La résistance populaire à l’occupation française en Basse-Égypte (1798-1801)
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1Tout au long des xviiie et xixe siècles, l'expansion coloniale européenne a été justifiée par la « mission civilisatrice » que les États d’Europe estimaient avoir à l’égard des peuples du monde. En réaction à ces prétentions hégémoniques, l’historiographie égyptienne s’est très tôt – dès les lendemains de la révolution de ‘Urâbî et de l'occupation britannique (1882) –, développée sur des positions nationalistes. Faisant de l'affirmation de l'identité nationale, égyptienne et musulmane, une priorité absolue, elle mit l’accent sur le rôle des grandes figures du mouvement national dans la lutte contre la domination étrangère. Cette orientation historiographique resta dominante durant toute la période de la construction nationale1. Bien qu'ayant largement atteint les objectifs qu'ils s'étaient assignés, les travaux qui en relèvent conservent le défaut de se construire en réaction à une position d’hégémonie culturelle et d’affirmer, par là-même, le rôle joué par l’affrontement avec l’Europe dans l'émergence de la conscience nationale. En associant le début de la lutte au conflit avec l'Autre, ils ne font que consacrer – involontairement peut-être – l'idée que la société égyptienne ne disposait pas, dans sa constitution interne, des éléments nécessaires à un développement endogène. Ils confortent ainsi l’idée que la présence de l'Autre, étranger et non musulman, fut le seul déclencheur de la formation du mouvement national.
2C’est là un postulat que l’on peut aujourd’hui réexaminer, à la lumière du développement récent des études ottomanes. Elles ont montré, en effet, que le pouvoir ottoman a toujours reconnu une assez grande autonomie aux institutions de la société civile et que le déclin relatif du contrôle politique, impérial ou mamelouk, à la fin du xviiie siècle, a favorisé le développement de forces sociales nouvelles et encouragé l’émergence des élites locales. La question, alors, est de savoir si les trois années de l'occupation française ont eu pour effet d’accélérer, ou, au contraire, d’inhiber cette évolution. Tel est le but que s’assigne cette étude, par l’analyse du cas particulier que constitue la résistance populaire dans le Delta du Nil.
La Basse-Égypte : géographie et population
3Vaste plaine alluviale traversée par un réseau de canaux, le Delta semble incarner les valeurs pacifiques de la paysannerie égyptienne : l’attachement de l'agriculteur à sa terre, qu’il ne quitte que sous la contrainte, et l’horreur de la violence. Mais s’il répugne à l’affrontement, le paysan égyptien a su, de longue date, développer d’autres modes de résistance à l’oppression et manifester par d’autres moyens, souvent plus efficaces, son refus de l'Autre : la « ruse », la « fourberie », la « fainéantise » dont lui firent si souvent reproche ceux qui eurent à le gouverner, pourraient bien être autant d’» astuces » du faible et de l'opprimé, pour échapper à la violence qu’on lui impose. Aux confins du Delta, la bande comprise entre la plus grande et la plus faible extension du dépôt alluvial offre un mélange socio-géographique engendré par les fluctuations entre culture et sécheresse : dans cette « marche » de l’Égypte, bédouins (nomades ou sédentaires) et paysans s’affrontent en un conflit violent. Souvent émancipée du contrôle de l'administration ottomane ou jouissant d'un statut particulier, cette région fut intégrée au territoire égyptien par l’administration française, qui prétendait étendre son autorité « jusqu'à la frontière syrienne »2. Le souci sécuritaire qui dominait la représentation que l’administration française se faisait du territoire la conduisit également à passer des accords avec les bédouins, dans le double but de prévenir toute agression de leur part et d’obtenir par eux des informations sur les mouvements des Ottomans. Après la campagne de Syrie, l’autorité de l’administration fut encore étendue jusqu’à englober al-‘Arîsh3.
4Les relations avec le pouvoir : entre confrontation et pactisation
5Submergé par des guerres incessantes sur ses frontières russes et européennes, l’Empire ottoman se vit contraint de réduire sa présence dans les provinces qu'il occupait, laissant inévitablement plus d’initiative à des forces sociales locales. L’Égypte ne fit pas exception à la règle. Mais il reste à examiner la manière dont se fit cette recomposition des forces en présence et, pour l’objet qui nous occupe, à voir dans quelle mesure les dynamiques nouvelles purent s’appuyer sur des capacités particulières de résistance ou d’affrontement au pouvoir politique. La Description de l’Égypte peut fournir quelques indices utiles. Elle signale, par exemple, que Hihyâ, petite ville du Delta oriental située en bordure du Bahr Mû’îs, était entourée d'une muraille crénelée, haute de cinq mètres, de très bonne construction, surmontée de fortes tours protégées d'une double rangée de fossés. Faut-il voir dans ces fortifications la manifestation de la puissance de l’État et de son contrôle du territoire ? Ou ont-elles été érigées par la population, dans le but de se protéger du danger que représentent pour elle les bédouins ou même les hommes de l'administration centrale ? Le niveau des fortifications correspond-il au degré d'urbanisation de la région ou à celui de son exposition au danger ? Sur tout le cours inférieur du Bahr Mu’îs, le long d’une ligne allant de Hihyâ à Sân, existaient également des tours, sans portes ni fenêtres, auxquelles on accédait par des échelles de corde et dans lesquelles se réfugiaient les paysans, lorsqu'ils étaient attaqués par les bédouins4. Plus on s’éloignait du fleuve, du reste, plus les habitants étaient armés et animés d'un esprit de sédition et de révolte5. Sân formait une sorte de frontière et elle était considérée comme « l'extrémité du monde civilisé, qu'aucun bateau de la partie supérieure du canal n'ose franchir, et au-delà de laquelle les bateaux de la partie inférieure du canal ne peuvent aller. La ligne de démarcation est tellement claire que le canal lui-même change de nom et devient le canal de Sân »6. Comment expliquer cette ligne de démarcation et que signifie-t-elle ? On peut formuler plusieurs hypothèses, également plausibles : elle pourrait servir de frontière entre deux groupes de bédouins, les Sa‘d et Harâm, par exemple ; ou entre la zone dominée par les paysans et celle occupée par des bédouins ; elle pourrait marquer la limite du contrôle politique de l’État ou celle de son contrôle fiscal : ce serait alors la limite des terres soumises à l’affermage de l’impôt (iltizâm). Mais quelle que soit l’interprétation retenue, elle signale de toute évidence l’existence de conflits suffisamment stables pour susciter la mise en place d’un dispositif défensif. À l’extrême opposé du Delta, existent également des témoignages de ce genre. Dans cette région, il était possible, en dehors des périodes de crue, de traverser le Nil en plusieurs points, par lesquels les bédouins s'infiltraient dans l’intérieur des terres7 et auxquels correspondaient, sur la rive opposée du fleuve, des villages fortifiés. Les conflits entre groupes bédouins, qu’exprime l’opposition traditionnelle entre Sa‘d et Harâm, ont effectivement imprimé leur marque à bien des villages. Mais sur ce point encore, deux interprétations contraires peuvent également être avancées : on peut y voir le signe de l’extension de la puissance d’un clan et l’ascendant qu’il prend sur l’autre ; ou l’expression du choix fait par tel ou tel village de demander la protection d'un clan contre l'injustice de l'autre, en un jeu qui laisserait plus de marge de manœuvre à la population paysanne. Dans leurs luttes intestines, les Mamelouks ont largement joué de ces oppositions, au point que certains historiens ont vu dans leur division entre qisâmites et fiqârites le simple prolongement de la division de leurs alliés bédouins en deux clans, Sa‘d et Harâm. Ce jeu entre des alliances opposées instituait au sein même du pouvoir politique une dualité que la population pourrait aussi avoir appris à utiliser. Le mépris dans lequel les bédouins tenaient les Mamelouks, qu’ils estimaient avilis par l'esclavage, portait en germe une contestation permanente de la légitimité des détenteurs de l’autorité.
La résistance armée contre les Français
6Au moment de l’expédition d’Égypte, le facteur religieux est venu ajouter une dimension nouvelle à cette tradition de résistance. Il renforça le désir d’un affrontement direct et accentua le refus de l’Autre. Dès le début de l'occupation française – et avant même que les Mamelouks n'aient réagi –, plusieurs couches de la population s’étaient insurgées contre l'occupant. La défaite des Mamelouks intensifia leur résistance. Il est frappant de voir à quel point la réaction fut plus rapide et plus violente dans certaines provinces (Damiette, Mansoura et la Bahîra) qu'au Caire. Analysant les causes de la première insurrection du Caire, Nicolas Turc en tire, du reste, la conclusion que les Cairotes furent inspirés par leur exemple8. Durant la campagne de Syrie, la fièvre de rébellion se répandit si rapidement que les insurgés faillirent dominer tout le Delta. Initiée par l'émir du Pèlerinage dans la Sharqiyya, par Muhammad al-Mahdî dans la Bahîra, par Hasan Tûbâr dans la région du lac Manzala, la résistance armée partit toujours de ces marges que l’on évoquait plus haut. Elle s’appuya aussi toujours sur la population qui lui fournissait le gros de sa force d’action. Dans le même temps, ces chefs de guerre surent toujours se ménager un protecteur auprès duquel ils pouvaient se replier en cas de défaite, et ce point mériterait d’être mieux étudié. Ces mouvements de résistance armée réussirent à gêner les Français, d’autant plus efficacement que les insurgés surent vite adopter l’artillerie qu’ils enlevaient à leur adversaire. Leur violence explique, pour une part, l’existence des forteresses construites dans ces régions lors de la campagne de Syrie.
La résistance par la ruse
7La dernière forme de résistance est à la fois la plus ordinaire et la plus difficile à saisir. Parlant de qui n'arrive pas à trouver l'équilibre entre ses intérêts personnels et les intérêts des gens d'influence, les Égyptiens – et particulièrement les paysans – le qualifient toujours de « peu malin » (qalîl al-hîla). Le trait montre bien le lien qui existe – dans leur subconscient, du moins – entre l'astuce et la capacité de servir son intérêt. C'est ce qui explique les ruses et les astuces imaginées par la population et qui étaient souvent plus efficaces que la lutte armée. Lorsque l'oppression était forte, les fellahs fuyaient la terre et l'abandonnaient sans culture. Tout au long de l'histoire de l'Égypte, ce phénomène était connu sous le nom de « phénomène de retrait » (zâhirat al-tasahhub). S'il y demeurait, le fellah réduisait autant que possible la production de sorte à priver ses maîtres du revenu de la terre. Il ne s'est jamais acquitté délibérément des impôts de crainte de s'attirer le mépris de ses pairs. Lors de la première confrontation avec les fantassins, les fellahs adoptèrent la politique de la terre brûlée et endommagèrent les puits avant l'arrivée des Français. Cette politique fut appliquée avec une telle violence que des soldats français en vinrent à se suicider avec leur arme.
8Même chez ceux qui travaillaient dans le cadre du système administratif français, on relève certaines expressions qui dénotent une irritation implicite et une incitation à la révolte. Ainsi, en faisant l'inventaire d'une succession, le juge shar‘î veillait-il à préciser que « le défunt, martyr d'un incident contre les Français » comme si la société veillait à combattre les Français, que ce combat était un jihâd fî sabîl Allâh et que quiconque y trouvait la mort, comptait parmi les martyrs. Même les ulémas du divan, lorsque Bonaparte les chargeait de rédiger une ordonnance s'adressant au peuple, ou une lettre adressée au sharîf de la Mecque, trouvaient moyen de conclure par des formules coraniques telles que « wa innâ lillâhi wa innâ ilayhî râgi‘ûn »9. De même, dans leurs prières, les imams des mosquées insistaient toujours sur les versets qui exhortent au jihad, ce qui donna à certains généraux de l'expédition l'impression que le muezzin appelaient au jihad cinq fois par jour. En guise de résistance à l'occupant, qui avait un besoin urgent d'argent, la population s'abstenait d'enregistrer les principaux actes légaux, tel que les actes de mariage par exemple, pour ne pas payer les droits d'enregistrement10.
9Tout cela nous amène à reformuler le concept de résistance populaire et à repenser le dit, mais aussi le non-dit, dans la relation entre les différentes couches de la population et le pouvoir, et à interpréter cet implicite.
Les sources
10Outre les archives des tribunaux shar‘î, les manuscrits et les registres du divan, la Description de l'Égypte présente un grand intérêt, notamment dans ses parties illustrées, ses tableaux et son atlas, qui permettent de comprendre des faits que le texte à lui seul n'aurait pu expliquer. L'atlas permet également de reconstituer certaines cartes localisant les lieux de résistance, les régions occupées par les bédouins, l'emplacement des forteresses aux différentes époques, et de mieux saisir et analyser les causes et les motifs de la résistance ainsi que le lien entre la structure démographique et le rôle de la constitution géographique déterminant les formes de l'administration et de la résistance à cette administration. Enfin, les archives françaises, riches en informations sur les événements quotidiens de l'expédition d'Égypte, reflètent le point de vue officiel concernant la résistance. Globalement, et en comparaison avec d'autres documents nationaux et des récits de témoins oculaires, elles permettent de donner l'image la plus objective possible.
11Les conclusions auxquelles cette recherche doctorale a permis d'aboutir peuvent se résumer en trois essentiels, mettant chaque fois en lumière des corrélations spécifiques entre la résistance d'un côté et ses causes, ses effets et ses adjuvants de l'autre – tout cela, dans une recontextualisation qui fait la part de l'avant et de l'après : 1°) Les concepts de résistance et de rébellion existaient dans le patrimoine conceptuel de la société bien avant que l'Autre ne soit l'occupant non musulman (ces deux concepts sont donc surtout liés à l'injustice et à l'agression, avant même la différence de religion), et les modes de résistance différaient d'une couche sociale à l'autre en fonction de ce patrimoine. C'est ce qui leur a permis de résister à l'occupant français. Cependant, ces distinctions entre les différentes couches ne signifient nullement qu'il existe des barrières étanches entre elles. Celles-ci sont assez souples et flexibles pour permettre, à différents degrés, la transmission de certaines caractéristiques ; 2°) Il existe une corrélation entre la nature du régime au pouvoir et les formes de dérobades des gouvernés – et cette capacité de changer de peau est toujours réelle ; tout comme il existe une corrélation entre la rébellion et les modes de répression, l'une variant avec les autres et vice-versa ; 3°) La constitution géographique de la Basse-Égypte a indubitablement joué un rôle primordial dans la résistance des rebelles.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Ramadân al-Khûlî, « La résistance populaire à l’occupation française en Basse-Égypte (1798-1801) », Égypte/Monde arabe, 1 | 1999, 205-209.
Référence électronique
Ramadân al-Khûlî, « La résistance populaire à l’occupation française en Basse-Égypte (1798-1801) », Égypte/Monde arabe [En ligne], 1 | 1999, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/770 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.770
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