyn bajar), le « Naadam étatique » (Törijn Naadam). Des fêtes de moindre ampleur, également appelées Naadam, se tiennent aussi à l’échelle régionale à la même période. Les trois jeux qui sont au centre du Naadam sont la lutte, les courses de chevaux et le tir à l’arc. Tous trois sont des compétitions où des hommes s’opposent, mettant à l’épreuve leurs qualités viriles2. Aussi peut-on dire que le Naadam offre aux hommes l’occasion de défendre l’honneur de leur patrie (nutag) devant un vaste public.
2C'est l’héritière d’une fête qui, jadis, avait lieu au printemps pour « ouvrir » l’été, se présentant comme un rituel de renouveau (Lacaze 1999-2000). Ne pas organiser un Naadam aurait constitué un présage de sécheresse pour l’année à venir et, pour autant que nos sources nous permettent de le savoir, il n’y aurait jamais eu d’année sans Naadam. De nos jours, le Naadam national est considéré comme « ouvrant » l’automne, préparant en quelque sorte la saison froide. Les Naadam organisés en même temps ou à sa suite dans les centres de provinces (ajmag) ou de canton (sum) visent aussi parfois à commémorer l’anniversaire de leur fondation ou un événement faste pour la région et ses habitants. Ceci permet à certains citadins de passer leurs vacances d’été à aller d’un Naadam local à un autre à travers tout le pays. À l’échelle nationale comme à l’échelle locale, le Naadam a une portée politique dans la mesure où il glorifie l’institution qui l’ordonnance. Diverses pièces de littérature orale font référence au Naadam comme à une institution tutélaire, ainsi qu’aux instances qui représentent le pouvoir politique ou religieux dont il célèbre la gloire. Tout Naadam sert, en outre, de support à des expressions identitaires.
- 3 Les données fournies proviennent de recherches effectuées en Mongolie : lors du Naadam d’Ulaanbaat (...)
3Les trois « jeux » ne sont pas également présents dans ce type de fêtes. Ainsi le tir à l’arc semble y être de plus en plus rare. Le décret édicté par le gouvernement en 2003 pour en imposer la tenue dans tout Naadam est en fait inapplicable, faute de tireurs. Si l’utilisation des armes à feu, dès la fin du xixe siècle, a contribué à la désuétude du tir à l’arc, c’est l’extension de la pratique aux femmes, dans les années 1940, qui semble avoir entraîné sa disgrâce définitive (Lacaze 1999-2000, p. 115). En revanche, le tir d’osselets qui avait acquis le statut de naadam en 1998, est depuis 2006 accueilli, lors du Naadam national, dans le stade d’Ulaanbaatar3.
- 4 Dans la lutte et le tir à l’arc, l’alea « la chance » que le joueur doit posséder s’exprime par le (...)
4Cet article décrit les courses de chevaux à travers les pratiques qu’elles suscitent, les croyances qu’elles véhiculent et la littérature populaire de tradition orale à laquelle elles donnent naissance. Les louanges et les autres glorifications destinées aux coursiers gagnants développent de nombreux aspects et représentations symboliques des courses de chevaux, allant de la description du choix du cheval en passant par celle des exercices d’entraînement. Nous examinerons, pour commencer, le déroulement des courses afin de mettre en évidence les qualités reconnues aux chevaux gagnants. Ensuite, nous décrirons les différentes techniques d’entraînement des coursiers : leurs « caractéristiques » initiales, les différentes étapes de leur préparation et les éléments de la course qui y sont consécutifs. Nous soulignerons, pour finir, comment les courses, les représentations symboliques qu’elles supportent et l’imaginaire auquel elles font référence caractérisent une idéologie propre aux courses et différente de celle des autres naadam que sont la lutte et le tir à l’arc4.
Naadam : public à cheval
Naadam des 100 000 chevaux, août 1998, Övörhangaj, Harhorin, jubilée de la capitale de l’ajmag et célébration du 700e anniversaire de la ville
Photographie de Gaëlle Lacaze
5En Mongolie, de nos jours, les hommes en général, et les citadins en particulier, s’intéressent davantage à la lutte qu’aux deux autres naadam, car ils sont plus à même de la comprendre et de l’apprécier. La lutte offre une expression virile sans lien direct avec l’économie d’élevage ; elle ne souffre d’aucune connotation rurale et interpelle tout Mongol, cavalier ou non. Le tir à l’arc reste, aujourd'hui, le moins connu et le moins apprécié des naadam chez les Mongols.
- 5 La comparaison des illustres épopées de Žangar et Geser renforce l’hypothèse d’une introduction ta (...)
- 6 Ainsi, dans l’Histoire secrète des Mongols (Even et Pop 1994, § 140, § 245), il n’est jamais fait (...)
- 7 Selon R. Zorig (1960, pp. 12-15), le Naadam n’acquiert de signification rituelle qu’avec la domina (...)
- 8 Au Tibet, des courses de chevaux sont présentes dans les jeux organisés pour les rituels aux cairn (...)
6Il semble que les courses de chevaux ont récemment été introduites dans le Naadam, même s’il reste difficile de savoir précisément quand elles y ont fait leur apparition5. Les sources accessibles consultées ne mentionnent que la lutte et le tir à l’arc pour les périodes qui précèdent la domination mandchoue en Mongolie orientale6. Et celle-ci a apporté des changements dans le Naadam7. Au cours du xviiie siècle, l’organisation de Naadam se généralise dans d’autres rituels à l’ovoo « cairn »8.
7Les courses sont, aujourd'hui, très appréciées des femmes et des éleveurs. L’emblème du Mongol est toujours lié au modèle du cavalier. Cependant, de nombreux citadins ne sont jamais montés à cheval. En outre, la population mongole s’inscrit actuellement dans un large mouvement de sédentarisation, tandis que le gouvernement adopte une politique de destruction du pastoralisme nomade.
- 9 Jusqu'en 2003, l’arrivée des courses avait lieu sur l’aire de Jarmag, au S.-O. d'Ulaanbaatar, sur (...)
8Beaucoup de spectateurs et de participants viennent de toutes les régions du pays jusqu'à Ulaanbaatar afin d’assister au Naadam national des 11 et 12 juillet. Certains installent leur yourte principale, une petite yourte d’appoint (ilüü ger) ou une tente sur le lieu des courses de chevaux, à quarante kilomètres d’Ulaanbaatar9. Un véritable campement s’y monte quelques jours avant le Naadam.
9Quelle que soit l’ampleur du Naadam, différentes courses sont organisées en fonction du statut reproductif et de l’âge des chevaux. Les hongres se répartissent en cinq catégories d’âge : des daaga « poulains de deux ans » aux ih nas, les « grands âges » – de six ans et plus – en passant par les šüdlen de trois ans, les hjazalan de quatre ans et les soëlon de cinq ans.
10Dans les petits Naadam de province, les courses de chevaux constituent toujours l’animation de prédilection, on y trouve la plupart des catégories de coursiers. Tous les Naadam comportent une course d'étalons (azarga) et au moins trois courses de hongres, tandis que seul le grand Naadam de la capitale accueille la course des chevaux ambleurs (žoroo mor’). Celle-ci a lieu le 13 juillet, après la clôture des festivités officielles, lors du Naadam des entraîneurs (ujaačin naadam), qui ne comporte qu’une seule course. Les ambleurs y sont montés par les entraîneurs eux-mêmes et ne sont pas récompensés devant la tribune officielle. Aucune source écrite ne mentionne de louange aux ambleurs vainqueurs ni même le Naadam des entraîneurs, qui aurait été tardivement introduit dans les festivités nationales de la RPM.
- 10 La date du Nouvel an, durant le Mois blanc, se calcule selon un calendrier luni-solaire et change (...)
- 11 Notons que, depuis 2006, avec l’essor du tourisme, les provinces méridionales de Mongolie organise (...)
11Les daaga « poulains » et les žoroo « ambleurs » courent sur une distance de quinze kilomètres ; les šüdlen, vingt kilomètres ; les hjazalan, vingt-cinq kilomètres ; les étalons et les soëlon, vingt-huit kilomètres. La plus longue course, celle des ih nas, les chevaux de plus de six ans, fait trente kilomètres. Il n'y a pas de course en hiver, car les entraîneurs estiment qu'il est dangereux de faire courir un cheval en cette saison. Depuis peu, néanmoins, les premières courses de l’année ont lieu au cours des festivités du Nouvel an10, pendant Cagaan sar « le Mois blanc »11. À cette période de l’année, le froid reste virulent et les animaux sont émaciés, car c’est la fin de l’hiver. Les courses du Cagaan sar, organisées principalement lors de compétitions sportives, notamment de lutte, ou pour les voyageurs et touristes hivernaux, ne comportent pas toutes les catégories de chevaux présentes durant les Naadam estivaux.
Concurrent du Naadam – avant la course
Naadam des 100 000 chevaux, août 1998, Övörhangaj, Harhorin, jubilée de la capitale de l’ajmag et célébration du 700e anniversaire de la ville
Photographie de Gaëlle Lacaze
- 12 Nous verrons ultérieurement le rôle emblématique que joue cet étendard dans les louanges aux cheva (...)
- 13 Les Mongols ignorent le sens de ce mot, psalmodié pour donner du courage au coursier. Selon certai (...)
12Toutes les courses suivent des parcours spécifiques. Afin d’éviter les tricheries de la part de concurrents qui pourraient arriver en cours de route, nul ne connaît à l'avance le trajet emprunté par les participants, en dehors des membres de la commission chargée d’organiser les courses. Les coursiers franchissent une première barrière de contrôle, où l’examen de leurs dents permet de vérifier leur âge. C'est le point de départ initial officialisant la participation à la course. Ensuite, ils parcourent au pas, en se regroupant, le trajet inverse de la course, derrière une monture officielle dont le cavalier tient un étendard, généralement de couleur rouge12. Arrivant près du point de départ effectif, tous attendent son signal. Quand le coup de sifflet retentit, les chevaux font demi-tour et s’élancent au galop tandis que les cavaliers fendent l’air de leur cravache et entament la psalmodie du gijngoo13. Tous rejoignent au grand galop l’arrivée, située au point de contrôle de l’âge.
Concurrent du Naadam derrière le porte étendard, après le passage du contrôle
Naadam des 100 000 chevaux, août 1998, Övörhangaj, Harhorin, jubilée de la capitale de l’ajmag et célébration du 700e anniversaire de la ville
Photographie de Gaëlle Lacaze
- 14 Traditionnellement, seuls les garçons de six à douze ans montaient les chevaux de course. Si des p (...)
- 15 Autrefois improvisées, les louanges chantées pour glorifier les gagnants des courses constituent u (...)
- 16 Ce titre – nous y reviendrons – qualifie le grand perdant des courses, c'est-à-dire, le perdant de (...)
13Au départ effectif de la course, le brusque demi-tour désarçonne souvent les cavaliers, des enfants de six à douze ans, garçons ou filles14. Un cheval sans cavalier se voit rétrogradé d’une place s’il franchit la ligne d’arrivée parmi les gagnants. Sont considérés comme gagnants les cinq premiers coursiers à franchir la ligne d’arrivée, appelés ajrgijn tav « les cinq de l’ajrag », et leurs entraîneurs – ujaačin « ceux de la longe d’attache ». On honore également d’une louange (col15) et d’une onction de lait de jument fermenté (ajrag) le dernier arrivé de la course des poulains daaga, à qui est attribué le nom de bajan hodood « riche estomac »16.
Concurrent du Naadam avant la course : cheval gagnant des années précédentes
Naadam des 100 000 chevaux, août 1998, Övörhangaj, Harhorin, jubilée de la capitale de l’ajmag et célébration du 700e anniversaire de la ville
Photographie de Gaëlle Lacaze
14Parmi les cinq gagnants de chaque course, le premier, dit tümnij eh « premier de la multitude », reçoit une médaille d’or, le deuxième et le troisième, une médaille d’argent, et le quatrième et le cinquième, une médaille de bronze. La remise des médailles s’accompagne d’une aspersion de lait de jument fermenté sur la croupe, l’encolure et le toupet du cheval. Cette aspersion constitue une récompense symbolique et explique le nom des gagnants, les ajrgijn tav « cinq du lait de jument fermenté ». Son évocation suffit à signifier la victoire dans les mor’ny col « louanges aux chevaux de course », dont voici un exemple :
…Arrêté devant la tente
De la grande fête populaire du Naadam,
Je loue la gloire de sa fougue sauvage,
De cette illustre et si rapide monture,
Dont je tire les rênes de soie vers le haut
En ayant rempli à ras bord
Un calice à l’intérieur d’argent et l’embouchure d’or
D’un ajrag [battu] à l'aide d'un moussoir de cyprès et de santal.
Celui qui a gagné, monté au grand galop,
A augmenté encore sa vitesse
Il a couvert de joie
Et émerveille la foule
Il a réjoui son maître bienveillant.
L’honorable “premier de la multitude”
[Est] merveilleusement beau
Le fort et vigoureux “front de la fête”
[Est] une rapide monture à la grâce immense !
Aldart ene hurdan morijg
Ardyn ih bajar naadmyn
Asryn ömnö zogsoož
Torgon žoloog sungan örgöž
Tojmgüj adlyg n’ magtan jeröölž
Altan amsart möngön dotortoj
Agar zandan hultaj ajrgaar
Amsar düüren meltelzüüleh
Az žargal tohioldson
Ard olondoo gajhagdsan
Ačit eznee bajarluulsan
Ulam nemen hurdlah
Uragš davhin türüülegč
Erhem sajhan
Erh žargalant tümnij eh
Bajaryn magnaj, bat ider
Bahdaž baršgüj [bar’šgüj] hurdan hüleg ee !
Sampildendev (1987, p. 166)
- 17 L’« attrapeur de chevaux » monte un hongre dressé pour la capture à l’uurga (perche à l’extrémité d (...)
15Le morio barigč « attrapeur de chevaux » chante les louanges du cheval gagnant et celles de son entraîneur avant d’effectuer l’aspersion d’ajrag devant la tribune officielle du Naadam. Son rôle ne se limite pas à cette démonstration prestigieuse car, auparavant, il a attrapé le coursier gagnant à l’arrivée – d'où son nom. Aujourd'hui, chaque attrapeur de chevaux dispose de témoins numérotés qu’il donne aux cavaliers en fonction de leur ordre d’arrivée17. Les morio barigč devant ainsi courir après les premiers, l’arrivée des courses provoque différents mouvements et entraîne un certain brouhaha dans le public, surtout du côté des éleveurs montés qui assistent aux courses sans mettre pied à terre.
Arrivée des courses : remise de témoin par les « preneurs »
Naadam de sum, juillet 1998, Ömnögov’, Bulgan
Photographie de Gaëlle Lacaze
- 18 Les épithètes constituent un genre particulier de la poésie orale liée au Naadam. Elles glorifient (...)
- 19 Nisen güjcež nemen hurdaldag hüleg (Sampildendev 1987 p. 172, pour cette expression et les suivante (...)
- 20 Žims hangajn žargalt hüleg.
- 21 Hujd güjcehgüj hurdan hüleg.
- 22 Hariltgüj hurdan handgajn hüleg.
- 23 Agtyn türüünd güjdeg armag hüleg.
16Les louanges du cheval (mor’ny col) glorifient les coursiers gagnants en fonction de leur place d’arrivée. Le premier, appelé bajaryn magnaj « front de la fête » ou tümnij eh « premier de la multitude », le second, le troisième ainsi que le bajan hodood « riche estomac » possèdent leurs propres louanges. Dans ce genre littéraire, on trouve aussi des épithètes18 (čimeg), attribuées aux chevaux qui arrivent plusieurs années à la même place gagnante. Le cheval qui finit en tête d’une course pour la deuxième fois reçoit le titre de « monture qui augmente sa vitesse en courant [comme si] elle volait »19. Pour la troisième année consécutive, il devient « monture bienheureuse du Hangaj fruitier »20 ; la quatrième année, « monture rapide que la tornade ne rattrape pas »21 ; la cinquième, « monture [semblable à l'] élan à la rapidité sans pareil »22 ; et la sixième, « monture rare qui court en tête des hongres »23. Ces épithètes utilisent pour louer le gagnant des images empruntées à l’environnement et au monde naturel.
- 24 Uls törijn ulaan suunag.
- 25 Sajn törijn saaršgüj hüleg.
- 26 Ezen törijn itgelt hüleg.
- 27 Bat törijn bahdalt hüleg.
- 28 Huv’sgalt törijn hurdan hüleg, geh met.
- 29 Deux versions proches de cette louange sont consultables dans Mönh 1964, pp. 81-83 et Sampildendev (...)
17La même source mentionne les épithètes attribuées au deuxième cheval. Pour la deuxième victoire consécutive, on donne au second des courses l’épithète de « comète rouge de l’État »24 et pour la troisième année, celle de « monture indestructible d’un bon État »25. La quatrième, il reçoit l’épithète de « monture [qui fait] l’espoir de l’État souverain »26, la cinquième, celle de « monture [qui fait la] fierté de l’État stable »27 et la sixième, celle de « monture rapide de l’État révolutionnaire »28. Les épithètes du deuxième cheval s’inscrivent dans un registre différent de celles attribuées au premier. Leur lexique emprunte ses références au monde réel et leurs modèles sont plus nationalistes, probablement parce que les épithètes adressées au second sont encore plus récentes que celles du premier. On trouve également, dans une louange au « riche estomac »29, la glorification de la RPM en tant que destinataire des jeux :
Dans le grand festival du Naadam
Célébrant la … année
De la très renommée
République de Mongolie
Indépendante et souveraine…
Bügd najramdah
Büren erht
Tusgaar togtnoson
Aldart mongol ulsyn…
Žilijn ojn…
Sampildendev (1987, pp. 173-174)
- 30 Par exemple, la victoire des lutteurs est attribuée, entre autres, à la richesse des pâturages de (...)
- 31 « Türüülsen mor’ny col » (Sampildendev 1987, pp. 165-166).
- 32 Büren erht BNMAU-yn … ajmgijn … sum negdelijn … dugaar sürgijn udamt azargany ür !
18Les courses font l'objet de divers enjeux identitaires. Chaque joueur représente sa région d’origine, dont il prouve l’excellent équilibre naturel et social30. Pour le cheval de course, la mention de sa région renvoie en même temps à la provenance de l'animal, au rattachement administratif ou à la localisation du troupeau auquel il appartient et à la provenance géographique de son entraîneur. Ainsi, dans une louange au cheval arrivé le premier31, la première strophe présente le gagnant comme « le descendant d’un étalon de bonne race du troupeau numéro… de la coopérative… de l’ajmag… de la RPM souveraine ! »32. Une autre louange, dédiée au « riche estomac », glorifie les qualités du « perdant des perdants » en soulignant l'excellence de son entraînement et de son pedigree.
Il a été choisi parmi les hongres
Dans ce grand Naadam,
Il a été attrapé dans le troupeau
De la coopérative rurale… de la commune… de la province…
Il a galopé dans toutes les fêtes
Il a gagné tous les Naadam
Il est arrivé le premier parmi des milliers de hongres
En tirant sur les rênes de soie pour arriver
Il est arrivé le premier de la multitude de hongres
En tirant sur les anneaux [de mors] en fer
On le dit beau en suivant ses ancêtres
On le dit rapide en accord avec son entraînement…
Ih bajar naadamd
… ajmgijn … sumyn … negdlijn
Aduunaas n’ bar’san
Agtnaas n’ šilsen
Najr bühend davhihaar
Naadam bühend türüüleheer
Mjangan agtny türüünd ireheer
Mjandsan žoloo sungan ireheer
Tümen agtny türüünd ireheer
Tömör zuuzaj sungan ireheer
Udmaa dagaad sajhan gedeg
Ujaa n’ tohirood hurdan gedeg…
Bajan hodoodny col (Sampildendev 1987 pp. 173-175)
- 33 Le Cam est un rituel effectué par des moines bouddhistes, masqués et costumés. Ces danses, accompa (...)
- 34 Deux versions proches de cette louange sont consultables dans Sampildendev 1987, pp. 153-155 et da (...)
19Différents rituels placent les Naadam sous la protection d’esprits protecteurs ou de divinités. La cérémonie d’ouverture du Naadam de 2007 comportait ainsi une danse de guerriers gengiskhanides, une danse chamanique et un rituel du Cam33. Parmi les sources écrites consultées, rares sont celles qui mentionnent le pouvoir régulier bouddhique. L’ouverture d’un mor’ny col34 recueilli dans les années 1960 chez des Mongols Üzümčin (ajmag de Dornod, sum de Bajantümen, baga de l’Amiral Bajasgalan), population orientale installée de part et d'autre de la frontière sino-mongole, évoque néanmoins la protection bouddhique.
- 35 Le mont Sumeru est sacré dans le bouddhisme.
En ce jour rempli de quiétude,
Nos moines bouddhistes ayant répandu leurs grâces en priant rituellement
Et en faisant une offrande à l’ovoo du Mont Sumeru35, à l’esprit tutélaire de l’eau et des montagnes…
Amgalan hotol tögsgösön ene sajn ödör
Avralyn ornoo orojn čimeg lamtnaa urin zalaad
Aguul usny ezen han Sümber ovoo juugaa tahiulaad…
Sampildendev (1987, pp. 153-154)
20Dès que les coursiers s'annoncent au loin, signalés par un nuage de poussière et un vrombissement sourd, le public s’agglutine autour de la ligne d’arrivée. Les louanges du Naadam développent différentes métaphores décrivant les perceptions, essentiellement auditives et visuelles, provoquées par l’arrivée. La vitesse du gagnant est évoquée, entre autres, par la métaphore du vent, de la tornade, du tonnerre ou de l’éclair. La fulgurance de sa course est suggérée par l’intensité du son qu’elle dégage et la poussière qui l’annonce. L’un des mor’ny col précédemment cités réunit plusieurs des images classiques de ce genre littéraire. Après l’ouverture mentionnant la purification des moines bouddhistes, la louange du cheval gagnant énumère ses qualités en évoquant les sensations provoquées par la vitesse de sa course et la puissance de son galop.
La louange énumère de la manière suivante les multiples qualités
Qui distinguent ce poulain d'un an des autres merveilleuses montures
Qu’il affronte au sein du troupeau innombrable
Son arrivée siffle comme le vent
Sa poussière pleut comme une tornade
Ses sabots résonnent comme la grêle
Ses traces sont semblables [à celles] du dragon…
Tümen üržilt buman toot sürgijn unagaa
Süügeež/Süjgež ireh n’ salhi met
Suvrah toos n’ egüül met
Tuurajn tusgal n’ möndör met
Tunalah daguu n’ luu met
Tusgal ihtej ad’naan hülgijn egüün dor
Togtoon daguulah col n’ juu ve gevel
(ibid., p. 154)
21Une autre strophe de ce texte reprend la description sensorielle de la course du gagnant :
On récompense affectueusement
De l’ensemble des cadeaux suivants …
Le cheval … au museau chaud
Qui vole comme une flèche,
Qui est comme l’éclair dans la nuit noire,
Comme l’écho des falaises rocailleuses
Et comme un mirage des steppes du Hangaj !
Harvasan sumny süjgee met
Haranhuj šönijn cahilgaan met
Had čuluuny dujraa met
Hangaj talyn zereglee met
… Haluun hošuutaj mor’
Hamt … (tödön) belgeer
Hajrlan šagnav aa !
(ibid.)
22Une autre louange évoque la vitesse de la course du gagnant en des termes proches, mais en utilisant des images plus concrètes :
Avec son courage infaillible,
Sa tête de topaze
Et ses yeux noirs [comme] les fruits
du merisier
Il surgit en galopant de très loin,
Il surgit de derrière les montagnes
Il galope en jouant avec sa queue
Et s’effarouche de son ombre
Il galope en jouant avec sa tête
Et s’effarouche de sa poussière
Il court à la surface de la terre
Et tire sur ses anneaux [de mors]
Il galope en agitant son mors
Et réduit [la distance entre] les terres éloignées
Mojl har nüdtej
Molor erdene tolgojtoj
Mohošgüj eremgij čadaltaj
Hazaar hajalan davhidag
Havijn gasryn tovčlon davhidag
Zuuzajgaaraa zudran güjdeg
Zuuryn gazryn točloon güjdeg
Tolgojgooroo toglon davhidag
Toosnoosoo busgan davhidag
Süüleeree toglon davhidag
Süüderneesee busgan davhidag
Uulyn caanaas undran davhidag
Ulam hojnoos degden davhidag
(ibid., pp. 165-166)
- 36 Sampildendev ibid., p. 173.
23On qualifie les gagnants à répétition de l’épithète bariand güjceggdešgüj, bacdam hüleg « fière monture, qui n’est pas rejointe à l’arrivée »36 (Sampildendev 1987, p. 173). Parallèlement, plusieurs louanges illustrent la vitesse du gagnant en évoquant la peine qu’éprouve l'attrapeur de chevaux à saisir le coursier :
- 37 Ce mor’ny col est également cité par C. Šagdargočoo(1960, pp. 31-37).
Arrivée en tête de la course
Du grand Naadam national,
Avec sa rapidité étonnante
Et la vitesse de l’éclair,
Cette monture si rapide
A creusé la surface de la terre
Elle est parvenue à faire voler
l’enfant qui paraît si jeune
Et elle a réussi à dépasser
le médiocre preneur…37
Önör hurdan ene hüleg
Baragtaj barigčijg dajrčihmaar
Baga šig hüühdijg hijsgečihmeer
Gazryn hörsijg ongilson
Gavšgaj hurdan gišgelttej
Gajhamšigt hurdan čadlaaraa
Ulsyn ih naadmyn
Uraldaany türüünd irehdee !
(ibid., p. 163)
- 38 « Bajan hodoodny col » (Sampildendev 1987, p. 175).
- 39 Les Halh constitue la population majoritaire en Mongolie, où le mongol halh est la langue dominant (...)
24Certaines louanges glorifient les gagnants comme symboles de la grandeur des courses et du Naadam au sein duquel elles sont organisées. Une louange du « riche estomac »38 présente le grand perdant comme un emblème fédérateur des sentiments identitaires liés au Naadam, c'est-à-dire, entre autres, la « mongolité », le nationalisme et l’identité halh39.
Le bonheur fédérateur de cette fête [est]
Le symbole de bienvenue de la fête à venir
Celui qui doit se reposer de sa fatigue [possède] la légèreté d’une tête de flèche
Celui qui arrive en courant sans cravache [possède] les caractéristiques de la monture
Celui qui arrive en bondissant [est] un cerf du Hangaj
Ce cheval, emblème populaire,
Est le symbole d’un bien être stable
Ene najryn üdeh bajar
Ireh najryn ugtamžijn bileg
Tav’saar zütgegč höngön zev
Tašuurgüj güjgeed iregč hülgijn šinž
Düüleed iregč hangajn buga
Tümnij togtool ene mor’
Bat lutan enh mendijn sajhan bileg
(ibid., p. 175)
- 40 Uraldahaar ulaan tugijn hamt ; Ulsyn olon mor’dtoj garč bajhdaa ; Bajartaj č jum šig sanagda bajlaa(...)
25Cette louange dit aussi : « on se souviendra longtemps avec joie de celui qui émerge d’entre les nombreux chevaux de la Nation en train de galoper avec l’étendard rouge… »40. Ainsi et malgré sa défaite, le « riche estomac » reste un modèle d’excellence qui illustre la grandeur de la « Nation ». Il fait la fierté de son propriétaire, qui a su le choisir et l'entraîner, ce qui aurait dû assurer sa victoire. Le perdant des perdants est décrit comme parfait et son entraînement comme parfaitement adapté à ses qualités. Sa défaite est le plus souvent imputée à l’absence de chance, aux obstacles de la route voire à l’inexpérience du cavalier.
- 41 Pour celui qui arrive à la huitième position : eznee bajasgagč, eremgij hüleg. Pour le neuvième : (...)
26Les épithètes peuvent récompenser jusqu'aux vingt-cinq premiers arrivés, gratifiés en outre d'un certificat. On y trouve notamment « la monture intrépide qui réjouit son maître » ou « la monture très rapide, bonheur du peuple »41. Une autre louange rappelle toutes les instances glorifiées par la victoire dans les courses du Naadam.
Parmi les montures précieuses,
Ce cheval a émerveillé le commun des mortels
Et redressé le front de son propriétaire,
Il a ravivé la notoriété du troupeau de ses semblables,
Et a réjoui les pensées de la foule,
Il est devenu l’ornement du Naadam universel,
Il a laissé derrière [lui] une traînée de poussière brûlante,
Il a laissé derrière [lui] des milliers de hongres…
Tümen agtyg ardaa orhiž
Töönörsön toosyg butargan orhiž Tüügemel naadmyn čimeg bolž
Tümen olny setgelijg bajasgaž
Ižil sürgijn aldryg manduulž
Ezen hünij magnajg tenijlgež
Engijn olond gajhamšig bolson
Erdenijn hüleg mor’ egüün dor…
Mor’ny col (Sampildendev 1987, pp. 153-155)
27Durant les Naadam, le cheval gagnant et son entraîneur sont officiellement récompensés devant la tribune accueillant les organisateurs des jeux. Le cavalier n’est pas explicitement convié à ces récompenses publiques et officielles. S’il y prend part, c’est au titre du couple qu’il forme avec la monture récompensée. Les louanges destinées aux chevaux gagnants évoquent rarement le cavalier, car il ne joue qu’un rôle mineur dans la course comme dans la victoire. Ses erreurs sont néanmoins invoquées pour expliquer la défaite du « riche estomac ».
Récompense des entraîneurs
Stade d’Ulaanbaatar, juillet 1993
Photographie de Gaëlle Lacaze
- 42 Ujaa désigne la longe d’attache suspendue entre deux piquets, à près de deux mètres au-dessus du so (...)
28Hormis l’éloge de la course du gagnant en des termes justifiant sa victoire, les louanges développent plusieurs motifs poétiques soulignant la qualité de son entraînement. Examinons maintenant en quels termes la poésie orale du Naadam récompense symboliquement l’entraîneur des chevaux de course, appelé ujaačin « celui de l’attache »42.
- 43 Les hurdan mor’ny šinž « caractéristiques du coursier » constituent un riche répertoire spécifique (...)
29Beaucoup d’éléments importent dans la préparation des coursiers du Naadam : leur choix, leur entraînement, les soins accordés à leur harnachement et leurs parures. Le choix du coursier dépend du savoir-faire des entraîneurs, de leur connaissance des « caractéristiques du cheval » (mor’ny šinž)43. Les louanges évoquent également les soins apportés au costume de course du cheval (coiffure des crins et harnachement) et à celui de son cavalier.
30Les motifs des « louanges du cheval » (mor’ny col) reprennent les « caractéristiques » du « cheval rapide » (hurdan mor’), celui qui doit être choisi pour participer aux courses du Naadam. Ces « caractéristiques » concernent sa physionomie : la forme des sabots, des jarrets, de la croupe, des cuisses, des antérieurs et des postérieurs, mais aussi de la mâchoire et des oreilles ou encore l’éclat des yeux. Les métaphores les plus courantes utilisent le registre animal pour signifier la puissance et le registre floral ou minéral pour décrire la beauté du cheval rapide.
31Le cheval rapide possède une encolure fine et une grosse tête. Sa croupe doit être inclinée et large afin de garantir l’écartement des postérieurs. Les flancs bombés et les jambes écartées assurent une bonne tenue au sol. Ils caractérisent les animaux endurants et vigoureux. Les louanges destinées au gagnant le comparent à l’éléphant ou au lion blancs. Elles lui attribuent la puissance du tigre. Elles glorifient sa vitesse, son endurance et sa force. Elles comparent la vitesse de sa course à celles du vent ou du loup. Ses sabots, larges et arrondis, sont régulièrement assimilés à un dais, à la roue des transmigrations du bouddhisme ou à un calice.
Semblable à une table à quatre pieds
Et à un lion à quatre crocs,
Pareille au cerf du Hangaj
Et au poisson de l’eau du delta,
Cette monture si rapide
Qu’une meute de loups ne poursuit pas
Qu’une foule d’ennemis ne rattrape pas
Qui n’a pas à se plaindre d’un mauvais gardien
Qui n’est pas monté par un sombre ennemi
Qui n’a pas reçu les coups d’une mauvaise cravache
Qui n’est rattrapée que
Par le vent du Hangaj
Attire l’envie de tous…
Dörvön höltej širee šig
Dörvölžijn zootoj arslan šig
Uul Hangaj buga šig
Usan teelijn zagas šig
Ölön čono güjcešgüj
Önööštej dajsan bar’šgüj
Muu ezend učiršgüj
Muhar tašuuraar cohiulšgüj
Hartan dajsand unuulšgüj
Hangajn salhinaas
Öör jum huršgüj
Örgön olny duryg tatagč
Önör hurdan ene hüleg…
Sampildendev (1987, p. 163)
- 44 La version principale de cette « Louange au cheval gagnant » est mentionnée par H. Sampildendev da (...)
32Les louanges vantent la forme de ses yeux, celle de ses oreilles et de sa langue, qui indiquent l’état de ses organes internes, respectivement son cœur, ses reins et son foie. Certaines métaphores visent à mettre en évidence des qualités indispensables aux coursiers. Ainsi, l’emphase portant sur les naseaux – qui doivent être larges et bien arrondis – et le poitrail – donc la cage thoracique et les poumons – soulignent les grandes capacités respiratoires du « cheval rapide ». Le souffle constitue d’ailleurs le motif de nombreux vers de la littérature orale dédiée aux courses. Ces qualités externes renvoient à des qualités internes, selon des correspondances généralement gardées secrètes par les éleveurs. Choisi pour des « caractéristiques » signalant sa rapidité, le cheval gagnant remplit son rôle en remportant la victoire. Les mor’ny col reprennent donc les éléments physiologiques pour lesquels l’entraîneur l’a sélectionné et entraîné. Un extrait d’une louange répandue parmi les Mongols occidentaux illustre tous ces éléments44.
- 45 Les « sauts » (üserge) sont des petites courses d'entraînement (cf. infra).
- 46 Littéralement [couleur de] borax – blanc-grisâtre, jaunâtre, verdâtre. Le borax est tunsaa en mong (...)
Si on mentionne les signes de hardiesse
De cette rapide monture,
Qui est arrivée en premier
Du troupeau innombrable,
S’envolant tel un faucon
En montrant des tendons à la parfaite rapidité :
Elle possède au complet les signes du cheval
Rapide comme la biche maral,
Elle possède quatre canines [semblables aux défenses] de l’éléphant
Six vertèbres harmonieuses,
Quatre sabots sculptés,
Deux oreilles [en forme] de magnolia,
Et de belles dents [à l’éclat] de perle,
Elle possède une large et longue croupe révélée
Par l’attache et les « sauts » üserge45,
Dans son corps se retrouvent au complet
Les meilleures caractéristiques des chevaux :
Un corps solide et bien construit,
Une belle queue grisâtre46,
Une belle et soyeuse crinière
Et les beaux reins du lièvre.
Tüg tümen agtny dundaas
Tögs hurdan šandsaa üzüülž
Harcaga šuvuu šig nisež
Hamgijn türüünd iregč
Ene hurdan hölgijn
eremgij šinžijg durdval :
Zaan dörvön sojootoj
Zaamal zurgaan hüzüütej
Zasmal dörvön tuurajtaj
Zambaga hojor čihtej
Suvd sajhan šüdtej
Sogoo šig hurdan
Sunagar örgön tašaataj
Sojlgo ujaa n’ tohirson
Sonž šinž n’ bürdsen
Tuulaj sajhan zootoj
Tunamal sajhan deltej
Tunsag [sic] sajhan süültej
Tuhlag badiruun bijetej
Moriny sajn šinžijg
Mön bijedee bürdüülsen.
33Une autre louange aux chevaux gagnants (Türüülsen mor’ny col) use de métaphores dont les références sont empruntées aux croyances et pratiques bouddhiques : la roue qui représente le cycle des transmigrations, le lien sans fin ou « lien du bonheur » (ölzij), dessiné un peu partout à des fins propitiatoires, la conque utilisée comme trompe, le lotus sur lequel repose le Bouddha, l’océan mythique …
- 47 La rime soulignée provient d’une autre version citée par S. Gaadamba et D. Cerensodnom (1978, p. 1 (...)
Je chante pour attribuer un titre
Qui qualifie la merveilleuse monture aux multiples qualités
Ce bon cheval a des sabots [ronds comme la roue] du cycle des transmigrations.
Il a la queue [en forme] d’un beau dais47,
La poitrine nouée d’un « lien du bonheur »,
Les dents [en forme] d’une conque blanche,
La tête [en forme] d’une belle cruche,
Les oreilles [en forme] du lotus,
Les yeux [en forme] de poisson de l’océan
Et la crinière [en forme] de crêtes lunaires.
Saran jührijn deltej
Sam’dyn zagasan nüdtej
Sam’jaa badmyn čihtej
Sajhan homhyn tolgojtoj
Cagaan lavajn šüdtej
Zangidmal utsan ceežtej
Sajhan duasyn süültej
Sansryn hürden tuurajtaj
Sajn mor’ ad’naan hüleg mön hemeen
Colyg togtoon duudna aa !
(ibid., p. 154)
34La préparation du Naadam national commence un mois environ avant les festivités. Elle concerne essentiellement le cheval, le cavalier n’ayant qu'un rôle mineur. Il s’entraîne de manière informelle, seul et sans ritualisation. Il doit surtout faire preuve de son aisance à cheval. Chaque entraîneur, généralement le père de l’enfant, possède des techniques pour préparer le cavalier, mais celles-ci ne font pas l’objet d’un savoir-faire prestigieux et valorisé. Les sources écrites disponibles sur le Naadam mentionnent rarement le cavalier et les éleveurs sont pour la plupart muets sur sa préparation.
- 48 Tout rassemblement constitue un événement pour les Mongols de tradition pastorale nomade. Rares so (...)
35L'entraînement débute en juin. Dans le centre du pays, la steppe se couvre de troupeaux ou de chevaux isolés qui la traversent au galop et rejoignent progressivement la capitale. Elle s’anime de rassemblements semi-festifs48 d’entraîneurs de chevaux de course. Certains prennent l’allure d’un véritable Naadam, attirant une foule de spectateurs. Les techniques d’entraînement des coursiers constituent une autre partie du savoir-faire de l’éleveur.
Un entraîneur attache un cheval à l’ujaa
Juillet 1998, Gov’-Altaj, Tögrög
Photographie de Gaëlle Lacaze
- 49 Sur les détails de l’entraînement kazakh des chevaux de course, qui comporte bien des points commu (...)
36Le verbe soj- signifie « attacher (un coursier pour l’entraîner aux courses) ». On emploie l’expression « longe et attache » (ujaa sojlgo) pour désigner l’entraînement aux courses hippiques du Naadam. Une grande partie de la préparation consiste, en effet, à attacher le coursier à la longe ujaa sous le soleil, parfois couvert d’une couverture de feutre, afin de le faire davantage transpirer. La bride du cheval rapide est nouée au plus court, de manière à ce que l’animal ne puisse pas brouter. L’attache diurne alterne avec l’alimentation nocturne du cheval, conduit chaque soir sur les sommets afin de se rassasier de l’herbe grasse des hauts pâturages. L’entraîneur organise quotidiennement de petites courses, les « sauts » (üserge), dont la distance est plus courte que celle des compétitions officielles pour chaque catégorie de coursier. Le savoir-faire de l’entraîneur réside dans une alternance adéquate entre l’attache de transpiration, les courses de préparation et la richesse de l’alimentation nocturne49.
Préparation : üserge
Juin 1998, Töv, Lun’
Photographie de Gaëlle Lacaze
Préparation : üserge
Juin 1998. Övörhangaj, Vallée d’Ongon
Photographie de Gaëlle Lacaze
- 50 Pour davantage de détails concernant cette procédure, voir la thèse de Laetitia Merli, De l'ombre (...)
37La sueur du cheval gagnant possède un rôle propitiatoire. Au cours de l’entraînement, l’éleveur prend un peu de la sueur de chaque coursier sur un linge qu’il dépose ensuite sur son autel domestique, généralement situé en dessous des bâtons de sueur coincés sous les perches du toit, quand ils ne servent pas durant l’été. Il garantit ainsi la chance de ses chevaux. Pendant le Naadam, à l’arrivée des courses, les spectateurs se précipitent pour récupérer la sueur des gagnants sur un linge qu’ils conserveront ensuite sur l’autel familial afin de se protéger durant l’année, jusqu'au Naadam suivant50.
Bâton de sueur
Naadam des 100 000 chevaux, août 1998, Övörhangaj, Harhorin, jubilée de la capitale de l’ajmag et célébration du 700e anniversaire de la ville
Photographie de Gaëlle Lacaze
Rassemblement lors d’un üserge
Gros plan : bâton de sueur. Juin 1998, Hentej, Bajan Ovoo
Photographie de Gaëlle Lacaze
À l’arrivée, les coursiers sont raclés avec un bâton de sueur
Naadam de sum, juillet 1998, Ömnögov’, Bulgan
Photographie de Gaëlle Lacaze
38Les « sauts » préparent le cheval à courir sur de longues distances. Ils ne constituent pas un thème répandu des louanges glorifiant les chevaux gagnants. Après chaque « saut », l’éleveur racle chacun des coursiers avec un bâton de sueur qui lui est propre, afin de vérifier l’avancée de l’entraînement, visible dans la consistance et la couleur de la transpiration. L’éleveur sent et goûte systématiquement la sueur, qui change au cours de l’entraînement. Elle devient moins épaisse et moins salée au fur et à mesure que le cheval prend des forces, se purge et se muscle. En revanche, l’attache et l’alimentation du coursier constituent un motif poétique riche, apprécié dans les louanges des chevaux gagnants, ainsi que l’illustre cet extrait.
Voici le propriétaire du cheval
Arrivé en se dépêchant à la troisième place
Dans cette belle fête universelle
Qui réunit pour l’occasion le peuple paisible
Je chante pour attribuer ce titre
A la monture ainsi décrite :
Elle possède trois longes respectivement fixées au sol, à l’arbre et au cycle des transmigrations
Elle peut courir sur la plaine, [dans les montagnes] et les ravins
Elle a mangé du poireau sauvage, de l’oignon sauvage et des lichens
Elle est semblable à la monture précieuse, au cheval consacré et au cheval domestique
Elle possède pour maîtres les humains, les Cieux maléfiques et les Cieux vénérés !
Tümen ölzij tegš učral büreldegsen
Tügeemel ene sajhan najryn
Gurav dugaart güjž irsen
Ene mor’ henijh ve gevel
Hün, tenger, rijmed gurvyn ezentej
Hüleg čigtej arvaj gurvan ižiltej
Hövd, mangir, taana gurvyn ideštej
Höndij, tal gurvyn güjdeltej
Hürd, mod, zel gurvyn ujaataj
Hüleg mor’ mön hemeen
Colyg togtoon duudna aa !
Sampildendev (1987, p.154)
- 51 « Bajan hodoodny col » (Sampildendev 1987, p. 175).
- 52 Ujasan ezen n’ zalhuudaž ; […] Ujasan ezen n’ ujaa sojlgyg n’ taaruulž…
- 53 Ujaa n’ tohirood hurdan gedeg ; […] ene hülgijn ezen n’ ; endüürč tašaarč bodsonoos ; Ujasan ujaa n (...)
39Parallèlement, les louanges du « riche estomac »51 reconnaissent l’importance de ces savoir-faire pour obtenir la victoire dans les courses. L'une d'elles comporte les mentions suivantes : « Le maître qui l’a entraîné devenant paresseux (…) Le maître qui l’a entraîné ayant bien adapté la longe et l’attache… »52. Cette louange, nous l’examinerons dans la conclusion, attribue la défaite aux obstacles rencontrés, à la paresse de l’entraîneur et à l’inexpérience de l’enfant. Une autre louange glorifie également le bajan hodood en ces termes : « On le dit aussi rapide que le permet son attache (…) Le maître de cette monture, faisant une erreur de jugement, l’a attachée trop court à l’ujaa… »53. L’entraîneur de coursiers possède un savoir-faire indispensable, mais ses défaillances expliquent la défaite du « riche estomac ».
Le matin de la course, cheval et cavalier font plusieurs fois le tour de l’ujaa
Juin 1998, Övörhangaj, Harhorin
Photographie de Gaëlle Lacaze
40La préparation aux courses s’achève par le toilettage des crins du coursier et l'habillage du cavalier. Taillée régulièrement, la crinière des hongres ne réclame aucun soin spécifique avant la course. En revanche, celle des étalons, laissée longue, est tressée pour la course. Les crins de la queue et du toupet sont coiffés le matin même, noués à l'aide d'une ficelle rouge, et dénoués le soir. Le toupet se dresse ainsi en houppe tandis que, dans la queue, une (pour les étalons) ou deux (pour les hongres) mèches laissées libres représentent les ailes du cheval rapide. Les louanges aux chevaux utilisent régulièrement la métaphore du vol pour évoquer la rapidité des coursiers. Elles développent à foison l’assimilation du coursier à un oiseau : à l’oiseau mythique bouddhique Garuda (Han Gar’d), à un épervier (harcaga), à un aigle (bürged), etc.
41L’enfant porte un costume spécifique pour les courses, généralement un surtout (deel), avec un dossard comportant le numéro officiel du participant. Il ne porte pas de chaussures pour être léger. La plupart des enfants monte à cru ou avec une selle rudimentaire et sans étriers. Pour stimuler sa monture, le cavalier n'utilise qu'une cravache et des psalmodies gijngoo d'intensité variable. Un mor’ny col dédié à un cheval arrivé à la neuvième place en parle ainsi :
- 54 Dans le district de Hailar, situé dans une province orientale de RAMI, vivent majoritairement, des (...)
- 55 Cette louange est également citée par C. Šagdargočoo, 1960, p. 32-33.
Il s’amuse de la selle de santal,
Étonne le passant
Et se laisser monter par une jeune personne
Il est renommé parmi la foule
Jusqu'à des terroirs éloignés
Il peut encore augmenter sa vitesse
En recevant l’affection du public
Dont il attire rapidement l’attention
Son enfant [est] maigre et léger
Et son tapis de feutre fin
Il possède une morphologie rare
Et les caractéristiques du lion
Il se hâte alors qu’il tire sur son mors
Aux anneaux en argent de Hajlaar54
Il augmente le rythme de ses bonds
En entendant le son des cris55
Zaluu hün unuuštaj
Zamyn hün gajhuuštaj
Zandan emeel tuhuuštaj
Hol gazar
Hotol olondoo aldartaj
Holboo barih hurdtaj
Nijt olny duryg tataž
Nemen hurdlah čadaltaj
Hövön nimgen tohomtoj
Höngön taaruu hüühedtej
Arslangijn šinžtej
Armagijn bajdaltaj
Hajlaar möngön zavžaaraa
Hazaar daran hurdaldag
Hašgirah čimee sonsood
Harajh erč n’ nemegddeg…
(ibid., p. 161-162)
Concurrent du Naadam avant la course
Naadam des 100 000 chevaux, août 1998, Övörhangaj, Harhorin, jubilée de la capitale de l’ajmag et célébration du 700e anniversaire de la ville
Photographie de Gaëlle Lacaze
42Pour conclure, nous soulignerons que la victoire dans les courses témoigne de la perfection du cheval, définie comme la conjugaison de ses qualités personnelles, du savoir-faire de l’entraîneur et de la richesse de son environnement. La victoire confirme que l’ujaačin a choisi le bon coursier et l’a correctement entraîné. Elle confirme également la préparation adéquate du cavalier et le choix du harnais approprié.
43Les louanges adressées au perdant des perdants décrivent aussi le « riche estomac » comme un cheval parfait. À l’instar des gagnants, la vitesse de sa course est comparée au vol d’un rapace. Une louange au « riche estomac » évoque la largeur de ses épaules et de sa croupe pour insister sur la vitesse de sa course. Elle décrit ses naseaux, suggérant que son appareil respiratoire développé témoigne de sa capacité à gagner les courses. Elle lui promet, d’ailleurs, une victoire prochaine.
- 56 Cette louange est également citée par Mönh, op. cit. 1964, pp. 81-83.
Parmi les gagnants de ce Naadam,
Les caractéristiques de cette monture,
Attachée sans aucune défaillance
Par son maître renommé …, sont :
Sa course sous la pluie,
Son galop dans le soleil perçant,
Son front complètement lisse
Et son museau busqué d’aigle
Il possède les mécanismes de la vitesse du vent
A la racine des ailes du nez,
Il possède les mécanismes de la vitesse de l’eau
A la racine de la clavicule,
Une prompte vitesse dans les muscles
Et la bonne fortune dans sa queue…56
Il possède quatre canines [semblables aux défenses] de l’éléphant
Et six vertèbres complémentaires
Il remue la poussière de la large vallée
Et réjouit la progéniture des humains.
Ene naadamd türüülehijg n’
ezen ard … n’
ergelegüj medež ujasan
ene hülgijn šinž n’
hur boroond güjdeltej
hurc narand davhiataj
Bitüü tolimon magnajtaj
Bürged bögtör hošuutaj
Samsaanyhaa ehend
Salhind hurdny on’stoj
Omruunyhaa ehend
Usan hurdny on’stoj
Bušuu türgen n’ bulčindaa
Bujan hišig n’ süülendee
Zaan dörvön sojootoj
Zaamal zurgaan hüzüütej
Höndij toosyg hödölgödög
Hümüün ürijg bajasgadag.
Sampildendev (1987, p. 174)
44Les louanges au « riche estomac » confirment la perfection du coursier en attribuant la défaite au défaut de préparation, aux erreurs de l’entraîneur ou à celles du cavalier. La louange précédemment citée se termine par la strophe :
Le « riche estomac » de cette année
Sera le « front de la fête »,
Le « premier de la multitude » l’année prochaine,
Bien qu’il surgisse en bondissant,
Il se traîne comme un char à bœufs
Il a fait différents écarts
Il s’est cogné dans de larges buttes
Il a sans cesse rencontré divers obstacles
Il a trébuché dans de larges trous de souris
Il est monté par un enfant inexpérimenté
Tenant une cravache trop petite !
Unasan hüühed n’ balčirdaad
Bar’san tašuur n’ boginidiid
Ülij manhan dajraldaad
Ürgelž saatal tohioldood
Ereg manhan dajraldaad
Eldev haduural tohioldood
Üserč garsan bolovč
Üher tereg šig hocorč
Ene žilijn bajan hodood
Ireh žilijn bajaryn magnaj
Bat tümnij eh ee !
(ibid., p. 174-175)
45Dans le Naadam, le coursier, même perdant, reste donc parfait. On loue le perdant des perdants, le « riche estomac » en des termes comparables à ceux destinés aux gagnants, voire avec des qualificatifs propres au(x) gagnant(s) des gagnants, le(s) premier(s) de la course des étalons. Une louange au neuvième cheval (Jös düügeer mor’ny col) le décrit ainsi :
… Quand il s’agit de décrire
La parfaite morphologie et
Les signes virils
Du cheval pie
Éblouissant comme l’éclair,
Bruyant comme la forge
Et la grêle,
Sonore comme la grêle
Et [le vol] du faucon
Qui se rapproche
Du lieu de la capture…
… Bariany gazar
Ojrton irehed
Duut möndör
Dujlan harcaga
Širüün möndör
Širmen duut
Ajanga met gjalalzan
Irdeg ene morind
Er hojor zagalyn šinž
Tögöldör büreldsenijg
Tösöölž helehed…
(ibid., pp. 162-163)
- 57 Elles restent, par exemple, idéologiquement compatibles avec les représentations psychopompes que (...)
46Les louanges qui promettent au « riche estomac » une victoire à venir produisent un discours performatif qui abolit la distinction entre le gagnant et le perdant. Dans l'idéologie des courses de chevaux, chacun peut donc gagner, la chance tourne. Cette conception respecte l’idéologie générale du naadam. Elle renvoie à une représentation circulaire du temps, chaque course réactualisant l’aléatoire de la « chance » (hijmor’). cette notion prend ici un sens particulier car, dans les éloges examinés, les chevaux doivent leur victoire à la grâce obtenue des divinités bouddhiques. Ainsi, divers aspects de leur organisation suggèrent que les courses peuvent offrir un support d’expression à différentes conceptions du bouddhisme57. En outre, elles servent les enjeux et glorifient l’image de l’institution officielle promotrice du naadam.
Cavalier du Naadam : récompense après la course
Naadam des 100 000 chevaux, août 1998, Övörhangaj, Harhorin, jubilée de la capitale de l’ajmag et célébration du 700e anniversaire de la ville
Photographie de Gaëlle Lacaze
47Premièrement, les naadam ont été profondément modifiés à la suite de leur édification en rituel durant la domination mandchoue. Deuxièmement, la première mention de courses de chevaux durant le naadam apparaît après l’allégeance des Halh à la dynastie Qing. Et troisièmement, le principe qui distingue les gagnants, le hijmor’, est un aspect de la « chance » spécifique au champ lexical bouddhique. Il est donc probable que les courses de chevaux aient été introduites dans les festivités du Naadam, érigé en rituel politique et religieux au cours du xviie siècle. Ainsi, la dynastie Qing aurait souhaité promouvoir ce jeu populaire afin de l’utiliser comme alternative à la lutte. En outre, renouvelant la victoire chaque année et la garantissant d’une année sur l’autre, les courses de chevaux offrent à l’idéal social un support privilégié d’expression de notions communautaires. Elles n’ont donc pas subi trop de pression pour être adaptées ou éradiquées durant la période socialiste, à la différence de la lutte ou du tir à l’arc.
48Depuis 1990, les courses de chevaux supportent de nouveaux objectifs et revêtent de nouveaux enjeux, d'abord économiques. En effet, la propriété des chevaux de course permet de constituer un capital réel et potentiel, constitué par les étalons de course souvent destinés à engendrer d’autres gagnants. Les premières écuries professionnelles apparaissent entre les mains des « nouveaux [riches] Mongols ». L’entraînement devient, quant à lui, un savoir-faire facilement monnayable et économiquement très intéressant. Si, avant la période socialiste, les riches éleveurs qui ignoraient les règles d’entraînement des coursiers ou qui voulaient augmenter leurs chances de gagner rémunéraient des dresseurs spécialisés, la nouveauté réside dans la grande rentabilité de cette activité.
49En outre, les courses suscitent l'enthousiasme de la population locale, sensible au prestige que rapportent les chevaux vainqueurs, entraînés par des ujaačin renommés et possédés par les Mongols les plus riches. L’idéal égalitaire et communautaire des courses est aussi revendiqué comme un aspect attractif, le personnage du « riche estomac » soulevant l’affection de l’ensemble des spectateurs. La propension à garantir la circulation de la chance et à permettre l’adhésion populaire aux idéaux nationaux du naadam assure aux courses de chevaux l’engouement du public mongol, des citadins comme des ruraux, des hommes comme des femmes. Et la place qu’occupent aujourd'hui les courses dans le modèle identitaire de la République de Mongolie et dans l’idéologie du Naadam se trouve renforcée par le flux touristique de cavaliers internationaux qui y assistent en masse à travers le pays.