Le général Ya‘qûb, le chevalier Lascaris et le projet d’indépendance de l’Égypte en 1801
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Arrivée des Français
1Dans les premiers jours de juillet 1798 débarque en Égypte une armée française dirigée par Napoléon Bonaparte. Ce n’était pas la première agression des Français contre l’Égypte, puisqu’ils avaient déjà tenté de s’en emparer au cours des xiie et xiiie siècles. L’élite de leurs cavaliers et les Mamelouks d’Égypte s’étaient déjà rencontrés.
2Cependant, les Français – et tous les Occidentaux de manière générale – ne maîtrisaient plus aussi bien cet art de la guerre que pratiquait le Moyen Âge. Le chevalier franc n’était qu’une reprise à l’identique du Mamelouk oriental. Aussi la conquête s’était-elle achevée par un échec.
3Cinq siècles s’étaient écoulés au cours desquels le chevalier du Moyen Âge, qu’avaient connu Saint Louis et Baybars, était devenu cet Occidental auquel auraient affaire les Murâd, Alfî et Bardîsî en 1798. Cinq siècles qui ont balayé la féodalité, et avec, tout ce que cela impliquait, qu’il s’agisse des modes de gouvernement, de la guerre ou des rapports entre les classes d’une nation. Ces cinq siècles au cours desquels s’est défaite l’unité politique et religieuse de l’Occident ont vu naître les méthodes de la science moderne et les nouveaux modes d’organisation politique et économique. Sous le rapport de la pensée ou de la guerre, les Mamelouks d’Égypte étaient, eux, en 1798, ce qu’ils avaient été en 1250. Pire, leur condition s’était dégradée, puisqu’ils avaient perdu leur autonomie, leur État et les taxes qu’ils imposaient aux commerces d’Orient transitant par leurs terres. Il en était de même pour les habitants de l’Égypte qui, des bouleversements de l’Occident, n’avaient que les échos les plus ténus et dont tous les éléments de la vie nationale étaient ceux hérités de leurs pères.
L’occupation française
4Au cours de l’été 1798, les Mamelouks se sont heurtés à un Occident qui n’était plus celui qu’ils avaient connu au temps des Croisades. Ils pensaient, comme l’écrit Gabartî, que « tous les Francs réunis ne pourraient tenir et seraient écrasés sous les pieds de leurs chevaux »1. Ils devaient vite se rendre compte qu’ils s’étaient trompés. Les Français sont parvenus à occuper l’Égypte pour un peu plus de trois ans. Au cours de cette même période, ils ont également tenté de conquérir les provinces syriennes, ont été encerclés par un blocus maritime britannique et ont eu affaire aux Égyptiens qui se sont révoltés toutes les fois que cela leur était possible. La peste et autres épidémies ont emporté une part non négligeable de leurs troupes. Face à Murâd, ses Mamelouks et ceux qui s’étaient ralliés à lui parmi les Arabes d’Égypte et d’Arabie, les Français devaient conquérir le Sa‘îd pouce par pouce. Le commerce maritime dépérissait et les caravanes du Darfour, de Sennar, de Fezzan, de Barqa et d’ailleurs en provenance du Maghreb se faisaient plus rares. Pour les Français cela n’a pas été un séjour plaisant dans une Égypte qu’ils trouvèrent en deçà de leurs espérances2. L’éloignement de la patrie leur était d’autant plus pénible que leur parvenaient les échos d’une nouvelle conspiration des pays d’Europe contre une France obligée d’abandonner ses conquêtes en Italie et ailleurs. Sur le compte de l’Égypte même, il n’y avait pas de doute possible ; le sultan avait décidé de ne point s’en défaire et dépêchait, par mer et du côté de la Syrie, des troupes qui, si elles ne constituaient pas une menace militaire pour les Occidentaux, ne manqueraient pas moins, le temps aidant, d’avoir un impact.
5Ce sont des éléments qu’il faut avoir présents à l’esprit pour juger de l’occupation française. Il convient donc de faire la part entre le pouvoir français tel qu’il fut et tel qu’il aurait pu être, s’il était resté à l’abri des guerres, des émeutes et si enfin le temps lui avait permis de s’établir selon les fondements d’une colonisation moderne.
6On ne peut douter qu’ayant le pouvoir sur l’Égypte, les Français l’auraient gouvernée de la manière qu’on attend d’un pouvoir républicain fondé sur les principes de la Révolution française. Ce gouvernement se serait alors exercé, dans un moment de grande révolution économique, sur un pays agricole fertile doté d’une situation géographique exceptionnelle – la Vallée du Nil – et sur cette nation arabe et musulmane dont l’histoire traverse les siècles – la nation égyptienne. Ayant le pouvoir sur l’Égypte, les Français auraient fourni de réels efforts pour accroître les ressources, en organisant l’irrigation et en maîtrisant le Nil. Dans ses Mémoires, Napoléon consacre un fabuleux chapitre à la question, qui propose la construction de deux barrages sur les deux extrémités du Delta3. Séjournant plus longtemps en Égypte, les Français auraient tenté de tirer profit de la situation géographique du pays, auraient relié mers Rouge et Méditerranée, projet de grande envergure, dont la Description de l’Égypte contient les premiers éléments scientifiques4. La colonisation de l’Égypte aurait sans doute entraîné un élargissement de la présence française jusqu’aux deux rives de la mer Rouge, au-delà du Sinaï, du côté de la Palestine et de la Syrie. Elle aurait également suscité une avancée vers les sources du Nil, faisant de l’Égypte la voie d’accès à ces contrées africaines lointaines et portant la solution à l’ancestral secret géographique. L’histoire du xixe siècle inscrit, d’ailleurs, une part de ces réalisations sous le nom de Muhammad ‘Alî. Preuve que les projets des gouvernements ne sont pas tirés des livres pas plus qu’ils ne sont le produit de la pensée. Ils ne sont après tout que ce que dicte la réalité géographique et ce que répète l’histoire à travers ses cycles différents.
7Plus étendue dans le temps, l’occupation française aurait considérablement amélioré certaines des conditions des Égyptiens, du moins au départ. Sitôt après cependant, serait venu le temps des reculs ou du ralentissement de ces améliorations dans certains domaines, et de leur réorientation dans le sens visé par l’occupant. Cette amélioration, les Français n’auraient pu que s’y attacher, tant pour les motifs de la commune humanité, qu’en raison de leurs intérêts propres. Combattre les épidémies en construisant les hôpitaux et ce qu’ils supposent en termes d’écoles de médecine et de quarantaines – le tout visant à préserver la force de travail agricole nourricière du Trésor et qui, par ailleurs, finance le commerce ; ou encore, à protéger les Français contre la contagion. Réformer les appareils de gouvernement et diversifier les administrations pour préserver la sécurité et les deniers publics, cela aurait supposé une réforme de la fiscalité et de son mode de perception et ne pouvait qu’être suivi par l’abolition de l’affermage et la stabilisation de la propriété paysanne5. L’ouverture des portes aux capitaux français, l’organisation du commerce et des transactions occidentales, auraient eu pour effet d’organiser la justice sur des bases occidentales et d’introduire le droit d’Occident ; l’occupation aurait certainement tenté de former une part des fils du pays pour les besoins de l’administration et qui en auraient constitué les petits fonctionnaires ; elle aurait, enfin, compté sur une armée nationale issue des fils du pays, pour assurer, ne serait-ce qu’en partie, la défense de celui-ci6.
8Durable, l’occupation française aurait adopté la plus grande circonspection dans les questions sociales et les sujets de recherche scientifique ayant trait à la pensée religieuse. Et si le gouvernant occidental tient à ce que les fondements de la production économique soient purement occidentaux, car c’est grâce à eux que s’accroît cette production qui lui tient tant à cœur, il répugne, en revanche, à voir ses gouvernés orientaux se livrer au soulèvement social ou à la recherche scientifique libre. Cela, pour plusieurs raisons, parmi lesquelles le soin qu’il met à ne pas paraître comme un profanateur des coutumes, incitant les Orientaux à enfreindre les règles de la religion – de telles transformations finissant par induire, de son point de vue, un désir d’indépendance ; et cette tendance à préserver les apparences orientales, au titre de curiosités amusantes et d’antiquités.
9Pour qui regarde aujourd’hui la situation des nations musulmanes, la chose semble se vérifier. Ce sont bien les nations turque, ottomane et persane qui vont dans le sens de la destruction de l’ancien et c’est bien là qu’a été entièrement aboli le pouvoir politique occidental.
10Pour ce qui est des modes de gouvernement, l’occupation française aurait sans doute maintenu, en ce qui concerne les villages, cette organisation ancienne des cumda et cheikhs de village. Au niveau des provinces en revanche, pour lesquelles on aurait pris des gouverneurs français, une forte centralisation se serait imposée. Sans doute aurait-on conservé les divans mis en place par Bonaparte. Il ne s’agissait pas là des prémisses d’un système parlementaire comme d’aucuns ont voulu le croire. Ce système, Bonaparte n’en était pas un admirateur et s’il n’en voulait pas pour la France, que dire alors de l’Égypte. Par ce système, il entendait mettre en place des relais de contact avec les chefs égyptiens et ainsi prendre la mesure de leurs opinions, leur faire saisir la portée de ses projets et la réalité de ses intentions et parer aux interventions malveillantes et aux incompréhensions7.
11Voilà une part de ce qu’aurait pu être le pouvoir des Français en Égypte. Cette représentation n’est pas dénuée de leçon historique, pas plus qu’il ne s’agit de pure spéculation. Elle est fondée pour la plupart sur ce qu’ont pu écrire Bonaparte8 et d’autres, sur ce qu’ils ont entrepris de mettre en œuvre, et sur ce que l’on sait enfin des modes de gouvernement français dans d’autres pays musulmans. Le temps a toutefois empêché la concrétisation de cette perspective et les trois hommes qui se sont succédé au pouvoir, Bonaparte, Kléber et Menou, ont dû orienter leurs efforts vers les dangers intérieurs et extérieurs qui guettaient leur pouvoir et leur armée. Ce qu’avait entrepris le premier et le troisième d’entre eux en termes d’expérimentations administratives n’a pas eu de réelle portée ; ni les impôts, ni leur mode de perception, ni le statut de leur personnel n’ont changé.
Les Égyptiens sous le pouvoir français
12Aussi, les trois années qu’a duré ce pouvoir n’ont-elles pas été trois années heureuses pour les habitants de l’Égypte. Sans doute avaient-ils l’expérience des luttes autour du pouvoir politique. Ces luttes, les habitants des campagnes, comme ceux des villes et encore plus ceux du Caire, en avaient connu les effets obligés ; graves troubles de sécurité, actions de violence en tous genres, abus, voire obligation de verser à nouveau les dîmes et les impôts déjà payés. Ces luttes étaient cependant d’une même nature, n’amenaient rien de neuf ou d’inattendu par rapport à ce que l’on savait déjà ; ‘Alî bey al-Kabîr arrachait le pouvoir à ses concurrents, pour gouverner le pays selon les mêmes méthodes, mais se retrouvait aussitôt écarté par Muhammad Abu-l-Dhahab et ainsi de suite.
13Seuls les agents coptes de l’administration financière, les chefs des tribus arabes et les ulémas étaient concernés par ces luttes de pouvoir. Des premiers, les vainqueurs du moment ne pouvaient se passer. Aussi travaillaient-ils pour le compte de l’autorité, quelle qu’elle soit. Par leur force guerrière, les chefs de tribus pouvaient eux, favoriser un concurrent contre un autre. Occupant le devant de la scène, exerçant leur impact sur les populations, connus pour leur vertu et leur modération, les ulémas eux, constituaient le recours des habitants. C’est à eux qu’on s’adressait pour lever une injustice quand elle devenait intolérable, c’est eux que les émirs faisaient quelquefois intervenir pour arbitrer leurs querelles, et leurs interventions mettaient fin aux injustices, conciliaient les adversaires ou atténuaient la violence des luttes politiques.
14Le gouvernement des Français n’était pas issu de ces luttes de pouvoir qu’avaient connues les Égyptiens. Une fois écartés Murâd et Ibrâhîm, voilà un Bonaparte qui n’était ni Mamelouk ni musulman. Quoi qu’on dise de la religiosité des Français de ce temps-là, ce n’était après tout que des non-musulmans et ce qu’ils pensaient être les nécessités militaires pouvait faire fi du respect des interdits religieux musulmans.
15Il en est de même pour le gouverneur ottoman (wâlî) qui avait quitté l’Égypte lors de l’agression française. Avec son retrait s’éclipsaient les signes de la dépendance à l’égard du sultan ottoman, calife des musulmans. Les Égyptiens apprirent ainsi que leur pays relevait désormais d’un État occidental franc, ayant un système politique qui portait des noms divers, dont aucun ne renvoyait à leur expérience politique. Une proclamation est alors diffusée « de la part des faransâwiyya, fondée sur la liberté et l’égalité »9. Quant aux événements que vivaient les Égyptiens, ils étaient datés par des mois étranges et des années qui commençaient à « l’avènement de la République française »10.
16Pour ce qui est des rapports avec les femmes, les Français avaient leurs usages, que l’élite réprouvait fortement. La présence des soldats dans les villes et les provinces, le démantèlement des demeures des princes qui quittaient Le Caire et la fuite de leurs esclaves provoquaient des formes non usitées de corruption et de vice.
17D’après la chronique de Gabartî pour le mois de rabî‘ I 1214, le lundi 24 de ce mois tombait la célébration de wafâ’ al-nîl (la crue du Nil) : « On ne peut ni raconter ni décrire ce qui advint cette nuit-là, tant sur les rives que sur le fleuve. La populace et la lie des gens se sont prêtées à la débauche et à la licence. Les gouvernants pour leur part n’ont rien fait pour les en empêcher. Chacun agissait à sa guise et n’en faisait qu’à sa tête. De quoi donner raison au poète : "Si le maître de maison bat du tambourin, les gens de la maison se mettent à danser." »11
18Rapportant les événements de l’année 1215, il relève également que « les femmes ne respectaient plus les règles de la pudeur et de la décence. Certains Français ayant amené avec eux leurs femmes, celles-ci circulaient dans les rues le visage découvert, (...) galopaient dans les rues à dos d’âne et à cheval, badinant et riant aux éclats avec les loueurs d’ânes et la plèbe. Ce n’était pas pour déplaire aux femmes de mauvaises mœurs qui s’en rapprochèrent, sachant combien les Français étaient soumis aux femmes et prodigues en argent. Au début, craignant l’opprobre, ces femmes retrouvaient les Français secrètement. Cependant, elles ne s’en cachèrent plus lorsqu’eurent lieu les dernières émeutes et que les Français prirent d’assaut Bûlâq. Ils combattirent les habitants, pillèrent leurs biens, enlevèrent les femmes et les jeunes filles qui étaient à leur goût et les gardèrent chez eux ; ils les habillèrent à leur façon et voulurent les rendre semblables à eux en toutes choses. Aux femmes qu’ils avaient séquestrées s’ajoutèrent alors les dépravées. La population subissait la honte, l’humiliation, le pillage et tous les biens étaient entre les mains des Français et ceux qui s’en étaient fait les amis. Avides de femmes, soumis à leurs désirs et leurs volontés, les Français ne pouvaient leur refuser le moindre caprice, même si elles les insultaient ou les frappaient à coup de pantoufles (...). Elles se défirent alors de toute pudeur et encouragèrent d’autres femmes à fréquenter les Français (...). Nombre d’entre eux se fiançaient à des filles de notables et affichaient au moment du contrat leur appartenance à l’islam. Cela leur en coûtait peu puisqu’ils n’avaient pas de foi à sauvegarder. Leurs gouverneurs de district circulaient avec les femmes musulmanes habillées à leur manière dans les quartiers et devisaient de la condition des sujets. Ces femmes, on les voyait circuler seules ou en groupes, devancées par des serviteurs et des cawas, qui ouvraient devant elles le chemin, comme s’il s’était agit d’un gouverneur qui distribuait ordres et interdits. Quand le Nil parvint à sa hauteur, que l’eau pénétra dans le canal du Caire (khalîj) et que les barques se mirent à circuler, les femmes se livrèrent à la débauche, se mêlèrent aux Français et les accompagnèrent sur les barques. Elles se joignaient à eux pour danser, chanter, boire, de jour comme de nuit, sous la lumière des lanternes et des bougies, vêtues des plus riches atours, couvertes de bijoux et de perles et accompagnées de musiciens. Les bateliers se livraient à la débauche et la badinerie, surtout quand ils avaient pris du haschich ; ils se mettaient alors à hurler et imitaient les chansons des Français et leurs mots. Quand elles apprirent qu’on recherchait des femmes quelle que soit leur couleur, les esclaves noires s’y mêlèrent aussi ; elles escaladaient les murs, s’accrochaient aux lucarnes et indiquaient aux Français les caches de leurs maîtres et ainsi de suite »12.
19Sous l’occupation française, les non-musulmans autochtones et étrangers se sont libérés d’entraves humiliantes que les musulmans considéraient alors comme autant de conditions de sauvegarde de l’islam. Bonaparte avait compris ce que cette libération comporterait de heurts aux sentiments musulmans et s’en était clairement expliqué dans ses Mémoires. D’après lui, « il ne servirait de rien d’exprimer un profond respect pour la religion musulmane, si l’on octroyait aux coptes, aux grecs et aux chrétiens occidentaux une certaine liberté qui modifierait leur statut d’antan. J’ai voulu qu’ils soient plus soumis et plus respectueux de tout ce qui se rapporte à l’islam qu’ils ne l’étaient par le passé »13.
20On trouve chez Gabartî confirmation de ce souci de Napoléon qui évoque, dans les événements de ramadân 1213, « le retour des chrétiens syriens aux turbans noir et bleu et l’abandon des turbans blancs et des châles de cachemire coloriés ou bariolés selon l’interdiction faite par les Français. Au début du mois de ramadân ils demandèrent aux chrétiens du pays de revenir à leurs habitudes avec les musulmans et leur imposèrent l’interdiction de boire, de manger et de fumer dans les marchés »14.
21Les choses ne pouvaient durer ainsi sous un pouvoir occidental républicain dont les slogans étaient l’égalité et la liberté religieuse. Quelle que soit l’importance des considérations politiques, elles ne pouvaient entièrement faire fi de ces slogans. De plus, l’occupation française avait besoin des non-musulmans : à la fois de leurs ressources financières et de la connaissance qu’ils avaient de l’organisation du pays et des mœurs de ses habitants. Outre, enfin, qu’on pouvait leur faire confiance puisqu’ils partageaient les mêmes intérêts que les Français.
22Les non-musulmans revinrent ainsi à ce que Gabartî décrit dans ces termes : « orgueilleux, les plus viles des coptes, des syriens, des grecs et des juifs sont revenus à la vanité, se sont remis à monter des chevaux et à porter des épées et travaillant pour les Français, ils se pavanaient, tenaient des propos injurieux et humiliaient les musulmans »15.
23Durant la courte période du pouvoir français et dans des conditions de guerre et d’émeutes, ce pouvoir n’avait rien accompli de bénéfique, qui, aux yeux des habitants de l’Égypte, rendrait un tant soit peu excusables ces bouleversements sociaux. Il s’agissait bien d’un pouvoir militaire qui s’exerçait dans et par la violence. Les réformes auxquelles les Français avaient pensé, les divans auxquels ils avaient songé et la recherche scientifique dont ils entreprenaient de jeter les bases, tout cela n’exercerait ses effets d’attraction sur les gouvernés qu’au terme d’une longue période. C’est que, jusque vers la fin du xviiie siècle, les modes de gouvernement qu’avaient connus les Égyptiens et les autres peuples d’Orient visaient trois objectifs principaux : la perception des taxes, la conscription pour la main-d’œuvre nécessaire aux travaux publics et le maintien de la sécurité. Hormis ces trois aspects, les gouverneurs n’interféraient jamais dans les affaires des gouvernés. Tout le reste était laissé aux mains des groupes qui l’organisaient – ou non – selon les coutumes en vigueur. Si l’on voulait décrire globalement le mode de gouvernement mamelouk, on le caractériserait par une faible intervention gouvernementale, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, et par la violence et l’arbitraire. Violence et arbitraire ne contredisent pas ce que l’on vient d’avancer sur la faible intervention dans la vie des sujets. Pas plus que l’exercice de la violence ne signifie que les gouvernés étaient privés des moyens de s’en défendre ou de l’atténuer. Les dysfonctionnements de l’administration dus aux bouleversements politiques consécutifs, le peu de scrupules des administrateurs et le désordre des registres, il y avait là de quoi donner aux sujets de multiples issues pour échapper aux diverses obligations qui leur étaient imposées, qu’il s’agisse d’issues légales ou non.
24Qu’on ne s’attende donc pas à ce que les Égyptiens de 1798 s’empressent d’accueillir une intervention gouvernementale et des régulations précises. Ni qu’ils considèrent cette intervention – comme c’est le cas pour nous aujourd’hui – comme un garant de leurs droits. Bien au contraire, ils ont détesté la tenue des registres, perçue comme un abus. Des autres mesures, comme la lutte contre la maladie, la planification nouvelle des villes, l’organisation des sépultures, le balayage des rues, ou la séparation entre malades et valides, ils ne virent qu’un despotisme insupportable et un incompréhensible interventionnisme.
25Les Égyptiens ont détesté le pouvoir français, lui ont opposé une forte résistance et à deux reprises les habitants du Caire se sont violemment révoltés. En province également, les paysans ont protesté contre ce pouvoir. Nous avons jusque-là donné suffisamment de raisons pour interpréter cette haine du pouvoir français, sans pour autant recourir à un vocabulaire, qui dans les faits, est emprunté au xixe siècle européen. L’histoire vraie ne trouve dans les émeutes populaires du Caire et des provinces qu’un seul motif positif, c’est le retour au statu quo ante auquel les gens s’étaient habitués. Or, ce à quoi ils s’étaient habitués ne peut être appelé indépendance : il n’a pour seul nom que pouvoir mamelouk sous souveraineté ottomane.
26Émeutes populaires, avons-nous dit. Les grands ulémas les ont profondément détestées. Ils n’en aimaient pas pour autant le pouvoir des Français et, à la mesure de leurs moyens, tentaient de défendre la population contre leurs exactions. En ce sens, ils conservaient la position qui avait été la leur lors des luttes politiques antérieures. Certains d’entre eux pourtant, et non des moindres, ont tenté de se débarrasser du pouvoir français dans une perspective de retour à ce qui avait précédé. L’histoire se souviendra ici de ‘Umar Makram qui, avant de s'exiler, participe à la deuxième révolte du Caire au moment où les troupes ottomanes arrivent pour reprendre en main le pays conformément à la convention d’al-cArîsh. Par la suite, ‘Umar Makram jouera un rôle dans le soulèvement de la populace contre le gouverneur ottoman Khurshid pasha et la désignation de Muhammad ‘Alî comme gouverneur d’Égypte. Au cours de ces événements, ‘Umar Makram s’était entretenu avec le représentant de Khurshid pasha sur « le droit des sujets à se défendre contre l’injustice »16. On ne peut pour autant prétendre que les efforts de ‘Umar Makram visant à chasser les Français d’Égypte pour ensuite remettre le pays aux Ottomans, ressortissaient d’une quête d’indépendance. Il faut croire que l’homme avait une forte et exceptionnelle personnalité, qui le poussait à élargir son influence politique. La conséquence de ces ambitions n’a pas tardé à se faire sentir quand, voulant exercer son contrôle sur Muhammad ‘Alî comme il l’avait exercé jadis sur Khurshid pasha, ‘Umar Makram se retrouve banni du Caire, sa carrière politique brisée17.
27Parmi les personnalités de la deuxième émeute du Caire figure aussi Ahmad al-Mahrûqî, qui n’avait pas le profil du dirigeant qu’était ‘Umar Makram, mais était plutôt un homme de finance, tel qu’ont pu l’être les Fouquet et autres sous la monarchie française. À son sujet, le mieux que l’on puisse faire, c'est de rapporter ce que disait de lui Bardîsî : « Ce sont des hommes comme toi qui servent les rois. »18
28Dans cette même émeute, on remarque aussi le rôle joué par al-Sadât. Parmi les ulémas, il était l’un des adversaires les plus farouches des Français et le plus ardent des partisans du retour du pouvoir ottoman. C’est lors de la fuite des troupes ottomanes après leur défaite à Marj ou Héliopolis, et alors que les gouvernants ottomans laissaient les habitants du Caire se débrouiller face aux Français, après les avoir incité à la révolte, qu’al-Sadât se rendit compte de son erreur. Il écrivit alors à ‘Uthmân katkhuda, une lettre dans laquelle il disait : « Riches et pauvres, grands et petits, vous les avez tous contraints à nourrir vos soldats qui ont amené le déshonneur sur les Croyants et se sont livrés aux pires pillages ; votre jihad, c’est dans les endroits mal famés et les lieux de plaisir que vous l’avez mené (...). Vous avez semé la frayeur parmi une population qui était sereine, allumé le feu de la sédition, puis vous êtes sauvés, tels des rats poursuivis par un chat. »19
29Après cette émeute, mais aussi après le retrait des Français, les habitants du Caire se rendirent compte qu’en se soulevant contre les Français au profit des Ottomans, ils avaient été lésés. La sédition n’avait été que leurre de « charlatans », comme le dit Gabartî. Il s’en est pris particulièrement à l’un d’entre eux, marocain, qui n’étant pour rien dans ces conflits, appelait pourtant au jihad et haranguait les foules, mais se gardait bien de participer aux combats, menaçait de mort tous ceux qui appelaient à la réconciliation et « ne mangeait que du poulet »20.
Le général Ya‘qûb
30Tant dans l’attitude de la population que dans celle de ses leaders et dans les opinions exprimées, l’histoire vraie ne trouve aucune trace de l’idée d’indépendance nationale. Un seul parmi les Égyptiens de ce temps a perçu l’occupation française, non pas comme un mauvais moment dont on attendrait la fin pour revenir à l’état de fait antérieur, mais bien comme le commencement d’une vie nouvelle pour l’Égypte et les Égyptiens. Une vie nouvelle à laquelle avait préparé l’expédition en interrompant la dépendance ottomane et en détruisant le pouvoir des Mamelouks. Cet homme est le mu‘allim Ya‘qûb Hanna21, objet de cette note.
31Je n’irai pas jusqu’à prétendre que Ya‘qûb a pleinement saisi tous les possibles qu’impliquait la destruction des systèmes en vigueur en Égypte et l’exercice du pouvoir sur le pays par une nation étrangère. Pas plus que les quelques mois passés avec les Français n’ont transformé en propagandiste nationaliste, à l’instar de ceux des mouvements européens du xixe siècle, le percepteur d’impôt qui avait grandi dans une maison mamelouke de la deuxième moitié du xviiie siècle. Percepteur, Ya‘qûb le restera, malgré sa fréquentation des Français, partageant les traits propres aux membres de sa corporation22. En dépit de cela pourtant, il est clairement marqué par le contact des Français et de l’Occident, et s’est constitué sa propre opinion sur les effets qu’aurait leur pouvoir en Égypte. Cette opinion, les chefs de sa tâ’ifa [corporation/confession, NDLT] ne la partageaient pas, bien qu’ils aient tout autant servi l’occupation française – comme les gouvernants précédents, d'ailleurs. Pas plus que cette opinion n’était partagée par le reste des Égyptiens musulmans dont on a exploré plus haut l’attitude envers le pouvoir français.
32Gabartî cite Ya‘qûb à plusieurs reprises, mais il est à chaque fois associé à des actions et des comportements tels que le lecteur ne peut que penser du mal de cet homme, présenté comme serviteur zélé de l’occupation. Ainsi Gabartî met-il en scène un Ya‘qûb qui soutient le pouvoir français au moment même de la deuxième révolte du Caire et cela, alors que les autres chefs coptes, y compris le plus illustre d’entre eux, Girgis Gawhârî, protègent les insurgés et les fournissent en argent et en armes, non par sympathie mais par crainte pour leurs propres vies23. Quant à Ya‘qûb, comme l’écrit Gabartî dans les événement de shawwâl 1214, « il s’était barricadé dans sa maison du Darb wâsi’ du côté de Ruway’î, s’était préparé avec force hommes et armes et se replia sur le fort qu’il avait construit lors de la première bataille (c’est-à-dire la première révolte du Caire du temps de Bonaparte), et c’est contre lui que Hasan bey al-Giddâwî livra bataille »24.
33Gabartî cite aussi Ya‘qûb en évoquant les souffrances endurées par les habitants du Caire, lorsque, mettant fin à la révolte, Kléber leur impose une lourde amende. Dans la chronique des événements de dhû al-hijja 1214, il est dit que « Kléber laissa à Ya‘qûb le soin d’agir à sa guise avec les musulmans »25. Après l’échec de la révolte du Caire, l’influence de Ya‘qûb est devenue plus grande. En ce moment même et avant que n’intervienne l’assassinat de Kléber, les coptes redoublaient de fierté et de vantardise, ceux d’entre eux du moins qui travaillaient pour les Français. Gabartî évoque à plusieurs reprises l’exaspération visible des musulmans : « On leur interdisait de monter les mulets et cela n’était permis qu’à cinq cheikhs : Sharqâwî, Mahdî, Fayyoumî, al-Amîr et Ibn Muharram. Et ce, alors que pour les drogmans coptes et autres, il n’y avait aucune restriction »26. De même : « Les chrétiens coptes et syriens s’en prenaient aux musulmans, les insultaient, les frappaient, et s’emparaient de leurs biens ; ils assouvissaient leurs rancunes, rendaient impossible toute réconciliation et annonçaient qu’était arrivée la fin des musulmans et la fin des jours des Croyants au Dieu unique »27. Gabartî souligne par ailleurs que les abus des Français étaient conseillés par les coptes. Car, « c’était eux qui occupaient les postes importants et s’étaient répartis les districts en affermage. Ainsi, l’on voyait un de leurs chefs arriver dans un district, s’y installer au centre comme un grand émir, escorté de soldats français, dans le plus grand apparat, accompagné d’écrivains, de changeurs, de suivants, de gardes mamelouks corrompus et autres, auxquels s’ajoutaient dresseurs de tentes, serviteurs, valets, cuisiniers, greffiers. Il avançait, entouré de diverses montures, mulets, chevaux et coursiers, précédé par des cawas et des gardes du corps, portant des lances argentées et dorées, munis d’armes ainsi que des chameaux pour porter les biens. Il dépêchait des intendants également coptes, accompagnés de soldats français, de gardes, de gendarmes (shawîsh), de changeurs, ainsi qu’on l’a décrit. Ils descendaient dans les villes et les villages, réclamaient l’argent et l’impôt par la force et n’accordaient qu’un délai de quelques heures. Aussitôt celles-ci écoulées, si ce qu’ils avaient demandé ne leur avait pas été fourni, c’était incendies, pillages et vols. Ils redoublaient d’autant plus de violence, lorsque de frayeur, les cheikhs de village prenaient la fuite. Quand on les arrêtait, ils étaient battus avec des férules et des massues sur leurs articulations et aux genoux ; on les tirait par des cordes et on leur faisait subir les pires tortures. Ceux parmi eux qui restaient, prenaient peur et on les amadouait alors avec force pots-de-vin. Ils les gagnaient ainsi à leur cause, outre qu’ils profitaient des services rendus par ces cheikhs de village et des injustices qu’ils commettaient. Dans le même temps, ils s’en prenaient à d’autres, inspirés par la rancune et la jalousie et autres motifs qu’il est difficile d’identifier. “Combien avons-Nous détruit de cités dont les habitants étaient injustes” [Coran, XXVIII, 58] » 28.
34Gabartî décrit également l’intérêt que portait Ya‘qûb aux fortifications du Caire, au moment où les Ottomans s’en approchaient pour la deuxième fois, dans les derniers jours du pouvoir français. Il dit ainsi dans les événements de muharram 1216 que « vers le vingt de ce mois, un copte nommé ‘Abdallâh fut chargé par Ya‘qûb de regrouper des hommes pour travailler à l’édification des barricades. Il s’en prit à quelques notables, les fit descendre de leurs montures, en insulta un et le frappa jusqu’à ce que son visage fut en sang. Les gens s’en plaignirent et firent parvenir leur plainte au commandant Belliard qui ordonna l’arrestation de ce copte qui fut enfermé à la citadelle. Puis il imposèrent à chaque quartier (hâra) de donner deux hommes que le cheikh du quartier était chargé de payer »29.
35Ya‘qûb n’en est pas resté là. Il est allé jusqu’à constituer une légion copte dans les rangs des Français, dont il a lui-même assuré les dépenses30. Ya‘qûb, il faut le dire, avait une grande fortune et n’avait pas oublié de prélever pour son compte propre en percevant pour les Français. Kléber le chargea de la direction de cette légion et le nomma agha31. Sous Menou, il fut promu général et on lui donna la certification de ce grade32. De cette armée nationale – remarquons qu’elle est la première constituée par les fils du pays depuis la fin des Pharaons – Gabartî dira dans la description des événements de muharram 1215 : « Ils demandèrent des soldats coptes, en réunirent un groupe, les habillèrent de leur costume, et nommèrent un homme pour leur apprendre à combattre à leur manière et les y entraîner. Ils ramenèrent environ deux mille jeunes coptes du Sa‘îd au Caire, qui se joignirent à cette armée »33. Commentant les événements de l’année en général, Gabartî rajoute « que lorsque Ya‘qûb prit le parti des Français et qu’ils le nommèrent général de brigade, il rassembla les jeunes coptes, leur fit raser la barbe (bien qu’il garda la sienne), et les fit vêtir d’un costume semblable à celui des Français ; il s’en distinguait par une coiffure ressemblant à un chapeau, que surmontait une peau de mouton noire du plus horrible effet, qui en rajoutait à la laideur de leur visage, à la noirceur de leurs corps et leur saleté. Les ramenant des confins du Sa‘îd, il fit d’eux ses soldats et son soutien. Il détruisit les environs de Hârat al-nassâra où il habitait, derrière la mosquée al-Ahmar, et là, il fit construire un fort dont la muraille était gigantesque, munie de tourelles et d’une grande porte qu’entouraient d’énormes fûts. Il construisit également des tours aux abords de la hâra du côté du bassin d’Azbakiyya. Autour de la muraille et dans chaque tourelle, il fit aménager des ouvertures pour les canons et les fusils, à l’instar du mur du Caire, fortifié par les Français. Tout autour de la porte, à l’intérieur et à l’extérieur, étaient placées comme chez les Français, des sentinelles armées de fusils, de jour comme de nuit »34.
36Toutes ces citations de Gabartî ne peuvent que persuader le lecteur de l’idée suivante : Ya‘qûb n’aura été qu’un de ces égarés qui apparaissent dans les périodes de domination étrangère et qui sont alors une arme dirigée contre leur propre nation. Mais ni chez Gabartî, ni dans d’autres sources, le lecteur ne retrouvera mention du fait qu’avec la fin de l’expédition, Ya‘qûb choisit de suivre l’armée en France pour mettre en œuvre un projet de la plus grande importance : obtenir une reconnaissance internationale de l’indépendance de l’Égypte.
37J’ai retrouvé les documents relatifs à ce projet dans les registres des ministères des Affaires étrangères français et britannique, alors que je désespérais d’identifier les traces de quelque réflexion – égyptienne ou non – sur la nécessité de résoudre la question égyptienne par l'indépendance35. J’ai fait allusion à ces documents dans d’autres travaux relatifs à cette même période36. Monsieur Georges Douin a, par ailleurs, publié la traduction d’un des documents et un second dans sa langue originale, dans la somme historique que publie la Société royale de géographie sous les auspices de sa majesté le roi. M. Douin a introduit les deux documents par une analyse37. Ayant mis la main sur ces documents, je commençais à me faire une autre idée sur la formation de Ya‘qûb et sur ses liens avec les Français.
38Les services rendus par Ya‘qûb aux Français sont de deux genres. Les premiers ne sont en rien différents de ceux que leur rendaient les notables coptes, Girgis Gawhârî, Malatî, Abû-Taqiyya et d’autres. Services rendus sur la base de l’intérêt personnel et par lesquels ils espéraient échapper à un statut humiliant, auquel ni leurs fortunes, aussi importantes soient-elles, ni les services rendus aux gouvernants aussi estimables soient-ils, ne pouvaient en fait remédier. Le deuxième genre de service consistait à préparer l’avenir politique du pays en appuyant provisoirement le pouvoir occidental.
39Pour qui regarde de près les conditions des peuples orientaux soumis au pouvoir du sultan au cours du xixe siècle, il apparaît clairement qu’au départ, les communautés non musulmanes ont eu à l’égard de l’intrusion occidentale, la même attitude que Ya‘qûb à la fin du xviiie siècle. Le soutien de Ya‘qûb à cette intrusion est avant tout une volonté de soustraire son pays à un pouvoir qui n’était ni ottoman ni mamelouk, mais plutôt le mélange des effets pervers de l’anarchie, de la violence et de l’arbitraire et qui n’apportait rien de bon, ni aux gouvernés ni aux gouvernants, si l’on considère ces derniers comme l’expression d’un État établi et d’un pouvoir non interrompu. Ya‘qûb estimait ainsi qu'il ne pouvait y avoir pire pouvoir que celui auquel l’Égypte était soumise avant l’arrivée de Bonaparte.
40Si Ya‘qûb soutenait l’occupation française c’est aussi, et en second lieu, parce que c’était son contact avec l’Occident dont il avait beaucoup appris. Non moins importante enfin est, de son point de vue, la possibilité qui lui a été accordée de constituer une force militaire égyptienne (alors copte), entraînée selon les systèmes militaires occidentaux. Nous reconnaissons que cette force était l’un des moyens de consolidation de l’occupation. S’il en avait été autrement, les autorités françaises n’en auraient pas permis la constitution, l’armement et l’entraînement. Il nous faut cependant rappeler que tous les indices laissaient croire à une fin imminente de cette occupation. Kléber – celui-là même qui avait autorisé la constitution de la légion égyptienne – n’était pas favorable à l’idée de rester en Égypte. C’est d’ailleurs pour cela qu’il tente de s’en retirer en établissant la convention d’al-‘Arîsh en janvier 1800 qu'il est d’ailleurs excusable d’avoir violée38. On montrera plus loin que certains amis français de Ya‘qûb se sont plus préoccupés de l’avenir de la légion copte qu’ils ne se sont intéressés à son présent et qu’ils projetaient de la voir se renforcer, pour devenir le facteur décisif dans l’avenir de l’Égypte après le départ des Français.
41L’existence de la légion copte était donc la première condition nécessaire pour qu’un homme issu de la nation égyptienne et bientôt suivi par d’autres, paysans et artisans, puisse intervenir sur le destin de cette nation. C’est que, aussitôt les Français partis, celle-ci retomberait dans les mains des Ottomans et des Mamelouks qui se la disputeraient et y répandraient leur corruption. Or Ya‘qûb, ne faisait pas partie des hommes d’épée qu’étaient les Ottomans et les Mamelouks. Et sans cette puissance militaire, les Égyptiens en seraient restés à ce qu’il en avait été par le passé : patience à contrecœur, recours à la médiation des ulémas ou soulèvements populaires – lesquels, du reste, n’entraînaient aucun changement sur le fond des choses – dont les Égyptiens étaient les seuls à faire les frais. Là réside la différence fondamentale entre un Ya‘qûb et un ‘Umar Makram. Le premier s’appuie sur une force organisée, le second s’en remet au soulèvement populaire. Soulèvement qu’il est aisé de provoquer, mais qu’il est plus difficile de maîtriser, qui peut rapidement parvenir à des résultats décisifs, mais qui ne constitue pas le fondement d’une action politique durable et fructueuse. Vite remontée dans les moments de trouble du pouvoir, la populace est aussi vite frappée de découragement, notamment si elle se heurte à des soldats armés, et même s’il ne s’agit que de soldats dans le genre de ceux qui sévissaient en Égypte au début du xixe’siècle : turcs, albanais et autres.
42On sait ce qu’il en a été de ‘Umar Makram quand il s’est retrouvé face à Muhammad ‘Alî et non plus face à Khurshîd. Entre Ya‘qûb et ‘Umar Makram, la différence des moyens n’est que l’expression de différences plus fondamentales. En quoi le « syndic des descendants du Prophète » (naqîb al-ashrâf) aurait-il besoin d’une armée s’il ne peut se représenter qu’une Égypte soumise aux Mamelouks, sous la souveraineté du sultan ? Il ne cherche rien de plus qu'à imposer ses volontés aux gouverneurs, prenant la défense des sujets à chaque fois que la corruption se fait sentir. Aussi, ces deux leviers que sont le soulèvement des habitants du Caire et le consensus des ulémas lui suffisent-ils largement. Il en était autrement de Ya‘qûb qui ne voulait pas du retour des Mamelouks et des Ottomans, et œuvrait pour qu’un groupe d’Égyptiens prenne part au destin du pays au lieu de s’en tenir, comme par le passé, au rôle du spectateur ou de se livrer au pillage des vaincus. Abordant les heurts entre les Albanais et les Turcs du gouverneur ottoman Khusruw, ces heurts qui aboutissent en fin de compte à la nomination de Muhammad ‘Alî, Gabartî rapporte dans les événements de muharram 1218 que les Albanais disaient aux Égyptiens : « Nous sommes entre nous. Vous êtes les sujets. »39 Sujets qui doivent se soumettre au vainqueur du moment. C’est tout ce à quoi vous avez droit.
43Ya‘qûb en a voulu autrement. Il misait sur une force militaire égyptienne entraînée à l’occidentale et était ainsi le premier à tirer les leçons de la victoire des Français sur les Mamelouks. Ou encore, à se rendre compte de ce que Muhammad ‘Alî saisirait un peu plus tard : le secret de la victoire des Européens tenait à la qualité de leur organisation, notamment militaire. Il ravit l’éclair aux dieux du ciel et eut le destin que l’on sait.
44Comment le contact avec les Français avait-il pu exercer autant d’impact sur l’esprit d’un seul homme au sein d’une nation entière, à la fin du xixe siècle ? Le fait est qu’il était déjà prédisposé à tirer les leçons de l’expédition. Le peu que l’on sait à son propos avant 1798 prouve que Ya‘qûb tranchait avec le profil de l’élite dont il faisait partie. Ses contemporains s’en étaient d’ailleurs rendus compte et avaient consigné cette dissemblance qui le séparait d’eux. Ya‘qûb bey Rafîla (1847(?)-1905) 40, auteur de L’histoire de la nation copte, a rassemblé les propos tenus sur Ya‘qûb et rapporte ceci : « Il semble que contrairement au reste des notables coptes, il n’ait pas travaillé comme écrivain dans les divans, mais possédait des biens et tenait un commerce. »41 Par ailleurs, et à l’égard des Français, « il avait une attitude qui n’était pas celle qu’avaient adoptée les fils de sa race et qui consistait à faire preuve de calme, de sérénité, de patience et d’endurance, et à racheter leur vie et leur honneur en étant prodigue en argent et en dons. Et ce, outre qu’il avait adopté un vêtement différent et des manières différentes et pris femme d’une autre race et de manière illégale »42. Les hommes de religion, patriarches en tête, étaient mécontents de sa conduite. Rafîla relève auprès de personnes âgées parmi les coptes, « qu’à plus d’une reprise, le patriarche lui avait conseillé de changer d’attitude et de vivre comme les siens, mais il rejetait le conseil ; il le conseilla à nouveau mais Ya‘qûb répondit vertement et le patriarche se mit en colère contre lui. On raconte aussi que Ya‘qûb était allé jusqu’à pénétrer dans l’église à cheval en brandissant son arme et avait demandé à recevoir la communion dans cette posture, prétextant, pour toute excuse, qu’un chevalier tel que lui se devait d’être toujours prêt »43.
45Ya‘qûb refusait donc de s’en tenir au calme, à la patience, à l’endurance et ne voulut pas racheter sa vie en échange de dons, préférant devenir un homme de guerre. L’histoire montre que, dans sa jeunesse, il était attiré par les combats et l’équitation à la manière des Mamelouks. Au moment où il tenait l’affermage de Sulaymân bey, agha du Sa‘îd dans le Sa‘îd, il avait participé aux combats des Mamelouks contre les soldats du capitan pacha Husayn, débarqué en Égypte en 1786 pour consolider le pouvoir ottoman. Il s’intéressait à l’étude de ces guerres et était passé maître dans l'art mamelouk de l'équitation et du maniement de l'épée44.
46Puis vinrent les Français. Ya‘qûb est désigné pour accompagner Desaix dans sa conquête du Sa‘îd. Là aussi, il refuse de se cantonner à ses fonctions qui consistaient à pourvoir les troupes en argent et en nourriture et à transmettre les messages. Ya‘qûb suivait le cours des batailles et s’y mêla une fois sous les yeux de Desaix, dirigeant des cavaliers français contre un groupe de Mamelouks. Se livrant à cette bataille courageusement, il reçut de son commandant une épée45. Or les mu‘allimîn coptes, eux, ne portaient pas d’épées mais offraient des fourrures ou de l’argent.
47Ya‘qûb s’était fortement attaché à Desaix, le sultan juste, ainsi que le désignaient les gens du Sa‘îd46. Attachement qui n’était pas sans effet sur la formation d’un nouveau Ya‘qûb. Belliard – un des officiers de Desaix dans l’expédition du Sa‘îd – décrit ainsi une des pauses que le commandant accordait à ses hommes : « Nous demeurions à Siout et nous réunissions tous les soirs dans la maison de Desaix. Nos discussions portaient sur divers sujets et chacun de nous donnait un ou plusieurs avis sur la paix, la guerre, les gouvernements ou l’histoire. »47
48Ya‘qûb a certainement écouté les discussions qui se déroulaient et en a compris ce qu’il a pu. Ce qu’il a pu entendre ou comprendre a sans doute suscité en lui diverses réflexions et a dévoilé à ses yeux un monde de significations étranger à celui qu’il connaissait. Il était dans l’incapacité d’exprimer ce qui occupait son esprit quand Dieu mit sur son chemin un des hommes les plus étranges de son temps et qui s’exprimera pour lui : le chevalier Théodore Lascaris de Vintemille.
Le chevalier Lascaris
49Ce Lascaris est cité à plusieurs reprises par les voyageurs. Il est également évoqué par Lamartine48. Durant son séjour au Liban, son nom est associé à une dame de la noblesse anglaise, non moins étrange que son compagnon. Il s’agit de lady Hester Lucy Stanhope, petite-fille du célèbre ministre Chatham et qui avait résidé dans la maison de son oncle maternel, le ministre William Pitt. Abandonnant la Grande-Bretagne, elle avait, pour des raisons que l’histoire ignore, décidé de vivre au Liban. Etait-ce la quête de liberté par une âme noble, ou l’effet d’une anomalie qui, chez son grand-père et son oncle, s’était traduite par la grandeur ? Quoi qu’il en soit, l’histoire l’a jusqu’ici laissée aux romanciers49.
50Lascaris a failli subir le même sort. Maurice Barrès avait souhaité que la biographie du chevalier soit écrite par Pierre Benoit50. Lascaris est heureusement sauvé pour l’histoire, par un digne enquêteur, M. Auriant, qui a rédigé un chapitre passionnant, dans lequel il a poursuivi, à l’est comme à l’ouest, sur terre et sur mer, les traces de la vie tumultueuse de Lascaris51. Ce n’était point chose facile.
51Théodore Lascaris appartenait à une famille de la noblesse italienne, anciennement liée aux Césars de Byzance. Son frère et lui faisaient partie de l’Ordre des chevaliers de Malte, qui gouvernait l’archipel, jusqu’à ce que Napoléon s’en empare en 1798, sur la route qui le menait en Égypte. Dans sa jeunesse, Lascaris avait appris la musique, les arts de l’architecture, lu tout ce qu’il avait pu, nourrissant par ses lectures une imagination fertile. Cœur noble tendant vers l’élévation, il cherchait à immortaliser un nom digne du descendant des Césars. Il n’eut pour tout destin cependant que l’indolence, la pauvreté et l’errance d’un endroit à un autre. Son parcours s’achève en Égypte où il gagne sa vie en enseignant le français à Ismâ‘îl, fils de Muhammad ‘Alî et conquérant du Soudan. Il meurt en 1817 dans des conditions troubles52, tel qu’il avait commencé, en « faiseur de projets », ainsi qu’il se décrivait lui-même.
52Par la suite seulement, nombre de ses projets furent réalisés. Du vivant de leur concepteur pourtant, ils étaient prématurés ; l’anomalie de Lascaris – qui chez son frère était devenue folie – et la multiplicité de ses projets n’incitaient pas à la confiance. C'est une consolation de savoir qu’il avait trouvé quelque bonheur dans le repli sur soi et dans ses projets. Il aurait dit : « Chacun dans ce bas monde suit sans s’en douter le chemin bon ou mauvais que le destin lui prescrit ; les uns font des conquêtes, les autres font des souliers ; les uns font des constitutions, les autres font des enfants, des arrêtés, des tableaux. Moi, Citoyen, je fais des projets. »53
53Voilà ce qu’il en est de l’homme. Malte et les chevaliers de Malte l’étouffent. Il accompagne Bonaparte en Égypte, occupe des fonctions dans l’administration, apprend l’arabe, épouse une esclave caucasienne et laisse courir une imagination débridée, dans cette vaste vallée historique qui s’y prête.
54En Égypte, Lascaris réfléchit à l’Égypte et écrit sur la manière de la gouverner. Il étudie notamment l’idée d’un barrage à la pointe sud du Delta. Là serait la capitale du pays, « Menoupolis », appelée ainsi en l’honneur du général ; elle serait entourée par les eaux des trois côtés et attirerait vers elle tous les produits de la vallée, depuis les sources du Nil54. Cette attraction pour les sources du Nil dans les projets chers à Lascaris aurait-elle eu une résonance particulière auprès d’Ismâ‘îl, élève de Lascaris et conquérant du Soudan ? Il est prouvé que le maître a plus exposé ses idées à l’élève qu’il ne lui a appris la conjugaison.
55Lascaris considérait que l’Égypte devait accéder à l’indépendance. Une indépendance dont elle était digne de par sa situation géographique, son histoire et ses ressources. Il considérait que si la France devait se retirer d’Égypte, il fallait qu’elle travaille pour son indépendance, en renforçant la légion copte dirigée par Ya‘qûb et en en faisant l’arbitre entre Ottomans et Mamelouks. Au cas où ils seraient forcés de quitter l’Égypte – avait-il suggéré –, les Français devraient laisser derrière eux des munitions et une troupe présentée comme rebelle, refusant de se retirer. Elle s’orienterait vers les régions nubiennes dont elle ferait la conquête et descendrait en Égypte en cas de besoin55.
56À ce projet, Lascaris avait réussi à attirer deux autres Français dont les noms sont consignés par l’histoire : l’orientaliste Marcel et l’officier Dupas, commandant de la Citadelle. Il prit contact avec Ya‘qûb et fit de sa légion copte la base de l’indépendance56. Il tenta en vain de convaincre Menou de ses projets, mais ce dernier n’avait pas confiance en Lascaris ; pas plus qu’il ne faisait confiance aux coptes en général et à Ya‘qûb en particulier. À plusieurs reprises, il se permit de railler Lascaris et lui écrivit : « Je ne sais, Citoyen, si vous savez l’histoire de Crébillon fils. Il voulait se faire chef de secte ; il en parla à son père, qui lui dit en prenant un crucifix : « Vois, mon fils, comme ils l’ont accommodé, celui-là. »57
57Menou continuait toutefois à tirer profit des contacts de Lascaris avec les Égyptiens, de l’habileté financière de Ya‘qûb et de sa légion copte58.
58Vient l’heure du départ. La garde française en faction au Caire, commandée par Belliard, remet la ville aux Ottomans et aux Anglais. L’une de ses conditions est que tout Égyptien désireux de partir avec l’armée française le puisse, sans que les siens ou leurs biens ne subissent de préjudice. Il était convenu également que tous ceux qui avaient servi les autorités françaises et souhaitaient rester dans le pays ne seraient pas inquiétés59. Ibrâhîm bey envoya un serment de sûreté (amân) aux coptes auxquels s’appliquaient la deuxième condition. Ils répondirent à son appel, saluèrent, puis rentrèrent chez eux60. Quant à Ya‘qûb, il insista pour partir avec les Français. Il semble qu’il ait voulu ramener avec lui un nombre important des jeunes coptes qui étaient sous son commandement. Gabartî raconte à ce propos dans les événements de safar 1216 que « Ya‘qûb sortit avec ses biens et traversa le Nil du côté de Roda. Il avait aussi rassemblé les soldats coptes mais nombre d’entre eux se sauvèrent. Leurs femmes et leur familles se rendirent alors en groupe auprès de qâ’imaqâm (c’est-à-dire Bélliard) pleurant et hurlant, le suppliant de les laisser auprès de leurs familles et de leurs enfants ; ils étaient, disaient-ils, pauvres et artisans, entre menuisier, maçon et bijoutier. Il leur promis de faire dire à Ya‘qûb que nul ne serait obligé de partir avec lui contre sa propre volonté. »61 Ne sortirent avec Ya‘qûb que les siens : sa femme Maryam Ni‘matallah, sa fille Maryam, son frère Hinayn et ses deux neveux Sîdârûs62. Parmi les partants, on relève également quelques coptes, des traducteurs et certains musulmans qui craignaient pour leur vie comme ‘Abd al-cÂl agha qui répudia sa femme, vendit ses biens et tout ce qu’il ne pouvait emporter. S’en allèrent aussi des chrétiens syriens et grecs comme Barthélémy Grain de grenade et d’autres63.
59Ya‘qûb n’est pas resté en Égypte pour travailler à faire son destin comme il le croyait. On peut se l’expliquer par plusieurs raisons, à commencer par l’état d’éparpillement de la légion copte que les maçons et les menuisiers avaient abandonnée pour rentrer chez eux. D’autre part, le commandement français n’avait rien prévu en ce qui concerne l’avenir de cette légion, pas plus qu’il n’avait songé à celui de l’influence française en Égypte. Tout ce qui lui importait alors était l’évacuation et son organisation. Cette négligence s’explique peut-être par la division des troupes françaises en deux parties : l’une avait pour charge la défense du Caire sous le commandement de Belliard, l’autre assurait la défense d’Alexandrie et était placée sous le commandement général de Menou. Les contacts entre les deux parties devenaient difficiles. Belliard remit Le Caire après un accord avec l’ennemi, suivi par Menou64. Une troisième raison, enfin, est que Ya‘qûb partait avec un grand projet en vue : celui d’intercéder auprès des puissances européennes pour réaliser l’indépendance de l’Égypte. Je ne pense pas que Ya‘qûb ait cherché à partir pour sauver sa tête, car un homme de sa trempe avait tous les moyens de régler ses comptes avec les vainqueurs ottomans. Le capitan pacha Husayn avait tenté de le dissuader de ce départ et lui avait fait des promesses65. Ya‘qûb refusa toutefois et préféra partir vers un nouveau champ de bataille.
Le projet d’indépendance de l’Égypte
60Ya‘qûb embarqua sur le vaisseau britannique La Pallas, placé sous le commandement du capitaine Edmonds. À bord se trouvait aussi Lascaris. Edmonds avait su apprécier à sa juste valeur Ya‘qûb, grand notable parmi les siens, et auquel les Français avaient donné le titre de général pour obtenir son soutien. Il lui fit donc bon accueil, ce qui amena Ya‘qûb à évoquer les affaires de l’Égypte. Le gouvernement des Ottomans, avait-il dit, est le pire des gouvernements. Si lui, Ya‘qûb, a soutenu l’occupation française, ce n’était que pour alléger le joug que subissaient ses concitoyens. Il avait cru ce que les Français disaient d’eux-mêmes – la plus forte des nations européennes – et ne réalisait pas alors l’étendue de la force maritime britannique. Il a rajouté également qu’il espérait l’intercession d’Edmonds auprès des puissances européennes pour obtenir l’indépendance de son pays. Son émigration en Europe pourrait aider en ce sens, mais il se rendait parfaitement compte que parvenir à un tel objectif ne serait possible qu’avec l’accord du gouvernement britannique.
61Voilà l’essentiel de ce que livrait Ya‘qûb à Edmonds. Lascaris, qui assurait la traduction entre les deux hommes, a rajouté pour sa part que Ya‘qûb était à la tête d’une délégation choisie par les notables égyptiens pour négocier avec les gouvernements l’indépendance de l’Égypte.
62À la suite de cet entretien, Ya‘qûb tomba malade et mourut le 16 août 1801, alors que le vaisseau approchait de la rive sud-ouest de l’Anatolie. Par égard pour la stature de l’homme et selon le vœu des siens, Edmonds ne jeta pas sa dépouille à la mer, mais elle fut conservée dans un tonneau de rhum, jusqu’à Marseille où Ya‘qûb fut inhumé au cimetière. Il repose aujourd’hui dans une tombe identifiée66.
63L’histoire ne s’arrête pas avec la mort de Ya‘qûb. Lascaris avait décidé que la délégation tenait toujours malgré le décès de son chef. Il prépara une note détaillée comprenant les points discutés entre Ya‘qûb et Edmonds et la remit à ce dernier à Marseille, pour qu’il en fasse état auprès de son gouvernement. Edmonds promit de s’acquitter de la tâche et de garder le secret.
64Mais que pensait Edmonds de tout cela ? Il a d’abord souligné qu’il ne pouvait préciser les limites de la légation évoquée par Lascaris. Pas plus qu’il ne savait si ce dernier était membre de ladite délégation ou traducteur-secrétaire. De toute façon, il ne pouvait décrire Lascaris autrement qu’en homme « spéculatif ». Edmonds a toutefois respecté sa promesse et transmis la note de Lascaris à son gouvernement.
65Après les salutations au destinataire, premier lord de l’Amirauté britannique, Lascaris lui rappelle à quel point le soin qu’il accordera à sa note peut être utile aux intérêts de l’Angleterre. Ce qu’il ferait pour l’indépendance de l’Égypte est assurément la plus belle action qu’on attendrait d’un lord britannique. Lascaris décrit ensuite la grandeur de ce projet qu’est la réalisation de l’indépendance de l’Égypte Seule cette indépendance est ce qui peut dissiper les ténèbres de l’ignorance qui couvrent cette célèbre vallée, berceau de la civilisation ; c’est là que les Grecs acquirent leur savoir, qu'ils le transmirent ensuite à une Europe redevable en cela de ses sciences, de ses arts et de l'esprit éclairé de ses hommes. N’y avait-il pas là un motif suffisant pour que les Occidentaux reconnaissent leur dette et donnent à l’Égypte l’indépendance qui ferait d’elle, à nouveau, ce qu’elle avait été par le passé ?
66Lascaris a, par ailleurs, démontré qu’une Égypte indépendante ne pouvait nuire aux intérêts d’aucune partie. L'indépendance de l'Égypte n'était-elle pas la meilleure solution à la question égyptienne – maintenant que ce pays était devenu l’objet de convoitise de toutes les Puissances ? Cette question a été suscitée par l’expédition d’Égypte et la déliquescence de l’Empire ottoman rend nécessaire la réponse. Lascaris évoque aussi Murâd bey qui, avant sa mort, avait pris conscience des transformations survenues dans l’histoire de son pays et avait dit : « Les impies d’Occident ont trouvé le chemin de l’Égypte et multiplieront les tentatives pour s’en emparer. »
67La note évoquait également tous les bénéfices que la réalisation de ce projet amènerait à la Grande-Bretagne. Après avoir connu les soldats britanniques et expérimenté le pouvoir français, les Égyptiens portaient une grande amitié à la nation britannique et la maîtresse des mers se devait d’étendre son influence en Égypte et d’être la première à tirer profit de sa situation géographique.
68Lascaris ne manqua pas d’évoquer deux questions fondamentales, sur lesquelles pourtant son argumentation était faible : la première est relative à la nature du pouvoir égyptien indépendant et la seconde aux moyens de défense dont se doterait ce pouvoir. Quant au gouvernement, Lascaris se borna, après quelques formules, à le qualifier de national, juste et ferme, gagnant ainsi le respect, l’obéissance et l’amour de la nation, tout comme les gens du Sa‘îd avaient aimé dans un passé proche le pouvoir de Humâm, juste et ferme67. Pour ce qui est des moyens de défense, Lascaris estime que le gouvernement national ne pourrait avant longtemps faire face à une agression européenne ; mais qu’avec son armée nationale, le soutien d’une armée européenne et des versements aux hommes de la Sublime Porte, elle pourrait faire face aux Turcs et écraser les Mamelouks.
69La note souligne enfin que l’idée indépendantiste a des partisans en Égypte, mais qu’ils craignent comme la mort de la diffuser. Aussi est-il nécessaire de protéger ces hommes contre la persécution des Ottomans si les puissances refusent la mise en place d’un État égyptien indépendant.
70Quant au plan d’action immédiat de la « délégation égyptienne », il consiste à œuvrer auprès du gouvernement français pour lui demander d’admettre le principe de l’indépendance de l’Égypte dans ses négociations avec la Grande-Bretagne. Lascaris espère aussi que l’origine française de ce projet n’amènera pas le gouvernement britannique à le rejeter, de crainte qu’il ne s’agisse d’une manœuvre française. Il demande enfin que les contacts britanniques avec la délégation égyptienne soient codés et qu’ils se fassent par l’intermédiaire du comte Antoine Cassis, résidant à Trieste68.
71Par la suite, Lascaris présente effectivement au premier consul Bonaparte, une lettre signée de Nimr effendi au nom de la délégation. Il va sans dire que cette note ne comporte aucune allusion négative au pouvoir français pas plus qu’elle n’évoque une préférence égyptienne pour les Britanniques. La note partage toutefois la même visée indépendantiste revendiquée au nom de l’histoire, l’humanité et la gloire de Bonaparte. Cette note est accompagnée d’une seconde, adressée à Talleyrand, ministre français des Affaires étrangères, où est exposé succinctement l’ultime objectif, les détails pouvant être évoqués ultérieurement quand le ministre accueillera la délégation à Paris. C’est que les Arabes savent mieux parler qu’écrire ; il est également demandé au ministre d’accepter de les recevoir avec leurs costumes orientaux, car les musulmans ont de la peine à s’en défaire. De même, un tel costume ne peut que susciter chez Bonaparte le souvenir de ses conquêtes et, enfin, faire connaître l’Orient et ses gens aux Français qui n’ont pas connu l’Égypte.
La question égyptienne et les traités de 1801-1802
72Ni le premier lord de l’Amirauté, ni le premier consul, pas plus que le ministre des Affaires étrangères ne prêtèrent intérêt à ces notes, qui furent consignées dans les archives gouvernementales. Dans les préliminaires de paix entre la France et la Grande-Bretagne, il fut convenu du retour de l’Égypte dans le giron de l’Empire ottoman. Cet accord fut intégré à la Paix d’Amiens. Avant comme après Amiens, dans les politiques des deux gouvernements, l’intérêt pour la condition de l’Égypte et le type de pouvoir qui y était établi n’allait pas plus loin que celui suscité par les rapports entre État ottoman et Mamelouks, non pas pour eux-mêmes, d’ailleurs, que dans la mesure où ils pouvaient favoriser – ou empêcher – la chute de l’Égypte entre les mains de la France ou de la Grande-Bretagne. Peu importait le bonheur ou le bien-être du peuple égyptien69.
73Ces notes n'eurent donc aucun impact. On ne trouve nulle trace dans les documents d’archives de mandat donné à une délégation égyptienne. À supposer qu’il existât, il est prouvé qu’aucun des ulémas ne l’a avalisé, sinon on en aurait trouvé mention chez Gabartî. Pas plus qu’on ne trouve de mandat donné à Ya‘qûb par les notables coptes. Ce qu’on sait de leurs biographies ne nous amène pas à croire que l’idée indépendantiste était inscrite dans leurs préoccupations. La seule procuration avérée est celle qu’avait obtenue Ya‘qûb, pour réclamer auprès du gouvernement français une somme que lui-même, Girgis Gawhârî et d’autres avaient prêtée au général Menou70.
74On peut donc en conclure que le mot « délégation égyptienne » et les arguments historiques et philosophiques étaient du cru de Lascaris. Seule l’idée indépendantiste peut être attribuée à Ya‘qûb.
75Ces notes évoquent pourtant des choses admises et adoptées par les Égyptiens en des temps bien plus proches de nous que des événements de 1801, à savoir la voie de la négociation en vue de l’indépendance, l’appui que peut lui fournir la reconnaissance internationale, sa justification par la grandeur de l’Égypte, l’idée même qu’un passé glorieux justifie de l’espoir en un avenir radieux, qu’avec ses ressources financières et ses hommes, l’Égypte a largement de quoi assurer son indépendance, que sa situation géographique en fait un objet de compétition, et qu’enfin l’État qui a le pouvoir sur l’Égypte est suffisamment fort pour contrôler les intérêts vitaux d’autres pays ; qu’aussi, son indépendance est-elle en faveur de tous.
Le destin des émigrés égyptiens
76Le projet de 1801 n’a eu droit qu’à la négligence. Il en a été de même pour ceux qui l’ont porté. On a su ce qu’il advint de Ya‘qûb. Certains de ses compagnons regagnèrent l’Égypte, d’autres restèrent en Europe et d’autres encore firent l’objet de procès et la plupart ont vécu dans la misère et le dénuement. Le gouvernement français leur accorda pendant un long moment des pensions et ils finirent par s’incorporer aux Français. On ne repère aucun d’eux hormis Elious Boktor, auteur du dictionnaire franco-arabe71.
77Lascaris, lui, a pendant des années parcouru les pays d’Orient, d’un projet à l’autre. Tantôt il s’agissait de réformer l’agriculture dans le Caucase et au Liban, d’organiser l’avenir politique du Djebel, tantôt de régler la question wahhabite. Partout où il débarquait, Lascaris était accueilli par les doutes et suspicions des officiels et n’a eu pour tout sort que la tristesse et le dénuement. Il arriva enfin en Égypte pour y gagner sa vie en enseignant le français à Ismâ‘îl fils de Muhammad ‘Alî, jusqu’à sa mort en 1817. Faiseur de projets, c’est ainsi qu’il avait commencé et c’est ainsi qu’il mourut.
78Qu’on nous permette pourtant de saluer la mémoire de celui qui avait su parler de l’indépendance de l’Égypte, fondée sur l’unique justification réelle de l’indépendance : la dignité humaine. Il exprimait ainsi par le langage du siècle ce qui se tramait dans l’esprit de l’Égyptien Ya‘qûb.
79Ainsi en était-il des débuts de l’idée indépendantiste. Quant à son histoire, c’est l’histoire même de l’Égypte, de Muhammad ‘Alî à nos jours.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Shafîq Ghurbâl, « Le général Ya‘qûb, le chevalier Lascaris et le projet d’indépendance de l’Égypte en 1801 », Égypte/Monde arabe, 1 | 1999, 179-203.
Référence électronique
Shafîq Ghurbâl, « Le général Ya‘qûb, le chevalier Lascaris et le projet d’indépendance de l’Égypte en 1801 », Égypte/Monde arabe [En ligne], 1 | 1999, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ema/766 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ema.766
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